Quelques réflexions sans prétention sur le système des thèses de doctorat (littéraires). On y apprendra entre autres qu'en Algérie, les choses ne vont pas au mieux (dans ce domaine). Mais force sera hélas de conclure que l'Algérie indépendante n'est pas le seul siège du "triomphe croissant des incompétents, des parvenus et des titulaires de diplômes douteux, de doctorats bâclés, suite aux complaisances et au favoritisme"...

 

"Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait ? À quel titre ?
Qui te l'a dit ?"
[Tirade d'Hermione (Acte V, Scène 3), in Jean Racine, Andromaque, Paris, 17 novembre 1667]

"Un grand nombre de personnes se déclarent être contre la corruption et les systèmes défaillants, mais ils y participent au quotidien. Il faut trouver le courage de vivre en accord avec ses convictions, ses valeurs, et d’accepter l’éventualité d’avoir à en payer le prix. Bien sûr, les personnes qui bénéficient de la corruption ne vont rien faire pour s’y opposer. Mais ceux qui aimeraient changer le système et n’ont pas le courage d’agir doivent se demander ce qui les bloque dans leur élan."

[Marie-Alix de Putter in Réforme n° 3816 du 12 septembre 2019]

 

 

Introduction

 

En ai-je suivi, sinon toujours écouté, des soutenances ! Soit par curiosité intellectuelle, soit pour raison d'obligation. En ai-je subi, au prétexte d'une improbable UV de socio-linguistique (je me méfie davantage de la sociolinguistique que des prétendues "Sciences de l’Éducation"), des soutenances de mémoires sur la particularité de langues africaines dont je me demandais souvent si elles avaient seulement un commencement d'existence : le culot de l'impétrant (rétrospectivement, je pense au cas d'Omar B., dont il sera question infra) et l'épée de Damoclès de l'anti-racisme au-dessus du malheureux (et souvent peu compétent) enseignant, faisant le reste.

J'ai en tout cas gardé, je ne saurais dire pourquoi, le souvenir très vif d'une soutenance qui se transforma rapidement en pugilat (intellectuel). Cela se passait peu après le tragique incendie du 5-7 (dancing à Saint-Laurent-du-Pont) ou peut-être même après la mort du Général. À cause des cérémonies que l'on imagine, tous les cours de Fac avaient été annulés, mais pour je ne sais quelle raison, le déroulement de la soutenance, sans doute parce qu'elle avait été prévue de longue date, avait été maintenu. Nombre d'étudiants ou de curieux reportèrent alors leur inactivité forcée vers cette prestation, qui se déroula du côté de la rue Très-Cloîtres (à Grenoble), mais je ne saurais dire précisément où, dans une salle de type amphithéâtre dès lors bruyante et bondée. Je me souviens qu'il s'agissait d'un candidat assez candide, genre catholique de gauche, qui défendait en cette fin d'après-midi-là une thèse de 3e Cycle en Philosophie, consacrée au "Socialisme d'Emmanuel Mounier" - par la suite publiée en 1971 à Toulouse, chez Privat. C'était une thèse de 240 pages, dont la rédaction avait été dirigée par Michel Philibert (autre chrétien de gauche), pour moi évident gage de sérieux. Le jeune impétrant, sans doute un peu naïf car tout juste trentenaire, qui se nommait Michel B., introduisit le sujet puis fut soumis au gril habituel des membres du jury. Un des examinateurs, qui ne devait guère porter Mounier en  son cœur (l'auteur du Traité du Caractère, il est vrai, n'avait que mépris pour la caste universitaire, lui qui avait parlé, en 1932 de "la sale machine universitaire" !), lança des banderilles assez sévères ma foi : mal lui en prit, car la salle prit fait et cause pour le malheureux candidat, certes peu à l'aise mais soudain porté par toute une foule estudiantine, ce qui fit que la soutenance s'acheva dans le brouhaha, tohu-bohu à l'issue duquel le jeune B. devint docteur.

