Il y a deux jours, grève "massive" des enseignants et autres fonctionnaires. Deux cent mille personnes pour toute la France, annonce le Daubé. Bon, disons cent cinquante mille. Ça fait en définitive bien peu de monde, compte tenu de la population fonctionnarisée en France, et du mécontentement paraît-il général... Et, sur les photos prises à Grenoble, il me semble reconnaître des foulards... palestiniens (!) destinés à pallier les effets des lacrymogènes. Je dis bravo !
Mais venons-en à l'article présenté ci-après (certes concernant les Universités, mais on pourrait dire autant de choses semblables et désagréables à propos des autres ordres d'enseignement). Dix-huit ans déjà ! Et qui était Premier ministre, à l'époque ? Tiens, un certain Michel Rocard. Et qui était le ministre d'État, ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports ? Un certain Lionel Jospin. Autrement dit, nous étions sous Mitterrand II, et la gauche était au pouvoir. Et le mécontentement, et les récriminations étaient les mêmes... Alors, nos concitoyens vont-ils enfin se poser les bonnes questions ? Car j'aurais pu faire figurer ce texte dans la rubrique : rien de nouveau sous le soleil... La prétendue "crise de l'enseignement", de la Maternelle à l'Université, est une rengaine endémique. Qui permet d'occulter les vrais problèmes.

 

C'est incontestable, les universités françaises vivent aujourd'hui une crise d'apoplexie. Le rosaire ahané depuis six mois est suffisamment éloquent pour qu'il faille y revenir.

On voudrait ici qu'une réalité, source de moins de pitié publique, soit simplement rappelée : les intéressés, universitaires, État, sont bel et bien solidairement responsables.

L'État, c'est évident, n'a pas su prévoir l'explosion de la demande universitaire depuis six ans.

On peut l'accuser d'inertie, d'aveuglement, d'abandon de domicile national, cela n'avance à rien. Il faudrait d'abord expliquer ce mystère récurrent qui voit des corps d'armée de fonctionnaires pourtant compétents se réfugier, en groupe, dans l'oubli du réel. Mais cela n'est pas notre sujet.

Le gouvernement a pris des dispositions qui pour l'essentiel vont permettre dans les années qui viennent de cicatriser les plaies les plus profondes. Mais il s'agit uniquement de mesures de rattrapage quantitatif : on crée des postes, on construit des locaux, on répare les toits, on agrandit les bibliothèques, on améliore l'ordinaire. Bref, on paye. Malheureusement, le problème de l'État, c'est qu'il peut payer une fois, mais pas deux. Il faut donc que cette ressource nouvelle soit correctement utilisée.

Or le passé montre que les universités n'ont jamais été gérées autrement que comme des épiceries de quartier. Les renflouer, c'est faire le plein dans une voiture sans moteur.

Soyons précis :

 

1) L'argent

 

Même si des efforts ont été faits, notamment dans l'informatisation de la comptabilité, on est encore à des années-lumière d'une gestion financière professionnelle des universités.

Le budget : les budgets des universités n'ont aucune valeur. Ils ne prennent jamais en compte certaines ressources dites aléatoires (recettes des contrats de recherche, de formation permanente, de droits d'inscription, de subventions de collectivités locales, de subventions publiques de recherche (subventions informatiques, financements de créations de magistères ou de DESS, etc.) qui sont pourtant perçues chaque année. Or le niveau de ces dernières est en hausse constante depuis dix ans (on les estime entre 1,8 et 2,5 milliards de francs en 1988-1989 pour les 72 universités françaises). Les budgets universitaires sont donc borgnes et ne constituent pas des instruments de gestion.

Les ressources : les ressources universitaires se partagent entre ressources d'État (dites "réglementées") et ressources annexes (dites "propres", ou "libres"). Malheureusement, les ressources propres ne sont pas connues de manière exhaustive par les agents comptables des universités. Y sont en effet inclues les recettes des contrats de recherche ou d'assistance passés entre des laboratoires et des entreprises. Ces contrats sont gérés soit par l'agent comptable, soit par un faux nez de l'université (une association ayant pignon sur rue à laquelle l'université sous-traite la gestion), soit par une association faux nez du laboratoire. Or, dans ce dernier cas, aucune information n'est susceptible de remonter vers les gestionnaires de l'université. C'est donc un pan entier des ressources propres qui reste inconnu.

Les réserves : derrière la paupérisation universitaire se cachent des ressources insoupçonnées. La plupart des universités dégagent en effet d'importants excédents de fin d'année. Ces "trésors de guerre" sont un produit de l'atomisation universitaire et de l'égoïsme de chacun des sous-ensembles du conglomérat. Les unités de formation et de recherche (UFR) et les gros laboratoires se constituent en féodalités maîtresses des excédents, notamment sur crédits de recherche, qu'ils ont dégagés dans l'année. Et c'est ainsi qu'on explique le curieux contraste entre la fréquente dégradation des biens communs (matériels et locaux partagés par toutes les UFR) et la richesse relative de certains pôles universitaires.

Le contrôle des coûts : sauf une ou deux exceptions, il n'y en a pas. Il n'y a ni système de comptabilité analytique (la répartition des coûts par service est inconnue), ni contrôle de gestion (une analyse des écarts prévision/réalisation est impensable). On manque de ressources, mais on ne sait pas pourquoi.

