Où donc apprendre encore à maîtriser le sort ?

 

Du bidonville au ghetto noir des cités américaines, rien n'arrête la machine à fabriquer des exclus. En France, l'école de la République devra se donner les moyens de lutter contre la marchandisation de la culture, afin de former à nouveau des citoyens actifs.

À Paris et dans de nombreuses grandes villes de province, "l'automne chaud des lycéens", en novembre dernier, a de nouveau attiré l'attention sur la détérioration du système d'enseignement français. Il s'inscrivait dans une série de mobilisations de la jeunesse qui, depuis mai 1968, régulièrement, désorientent les professeurs, les parents et la classe politique. Cette fois, cependant, le mouvement affirmait des particularités nouvelles, certes déjà sensibles auparavant, mais qui tendent à s'accuser et sont fort révélatrices d'une crise.

Les acteurs, contrairement à ce que l'on attendait, étaient des lycéens, et non des étudiants ; des élèves qui souvent étaient les premiers, dans la lignée familiale, à accéder à l'enseignement secondaire : jeunes des banlieues plus que des "grands établissements", enfants de la crise plus que candidats au pouvoir intellectuel ou politique. "Blacks" et "Beurs" ont fourni - autre fait nouveau - une partie des dirigeants du mouvement lycéen.

Nouvelle, également, la culture de ce mouvement, même s'il n'a, apparemment, guère dépassé le terrain des revendications matérielles pour mettre en forme des aspirations d'ordre qualitatif. Cette culture d'après communisme et gauchisme n'a trouvé aucune famille d'esprit, aucune force politique apte à l'aider à formuler la possibilité d'alternatives concrètes. Pourtant, "c'est un véritable signal d'alarme" qui impose à notre société et à l'école de redéfinir un futur.

 

Ils ont l'âge de la crise.

 

80 % de bacheliers, la formule choc de la loi d'orientation du 10 juillet 1989, qui a suscité et suscitera des efforts considérables, n'est pas exempte d'effets pervers. Quid des 20 % restants et, en attendant la réalisation de ces objectifs, des 250 000 jeunes - un quart d'une classe d'âge - quittant actuellement l'école sans CAP ou BEP ?

Quelle est la valeur d'un parchemin, sur le marché du travail, quand un jeune sur quatre est condamné au chômage au sortir du lycée et quand la sous-qualification de l'emploi par rapport au diplôme est une règle ?

L'ampleur du mouvement des lycéens tient à ce qu'il a mobilisé à la fois les exclus, ceux pour qui l'école et la cité constituent les mêmes impasses, et les déçus, ceux que, en juillet 1990, un rapport (confidentiel !) de l'inspection générale présentait comme victimes "de désillusions, de désarroi, de frustrations". Entre résignation et révolte, les manifestants auront mis en avant leur aspiration à s'intégrer dans un univers que la violence nue du rapport économique soumet à la loi de la jungle libérale.

Car l'institution scolaire n'échappe pas au fonctionnement d'une société à plusieurs vitesses : 700 000 élèves étrangers dans le primaire (10 % du total, dont 450 000 Maghrébins et Turcs) ; 400 000 dans le secondaire (7 %, dont 250 000 de la même origine ; mais seulement 4 % dans les filières du second cycle qui mènent au baccalauréat). Par contre, les enfants d'O. S. venus d'ailleurs représentent 30 % des élèves de l'enseignement spécial dans l'académie de Paris et 19 % à l'échelle nationale. Les laissés-pour-compte menacent de constituer un sous-prolétariat ou, selon la formule des sociologues américains, une pluri-ethnic underclass des ghettos, vouée à la "galère", à la bande...

Intégrer ces jeunes dépasse, bien sûr, les forces de l'école et exige une action conjuguant le développement social des quartiers, la reconstitution du tissu humain dans les banlieues-béton et la lutte contre l'exclusion. À quelques mois d'intervalle, les émeutes de Vaulx-en-Velin (octobre 1990) et les violences de Sartrouville (mars 1991) ont montré la difficulté d'une telle tâche, qui dépasse largement le ravalement des cages d'ascenseur et qui nécessiterait, outre un effort budgétaire, un projet de société, un projet pour la ville.

