Le Lycée impossible : cet ouvrage, pour moi absolument capital - car tout y est dit, pesé, commenté s'agissant de l'acte éducatif -, et très injustement oublié, j'en ai pris connaissance peu après sa parution. J'étais, à l'époque, très féru des collections "Esprit", dont en particulier "La condition humaine" et "La cité prochaine". Je n'avais pas, alors, pris toute la mesure de son importance : je me dois, aujourd'hui, de réparer cette myopie de jeunesse.
Tout est dit dans cet ouvrage (dont l'auteur, André Rouède - 1919-1997 -, lauréat de l'agrégation de Lettres classiques en 1994, mais aussi patineur artistique à ses heures, était alors jeune Proviseur du Lycée d'altitude de Briançon) parfois teinté d'humour, mais s'accompagnant toujours d'un sanglot dans la voix : l'histoire d'un échec quasi-complet vécu par un pédagogue de bonne foi qui, l'expérience achevée (à tous les sens du terme) constate amèrement, d'une part que "si l'on veut le bien des gens avec trop de ferveur, on est amené un jour ou l'autre à leur couper le cou", et d'autre part, "Ô cruelle déception de constater par expérience que, lorsqu'on s'expose sereinement et délibérément aux coups, on les reçoit !". Enfin qu' "Il est beaucoup plus facile de se révolter contre les gens qui vous veulent du bien que contre ceux qui vous veulent du mal, et c'est en outre moins dangereux ; la chose du monde la mieux partagée, ce n'est pas le bon sens, c'est la lâcheté"... Constats bien pessimistes, si difficiles à accepter, mais qu'il convient pourtant de digérer : la lucidité est à ce prix.
1968 a balayé comme fétus de paille ces pages à mon sens indépassables : on connaît la suite, pitoyable. Alors, comme on dit dans le sport-roi, si l'on en revenait aux fondamentaux ? Pour une fois, l'expérience vécue par autrui ne serait pas vaine. Car écoutons à nouveau André Rouède : "Je me suis fait tuer en première ligne, envoyé au massacre par une pédagogie de faiblesse qui discrédite l'effort et calomnie l'émulation". Et c'était "avant 68" !

 

"Je m'étais mis en tête de faire monter le niveau de l'humanité. Naïveté ? Oui, bien sûr. Le plus possible.
Orgueil ? Cela va sans dire. Comment s'en passer ? À partir du moment où par volonté délibérée on entreprend, il faut de l'orgueil même pour se mêler d'être humble.
Volonté de puissance ? Connais pas. Je la méprise, je la réprouve de toute ma volonté, de toute ma puissance.
Révolte d'adolescent prolongé et incurable ? Certes oui. Quand on est jeune, c'est pour longtemps. Mais vous qui prenez mon attitude pour déraison, vous croyez-vous raisonnable ? Il ne faut pas prétendre changer l'ordre du monde ? En vérité, pourquoi pas ? [...]
J'étais bien persuadé que la chose la plus importante dans une collectivité d'enfants était la santé morale de la maison. Il fallait apprendre ou réapprendre l'honnêteté et la confiance. Cette belle idée n'était pas naïve : elle était vitale. Dans le cas contraire, plus rien n'avait de sens, plus rien ne rimait à rien. "

A. Rouède

"O beaux discours humains ! Je suis venu si loin,
Pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse et de soin,
Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge".

Du Bellay, Les Regrets, sonnet 32

 

 

J'étais bien persuadé que la chose la plus importante dans une collectivité d'enfants était la santé morale de la maison. Il fallait apprendre ou réapprendre l'honnêteté et la confiance.
Cette belle idée n'était pas naïve : elle était vitale. Dans le cas contraire, plus rien n'avait de sens, plus rien ne rimait à rien.
Cette nécessité venait pour moi bien avant les modalités de la réforme ou le détail des programmes. En tout cas cela venait avec, mais il n'était pas prudent de croire que cela venait après.
Il ne suffisait pas de supprimer compositions, examens, devoirs à la maison, notes, discipline traditionnelle et toutes les occasions visibles de traumatismes et de fraudes pour instaurer d'office la santé morale. Il fallait autant de vertu, sinon plus, dans des conditions nouvelles. Celles-ci n'étaient pas capables de fabriquer, à elles toutes seules, de la vertu. Qu'on fasse des compositions ou non, qu'on garde les examens ou qu'on les supprime, qu'on oriente les enfants ou qu'on les laisse se débrouiller, il fallait de toute façon une infrastructure d'honnêteté.
Si on ne recréait pas un terrain moral solide, tout ce qu'on pourrait faire ou dire ne serait que châteaux de sable, toute la peine qu'on se donnerait serait vaine et risible.
Il y avait plus important que les refontes, les aménagements, les changements de méthode, les modifications d'horaires et de programmes, les exposés de motifs, les déclarations d'intentions : c'était cette charpente morale, sans laquelle toute réforme resterait lettre morte.

 

 

 

I. Estrades

 

Comment ? Comment ? s'exclama l'Inspecteur général. Des estrades ? Vous désirez des estrades ? Pourquoi faire, grands Dieux ! Vous en êtes resté là ? Oui, je sais, beaucoup de gens n'ont plus d'autorité s'ils n'ont plus d'estrade. C'est précisément le genre de professeurs dont nous ne voulons plus. Les bons professeurs ne se servent pas de leur estrade. Ils sont debout, Monsieur le Proviseur, ils sont debout ! Et ils circulent. Moi aussi, j'avais une estrade. Je n'y étais jamais. Croyez-moi : on peut en faire l'économie.
Ce n'est pas l'estrade qui donnera autorité et prestige au professeur qui n'en a pas. L'absence d'estrade introduit au contraire dans la classe un climat de collaboration et d'intimité, contribue à substituer à l'exposé magistral le travail en commun, encourage la communication entre le maître et les enfants, évite à ces derniers de perdre pied, de se noyer.

- Bien sûr, Monsieur l'Inspecteur, bien sûr. Je sais bien. Moi non plus, je n'étais jamais à mon estrade et j'ai fait la classe dans bien des positions. Mais le fait d'avoir une estrade n'a jamais empêché personne de faire son cours debout. Et l'on sait au moins où se replier. Si on a besoin de s'asseoir,c'est plus pratique. Et aussi pendant que les élèves écrivent, ce qui arrivera de temps en temps, même avec des méthodes fort actives. Et aussi pour la surveillance des compositions. L'idéal étant bien entendu que cette surveillance soit inutile. Mais n'en demandons pas trop pour le moment !... À moins aussi qu'il n'y ait pas de compositions : c'est bien gênant pour donner des notes. À moins qu'on ne donne pas de notes: c'est bien gênant pour classer les gens. À moins qu'on ne les classe pas : c'est bien gênant quand on vous demande un classement. À moins que notre enseignement repose sur tout autre chose que les notes et les classements.