Mais cette soutenance assez truculente d'un candidat sérieux – qui jusqu'à ce jour, a poursuivi une carrière honnête et digne, et citoyen éclairé, continue à intervenir dans le débat sociétal ou autre -, ne doit pas nous dissimuler la réalité quasi-quotidienne d'une institution française largement aux abois, ce que révèle cruellement, chaque année, le Classement mondial des universités QS, et autres classements de Shanghai – réalité sur laquelle nous allons nous efforcer de soulever un coin du voile.

 

I. Fraudes et fraudeurs de tous acabits

 

1.1. - L'Immigration amère

Commentant dans un article du Monde (mai 2006) un petit ouvrage de Luc Bassong(1), C. Simon dresse le portrait au demeurant haut en couleur de "l'archétype africain du quêteur de visa". D'emblée, Bassong met les pieds dans le plat puisque, selon lui, "la France veut des cerveaux". Il va donc s'employer sans vergogne à s'en confectionner un : "J'ai cru entendre qu'il faudra présenter une collection de diplômes pour être considéré comme un cerveau et avoir le droit d'immigrer en France. C'est oublier que tous nos chefs d'État sont des analphabètes docteurs d'État. Si je me décide, chaque jour de la semaine, je peux moi aussi passer un doctorat avec mention "très honorable", pour peu que je graisse la patte à l'imprimeur. Lundi, je serais docteur en physique nucléaire, mardi, docteur en littérature générale et comparée, mercredi, docteur en ce que tu veux, et ainsi de suite. Je connais même une femme illettrée qui a eu tous ses diplômes, de l'école élémentaire au troisième cycle, le même jour de la même année. L'imprimeur avait oublié de changer la date du tampon".

La réalité dépasse la fiction.

 

1.2. - L'affabulation d'Omar B.

Trois années plus tard, en juillet 2009, le même quotidien du soir donna à lire une "Contre-enquête sur un affabulateur". Le journaliste, B. Hopquin, décrivait le parcours d'un Sénégalais clandestin, Omar B., particulièrement à l'aise sur les plateaux télé, qui avait su faire pleurer sur son sort(2). Malheureusement pour lui, et pour tous ceux qui l'avaient écouté (et plaint), le récit de ses tribulations était à peu près complétement inventé : même la Cimade n'accorda pas foi à son récit, c'est assez dire !

Bien davantage encore, l'un de ses compatriotes prouva qu'au moment où il situait ses "exploits" en France, Omar était en réalité étudiant en sociologie à l'université Gaston-Berger, à Saint-Louis du Sénégal ! Ce témoin ajoutait même : "Il est libre d'écrire ce qu'il veut, de faire gober des histoires aux Toubabs (Blancs), mais il n'a pas le droit de raconter des choses qu'il n'a pas vécues". Et voilà qu'on apprend le bouquet : le sieur Omar fut aussi étudiant (en pointillés) en France, tandis que le Parquet de Créteil avait son nom dans ses fichiers, pour une affaire de faux et usage de faux en écriture privée !

Tous éléments propres à doucher, peut-être (ne rêvons pas trop) l'enthousiasme des champions de la repentance !

 

1.3. - Diplômes et faveurs

Mais en réalité, la liste serait bien longue à établir - et à la vérité jamais exhaustive -, de tous les trafics, chez nous ou ailleurs, liés à l'obtention de parchemins universitaires. Rappelons donc quelques faits croquignolets.

Ainsi, en 2008, en Allemagne, un professeur d'Université, Thomas A., avait eu l'excellente idée d'aider près d'une centaine d'élèves doctorants à réussir leur examen : il réclamait en échange soit de l'argent (4 000 euro, tout de même), soit des faveurs sexuelles. Deux impécunieuses (au moins) n'avaient pas choisi la première alternative, comme le rapporte un écho du Dauphiné libéré du 31 janvier 2008.

