[Esprit assez encyclopédiste, polémiste de talent, professeur à l'École polytechnique, producteur d'une émission remarquée, le samedi matin (Répliques), Alain Finkielkraut a beaucoup de choses à nous dire. Encore faut-il l'entendre].

 

Le siècle des enfants, nous y sommes, nous Européens aussi bien qu'Américains, car la digue de l'Europe n'a pas résisté au grand déferlement. Et si l'idéologie française règne encore en France, c'est revue et corrigée par la démocratie.

Pour l'idéologie française, rappelons-le, on est homme par nature et Français par accident. Cela signifie que la marque de l'humanité en chacun, c'est l'autonomie, et non l'appartenance ; c'est l'arrachement à tout ancrage temporel ou géographique et non l'inscription dans une humanité particulière. Notre histoire n'est pas notre code : la terre natale et les traditions, la place sur la mappemonde et dans la durée ne sont que contingences subalternes ou détails négligeables pour la raison des Lumières, dont l'idéologie française est le plus pur produit. Hier, écrit ainsi Condorcet, "chacun s'identifiait tellement à la qualité de noble, de juge, de prêtre, qu'à peine se souvenait-on qu'on est aussi un homme". Avec la Révolution, cet oubli a cessé de sévir. Les individus des "classes usurpatrices" ne peuvent plus appuyer "leur nullité personnelle sur des titres" ou "lier leur existence à celle d'une corporation". Privés des oripeaux de la grandeur, ils font l'expérience de l'homme nu et, continue Condorcet, "ils se croient anéantis parce qu'il ne leur reste plus que leur propre personne". Quant aux esclaves, "dressés pour le service ou le plaisir d'un maître, […] ils se sont réveillés étonnés de n'en plus avoir, de sentir que leurs forces, leur industrie, leurs idées, leur volonté n'appartenaient plus qu'à eux mêmes". Séparés de tout ce qui leur est étranger (le rang, l'extraction, le lignage), oppresseurs et opprimés se découvrent orphelins et donc libres. Hommes rien qu'hommes, ils doivent désormais s'habituer à n'être qu'eux-mêmes. Dans un temps de ténèbres, ajoute Condorcet, ce réveil ne durait qu'un moment : les hommes auraient cherché à remettre leur vie sous tutelle. Dans un siècle de Lumières, ce danger est écarté, car on sait que seul un peuple éclairé peut être un peuple émancipé ; on sait que l'indépendance ne se décrète pas et qu'il faut être délivré de beaucoup de choses pour penser, juger et agir par soi-même. On prend donc les moyens de cette délivrance. Autrement dit, l'instruction publique va de pair, dans l'idéologie française, avec la valorisation de l'autonomie. Là où la liberté doit être établie, il faut instituer l'école obligatoire. On ne naît pas autonome, dans la représentation des Lumières, on naît progressivement à l'autonomie. Au commencement n'est pas le sujet, mais le préjugé. D'où la nécessité d'être enseigné pour devenir l'homme qu'on est.

Les petits démocrates endiablés par la démocratie sont, à l'inverse, des individus qui se veulent déjà autonomes, car tout le monde les considère ainsi. La liberté dont l'idéologie française faisait à la fois sa norme suprême et son programme d'éducation est un donné dans l'univers ultra-démocratique pressenti par James et réalisé aujourd'hui. Ce n'est plus l'enfant maintenant qui a besoin d'avenir, c'est bien plutôt l'avenir qui a besoin d'enfants. L'autonomie était à conquérir, elle est désormais à respecter. Elle était l'objet même de la formation, elle est la qualité de naissance de chaque sujet humain. Au siècle des Lumières, on pensait qu'il fallait être éclairé pour être libre ; au siècle des enfants, être éclairé c'est traiter tout individu, quel que soit son âge, comme un homme au complet. L'école des Lumières n'avait à connaître que des élèves ; l'école démocratique accueille des jeunes, de la maternelle à l'université. L'élève voulait qu'on l'élève ; le jeune veut être reconnu, considéré, et jouir des mêmes droits que les autres protagonistes de la communauté éducative. Instruire, c'était introduire l'élève à ce qui le dépasse. On raisonne aujourd'hui "comme si le moi avait assisté à la création du monde". Rien ne dépasse, chacun est sujet, c'est-à-dire roi. Et l'actuelle exigence de mettre l'enfant au centre du système éducatif, comme si autrefois on y mettait des lampadaires ou des pots de fleurs, vise, en réalité, à remplacer l'obligation faite à l'élève d'écouter le professeur par l'ordre d'écouter les jeunes intimé aux animateurs du primaire et du second degré. Ce qui affranchissait l'élève est vécu par les jeunes et par l'opinion comme un assujettissement de moins en moins supportable. Les heures d'étude ne sont plus que des heures de travail et le travail lui-même n'est plus qu'une force étrangère, oppressive, extérieure à la vraie vie. Les disciplines de l'autonomie dans l'école des élèves deviennent dans l'école des parents d'élèves de lourdes contraintes archaïques et hétéronomes. Il fallait, quand on était élève, en passer par les poètes pour apprendre à s'exprimer car, comme dit Alain, "ce sont les seuls qui sachent les langues". Dépaysement fastidieux, détour inutile et même insultant pour un jeune : n'est-il pas lui-même un sujet parlant, et ne mérite-t-il pas d'être entendu au même titre que ces grands hommes devant lesquels, sans lui demander son avis, on voudrait qu'il se prosterne ? Il y a certes des jeunes assez solitaires et assez clairvoyants pour vivre comme une malédiction le culte dont ils sont collectivement l'objet. Il y a aussi des enseignants obstinés qui ne se résignent pas à ce changement d'école. Ils voudraient que ceux qu'ils persistent à appeler leurs élèves puissent nuancer leur pensée, soustraire les sentiments qui les traversent à la logique binaire du j'aime/je n'aime pas, rendre justice à l'ambiguïté des choses humaines et disposer d'autres mots que "génial" pour dire l'enthousiasme ou la délectation. Et ils constatent douloureusement, jusque dans les grandes classes, que tel est de moins en moins le cas. "Les élèves ne manquent pas de la curiosité qu'il faut pour me suivre dans les interrogations les plus abstraites, m'écrit un professeur de philosophie. Ce qui leur manque, c'est d'abord et surtout d'être chez eux dans la langue française".