Oui, tout cela se tient. C'est l'élève qui ne se tiendra plus. Car ce qui remplacera les notes, ce sera un verbiage pâteux et pernicieux. Et sans vénérer particulièrement l'émulation, je doute qu'on gagne à la remplacer dans les collectivités par la psychanalyse. Ce système suppose que l'élève a de la bonne volonté, ce qui est un acte de foi. Il suppose surtout que l'élève a de l'énergie et qu'il la conserve, alors qu'innocemment on fait tout pour qu'elle s'effrite et qu'elle disparaisse. Mais nous voilà bien loin des estrades...

J'ai vu naguère (vous l'avez vu sans doute aussi ?) un film de J. P. Le Chanois intitulé L'École buissonnière, qui traitait fort intelligemment des méthodes nouvelles d'enseignement. Ce n'était pas un grand film, mais il était sympathique et intéressant. Un peu schématique : il était difficile de ne pas l'être. Beaucoup d'idéalisme, mais de cet idéalisme dont on se demande si ce n'est pas en fait du réalisme. Le maître, à la stupéfaction des habitants du village, démolissait son estrade pour en faire du bois de chauffage et la brûlait dans le poêle de la classe. Je ne suis pas tout à fait d'accord. Le bois de chauffage fourni par une estrade ne dure pas longtemps : cre sont de fausses économies. L'estrade est inutilisable d'ailleurs dans une chaudière à mazout. Et quand le maître a cherché par la suite, pour des raisons peut-être valables, à se surélever, il a dû être bien ennuyé. Peut-être qu'il s'en est fait fabriquer une autre par ses élèves en travaux manuels éducatifs, mais le film n'en parlait pas.

Car l'estrade est d'abord destinée, pour le pragmatique que je suis, à obtenir des regards qui se rencontrent, tout simplement, ce qui est un élément essentiel aussi bien du monologue que du dialogue, bref de la parole. Ce n'est pas pour être installé plus haut que les autres que j'en demande : si la salle est en gradins, je n'ai pas besoin d'estrade.

Accessoirement, elle assure un rôle de protection : elle ne protège pas beaucoup les mauvais professeurs, mais elle les protège un peu. Les bons n'ont pas besoin de protection artificielle : ils sont à eux-mêmes leur propre protection. Si on supprime les estrades, il faudra des professeurs meilleurs. Mais il ne suffira pas de les supprimer pour n'avoir que de bons professeurs : l'absence d'estrade ne leur donnera pas de soudaines vertus pédagogiques.

L'essentiel pourtant n'est pas dans ce rôle de protection. La personne qui est sur l'estrade aura le prestige qu'elle mérite. Avec les enfants, elle ne le doit pas en général au meuble sur lequel elle se tient. Mais ce meuble est pratique pour voir les autres, pour établir justement ce contact que vous pensez mieux assurer sans estrade alors que vous le dispersez.

Et certes il est bon de le disperser. Mais pas tout le temps. De temps à autre il faut rassembler, réunir les fils, faire converger les rayons lumineux et les intelligences.

Supprimer l'estrade ne résout rien : c'est une satisfaction très platonique sans valeur pratique. L'estrade au contraire a une valeur pratique. Ce n'est pas pour moi un symbole : c'est un meuble, généralement en bois, qui permet de se voir quand on parle.

Les successeurs de Bonaparte, c'est nous. La succession est lourde. Je ne me prends pas pour Napoléon : je me sens tout petit. Mais il faut trouver autre chose - et vite.

Bien des gens se montrent cruels avec ce pauvre Napoléon, lui reprochant non pas certes le nombre de ses morts et la ruine de la France, mais son œuvre administrative et législative. Tout ce qu'il a créé est frappé d'un ostracisme féroce, parce que cela date de cent cinquante ans et parce que c'est napoléonien, tout excepté la Légion d'Honneur, dont on veut bien oublier, quand on la reçoit, qu'elle est aussi une de ses créations.

Mais que mettre à la place ? On peut penser ce qu'on veut de ce diable d'homme, pour du solide c'était du solide. Dès qu'on touche à quelque chose, on s'aperçoit que le reste s'écroule.

Depuis cinquante ans, depuis vingt ans surtout, tout le monde cherche. Mais les textes réformant l'enseignement ne suffisent pas. Beaucoup de gens le savent ou le sentent : rien ne peut être obtenu sans une modification profonde des esprits. Psychologie et morale priment toute autre considération.

Depuis longtemps il m'apparaissait que toutes les modifications qu'on apportait étaient extérieures. Certes elles voulaient atteindre l'intérieur, mais elles n'y arrivaient pas. C'était des innovations architecturales, dangereuses si elles ne s'accompagnaient pas de mutations psychologiques.

C'était des mesures libérales assez illusoires, dangereuses aussi si elles donnaient simplement au potache traditionnel plus de latitude pour exercer ses coupables talents, conservant ainsi du potache tout ce qui était mauvais et lui ôtant la seule chose qu'il pouvait avoir de bon : une certaine discipline assez stricte de vie.

Sans doute pouvait-on espérer que le cadre modifiât son propre contenu. Ce n'était pas du tout certain, et en tout cas pas rapide. En attendant, le vieux contenu se liquéfiait dans le nouveau cadre.

Le potache traditionnel n'a plus rien à faire dans les bâtiments nouveaux, et dans une discipline libérale. Il n'a plus rien à y faire, mais il est toujours là. Et tout d'un coup ce dinosaure a les coudées franches, le potache éternel sort de ses liens, multiplié par des millions, rendu furieux par l'anonymat.

Il valait mieux essayer de mettre en place dans ce cadre architectural et disciplinaire nécessairement nouveau un contenu différent, c'est-à-dire des élèves nouveaux.

Oui, peut-être les élèves allaient-ils se modifier tout seuls. Mais de toute façon il valait mieux se prêter à leur transformation, leur en donner l'occasion pour que peut-être ils la saisissent, leur pro curer toutes facilités pour que l'évolution s'accélère ou plutôt se dirige dans le bon sens.

Je décidai de faire la moitié du chemin à leur rencontre. Et même davantage s'il le fallait.

C'est le récit de cet échec que je vais faire.

 

 

II. La grande démission

 

Dans ma salle d'attente (où par une coupable faiblesse je fais attendre les visiteurs le moins possible, me privant sottement de la part de prestige la plus facile à acquérir, puisque dans ce cas il suffit de laisser le temps travailler pour vous), dans ma salle d'attente, dis-je, j'ai affiché un texte intitulé  : "Les dix commandements", dont le titre ne manque pas de surprendre dans un établissement laïque et par suite d'attirer le lecteur de passage. En voici le texte  :

LES DIX COMMANDEMENTS (à l'usage des parents)

I. Dès l'enfance, donnez-lui tout ce qu'il désire. Il grandira ainsi en pensant que le monde entier lui doit tout.

2. S'il dit des grossièretés, riez ; il se croira très malin.

3. Ne lui dites jamais  : "c'est mal", il pourrait faire un complexe de culpabilité. Et plus tard, lorsqu'on l'arrêtera pour vol d'auto, il sera persuadé que c'est la société qui le persécute.