Quant aux lycéens, que le rapport de l'Inspection générale présente comme une nouvelle catégorie d'"élèves peut-être moins préparés à des études longues", ils ne disposent pas des clefs du modèle d'excellence par transmission familiale (le latin, la langue anglaise et l'ordinateur). Ils sont massivement orientés vers les sections G (gestion) et F (technologie industrielle), alors que les sections scientifiques et littéraires nobles n'ont d'autre choix que l'élitisme ou le nivellement par le bas.

Enfin, l'enseignement professionnel souffre d'une désaffection grandissante. Dans un article publié au début de cette année, M. Antoine Prost, qui a été chargé de mission auprès du premier ministre sur les problèmes de l'enseignement, souligne cette extrême disparité de notre éducation nationale : "Le système des lycées a volé en éclats (...). Les réalités locales sont si contrastées qu'on ne sait plus de quoi l'on parle quand on prononce le mot de lycée (...). Suggérer que tous les bacs se valent constitue une hypocrisie". En effet, pour le tout-venant des bacheliers, l'horizon est la fac-parking.

Aussi, le mouvement de cet automne, comme déjà celui de 1986, a bien été l'entrée en politique et en citoyenneté de ceux qui ne se reconnaissaient pas dans la France des "gagneurs". Le problème est qu'ils ne se reconnaissent pas vraiment non plus dans l'école de la République, dans un système d'enseignement qui n'a pu donner de contenu à une démocratisation démographique : 50 000 élèves dans le second cycle long en 1936, 240 000 en 1958, 700 000 dans les années 70, 1 240 000 aujourd'hui. L'aggiornamento pédagogique n'a pas suivi.

 

Les manifestations lycéennes ont coïncidé avec l'anniversaire de l'"affaire du foulard" (ou du voile islamique). Ce rapprochement n'est pas artificiel. Il est révélateur que les cinq signataires de l'appel dénonçant le "Munich scolaire" en octobre 1989 aient de nouveau repris leur plume pour dénoncer la "démagogie" et le "désastre". Leur cri d'alarme vise deux projets de réforme : celui du Conseil national des programmes (CNP), qui concerne les lycées, et celui des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Souvent juste, et déjà connu, leur constat de la dévalorisation du métier, de la lutte du pot de terre contre le pot de fer qu'est la concurrence entre l'école et les médias, de l'obsession consumériste ne présente aucune innovation et cultive un conservatisme frileux. Il est proposé de faire de l'école un isolat qui, pour se préserver de la société, se couperait d'elle, délivrant un savoir clos sur lui-même, émanant d'une raison pure et professé par un clerc non moins abstrait.

Contre une démagogie flattant les jeunes et la "culture adolescente", s'agit-il de défendre une démagogie flattant les corporatismes et le repli d'une partie du corps enseignant ? Pur de toute attache sociale et de tout pouvoir, l'enseignement ? Sait-on que les jurys d'un concours comme l'agrégation d'histoire rappellent régulièrement que le latin demeure une condition nécessaire pour y accéder ?...

Pourquoi ce privilège ? Et pourquoi ce mépris affiché envers la psychologie, la pédagogie et la communication, prévues dans les programmes des Instituts universitaires de formation des maîtres et qui seraient antinomiques avec une formation de qualité des enseignants ?

La seule culture, est-ce bien celle fournie par le modèle élitiste des humanités pour privilégiés ? Nos programmes n'ont-ils pas besoin d'un aggiornamento ? L'examen de l'épreuve de philosophie du baccalauréat en 1990 montre que les notions d'égalité et de paix n'apparaissent qu'une seule fois sur 709 notions répertoriées. À ceux qui s'inquiéteraient de l'invasion de la politique, signalons qu'elle ne concerne que 7 % des sujets. Quant à la société, elle ne risque pas, pour l'heure, de submerger l'institution avec 3 % des devoirs proposés.