Chez nous, ce fut mi-avril 2009 que fut découvert un vaste système de trafic de diplômes au sein de l'Université de Toulon (dont le Président, élu avec 70 % des voix, était par ailleurs à la fois un "élu du peuple" - conseiller régional - au sein de la majorité de gauche PACA et un méritant "issu de la diversité"). Ce trafic ne touchait, semble-t-il, que des étudiants chinois (650, une paille) ayant acquis leurs diplômes contre espèces sonnantes et trébuchantes. Le dit Président fut d'ailleurs dès l'abord exclu à vie de la fonction publique, ce qui est le moins - le Pénal venant plus tard, beaucoup plus tard. Mais ce qui est remarquable – ou préoccupant en l'espèce -, c'est le contenu du Courrier des lecteurs que cette révélation a suscité : car professeurs (rares) et étudiants (en grand nombre) commentant cet article, faisaient cas de nombreuses tricheries touchant quasiment l'ensemble des Universités ("Comment pouvons-nous tolérer que l'on vende des diplômes à des Chinois alors qu'on les donne aux étudiants français ?"). Il n'est, au fait, que de songer à la façon dont le baccalauréat est aujourd'hui distribué, tandis que certaines "élites" se félicitent que "le niveau monte".

Mais revenons à Toulon : le quotidien La Provence, du 15 décembre 2016 nous informait que l'ex-président de l'Université de Toulon - le sieur Laroussi O. -, condamné en première instance à de la prison ferme mais ayant bénéficié en appel du sursis, était relaxé des faits de corruption (son avocat se félicitant : "notre combat judiciaire de quatre ans a porté ses fruits"), avait cependant récolté une peine de deux ans de prison avec sursis pour usage de faux et détournement de fonds publics, et été condamné à 20 000 euro d'amende.

Quels beaux fruits, en effet, que ce combat judiciaire avait portés, s'agissant d'un triste individu ayant délibérément trahi les devoirs de sa charge de fonctionnaire d'État (devenu depuis "auto-entrepreneur" !), en bradant les diplômes délivrés dans l'Institut d'administration des entreprises de son Université (vendus près de 3 000 € pièce), et cueilli au passage les faveurs sexuelles de jeunes Chinoises (Dame, la chair fraîche, toujours) !

On se consolera donc comme on peut : car plus grave encore, ces faits nous venant d'Alger, fin février 2012, sous le titre sans équivoque "La banalisation du plagiat et le triomphe de la médiocrité au sein de l'université algérienne", avec ce commentaire : "Il n'y a aucune comparaison à faire entre ce qui se passe en Europe et chez nous. Là-bas c'est une fraude, on le fait en cachette et c'est condamnable. Chez nous, on distribue les diplômes, on fraude en plein jour et c'est toléré. Nos profs utilisent le plagiat et les élèves la fraude !"

Un certain Dr Dr Ahmed R. ajoutait, dans Le Quotidien d'Algérie : "Le plagiat et le remplissage sont le reflet fidèle non seulement d'une paresse intellectuelle flagrante, d'une quête facile pour l'obtention du diplôme pour le diplôme, signe de pur prestige, mais aussi et surtout une atteinte grave à l'image que l'on se fait du savoir et de la connaissance vrais".