4. Ramassez ce qu'il laisse traîner. Ainsi, il sera sûr que les autres sont toujours les responsables.

5. Laissez-lui tout lire. Stérilisez sa vaisselle, mais laissez son esprit se nourrir d'ordures.

6. Disputez-vous toujours devant lui. Quand votre ménage craquera, il n'en sera pas choqué.

7. Donnez-lui tout l'argent qu'il réclame. Qu'il n'ait pas à le gagner. Il ferait beau voir qu'il ait les mêmes difficultés que vous !

8. Que tous ses désirs soient satisfaits  : nourriture, boissons, confort, sinon il sera frustré.

9. Prenez toujours son parti contre les voisins, les professeurs, la police.

10. Et quand il sera vraiment un vaurien, proclamez vite que· vous n'avez jamais rien pu en faire.

Ces conseils à l'usage des parents donnés par la police de Houston (U.S.A.) ont été cités par le journal de la Fédération des associations de parents d'élèves, La Voix des parents (n° 111 de juin-juillet 1961).

J'ai quelque scrupule évidemment, depuis novembre 1963, à aller demander des leçons de morale à la police du Texas. Mais ce texte présente au moins le mérite reposant de ne pas prétendre au génial. J'en tire quelques conclusions hâtives et provisoires.

1. Les États-Unis sont bien revenus - ou commencent à bien revenir - de leur culte de l'enfant-roi. Si nous avons quinze ans de retard sur les U.S.A., si nous vivons à leur remorque pour tout ce qui touche à l'évolution des mœurs, il faudrait au moins en retirer les avantages que peut procurer le retard  : éviter de tomber dans les mêmes erreurs ou les mêmes excès dans la mesure où on peut dissocier tel ou tel élément d'un tout. L'avantage d'avoir quinze ans de retard, c'est qu'on peut gagner quinze ans : les quinze ans de retard deviennent quinze ans d'avance. En sommes-nous au point où nous ayons besoin de recevoir des leçons de bon sens de la police américaine ?

Si encore l'enfant-roi était heureux !... Mais l'enfant-roi est toujours un roi en exil.

Certes je sais bien que dans toutes les enquêtes sur la jeunesse, les "Jeunes", comme on dit, lorsqu'ils sont interviewés, proclament à l'envi : "On a toujours les parents sur le dos", ou bien : "On nous traite comme des gosses", ou bien : "Nous voulons faire ce qui nous plaît". Même en faisant la part de la mode, de l'interview-"bidon", de la paresse du journaliste répétant toujours les choses qu'il croit qu'il faut dire pour être lu, il y a là un refrain qui revient trop souvent pour être inventé. Mais comment n'être pas frappé du fait que les jeunes gens qui gémissent  : "On a toujours les parents sur le dos" sont ceux précisément sur qui les parents ont le moins d'autorité et de crédit, que ceux qui se plaignent qu' "on les traite comme des gosses" sont ceux précisément qui seraient le plus incapables de se conduire autrement, que ceux qui disent : "Je veux faire ce qui me plaît" sont ceux précisément à qui - hélas ! - rien ne plaît.

Un de mes amis psychologue (j'ai des amis psychologues) m'écrivait que "les pays qui étaient revenus à la coercition, à commencer par les États-Unis, n'avaient pas à s'en féliciter". J’ignorais que les États-Unis étaient revenus à la coercition. Je pense qu'ils l'ont fait surtout dans les pénitenciers (et qui parle du reste de coercition ? Confondra-t-on toujours contrainte et fermeté ? ..). Quoi qu'il en soit, les enfants américains arrivent peut-être à se passer de père. J'en doute. Il ne me semble pas que le résultat soit excellent. Il me semble, de loin, que l'enfance (ou l'infantilisme) se prolonge un peu longtemps. Peut-être aussi les enfants américains qui ont un père sont-ils plus nombreux qu'on ne le croit. Mais il faut bien constater - nous en verrons d'autres exemples, sans parler des plus tragiques que je ne peux citer - le formidable besoin de père des enfants français.

Je ne parle pas de ceux dont le père est mort. Ce ne sont pas les plus à plaindre. Je le dis avec toute l'émotion et le respect que l'on peut éprouver pour des enfants qui ont perdu leurs parents : mieux vaut un père mort dont on peut être fier qu'un père vivant·et méprisable. Ce n'est pas là une noble sentence morale, une maxime à la Corneille. Je le dis parce que je l'ai VU. J'ai connu beaucoup d'orphelins de père. Quand le père était de valeur, quand la mère est estimable, ce sont des enfants remarquablement équilibrés et qui possèdent ce qui manque à beaucoup d'autres : l'énergie et le sens du devoir. Tout se passe comme si le père mort était toujours vivant, comme si son action se prolongeait, fort loin au-delà de sa vie. Inversement si l'enfant ne peut pas être fier de son père, mieux vaut de toute façon que le père soit mort  : le fils n'aura pas sous les yeux ou dans la pensée cette honte vivante, qui le désespère. Là encore, ne croyez pas à l'outrance. Je pourrais conter l'histoire de ce pseudo-dur de dix-neuf ans, voyou de bonne famille particulièrement pénible (et dont le père s'occupait beaucoup), inondant soudain le parquet de ses larmes parce que je lui avais demandé : C'est avec ton père que ça ne va pas ? (ce qui lui avait peut-être fait du bien sur le moment, mais n'avait rien changé par la suite, contrairement à ce qu'on peut penser).

Il faut en prendre son parti. Les enfants français ne savent pas encore se passer de père. Il serait urgent qu'ils s'adaptent - ou que les pères reviennent.

 

 

III. Destruction

 

Je suis de ceux pour qui être psychologue est une qualité, non une profession. Cette qualité, je l'ai. Je suis psychologue-adjectif, non psychologue-substantif. Je sens bien par exemple que les lignes que j'écris ne plairont pas à tout le monde. Et j'en suis assez peiné.

Donc j'ai cette qualité. Ne vous récriez pas. Ne l'auriez-vous pas ? Avez-vous déjà trouvé quelqu'un qui pense ne pas l'avoir, même parmi ceux qui manifestement ne l'ont pas ?

