C'est à l'intérieur d'un livre que je pourrais qualifier en allant vite de libertin, sorte de Tapis magique (pour ceux qui se souviennent des Hommes de bonne volonté, fresque interminable de Jules Romains), mais vu du côté féminin.
Un livre qui se place aimablement sous les auspices de Guy Béart :

Qu'on est bien
Dans les bras
D'un' person'
Du sexe opposé
Qu'on est bien
Dans ces bras-là…


Mais pas seulement libertin, justement : avec une réelle maîtrise de l'art d'écrire, on trouve bien autre chose que l'intrusion de la petite culotte sale dans la littérature (qui donc a jugé aussi excellemment, et avec le mépris qui convenait, les pensums d'Annie Ernaux ?) : la douleur, la détresse, l'incommunicabilité. Un parcours, une écriture, qui me font beaucoup penser à ceux de Colette Fellous.
Donc, dans le cours du livre, l'auteur fait allusion à un incident dont est victime son professeur de mari. J'ai immédiatement songé à tous les témoignages de chahut anomique rapportés par des enseignants éprouvés dans les fondements mêmes de leur être et de leur dignité, témoignages qu'on ne peut lire que le cœur serré ; à cet article publié dans un quotidien du soir, où l'auteur tentait de montrer, et c'était une démonstration d'une rare intelligence, comment on passait des "barbarismes à la barbarie", comment le comportement de voyous de nombre d'élèves pouvait s'expliquer par leur très faible maîtrise de la langue. J'ai aussi pensé, bien entendu, à tous ceux qui, devant la situation de chaos dans laquelle baignent de trop nombreux établissements scolaires, voudraient contre le cours de l'Histoire revenir à une sélection dès l'entrée en sixième…
Bref, lisons le récit, tellement épuré, quasi-clinique, rapporté par Camille Laurens...

 

"This is the way the world ends". (T. S. Eliot)

 

Le mari

 

Un jour il rentre du collège de ZEP où il enseigne l'anglais depuis leur retour en France; c'est en mars, elle est en congé de maternité, elle ne travaille pas et vit dans l'angoisse de la naissance à venir - une fille, elle le sait, une deuxième fille. Il accroche son imperméable au portemanteau, "mais qu'est-ce que tu as dans le dos, mais qu'est-ce que c'est ? Viens voir..." Il s'approche. Sa veste de laine claire est constellée de taches bleues et noires - de l'encre, c'est de l'encre. Il l'enlève et la regarde longuement, incrédule, puis il s'effondre sur le canapé, la tête dans les mains. Ses élèves ont trouvé ce moyen simple et silencieux de s'amuser : lorsqu'il écrit au tableau ou passe dans les rangs pour les aider individuellement, d'un mouvement sec du poignet ils projettent dans son dos, comme au jeu de fléchettes, un jet de leur stylo plume.

Le lendemain, il fait une mise au point en classe, il parle de l'humiliation, du mépris, de la tolérance et du respect de l'autre, il dit qu'il ne faut pas salir l'autre - jamais, d'aucune manière.

Lorsqu'il rentre, il ne pense même pas à regarder le dos de sa veste. C'est elle qui voit les taches la première. Elle n'ose pas le lui dire, elle a le cœur broyé, il lui semble que c'est une épreuve dont ils ne sortiront vivants ni l'un ni l'autre.

Le mari refuse tout compromis, il entre en guerre sans céder d'un pouce, il y va de sa dignité : non, il ne s'habillera pas autrement, même si son élégance est l'objet de la haine, il ne changera rien - justement, il ne se changera pas, ce serait accepter la négation de lui-même, courber le dos sous l'intolérance qui veut le ravaler à la neutralité, lui faire endosser l'uniforme, le fondre dans la masse, et quelle masse, non il ne substituera pas un T-shirt et un jean à ses costumes-cravates achetés à Londres, il restera lui-même quoi qu'il lui en coûte ("des notes de pressing", dit-elle en s'efforçant de rire), c'est la meilleure leçon qu'il puisse leur donner, la seule chose qu'il ait envie d'enseigner, d'ailleurs : être soi-même parmi les autres.