Ainsi étions-nous mis au courant du plagiat comme sport national algérien, depuis le petit niveau des manuels scolaires ("il suffit de comparer les contenus des manuels scolaires et parascolaires algériens - en maths, par exemple - avec les livres édités à l'étranger, particulièrement en France"), jusqu'aux travaux de thèses, pompés sans vergogne. C'était par exemple le cas du directeur de l'Ufr Staps de l'Université de Montpellier I, qui expliquait, citations à l'appui, de quelle façon le travail de plusieurs de ses enseignants avait été dérobé, dans le cadre d'une "sordide affaire de plagiat", par un certain Dr Amar R. de l'université de Biskra. Rapportant cette triste affaire, l'auteur ajoutait que depuis son indépendance, l'Algérie était le siège du "triomphe croissant des incompétents, des parvenus et de titulaires de diplômes douteux, de doctorats bâclés, suite aux complaisances et au favoritisme". Et de conclure : "Le plagiat, et partant la dégradation constante du contenu de l'éducation, de l'enseignement et de la recherche dans notre pays ne sont pas des phénomènes étrangers aux rigidités des structures mentales et politiques de la machine d'État dont les rouages étouffent ou inhibent complétement l'esprit critique et les initiatives, individuelle et collective, susceptibles de transformer les énergies potentielles de la nation en des énergies cinétiques, c'est-à-dire en forces actives et créatrices de plus-value".

Une telle banalisation du plagiat n'est pas particulièrement réjouissante…

 

1.4. - Le CV "trafiqué" de Jean-Christophe Cambadélis

Mais revenons de ce côté-ci de la Méditerranée. En septembre 2014, l’hebdomadaire Le Point détailla le contenu de l’ouvrage d’un journaliste de Mediapart, “À tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient”. Ce journaliste, Laurent Mauduit – ancien trotskiste comme Cambadélis - y rapportait, après une enquête approfondie, les sordides comportements plagiaires de l'ancien haut responsable du P. S. Ce qui valait très largement les dérives algériennes dénoncées supra : le premier secrétaire du Parti socialiste aurait obtenu en 1987 un doctorat sans avoir le moindre diplôme universitaire ! Il aurait "fabriqué un faux diplôme universitaire pour pouvoir s'inscrire en thèse à Jussieu". Là, choisissant comme directeur de thèse le dénommé Fougeyrollas, membre comme lui du groupe trotskiste O.C.I. (Organisation communiste internationaliste), car on  n'est jamais si bien servi que par soi-même, il obtint une thèse de complaisance.

Notons ne passant que Mauduit ne s’intéressait pas spécialement à certaine affaire MNEF, pour laquelle Cambadélis avait été condamné par deux fois, en 2000, puis en 2006. Son enquête ne concernait que des faits antérieurs, et pas plus gratifiants.

En effet, le journaliste avait retrouvé la thèse de Cambadélis, consacrée au bonapartisme sous la Ve. Il la jugeait “très médiocre, grossière dans sa démonstration, reprenant sans distance ni nuances les analyses frustes de l'OCI sur le projet gaulliste d'association capital-travail, et les analyses caricaturales et sectaires d'Alexandre Hébert [membre secret de l'OCI et dirigeant de l'union départementale de FO] sur le corporatisme".

Mais le plus grave n'est pas là. Mauduit affirmait en effet que Cambadélis avait fabriqué un faux diplôme universitaire à en-tête de l'université du Mans pour pouvoir s'inscrire à Jussieu et choisir comme directeur de thèse Fougeyrollas. C'est ce dernier qui - selon des témoins retrouvés au cours de l'enquête -, assura à l'administration de l'université que Jean-Christophe Cambadélis lui avait bien présenté les pièces nécessaires à son inscription en doctorat. Une procédure totalement irrégulière et dont les mêmes témoins assurent qu'elle n'est "jamais arrivée avant, ni depuis".

Mais l'onction universitaire ne suffit pas à "Camba", selon le journaliste, qui révélait aussi que le futur premier secrétaire avait allègrement pillé les travaux de deux de ses "amis" pour publier son premier livre Pour une nouvelle stratégie démocratique. "Tout juste a-t-il pris la plume pour rédiger une brève introduction, dans un français approximatif, et une conclusion tout aussi rapide. Il a également reproduit sur une quarantaine de pages un extrait de sa thèse de doctorat. Le reste, c'est-à-dire les quatre cinquièmes du livre, il n'en a pas écrit une ligne", concluait Mauduit.