Car c'est un fait : il en est qui se trompent. Admettons donc au pire que je me fais comme beaucoup d'autres des illusions. Mais ne sont-elles pas sur ce point indispensables ? Si d'aventure quelque psychologue de profession, par modestie ou par lucidité, se persuade qu'il n'est pas "psychologue-adjectif", n'aura-t-il pas le sentiment qu'il lui manque beaucoup, et même l'essentiel ?

Or à cette psychologie-instinct, irremplaçable pour s'occuper des autres, la psychologie-science fait beaucoup de mal, et d'autant plus de mal qu'elle donne l'illusion de la remplacer. Elle la détruit ou elle prend sa place : elle fait croire que l'autre n'est pas utile et que le bon sens s'apprend dans les livres.

Cette science ou pseudo-science (la ligne de démarcation est bien difficile à tracer) est funeste pour deux catégories ou plutôt par l'intermédiaire de deux catégories de gens.

Elle l'est avec ceux qui manquent de l'infrastructure de culture générale suffisante pour supporter le choc  : parents vaguement cultivés, psychologues formés en deux coups de cuiller à pot, assistantes sociales débordantes de bonne volonté et de confusion ... et qui, plongeant sans préparation dans ce monde affolant où il est nécessaire de prévoir des paliers de décompression, sont grisés par l'ivresse des profondeurs intellectuelles auxquelles ils croient avoir accès pour ainsi dire directement, sans entraînement préalable, en court-circuitant tous les autres cantons de la culture.

Elle est funeste aussi avec ceux qui, trop entraînés au contraire, sont devenus des spécialistes à œillères, engoncés dans un vocabulaire, hypnotisés par "le cas", si passionnés de science qu'ils n'éprouvent pas d'intérêt réel pour l'être humain dont ils s'occupent. Gagnés eux-mêmes par cette étrange contagion de l'instabilité psychique, ceux-là perdent de vue les ensembles, les impératifs de la vie en société, ainsi que ses difficultés. Ils sont devenus progressivement incapables - ou peut-être l'étaient-ils à l'origine - de comprendre qu'il y a des mesures d'ordre général à prendre, qu'il faut souvent pour conduire une collectivité faire rentrer dans le rang, rassembler les fils, serrer la vis quand la mécanique prend trop de jeu, et que les traumatismes de Zéphyrin Z ... quelquefois, aussi dramatiques qu'ils soient, deviennent soudain dans la vie d'un groupe d'une très faible importance ; bien plus que, si on laisse faire, on ne rend même pas service aux Zéphyrins à la dérive. À la limite il faut choisir de s'intéresser à Zéphyrin ou à son déséquilibre. Moi j'ai choisi Zéphyrin.

C'est pourquoi des mesures comme celles qui prévoient le recrutement de psychologues scolaires parmi le personnel enseignant, déjà trop peu nombreux, constituent à mes yeux une erreur monumentale, heureusement suivie de peu d'effet. Certes, psychologues pour psychologues, mieux vaut qu'ils aient enseigné. Mais plutôt que des psychologues qui aient enseigné, j'aimerais mieux des enseignants qui soient psychologues.

Je ne saurais emboîter le pas à tous les proviseurs mes collègues qui réclament à cor et à cri la multiplication des psychologues. Sans doute submergés non seulement par la marée montante de la jeunesse mais par les exigences nouvelles d'un public mis en condition, ils ne savent à quelle planche s'accrocher.

Il y a, je le sais, des psychologues compétents et raisonnables, à qui de l'autre rive j'adresse un salut amical. Mais où allons-nous si nous les laissons proliférer ? Quelle proportion adopter ? Où s'arrêter ? Un par département ? un par secteur médico-scolaire ? un par établissement ? un par "quartier" dans un même établissement ? un par classe ? Allons, ne lésinons pas  : un par élève. Quand on s'occupe des affaires des autres, c'est fou le temps qu'on y passe !

À la limite il faudrait une personne à temps complet pour s'occuper des affaires de chacun. Ce sera la matérialisation de l'ange gardien, l'incarnation de ce qu'on appelait la conscience. Mais qui servira d'ange gardien au psychologue ?...

Le psychologue existait déjà avant qu'on l'invente  : c'était le curé. Sa formation scientifique était rudimentaire, mais il fallait déjà être fort pour s'en passer. D'où l'expression "esprit fort".

Maintenant nous avons une version moderne du confesseur. La confession envahit le domaine laïque et simultanément les secrets, qui étaient à leur place dans les confessionnaux, sont portés sur la place publique. La notion même de secret se dissout. La chose-privée-qui-ne-regarde-pas-les-autres n'existe plus. Mais le besoin de se confier, de se raconter à un autre est toujours entouré de la même auréole religieuse.

La psychomanie remplace la religion. Mais du coup la psychologie devient religion. Et l'attaquer, c'est blasphémer.

Je ne suis pas certain que notre confession laïque apporte aux patients le secours et le réconfort qu'apportait et qu'apporte encore aux croyants la confession religieuse.

Je ne suis pas certain que les nombreux services parascolaires qui entourent, et qui entoureront toujours davantage l'élève  : BUIC, OSP, centres psychopédagogiques, assistance sociale... déterminent d'une façon satisfaisante ses aptitudes et son avenir. Le feraient-ils du reste que je serais aussi inquiet de voir son avenir fixé d'une façon quasi mécanographique ou à la façon d'un distributeur automatique. En revanche je suis certain que de nombreux parents seront trop heureux de se retirer, de laisser les décisions à d'autres, de renoncer au rôle antique des géniteurs et à une conception après tout peut-être périmée de ce rôle.

Or, il faut l'avouer, les personnes que l'on n'a pas de peine à conseiller sont celles qui savent ce qu'elles font et ce qu'elles ont à faire ; celles aussi qui viennent seulement se faire conseiller par d'autres ce que de toute façon elles ont déjà choisi. Il n'y a pas de quoi en tirer gloire, mais les questions se règlent bien plus facilement quand il n'y a pas de question, c'est-à-dire quand on trouve chez un enfant et chez la famille un terrain un peu solide. Dans le cas contraire, psychologues de tous les pays, je crois à votre bonne volonté... Mais à l'occasion, vous avez bien voulu me le dire vous-mêmes  : votre science est impuissante. Voir clair n'est pas si difficile. Mais avoir une action ? trouver une solution ? quand j'aurai découvert pourquoi cet enfant n'est pas équilibré, le père s'arrêtera-t-il de boire et fera-t-il quinze ans de marche arrière ?

Enseigner, c'est d'abord apprendre à l'enfant que B suivi de A = BA et que 2 + 2 = 4, même si la mère fait le trottoir et si le père est saoul tous les soirs. Au moins il aura quelque chose à quoi se raccrocher.

Tout le reste est non pas littérature, mais psychanalyse.