 

2) Les employés

 

Leur statut : les employés autres que les enseignants sont régis par un enfer statutaire qui voit des agents effectuant les mêmes tâches relever de statuts administratifs (carrières, salaires, etc.) non seulement différents mais inégalitaires. Utilisé dans le passé comme mercurochrome social par l'administration centrale, ce jeu d'apprenti-sorcier sur les statuts est rétrospectivement un acte d'irresponsabilité. Les mécontentements de l'automne dernier ne sont une surprise que pour les amnésiques.

Leur carrière : comme c'est trop souvent le cas dans l'administration, les agents entrent au service de l'État avec conscience professionnelle et ambition, pour se retrouver six à sept ans plus tard, sauf exceptionnelle force de caractère, prématurément ossifiés. Les agents sont traités comme du matériel et leur carrière répond à des considérations si complexes qu'elles échappent à la capacité de traitement du cerveau humain. Il n'y a pas de gestion des carrières.

Leur présence : comment s'étonner dans ces conditions que depuis cinq ans, les ATOS (personnels administratifs techniques, ouvriers et de service) n'aient en moyenne nationale jamais accompli leurs horaires légaux ? L'absentéisme à grande échelle n'est un secret pour personne. La perte moyenne annuelle pour l'ensemble du pays est équivalente à plusieurs milliers d'emplois, soit entre cinq et dix fois plus que le nombre de postes d'ATOS dont la création est inscrite dans le plan gouvernemental. Qui ose le dire ?

Leur rôle : de toute façon, l'équipe dirigeante de l'université ne sait pas ce que font réellement ces bataillons d'administratifs et techniciens, tant l'encadrement intermédiaire est défaillant. Depuis une décennie, le personnel universitaire est un donné, un actif ; il est là, il a toujours été là, et las.

Leurs effectifs : les services gestionnaires des universités ne connaissent même pas l'effectif réel des personnels employés à l'université. Ils se calent, faute de mieux, sur un effectif théorique qui ne prend en compte ni les recrutements directs des laboratoires (qui financent ces emplois sur ressources contractuelles), ni les mises à disposition de personnels par des organismes régionaux ou nationaux, ni les temps partiels. Ce brouillard est naturellement proportionnel à l'atomisation de la structure universitaire, et les grands conglomérats parisiens sont premiers dans l'épreuve du tâtonnement.

Leur répartition entre UFR : on constate enfin sur le terrain de fortes inégalités de dotations en personnels entre UFR, qui expliquent également de fortes disproportions dans les rythmes de travail des agents. Les indispensables redéploiements intra-universitaires n'ont jamais été tentés qu'à la marge, pour des raisons qui tiennent à l'absence d'autorité des présidents d'université, sans doute trop chagrins de déposséder les influents directeurs des UFR excédentaires. Quant aux redéploiements inter-régions, ils sont inexistants.

 

3) Les locaux

 

Les grosses réparations : l'État est en règle générale propriétaire des locaux universitaires. Il est à ce titre responsable des grosses réparations, qu'il financera si le besoin lui en est signalé. Ce besoin ne peut être identifié que si le parc est suivi par l'université elle-même. Or cela n'a pas toujours été le cas dans les années 70, surtout dans les universités en site éclaté.

L'entretien courant : les besoins de grosses réparations se font d'autant plus sentir que l'entretien courant, dont les universités sont responsables, a été négligé. Trop souvent, la gestion immobilière des universités a consisté à attendre qu'un équipement casse pour solliciter de l'État une subvention exceptionnelle. Il faut aujourd'hui remettre à neuf des campus entiers.

Derrière tous ces constats s'inscrit en filigrane un problème totalement occulté : les universités sont les derniers services publics à ne pas être gérés par des professionnels.

Au lieu de l'admettre, les universitaires préfèrent accuser la tutelle de l'État, certes invisible, mais "si vous saviez..." omniprésente.

L'État a bon dos. Dans l'ensemble des domaines de la gestion, à l'exception du salaire des agents, les universités disposent d'une liberté que leur envieraient plus d'une filiale d'un groupe industriel. Ici, on l'a vu, pas d'objectifs quantitatifs, pas d'audit interne, pas de commissaires aux comptes, pas d'actionnaires auxquels rendre compte, pas de bilan, pas d'inventaires, pas de gestion des stocks, pas de politique d'achats, etc.

Qu'ont-elles fait de leur autonomie, ces universités qui versent aujourd'hui des larmes de crocodile ?

La réalité, c'est que les états-majors universitaires ne sont ni préparés à l'exercice des tâches qui leurs sont dévolues, ni tenus responsables de leurs éventuelles erreurs de gestion. On dira que les présidents sont seuls, l'encadrement universitaire étant réduit à une portion congrue. Et on aura raison.

Il faut trouver des gestionnaires hors de l'Université.

Si l'on ne s'y décide pas, on se retrouvera dans quelques années avec des locaux à nouveau dégradés, quoique agrandis, un effectif non enseignant d'autant plus désabusé qu'il aura été accru, une politique budgétaire toujours approximative. L'épicerie aura simplement vieilli.

Fort heureusement, il se trouve qu'aujourd'hui l'État n'est pas si riche qu'il puisse se permettre d'abonder indéfiniment le budget des universités. Quant aux autres bailleurs de fonds (collectivités locales et entreprises), chacun sait qu'ils n'accorderont rien dont ils ne puissent suivre l'usage. Les universités sont en ambiance d'impératif catégorique.

 

© Nicolas Dufourcq, haut fonctionnaire, in Le Monde du 30 mars 1990

 


 

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