Bertrand Poirot-Delpech, né en 1929. Ses éditoriaux littéraires ou crypto-littéraires dans Le Monde sont d'une rare saveur

 

 

C'est un logiciel informatique, peu importe sa marque. Il se fait fort d'aider à rédiger en français, de vous éviter des fautes. Pour vérifier la sagacité de ce consultant bénévole, on lui a soumis des textes d'écrivains plutôt consacrés. Les réponses valent leur pesant d'octets !

 

Quand l'appareil lit, de La Bruyère : "... c'est ce qui fait que l'on écrit" (Caractères), il objecte : "L'usage veut ONT au lieu de ON". Même mauvais point pour manque de "t" à "on", si Montesquieu parle de "... premiers coups qu'ON lui a portés " (Portraits politiques). Plus loin, le même Montesquieu se voit reprocher d'avoir "omis un verbe" devant "soldats", dans la phrase : "... rendre ses ennemis artisans et laboureurs, et non pas soldats". Montesquieu mentionne-t-il "la Saint-Barthélémy" ? Le grammairien sans visage ni référence rectifie : "le", et non "la" !

Victor Hugo n'échappe pas aux coups de règle électroniques et rétroactifs sur les doigts. Dans "... Voyant peu d'accueil dans les visages" (Les Travailleurs de la mer), accueil, paraît-il, devrait être au pluriel. Quand Valéry s'exclame, à propos de Dieu, "L'Incomparable !" (Cahiers), le maître de l'ombre s'offusque : "phrase sans verbe". Que Mauriac se demande : "À quoi me résoudre ?" (Un adolescent d'autrefois), tombe la réprimande stupide : "verbe non conjugué !". Devant une autre question toute mauriacienne : "... Resterai-je seul rue de Cheverus ?", le logiciel s'étonne que seul ne soit pas accordé (seule) avec le féminin de rue ! On suppose que les manieurs de souris et les maniaques de "surf" sur sites tiennent des excuses toutes prêtes : les automatismes inhérents à ces machines, ou l'incompétence de tel ou tel concepteur, ne sauraient condamner en bloc un procédé de dictionnaire à domicile dont les usagers se loueraient, en particulier les secrétaires de direction et de rédaction (sic).

Soit. Mais quand les écrivains cités écrivent "le Roi qui voulut...", "... noirceurs qui précédèrent" (Montesquieu), "Gilliat suivit le bord de l'eau", "il dépassa l'Esplanade, il poursuivit son chemin" (Hugo), "j'entendis", "je n'allumai pas la lampe", "ces pensées s'enchaînèrent" (Mauriac), que dire de l'injonction répétée par l'écran d'"éviter le passé simple" ? Au nom de quelle chasse à l'archaïsme, de quelle modernité, de quel faux naturel, au nom de quoi, de qui, ces diktats ineptes, sachant l'autorité que leur confèrent, aux yeux des apprentis rédacteurs, les prouesses amusantes de la technique employée, et son anonymat même ?

... J'imagine déjà les sarcasmes des inconditionnels de ces prouesses, aux enthousiasmes de sectes, toujours prêts à dénoncer les fausses peurs attardées de l'académisme. Et de rappeler les réticences que s'attirèrent (parfaitement : s'attirèrent !), à leur apparition, ces merveilles, ces facteurs de progrès et d'émancipation, qu'ont été, que demeurent, la télévision, la télécopie, le cinéma, la photo, l'imprimerie, l'écriture même !

Aucune personne sensée ne songe à bouder les divers écrans devant lesquels s'accomplissent désormais la plupart des fonctions de l'esprit. Cette évidence ne devrait pourtant pas leur valoir le privilège - et, en réalité, le dédain - qu'il y aurait à les dispenser de la transparence personnelle et de la responsabilité, y compris pénale, exigée des auteurs d'ouvrages sur papier.

Qu'un crétin anonyme, et apparemment peu francophone, prenne sur lui d'interdire le passé simple à des millions d'ignorants, au nom - qui sait ? - d'une mondialisation du prétérit : le tort est mince. Plus grave est le risque que l'impérialisme en germe dans toutes nos prothèses électroniques s'étende à une soi-disant conformité grammaticale, quand c'est d'incorrections géniales qu'une langue a besoin, par elles qu'elle s'enrichit et se perpétue. "La mémoire est entièrement irrationnelle" ; "Ce qui fait l'art, c'est le désordre du langage général", "Le langage est étourdi, oublieux, les significations se dérivent les unes les autres par des associations sans mémoire"... C'est de Paul Valéry, pages 113, 268 et 269 des Cahiers 1894-1914, parus cette semaine chez Gallimard.

... Avec pas mal de passés simples ! Nul n'est parfait.

© Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française, in Le Monde du 5 mai 1999

 

 


 

 

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