 

 

IV. Défauts psychologiques du système

 

[…] D'abord nous n'avions jamais pu éliminer une certaine psychologie de la revendication qui se nourrissait de ses propres succès. Pour nous les revendications des élèves et leur éventuelle satisfaction n'étaient qu'une amorce pour aller plus loin et plus haut. Pour les élèves c'était un petit terminus qu'ils réinventaient constamment en le reculant ou en le déplaçant. De même que les nations évoluées chez qui le confort engendre l'insatisfaction ou l'ennui, arrivent à être quelquefois plus malheureuses que les peuples pauvres, de même ils ne trouvaient pas dans l'amélioration de leur condition le bonheur qu'ils en attendaient, parce qu'il aurait fallu en effet y ajouter "autre chose". Intoxiqués par une société qui confond bonheur et machine à laver, ils pensaient en termes de confort, comme les grands, ce qui ne menait pas loin. Ils ne savaient pas faire déboucher la satisfaction de leurs besoins vers un véritable progrès, ou nous ne savions pas les y conduire.

De notre côté, nous étions, avec les élèves ou avec certains parents, trop souvent prisonniers du bien que nous voulions faire. Quand on se met à faire le bien, il n'y a pas de fin. Les bénéficiaires demandent toujours davantage. Puis ils exigent. Le jour où vous vous arrêtez, parce qu'il faut bien atteindre une limite, l'obligé vous en veut beaucoup plus que si vous aviez dit non dès le début. Paire le bien est un cercle vicieux.

Notre élevage était en outre trop divers. Des élèves hétérogènes ne peuvent pas et ne doivent pas être traités de façon homogène. C'est vrai en pédagogie : pour le latin, le calcul et l'éducation physique. C'est vrai aussi dans la vie d'un groupe, la discipline d'un internat, la marche générale d'un lycée : pour le manger, le boire, le dormir, la toilette, les loisirs, les mœurs, la vie. Qu'un tronc commun intégral puisse exister jusqu'à l'âge de quinze ans dans certains pays est une chose que je n'arrive pas à m'expliquer. Nous avions une variété extrême de catégories. Les différences d'origine, d'éducation et de capacités n'étaient pas moindres. Notre éventail allait du lauréat au concours général au petit montagnard entrant en 1e année du centre d'apprentissage après échec au certificat d'études, qui reculait de deux pas quand on lui adressait la parole avec bienveillance. Celui-ci malgré l'optimisme de nos modernes pédagogues avait peu de chances, il faut le dire, de révéler autour de sa seizième année des aptitudes imprévues. Il attendait obstinément de retourner à l'état sauvage. En fait il ne le quittait guère : quand on le revoyait quelques années plus tard, on n'avait guère d'illusions sur notre efficacité.

J'avais essayé de fondre le tout dans un vaste creuset et de différencier les individus à l'intérieur d'une unité d'ensemble : à chacun suivant son âge, ses possibilités, ses goûts. J'avais systématiquement brassé climatiques et régionaux, petits et grands, garçons et filles, "lycée" et "techniques", internes et externes. Mais des courants parallèles au sein du brassage s'étaient créés ou s'étaient perpétués, dont les eaux ne se mélangeaient pas. Et une grande partie des élèves, surtout les externes et demi-pensionnaires du lycée technique et du centre d'apprentissage - d'une origine sociale traditionnellement plus modeste, quoi qu'on fît - échappaient totalement à nos efforts culturels extra-scolaires. C'était pour eux lettre morte : ils considéraient que cela ne leur était pas destiné. L'idée de faire du lycée une sorte de vaste Maison de Jeunes sans classes sociales, de faire assister les enfants de toutes origines à des concerts ou à des débats, de les faire participer à des chorales, jouer aux échecs, au ping-pong, comme cela se passe en d'autres pays, cette idée à laquelle j'avais pensé se révélait impensable.

Ils étaient même imperméables au style que je donnais plus ou moins volontairement à la maison. Ils me considéraient d'instinct comme ce que j'étais sans doute resté malgré mes efforts : un bourgeois et un intellectuel. Ce style n'était pas le leur. Il ne les touchait même pas. Je pouvais me rapprocher d'eux : "ça ne prenait pas".

Était-il seulement possible de mobiliser une collectivité nombreuse pour une œuvre d'ensemble positive en l'absence de circonstances particulières ou dramatiques, au sein du quotidien le plus banal ?

La haine de l'autre était-elle le seul ressort efficace de l'activité sociale des groupes, de toutes les indignations, de toutes les colères collectives ? On était à regret obligé de le croire. À ce moment tout devenait plus clair, y compris le maintien et le culte de la Brimade dans les Grandes Écoles. Pour cimenter un esprit de corps profond, durable et noble, il fallait le fonder sur la Saloperie. Les grandes causes, c'était pour après. Au départ il en fallait de très, très petites, avec si possible un léger caractère d'ignominie.

Mais ces raisons étaient encore indépendantes des mesures que nous avions adoptées. Ce qui importe davantage, c'est de savoir pourquoi les forces nouvelles que j'avais tenté de susciter n'étaient pas parvenues à équilibrer ces forces contraires connues que nous voulions annihiler. Quelles étaient les raisons psychologiques d'échec qui tenaient au système lui-même ? Nous arrivons ici au cœur du problème.

Avant de les indiquer, une dernière précision : il était évident - c'est un point sur lequel nous ne reviendrons plus, mais qui est capital - que les raisons que je vais donner, inhérentes au système lui-même, auraient été beaucoup moins valables, ou plus du tout, si certaines des précédentes, purement "contingentes", n'avaient pas existé : qualité du recrutement et progression excessive des effectifs. Les défauts du système, pour certains qu'ils fussent, auraient pu être dans un autre contexte non pas abolis, mais contre-carrés. La responsabilité foncière de l'échec ne leur revient pas.

À cause de ses défauts, le système a été impuissant à compenser les autres raisons d'échec. Mais ce ne sont pas ses défauts qui ont fait l'échec.

Eh bien d'abord le système était trop dur. Il était imprudent de faire appel à la responsabilité. Le régime le plus dur est celui qui laisse l'homme face à lui-même, sans la possibilité de rejeter la faute - ou simplement de s'appuyer - sur d'autres. C'est vrai aussi pour l'enfant.

Je revois dans mon bureau cet élève de classe terminale me disant sans détours que le régime était beaucoup plus dur qu'avant : beaucoup plus dur depuis qu'on supprimait autant qu'on pouvait les punitions, qu'on leur donnait des responsabilités, qu'on élargissait le carcan, qu'on visait à le supprimer. Cet élève ne faisait plus partie du Lycée. Nos relations s'étaient refroidies, au moment de nous quitter, parce qu'il avait volé de l'essence dans une voiture et que la police avait eu à s'occuper de lui. Bien que l'affaire se fût passée après la distribution des prix, j'ai l'esprit tellement étroit que la chose m'avait déplu et que j'en avais tenu rigueur au garçon. Celui-ci était, je crois, sincèrement désolé. Moi aussi. J'étais, et je suis toujours, persuadé qu'il avait sinon de la qualité du moins des qualités. Un certain manque de volonté aussi… Pour celui-là aussi je connaissais - de loin - la situation de famille. Mais la dernière chose à faire eût été de passer l'éponge au nom de cette soi-disant compréhension qui a fait tant de mal à l'enseignement français depuis quelques années. Il trouvait le régime dur, il avait raison. Il était plus dur d'insuffler vie à ce système que d'alimenter un scooter.

