Ou l'art d'enfoncer l'Administration évidemment rétrograde en magnifiant les soixante-huitard(e)s, dans un quotidien objectif, dit "de référence"...

 

Lundi 10 décembre, à 14 heures environ, au moment de commencer la conférence pédagogique qui était prévue pour ce jour-là à l'école Jean-Maillard, j'ai constaté que vous étiez en train de fumer. Vous étiez d'ailleurs la seule à vous comporter de la sorte, et de façon aussi désinvolte. Je vous ai invitée à cesser, et vous avez eu l'insolence de me demander pourquoi.

 

Je tiens donc à vous dire que la première vertu d'un fonctionnaire est l'obéissance, et que si vous ne voulez pas obéir, il vous est toujours possible de reprendre votre liberté, d'autant plus que, ex-remplaçante, vous n'avez aucun engagement vis-à-vis de l'Administration. Fumer dans une assemblée et, comme c'était le cas lundi dernier à Pavilly dans une salle close, peut être gênant pour certains des assistants. C'est ici une simple question de politesse, et il est fort regrettable que ce point de vue vous ait échappé.

 

En mettant les choses au mieux, vous auriez pu attendre que j'autorise, éventuellement, les membres de l'assistance à fumer, si toutefois certains d'entre eux le désiraient, et sous réserve que cela ne gêne personne. Ce qui vous a échappé également, c'est qu'en conférence pédagogique un instituteur est en service, exactement comme il l'est quand il fait la classe. Et, à ce propos, je vous interdis formellement de fumer pendant les heures de classe, ce dont, je le sais, vous avez la fâcheuse habitude. J'ai également remarqué qu'à la fin de la séance vous avez ostensiblement allumé une nouvelle cigarette avant que j'aie donné le signal du départ, ce que je n'ai pas voulu relever sur le moment mais que je considère comme une provocation caractérisée.

 

Vous voudrez tenir compte, pour l'avenir, des observations contenues dans la présente lettre. D'une façon générale, d'ailleurs, je vous invite à modifier sans plus tarder votre comportement, et dans votre classe en particulier.

 

Cette lettre a été adressée le 15 décembre à Mme Brigitte M., institutrice à l'école Jean-Maillard de Pavilly (Seine-Maritime), par l'Inspecteur départemental de l'éducation nationale, responsable de la circonscription de Barentin, M. Simon P. Le 17 décembre à 9 heures, cette lettre est remise à l'intéressée par son directeur. Une demi-heure plus tard, après une entrevue de quelques minutes, l'Inspecteur prie Mme M. de quitter sa classe. À 10 heures, elle est remplacée par une autre institutrice, suppléante comme elle.

 

Trois jours plus tard, elle est convoquée à l'inspection académique où elle se voit reprocher son attitude désinvolte et sa tenue (elle porte un pantalon...), d'être une contestataire, de militer au Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (M.L.A.C.), et d'avoir été absente une demi journée sans en avoir demandé l'autorisation. Son renvoi est confirmé.

L'Inspecteur d'académie de Seine-Maritime, M. Maurice R., nous a indiqué que Mme M. ne donnait pas satisfaction, qu'elle s'était présentée de façon tout à fait inhabituelle lors de sa convocation à l'inspection académique et qu'elle s'était montrée insolente. D'autre part, l'Inspecteur d'académie a fait état d'un accident survenu dans sa classe au cours du premier trimestre scolaire - un élève se serait cassé un bras ou une jambe, - sur lequel il désire faire toute la lumière...

Mme M., qui avait obtenu son certificat d'aptitude pédagogique dans le Maine-et-Loire, aurait dû être normalement titularisée dans ce département au 1er Janvier 1974. Mais ayant préféré suivre son mari, en stage de formation d'éducateur en Seine-Maritime, elle a perdu tous ses droits. Comme suppléante éventuelle, elle peut en effet être licenciée sans préavis ni indemnité, sans lettre de licenciement lui permettant de bénéficier des allocations de chômage. Le foyer de quatre personnes - il y a deux enfants - ne dispose plus que de la bourse d'études de M. M., soit 600 francs par mois. Une cigarette qui coûte cher...