Comment ne pas prendre la mesure de la distorsion entre le monde réel, auquel on est censé préparer les élèves, et l'école ? Comment ne pas souligner le décalage entre les enjeux de la rénovation - indispensable - et le viatique dont sont munis les enseignants ? Prétendre que "les professeurs détiennent une vérité fondamentale de l'école", c'est ignorer qu'ils sont bien mal préparés à cette mission.

 

Une opinion fascinée par le maelström de la modernité

 

Même si on le regrette, l'éducation nationale ne jouit plus de la suprématie qui était la sienne sur les autres cultures de la société civile. Elle n'est peut-être plus le lieu d'élaboration et de transmission de la connaissance le plus prestigieux pour une opinion fascinée par le maelström de la modernité. Or, c'est précisément en se posant comme agent de mobilité sociale et d'inculcation de la modernité que l'école s'est constituée sous la IIIe République et qu'elle a établi sa légitimité en supplantant les cultures populaire, paysanne, ouvrière... Face au culte et à la culture des médias et de l'entreprise, à la technocratie, il n'en est pas et n'en sera pas de même.

Redéfinir une instruction publique préparant à la compréhension et à la maîtrise des processus à l'œuvre dans un monde en mutation, contribuer à une mobilité sociale et lutter contre l'exclusion est une nécessité pour la démocratie.

Le lycée ne peut demeurer en l'état. Un rapport de M. Antoine Prost, en 1983, les Lycées et leurs études au seuil du XXIe siècle, puis les "propositions pour l'enseignement de l'avenir", rédigées par M. Pierre Bourdieu en 1985 et précisées en 1989, ont fourni les orientations d'une réforme. En novembre 1990, le Conseil national des programmes a livré un projet qui suscite des réactions diverses : attention des associations de parents, hostilité des principaux syndicats, sur fond de majorité silencieuse enseignante.

Les transformations proposées sont considérables. C'est la classe de seconde qui fait l'objet des innovations les plus importantes, destinées à faciliter le passage d'un cycle à l'autre - particulièrement délicat pour les élèves les plus fragiles - et à soutenir ceux qui arrivent avec de graves insuffisances dans leur formation initiale en français et en mathématiques (effectifs limités, tutorat... ).

Un autre grand principe du projet, dont l'application sera délicate compte tenu de la tradition encyclopédique de l'enseignement français, vise à l'allégement des programmes et horaires, et à leur assouplissement par l'introduction de modules optionnels. Enfin, pour aller à l'essentiel, le CNP prône une décentralisation du système et une autonomisation des établissements et des élèves. Au baccalauréat, le contrôle continu représenterait le quart de la notation. Dans ses propositions du 22 avril pour la "rénovation pédagogique des lycées", le ministre de l’Éducation nationale, M. Lionel Jospin, a tenu compte en partie des suggestions du CNP. Mais dans quelle mesure ces changements pallieront-ils les carences actuelles ? Dans cette perspective, on peut souligner certains enjeux.

L'école doit affronter de nouveaux défis : la dissociation grandissante entre culture technologique et culture humaniste, la parcellisation des savoirs, qui interdit tout système d'interprétation global, et une fuite en avant faisant table rase du passé.

À cet égard, la réduction à la portion congrue des sciences sociales et de la philosophie dans les sections scientifiques (actuellement moins de 17, 4 % des cœfficients du bac, et 10, 7 % dans le projet du CNP) ne pourrait que nuire à la formation d'esprits critiques.

Si l'école laïque c'est la possibilité et la nécessité d'une problématisation permanente, elle doit apprendre à apprendre, doter les élèves d'une méthode permettant une révision des savoirs et leur actualisation, assurer des repères aidant à décrypter les autres modes d'élaboration culturelle. Se fermer à la communication qui encercle l'école et aux messages médiatiques que les jeunes subissent, ou les armer d'instruments d'analyse des médias, les former au décryptage des "étranges lucarnes" à travers lesquelles se déroule le spectacle du monde ?