Un grand nombre d'enfants et surtout de jeunes gens était inférieur et se sentait inférieur à ce qu'on attendait d'eux. J'avais compté sur l'exaltation pour les grandes causes, que cet âge permet d'espérer. Quelquefois le résultat était plutôt opposé : le sentiment confus d'être inférieurs à l'attente n'arrangeait rien. Du coup ils se voulaient inférieurs pour sauver la face, sentant qu'ils y arriveraient bien plus facilement, et ils sortaient par l'autre bout.

Pour certains, c'était plus que dur : c'était impossible. Pour de nombreux enfants, il faudrait dire : pour des enfants toujours plus nombreux, leur parler liberté, faire appel à la raison ou les laisser en face de leurs responsabilités, c'était comme si on avait dit à un nouveau-né en partant au spectacle : "Débrouille-toi, nous sortons. Tu changeras tes langes tout seul. " En réalité nous ne sortions pas, nous n'allions pas au spectacle. Mais ils ne voyaient pas la différence.

Je n'avais jamais beaucoup aimé les parents qui répétaient à leur fils : "Tu vois, je te fais confiance, tu es un petit homme! Je te mets en face de tes responsabilités, etc. " ni inversement ceux qui disaient : "Mon fils, c'est un copain. On rigole ensemble. Il me dit tout, etc. " (ils ne disaient jamais : Je lui dis tout). Attitudes en fait identiques sous les apparences apparemment divergentes du père noble et du petit rigolo, car il s'agissait dans l'un et l'autre cas d'abolir la différence d'âge par une manœuvre dépourvue d'avenir : soit en hissant l'enfant à l'âge de l'homme, soit en descendant soi-même à l'âge de l'enfant. On aura beau faire, il y aura toujours, dans l'état actuel des choses, une différence d'âge très sensible entre les parents et les enfants : en mettant les choses au mieux, seize ou dix-sept ans, ce qui n'est pas négligeable.

Les enfants dans les deux cas n'ont pas besoin de l'avis d'un psychologue professionnel pour considérer l'attitude de leurs parents comme une démission, plus ou moins colorée de beaux prétextes. Et ils n'ont pas tort.

Or les éducateurs qui, même en se gardant, comme c'était notre cas, du blablabla et du prêchi-prêcha, font appel à la responsabilité des élèves, agissent un peu comme ces parents qui ont toujours à la bouche : "Tu es un petit homme» ou "Mon fils, c'est un copain". Cependant, comme chez nous il ne s'agissait pas de démission, mais exactement du contraire, les enfants ressentaient cette dualité comme une contradiction. La pagaille et le laisser-aller leur auraient paru plus logiques.

Ils ne se rendaient pas compte que cette marge de liberté qu'on leur laissait, qu'on tenait à leur laisser, ce "jeu" dans la mécanique, soigneusement entretenu et limité, donnait beaucoup plus de peine et de soucis, de travail et de risques qu'un assemblage de vis bien serrées. Si on le leur disait, ils n'y croyaient guère. S'ils le sentaient confusément, ils préféraient ne pas se l'avouer ou l'oublier rapidement. De toute façon, ce n'était pas leur affaire ; c'était la nôtre.

Apprendre les choses par eux-mêmes, voler de leurs propres ailes, se former par leur expérience plutôt que par la nôtre, c'était souvent la dernière chose qu'ils désiraient. En fait, et de plus en plus, ils ne demandaient qu'à faire confiance, même en faisant mine de résister. Il fallait qu'on leur dît quoi faire et quoi penser. De là vient qu'ils ne pouvaient plus rien apprendre sans professeur ou sans moniteur, fût-ce le ski, le patin ou le ping-pong, et qu'ils devenaient toujours davantage incapables de travailler seuls l'anglais ou les mathématiques.

Si on les laissait trouver par eux-mêmes, cette générosité ne pouvait être que démission ou forfaiture. C'était à nous de leur dire ce qu'ils devaient faire et penser, comment ils devaient vivre, - même s'ils renâclaient. Ne pas le leur dire, c'était manquer à notre rôle. Et si en fait on leur indiquait quand même des directions, si on intervenait quand ils atteignaient les barrières, si on les aiguillait sans avoir l'air d'y toucher, c'était de notre part ruse et paternalisme.

Dès les premiers temps, j'avais été frappé par le fait que le système ne réussissait pas à tout le monde, que pour certains il était plus nocif que bienfaisant. On n'avait aucun ennui - il n'était guère exaltant de le constater - avec les 90 % d'élèves qui dans n'importe quel système n'en auraient pas donné. Mais c'était précisément les autres que j'aurais voulu entraîner ou à défaut neutraliser. Or ces derniers étaient plus dangereux avec les coudées franches et dans un climat de liberté. Du reste ils n'aimaient pas la liberté. Ils ne la voyaient même pas. Du coup on ne pouvait même pas dire que les résultats étaient insuffisants ou décevants : ils étaient mauvais. Loin d'être ramenés, ratissés, intégrés, les "10 %" se dirigeaient de l'autre côté que du côté souhaité.

Je crois bien aussi que dans de nombreux cas, malgré notre méfiance à son égard, nous faisions plus ou moins de psychanalyse sans le savoir, ainsi que Monsieur Jourdain de la prose, et que, comme le dit Freud, le "malade" nous opposait pendant toute la durée du "traitement" une résistance violente et opiniâtre dans la mesure où il sentait qu'on voyait clair en lui ou même qu'on lui faisait du bien. Cette résistance ne compromettait pas du tout le succès de son traitement à lui. Son opposition n'était pas un mauvais signe. C'était peut-être même un bon. Pas du tout signe en tout cas que nous n'avions pas d'action sur lui. Au contraire. Mais elle était gênante pour la bonne marche de la collectivité, surtout si le "malade" était tiré à cinquante exemplaires.

Leur amour ou leur haine, c'était un peu pareil. Malheureusement la haine était a-sociale. La psychanalyse est un traitement terriblement individuel.