 

© Le Monde, 9 janvier 1974.

 

 

 

À l'évidence, quelques remarques s'imposent, qui dépassent la période ridiculement gauchiste du célèbre journal du soir, lequel veut caricaturer deux fonctionnaires responsables

N'en déplaise aux esprits chagrins, les fonctionnaires ont à obéir. Mais, pour reprendre une belle distinction de J. Bézard (à la suite des res olim dissociabiles de Tacite), même si l'esprit de discipline (qui exige dans l'obéissance une application parfaite) et l'esprit de liberté (qui suppose dans la recherche une continuelle initiative) paraissent incompatibles, il conviendrait pourtant de les concilier.
En tout état de cause, l'esprit de liberté ne saurait aller jusqu'à la grossièreté désinvolte, patente dans le fait décrit ci-dessus.
En particulier, qui aujourd'hui se risquerait à défendre un enseignant fumant délibérément en classe ? S'absentant lorsque l'envie lui en prend ?

Quant à la lettre de l'Inspecteur primaire, elle se suffit à elle-même : point n'était besoin de "monter" jusqu'à l'Inspecteur d'Académie ; une attitude aussi indigne de la modération qu'on est en droit d'attendre d'un enseignant méritait la mise à la porte. Immédiate.

Cette attitude de modération - car l'enseignant est un modèle, qu'on le veuille ou non - doit se poursuivre dans la sphère privée. Un fonctionnaire de l'Éducation nationale n'a pas à se commettre dans je ne sais quel Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception.

En définitive, curieuse famille d'éducateurs, puisque l'époux avait réussi à dégotter un stage tous frais payés !

Alors, disons-le : il en faut davantage pour tirer de nous des larmes. Et affirmons qu'il n'y a pas eu assez de fonctionnaires responsables pour s'opposer aux débordements, comme cet autre Inspecteur qui avait proprement fait glisser vers la sortie, au grand dam des "libertaires", un pédophile avéré !

Enfin, pour la petite histoire, signalons que le même journal devait triomphalement annoncer, peu de temps après, que Madame Brigitte M. avait été réintégrée. Quelle magnifique victoire (syndicale ou autre), ne trouvez-vous pas ?
Mais aussi, quel magnifique pays que le nôtre, revisité après les "événements" de 1968 ! Car le courrier des lecteurs (du moins tel que Le Monde avait bien voulu le présenter) est assez en faveur de "l'institutrice renvoyée". Bel exemple donné aux enfants, dont on mesure aujourd'hui, d'ailleurs, les heureuses retombées !

Cependant, notons qu'au moins un collègue de l'inspecteur primaire brocardé vint à son secours :

"Lorsque les différents corps d'inspection de l'Éducation nationale apparaissent dans vos colonnes, c'est assez souvent sous un jour peu flatteur. L'article 'Les méfaits du tabac' fait de ce point de vue bonne mesure. Odieux personnages, en effet, qui prétendent interdire à une enseignante de fumer en classe, qui osent exiger qu'elle ne s'absente pas de son travail sans fournir une explication, qui poussent enfin le caporalisme et l'esprit inquisitorial jusqu'à s'assurer des conditions dans lesquelles un élève a pu se casser un bras - ou une jambe, ou les deux - alors qu'elle assume la responsabilité de l'État !
Mais il convient de quitter le ton de la plaisanterie amère lorsque vous laissez penser que la radiation de votre correspondante a pu être motivée par son appartenance à un mouvement organisé, quel qu'il soit, lorsqu'une rédaction ambiguë donne à croire que le port du pantalon est une circonstance aggravante, lorsque, enfin, vous évacuez toute motivation d'ordre pédagogique et éducatif en ne mentionnant que le sec 'ne donne pas satisfaction'
".

 


 

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