Mais les professeurs ont, de tout temps, exprimé de telles plaintes.

Oui. C'est pourquoi d'ailleurs on ne les prend pas au sérieux. Ils font même tant rire, avec leurs longs sanglots, qu'on les surnomme "les pleureuses". Plus ils se lamentent, plus les experts se gondolent et montrent, documents à l'appui, qu'au moment même où ils croient décrire notre présent dégradé, ils rabâchent une antienne vieille comme l'instruction publique. "Le niveau baisse !" soupiraient-ils déjà, la première année du premier concours.

Ridicule, ce soupir a pourtant sa noblesse et sa raison d'être. La transmission, en effet, n'est pas un processus automatique, c'est un drame dont l'issue n'est jamais connue à l'avance. Enseigner revient à tisser un lien entre les vivants et les disparus. Il s'agit de passer le témoin. Et rien n'est joué : le lien peut ne pas s'établir ou se rompre ; le témoin peut tomber par terre. Nul déterminisme biologique ou sociologique ne constitue les élèves en héritiers de la culture. Cet héritage symbolique ne relève pas de l'hérédité, mais de la responsabilité des maîtres. D'où l'inquiétude constitutive de ces passeurs de choses invisibles. Ils seraient fous, s'ils n'avaient pas peur.

La mélancolie actuelle, au demeurant, se détache et se distingue de cette déploration sempiternelle. Hier, chacun plaidait pour sa paroisse, chaque discipline faisait ses comptes et présentait ses doléances particulières. Maintenant, toutes les inquiétudes convergent : les professeurs de mathématiques, de biologie ou d'histoire découvrent, comme le professeur de philosophie cité plus haut, que les élèves comprennent mal les énoncés des problèmes qu'ils doivent résoudre. La transmission première, celle de la langue, n'a pas eu lieu : le témoin est tombé par terre. Les enseignants s'adressent à leur classe dans une langue qu'ils croient commune et, tôt ou tard, ils s'aperçoivent qu'ils parlent une langue étrangère.

"Pas étrangère, morte !" rétorquent avec entrain les modernes. Sur le cadran de la technique et de la démocratie, l'heure a sonné de la communication vive, de l'authenticité, de l'affirmation par chacun de ce qu'il ressent et de ce qu'il est dans la langue qu'il parle. Le pédagogue veut désormais vaincre le silence et surmonter l'intimidation par l'éloquence ou les belles lettres au profit d'un échange continu, sans tabou et sans exclusive. Comme l'a écrit un journaliste à propos du dernier sondage où les jeunes étaient conviés à juger leur école, "il ne s'agit de rien de moins aujourd'hui que de faire passer les lycées et les lycéens de l'heure magistrale du cours à l'heure multi-médiatique, communicative, ouverte sur la ville et sur la vie de l'enseignement secondaire". De l'autorité indiscutée de la culture aux forums de discussion sur le chômage, la drogue ou les banlieues difficiles, telle est la voie triomphante de l'égalité dans l'éducation.

Ne forçons pas le trait cependant. L'école des jeunes n'est pas seulement un lieu d'expression et de dialogue. On y va pour acquérir des connaissances. Mais comme il faut donner droit de cité à toutes les croyances et à toutes les convictions, c'est sur les connaissances instrumentales, sur les formes de savoir qui permettent de s'inscrire dans la réalité environnante que se concentre de plus en plus l'effort d'inculcation. Au lieu d'en passer par les grands auteurs, on apprend la langue sur les étiquettes ou les notices de médicaments. On risque plus, dans la vie moderne, de rencontrer le mot posologie que le mot prosodie, et ce ne sont ni Racine, ni Verlaine, ni Nerval qu'il faut lire pour savoir mettre un suppositoire au bon endroit. Cette incompétence médicale frappe également - est-il besoin de le préciser ? - Goethe, malgré tous ses talents, Pouchkine, Leopardi ou Coleridge : Le dit du vieux marin est un récit qui ne mène nulle part. Les langues étrangères sont donc logées à la même enseigne fonctionnaliste que l'idiome national. Berlitz, mieux que Platon, a su chasser les poètes de toutes les cités de la terre. Pourquoi Nerval, en effet ? Pourquoi Pouchkine ? Parce que leur langue est belle ? Mais selon quel idéal ? En vertu de quel pli historique ? Contre le regret de la beauté, la démocratie radicale mobilise simultanément le critère de l'utile, le principe de la liberté subjective et l'argument du relativisme culturel. Il n'y a pas de génie de la langue : il n'y a que des constructions historiques et des actes de communication.

 

© Alain Finkielkraut, in L'ingratitude, conversation sur notre temps, Gallimard, 1999,  pp. 121-128

 

 


 

 

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