Régime plus dur non seulement parce qu'il laissait trop d'initiative à des élèves qui n'étaient pas capables d'en avoir (et certes la règle du jeu était bien de leur procurer cette faculté d'initiative, mais le succès n'était pas assuré…), mais aussi parce qu'il avait le don d'augmenter de façon considérable la gravité des fautes. Si l'on veut le bien des gens avec trop de ferveur, on est amené un jour ou l'autre à leur couper le cou.

On sait que dans le monde scolaire - et ailleurs - la même action, même infime, peut être suivant les circonstances d'une gravité très différente. Un élève qui bavarde avec un camarade et qui se fait rappeler à l'ordre, cela n'a aucune importance. S'il bavarde pour la quatrième fois après trois rappels à l'ordre, c'est plus grave. Lorsqu'il le fait avec l'intention manifeste de provoquer le maître, la faute est objectivement la même ; elle est en fait toute différente parce qu'à la faute insignifiante : le bavardage, qui n'en est même pas une au sens moral du mot, mais une simple gêne pour le professeur - que celui-ci signale à l'élève - s'ajoute l'intention de nuire, l'ostentation de mépris, l'hostilité délibérée, le défi, l'épreuve de force.

C'est ce qui permet à l'occasion aux parents aveugles ou de mauvaise foi de présenter les punitions de leurs enfants sous un jour burlesque : "Une consigne à ma fille parce qu'elle a regardé par la fenêtre ! C'est ridicule, etc." L'histoire ne dit pas que la péronnelle a regardé par la fenêtre ostensiblement après trois autres actions provocatrices à seule fin de bien montrer au professeur dans quel mépris elle le tenait, ou d'accomplir une action héroïque aux yeux de ses camarades.

C'est pour cette raison, inversement, que le professeur pourvu d'un soupçon de persécution ou prévenu contre un élève - cela se voit - pourra toujours ajouter une intention à l'action la plus anodine et par là transformer en faute ce qui n'en est pas une. Source de discussions sans fin si l'on se mêle de régler ces litiges. Tout ce que l'on peut constater, c'est qu'ils se produisent bien rarement, ou jamais, avec les très bons professeurs. Mais la recette pour les éviter ne se trouve dans aucun livre - et si elle s'y trouvait, la difficulté serait de l'appliquer.

Or c'était là peut-être le plus gros défaut du système que nous avions adopté avec les élèves de l'an I : il transformait la faute en défi. Bien que nous fissions très peu appel aux vocables "confiance" ou "loyauté", soucieux de nous attacher aux actes plutôt qu'aux mots et d'instaurer réellement confiance et loyauté au lieu d'en parler, il n'était pas douteux que le système reposait sur ces belles vertus. Aussi était-ce merveilleux, plus merveilleux qu'ailleurs, lorsque tout allait bien. En revanche quand les choses allaient moins bien, la faute était toujours plus grave qu'elle n'eût été dans un contexte ordinaire de sanction impersonnelle : le système donnait à toute faute un tour agressif, la chargeait d'un supplément d'intention, non pas par une susceptibilité particulière des dirigeants (qui pouvait à l'occasion exister aussi), mais par la nature même des dispositions adoptées. À la faute banale, objective et insignifiante, qui méritait une sanction par application impersonnelle du règlement pour la bonne marche de l'ensemble s'ajoutait automatiquement le défi ou le sabotage. Et très souvent c'était vrai.

On se trouvait pris dans une alternative : ou bien "laisser tomber" et sombrer dans l'impuissance ou l'indifférence, ou alors réagir et donner par là à la faute une importance qu'elle n'aurait pas eue dans des conditions traditionnelles et que peut-être elle ne méritait pas.

Il eût fallu pour ligoter les fâcheux une prise de conscience très aiguë, précise et constante de tous les éléments valables de l'internat, lesquels étaient souvent les moins actifs sur le plan social. En revanche les élèves moins sains pour des motifs qui, je le sais, ne leur incombaient pas, mais qui n'en étaient pas moins efficaces, trouvaient dans ce petit jeu de provocations de quoi meubler le vide moral de leur existence. Au besoin d'anarchie si vif à cet âge, même quand il est factice ou provoqué par un dépit provisoire, je donnais un objectif, je fournissais une cible. Ils avaient quelque chose à démolir à leur portée, tout près. La politesse elle-même, cette action du dehors sur le dedans prônée par Alain, ils étaient nombreux à la ressentir comme une violation de domicile. Lorsque je leur disais que rien n'est plus beau que la jeunesse quand elle est propre, c'était pour eux provocation, parce qu'ils se sentaient sales, qu'ils regrettaient de n'être pas propres, et qu'en eux l'énergie n'avait pas été mise en place qui leur eût permis de changer. À leur agressivité j'avais voulu enlever les prétextes. Ils me le pardonnaient d'autant moins que je leur avais laissé les raisons - contre lesquelles je ne pouvais rien.

Il ne s'agissait plus de chahuteurs qui se créent un personnage, se rattrapent comme ils peuvent, "compensent" et cherchent à épater la galerie. Le mal était plus foncier : c'était devenu de la haine. Ils avaient largué les amarres avec leur famille, ou les familles avec eux. Souvent ils ne leur écrivaient plus, et réciproquement. Ils ne pensaient plus à elles. Ils ne les haïssaient que lorsqu'ils les voyaient, ou qu'ils en revoyaient les morceaux. Le reste du temps, elles avaient disparu du champ de leur conscience. Mais nous, nous étions là, disponibles. Nous étions mieux que la réserve : nous étions en première ligne.

Ils n'avaient personne à qui se raccrocher. Que le lycée. Mais ils n'imaginaient pas de se raccrocher autrement que par des réactions d'hostilité. Leur enlever leurs motifs de désespoir - ou essayer de le faire -, tel était le crime qu'ils ne pouvaient pardonner. Ma tentative les occupait au point de mobiliser le peu d'énergie qu'ils avaient. (d'où leur assiduité aux réunions du mercredi - 13 heures). Certes je ne pouvais pas dire qu'elle passait inaperçue : ils n'avaient de cesse qu'ils ne l'eussent abattue. Et à partir du moment où la prise de conscience collective faisait défaut, l'abattre était - c'est le cas de le dire - jeu d'enfant.

On les rattachait au monde par tous les bouts. Ils n'en conservaient qu'amertume et rancœur. Demandaient-ils à être rattachés au monde ? Ils flottaient dans les airs, sans consistance et sans pesanteur. On leur avait ouvert des mondes merveilleux, on les avait aiguillés vers toutes les beautés, on leur avait donné des clés pour toutes les portes : le ski de printemps, Chopin ou Jean-Sébastien Bach, la métaphysique, Molière, le patinage artistique, À la recherche du temps perdu, le jeu d'échecs, Victor Hugo ou Shakespeare, la vie des marmottes, Mozart, la camaraderie des sports d'équipe, Verlaine, la pêche au lancer, le monde de la pensée… Je ne leur demandais pas d'être altruiste, mais de voir où était leur véritable intérêt, d'être égoïste avec discernement.