L'éducation est d'abord une interrogation sur les grands problèmes de notre temps. Laisser ce qui détermine le devenir de nos sociétés à la porte des salles de classe serait en abandonner le contrôle aux anciens et aux nouveaux obscurantismes : fondamentalismes religieux, pouvoirs liés à l'argent, techno-bureaucraties.

Préparer des citoyens actifs, et non des citoyens passifs gouvernés en fonction d'une ingénierie sociale par des experts en conjoncture économique et en sondages d'opinion - prêtres des grands ordinateurs de l'univers, - ce serait retrouver le lien entre laïcité et démocratie.

Ce monde n'est plus celui de Jules Ferry. Il compte 4 milliards d'hommes vivant, ou s'efforçant de vivre, dans les pays du Sud. Or, dans une discipline comme l'histoire, cette réalité est à peu près entièrement écartée. Les questions concernant les civilisations asiatiques, africaines, musulmanes n'accèdent pratiquement jamais à la dignité des questions d'écrit des concours de recrutement des enseignants et ne représentent que 4 % des épreuves orales. Les allégements des programmes des classes de terminale pour l'année 1991 ont entraîné la suppression de l'étude des sociétés, des cultures et des mouvements politiques dans le tiers-monde. Pour les philosophes, la culture n'existe qu'au singulier : aucun penseur non européen n'apparaît au baccalauréat.

La négation de la pluralité, inscrite dans le passé et dans l'avenir de la société française, est encore plus grave. L'immigration, sans laquelle l'industrialisation et la croissance économique depuis le dix-neuvième siècle, mais aussi une grande partie de notre histoire politique seraient inconcevables, n'a pas trouvé sa place dans notre conscience nationale. Rien, ou presque rien, ne prépare les enseignants - et a fortiori les élèves - à affronter les relations dites interculturelles. Afin d'épargner à cette société les risques de divisions et d'affrontements ethniques et communautaires - comme celles qui affectent les mégapoles américaines - et une crise de l'identité française, il faut renouveler les références héritées du dix-neuvième siècle. À l'époque de la communication instantanée, du village musical mondial, du changement d'échelle de la puissance et de la transnationalisation, il est douteux que la vulgate patriotique uniformisatrice d'hier puisse offrir des solutions de rechange. Il est tout aussi douteux que l'Europe des marchands, une Europe égoïstement fermée sur elle-même, fournisse les repères nécessaires.

La grande déception que suscite le projet du Conseil national des programmes tient à ce qu'il ne pose pas les finalités de la laïcité d'aujourd'hui. Ce riche héritage, qui a fait reculer les intolérances et les obscurantismes, qui a permis l'émancipation de l'individu, qui a ouvert les voies de l'universalité, a été inévitablement marqué par les limites du temps où il s'est constitué. Lui être fidèle dans ce qu'il a de meilleur, c'est non pas faire fonction de pion amer, mais soumettre à critique ce qu'il a de relatif, de contingent, et œuvrer à enrichir ses valeurs.

Toute collectivité a besoin d'élaborer le sens qu'elle donne à son existence, de se reconnaître dans ce que les anthropologues appellent l'ordre symbolique. La sécularisation, le progrès de la pensée rationnelle ont été des conquêtes immenses, mais ne fournissent pas de réponses toutes faites aux interrogations qui hantent notre monde. Ainsi les remontées religieuses et la crise des grandes idéologies interpellent-elles la laïcité. Celle-ci doit ouvrir de nouveaux chantiers : la lutte contre l'exclusion - ici, et plus encore dans le tiers-monde, l'apprentissage de la diversité et de l'interdépendance des sociétés, la formation de citoyens maîtres de leur devenir.

 

© Claude Liauzu, in Le Monde diplomatique Mai 1991, pages 8-9.

 


 


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