Cette reconnaissance universitaire et éditoriale, Jean-Christophe Cambadélis en avait besoin, selon le journaliste de Mediapart, pour grimper les échelons du PS. Rappelant ce qui était arrivé au grand rabbin de France Gilles Bernheim, convaincu de plagiat et qui reconnut qu'il avait usurpé son agrégation, avant de présenter sa démission, Mauduit concluait ainsi : cette histoire "en dit long sur le sentiment d'impunité des élus, de gauche comme de droite".

Mais plus scandaleuse encore que les fraudes de Camba, s'il se peut, est l'histoire abracadabrantesque de la thèse présentée et soutenue par la dame Élizabeth Teissier

 

1.5 - Le cas Hanselmann, dite Teissier

À l'été 2001, MM. Baudelot et Establet montaient (parmi d'autres enseignants) au créneau, pour dénoncer ce qu'ils nommaient "la braderie médiatique dont l'université Paris-V vient d'être le théâtre et l'actrice principale", qualifiée par eux de "faute collective, commise en connaissance de cause". Ils poursuivaient "en exprimant [leur] indignation devant cette mascarade mondaine", s'agissant d'une thèse "d'une médiocrité scandaleuse". Mais exposons les faits, assez graves pour avoir transformé ces dignes universitaires en féroces imprécateurs.

Germaine Élizabeth Hanselmann, dite Élizabeth Teissier, née le 6 janvier 1938 à Alger, avait tout d'abord exercé la profession de mannequin pour Coco Chanel, avant de s'établir comme astrologue (elle était l'astrologue attitrée de Télé 7 jours). Pour la petite histoire, notons qu'elle fut "conseillère astrale" du président Mitterrand (la rumeur publique lui ayant attribué, notamment après les affirmations de Guy Carlier sur France 3 en octobre 2004, des conseils beaucoup plus "personnalisés", et pas purement astrologiques).

S'agissant plus précisément de sa remarquable perspicacité "astrologique", rappelons que fin décembre 2010, elle prédisait à Dominique Strauss-Kahn une année 2011 "géniale" ; géniale absolument, en effet, l'inculpation en mai 2011 du Directeur du Fonds monétaire international pour agression sexuelle, qui fut pour lui le commencement de la fin.

Près de deux lustres auparavant, dans son ouvrage Horoscope 2001, notre astrologue avait indiqué que le 11 septembre, à cause d'une sorte de trêve due aux relais de Mercure (communication) et Vénus (charme et tolérance), serait  un "jour heureux pour les transports". Elle ne croyait pas si bien dire.

Mais tout cela n'est que roupie de sansonnet au regard de la vague de protestations indignées entraînée par sa soutenance, le 7 avril 2001 à Paris-V, d'une thèse de sociologie intitulée  "Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination/rejet dans les sociétés post-modernes" (dans son numéro du 11 avril 2001, Le Canard enchaîné, toujours prince sans rire, parla de la candidate comme d'une "diseuse de Sorbonne aventure", et mentionna le départ d'un auditeur en cours de cérémonie, trouvant que cette soutenance était "une farce"). L'impétrante, pour qui l'astrologie est "la reine des sciences" (sic), devenue Docteur en sociologie avec mention très honorable, crut s'en tirer en traitant ses contradicteurs (dont quatre anciens Prix Nobel, ce qui n'est pas rien) de rationalistes "attardés", et parla même de les traîner devant la Justice, car elle considérait que leurs critiques constituaient une "intolérable atteinte à la liberté d'expression".

Mais que disaient ces critiques ? Pour les résumer à grands traits, que cette thèse n'était "à aucun moment et en aucune manière une thèse de sociologie", mais un ensemble "de données anecdotiques et narcissiques", avec des propos "clairement a-sociologiques et anti-rationalistes exprimés dans un style d'écriture pompeux et creux". Dans Le Monde du 22 mai 2001, Alain Touraine quant à lui parlait de la "rouerie de l'astrologue", dont la thèse relevait plutôt "de la chronique journalistique" avec force potins mondains (entre autres, la relation des  rencontres de Dame Teyssier avec Mitterrand). Un autre enseignant, D. Desjeux, avait qualifié la thèse de "500 à 600 pages de marketing pro-Teissier" !