Mais pour eux toutes les portes ouvraient sur le vide : leur seul objectif, c'était d'attendre avec prudence et impatience l'instant où ils pourraient en fin d'année déclencher un chahut ou "faire un coup", à l'époque où, submergés de travail et titubants de surmenage, nous n'aurions plus ni le temps ni les moyens de sévir.

Celui-ci au réfectoire guette l'instant où le pion - leur frère - repart dans l'autre sens pour déclencher anonymement à sa table Nini peau de chien, innocente romance à laquelle nous sommes bien obligés d'accorder valeur de défi puisque c'est celle que les chanteurs lui donnent.

Celui-là dans la cour guette l'instant favorable pour subtiliser le ballon des petits et l'expédier très haut d'un coup de botte vigoureux, si possible dans les vitres du 3e étage.

Pour d'autres l'objectif est de dévisser patiemment les robinets de lavabos, de coller du chewing-gum sur le battant de la sonnerie électrique, d'inscrire une insulte au tableau d'affichage en regardant furtivement à droite à gauche, de percer des trous avec un poinçon dans le tuyau de plomb de la chasse d'eau pour que l'utilisateur s'arrose en tirant la chaîne… Ô noblesse ! Ô élévation de pensée ! Ô culture humaniste, fine fleur de notre civilisation !

Celui-ci pendant un déplacement sportif en autocar jette une bouteille sur la chaussée par la fenêtre. Celui-là crache dans les commutateurs pour qu'on s'envoie du courant dans les doigts. Cet autre arrache la chaîne et la poignée des W.-C. et les jette dans la cuvette de manière à gagner sur les deux tableaux : boucher les cabinets, empêcher de tirer la chasse.

Celui-là, dans la paisible solitude des W.-C., écrit le mot de Cambronne sur la cloison avec un pinceau trempé dans la matière adéquate. Et ici, lecteurs normalement constitués qui d’aventure me lisez, je vous demande un petit effort d'imagination. Essayez de vous mettre par la pensée dans la peau du peintre, de reconstituer ses dispositions affectives ou, si le mot n'est pas trop fort, son état d'âme. Essayez de vous imaginer dans votre asile aux prises avec votre composition artistique. Quels mobiles peuvent vous animer ? Il faut des motifs sérieux pour écrire ce mot dans cette retraite et avec cette peinture. Bien sûr, vous n'êtes pas heureux. Mais au moins cet endroit est paisible : vous profitez de cette solitude verrouillée pour afficher votre naïve et nauséabonde cosmogonie. Pour en arriver là, il faut penser. C'est le moment de dire avec Guillaumet, le compagnon de Mermoz : Ce que j'ai fait là, une bête ne l'aurait pas fait. Ma foi ! quelle est la bête qui songerait à cela ? Il faut être homme pour y penser. Les bêtes ne savent même pas écrire. Allons ! voilà que je deviens moi aussi copro-technicien !

Cet autre vole la clé de secours du dortoir dans la vitrine où elle est accrochée. Bien entendu elle ne lui sera pas particulièrement utile. Mais on ne sait pas : elle peut servir. Et surtout il faut piétiner, d'une manière anonyme et efficace, tout ce qui est organisation sociale et prévention attentive.

Celui-là fait de même, mais - raffinement appréciable - en remplaçant la clé absente par une autre clé de même apparence, afin que personne ne s'en avise, prenant d'un cœur léger - ou d'un cœur lourd, qu'en sais-je ? - le risque de faire griller dix camarades pêle-mêle dans un cul-de-sac en cas d'incendie. Du coup la présence d'une clé de sécurité devient beaucoup plus dangereuse que son absence, parce qu'on croit qu’elle existe. Cette fois nous y sommes : les choses n'ont plus aucun sens, la sécurité devient un danger supplémentaire… Il n'a pas fait cela par inconscience, mais au contraire parce qu'on a eu l'imprudence d'attirer l'attention des élèves sur ce point, de souligner que celui qui volait une clé de sécurité était plus qu'un voleur : un criminel. C'est parce que nous avons insisté là-dessus qu'il a volé. Défi ! défi ! défi ! défi à longueur de semaine, de mois, d'année. À perte de vue… Anonymement… Défi et sottise, car l'Imbécile inconnu ne souhaite nullement faire griller ses copains. En cas de pépin, quel admirable dévouement serait le sien !...

Mais en attendant le malheur, voilà les clés qui les intéressent. Je suis saoulé de salauds…

 

© Textes extraits de André Rouède, Le lycée impossible, Éditions du Seuil, collection Esprit "La cité prochaine", janvier 1967

 


 

 

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"Nous avions toujours davantage, parmi les présumés normaux, des adolescents désaxés par la nervosité et l'instabilité de notre temps, braves garçons qui pouvaient être féroces, méchants garçons qui pouvaient être bons, personnalités falotes et tremblotantes se défoulant soudain dans un vandalisme que rien ne laissait prévoir, se vengeant de leur effacement dans des manifestations collectives, où elles trouvaient brusquement une personnalité nouvelle sans doute pas plus vraie que les autres, alternant l'engourdissement et l’excitation sans être jamais vraiment eux-mêmes. Mais avaient-ils un eux-mêmes ? C'étaient des individus qui n'avaient plus de chez eux. Ils semblaient souffrir d'une maladie de la volonté créée ou favorisée, comme le cancer, la poliomyélite ou la leucémie, par le monde moderne...".

 

"...Mais si vraiment ils devenaient eux-mêmes en disparaissant dans la masse, dans ce cas ils n'étaient rigoureusement RIEN, sinon des individus désaffectés en route vers le fascisme.
Des petits rhinocéros, prêts à être pris en main par la première organisation totalitaire venue..."

 

 

 

Lycée
impossible
"Mon intention était d'introduire dans la vie scolaire cette espèce de néo-fraternité que notre civilisation de masse a réussi, malgré tous ses défauts, à créer çà et là...
J'aurais voulu être le Jean XXIII laïque de mon microcosme. C'était trop ambitieux. Cette joie m'a été refusée... J'avais bien limité mes ambitions et ma circonscription. Je comptais (ingénuité !) que mon secteur ferait tache d'huile, déborderait - peut-être - en direction du monde extérieur, au lieu d'être envahi et étouffé par lui.
Je suis loin du compte. Mais il fallait essayer. Cette voie était-elle une impasse ? Ou une rue ? Oui une avenue ? Pouvait-on en s'enfonçant dans cette direction déboucher sur autre chose ?
C'était une impasse. Mais il fallait aller y voir...".

[A. Rouède, in Le Lycée impossible]

 

 

Accéder à d'intéressants compléments (articles rédigés entre 1960 et 1962 par André Rouède)