Tous les jours, pendant des semaines, il a de l'encre sur ses vêtements.

Il ne passe plus au milieu des tables, il écrit peu au tableau, il reste face à eux, il fait front.

À la maison, il ne parle plus, il regarde à peine leur fille aînée encore bébé, oublie la naissance à venir. Il reste prostré des heures, la mâchoire dure, les poings serrés. Il est seul.

Elle lui dit de s'arrêter, de prendre un congé. Elle lui demande d'en informer son chef d'établissement, ses collègues. Elle l'exhorte à écrire au rectorat, à rédiger un rapport.

Il ne fait rien, il répond qu'au collège tout le monde pense comme les élèves, "les collègues en total look Camif ", grince-t-il - qu'il est snob et prétentieux en son dandysme vain. Sur son bureau, Les Hommes creux, de T. S. Eliot, reste ouvert des jours entiers à la même page :


This is the way the world ends
This is the way the world ends
This is the way the world ends
Not with a bang but a whimper.

 

Elle écrit à sa place à l'Inspecteur Général d'Anglais, elle signe une lettre de détresse, elle envoie pour lui un appel au secours, elle dit qu'il est fragile, qu'ils ont perdu un enfant, qu'il ne peut pas rester comme ça.

Le destinataire répond trois semaines plus tard - la lettre vient de Paris.

"Cher collègue,
Votre épouse s'inquiète gentiment de votre situation professionnelle. Je pense que vous devez examiner votre pratique pédagogique avec lucidité et un certain détachement. Il s'agit d'un nouveau poste, certes un peu difficile, auquel vous devez vous adapter. Il est en effet souhaitable que des professeurs agrégés comme vous l'êtes dispensent leur enseignement aux enfants les plus défavorisés - c'est pour l'école une garantie de démocratie, pour les jeunes un gage de réussite et d'égalité, pour vous une expérience très enrichissante. En outre, je ne veux pas croire qu'on puisse longtemps voir tout en noir lorsqu'on vit au pays de Paul Valéry et de Georges Brassens.
Recevez, cher collègue ...
"

Deux jours plus tard, se retournant brusquement, le mari surprend un élève bras levé, stylo pointé dans sa direction. Il va vers lui et lui envoie son poing dans l'estomac; l'autre répond, ils s'empoignent tous deux parmi les tables, au milieu des élèves debout, hurlant, ils se battent à mort.

Le lendemain, le mari met sa plus belle cravate pour aller en cours. Son adversaire est absent. Il n'y a pas d'encre sur sa veste claire, ce jour-là ni les jours suivants. Au loin, là-haut, le soleil brille sur le cimetière marin.


Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés.


Ceux qui s'en furent
Le regard droit, vers l'autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous - s'ils en gardent - non
Pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d'hommes creux
D'hommes empaillés.

 

© Camille Laurens, Dans ces bras-là, P.O.L., 2000, pp. 235-238

 

Le texte qu'on vient de lire, ou plus exactement l'expérience qui vient de nous être mise sous le nez, n'est pas sans rappeler la notation suivante, extraite d'un ouvrage souvent atroce, Collèges de France, de Mara Goyet (Éditions Fayard, 2003, 204 p.) :

Le plafond. L'autorité d'un professeur s'évalue à l'aspect du plafond de sa salle. Le strict et redouté a un plafond immaculé. Le prof chahuté et dépassé a un plafond plein d'encre, de cartouches (les élèves les enduisent de colle puis les lancent le plus verticalement possible), de mouchoirs mouillés collés, de chewing-gums et d'autres choses inimaginables. On dirait des stalactites. Cela confère à la pièce une atmosphère rupestre dont elle avait bien besoin.
On ne pense pas assez à regarder le plafond. Il joue rarement un grand rôle dans la vie du collège. Il ne devient important que lorsqu'une plaque s'en détache, qu'un néon se délite ou que le prof de musique - dont la salle, par chance, se trouve au-dessus de la vôtre - décide d'initier les élèves à la pavane, à l'art du podophone ou se prend pour le Lully des collèges (ce qui a pour avantage de faire tomber les projectiles)

 

 

 


 

 

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