Qu'on le veuille ou non, cela mettait au premier chef en cause la responsabilité de son directeur de thèse, le sociologue Michel Maffesoli, et certains ne se privèrent pas d'avancer que la sociologie était un refuge d'enseignants-chercheurs dépourvus de rigueur et parfois très explicitement anti-rationalistes.

Quant au  professeur Armel Huet, il affirmait que "les mauvaises thèses sont un problème récurrent en sociologie" ; citant son cas personnel, il révélait qu'il lui était arrivé de refuser la direction de thèses, mais que d'autres collègues, moins regardants, avaient permis qu'il y ait soutenance.

Enfin, dans Le Monde du 2 mai 2001, le sociologue Jean Copans, sans aller jusqu'à prendre la défense de son collègue Maffesoli, demandait qu'on relativise les choses : selon lui, la dérive de la sociologie avait commencé bien avant la soutenance de la thèse Teissier. Et d'une façon générale, il s'interrogeait sur la valeur réelle des quelque 10 000 thèses soutenues chaque année en France : "dans le monde réel mais interlope des fausses directions, des fausses thèses et des faux docteurs, l'affaire du doctorat de Mme Teissier me paraît bien anecdotique"(3). Fermez le ban.

Peu d'individus, à l'honnêteté chevillée au corps, ont le courage de s'élever contre cet état de fait. Tel cet enseignant du Supérieur qui, en 2007, déclara qu'il quittait l'Université pour retourner enseigner en Lycée, dénonçant en particulier le "copinage" des commissions de recrutement [des enseignants candidats au Supérieur] : "La première raison de ma démission est que je n'assume pas la manière dont j'ai été recruté", écrivit-il dans Le Monde du 15 octobre, dénonçant aussi, s'agissant de ses anciens collègues, le "faible sérieux en matière de notation ou de suivi d'examen".

Pour en revenir à Dame Teissier, rappelons qu'elle avait annoncé son intention de porter plainte contre les rationalistes ; mais la Justice est lente. Et l'aboutissement de sa plainte fut, le 14 juin 2016, l'arrêt de la cour d'appel de Paris dans l'affaire Teissier/Wikipedia (la célèbre encyclopédie ayant repris l'ensemble des arguments des "rationalistes" contre la nouvelle Docteur) : "Considérant que pour déplaisantes que lui apparaissent les informations publiées sur ses prédictions dont les échecs ne sont pas discutés, ou sur les commentaires concernant ses diplômes, il ressort des débats que les propos tenus à l'égard de Mme Teissier ne sont pas insultants et relèvent plutôt de la libre critique, notamment de l'art divinatoire, exercée par les utilisateurs du site ; que dès lors le trouble invoqué n'est pas manifestement illicite justifiant ni les mesures sollicitées ni la provision à titre de dommages-intérêts sollicitée".

Quant à la plainte que Mme Teissier avait annoncé qu'elle portait contre Guy Carlier, elle est restée lettre morte. Comme celle, bien des années auparavant, dont un triste protagoniste de l'Affaire de Lurs avait menacé certains journaux.

 

1.6 - De la fraude artisanale à la fraude par Internet

Pour terminer sur ce point, on ne mentionnera que pour mémoire tous les scandales et autres péripéties engendrés par les manœuvres des fort célèbres jumeaux (ou faux-jumeaux) Igor et Grichka Bogdanov lors de leurs soutenances respectives de thèses consacrées aux mathématiques et à la physique théorique, en l'année 1999. Les faits sont tellement enchevêtrés qu'on ne sait plus très bien s'il faut incriminer la rouerie des deux frères, ou la négligence - le laxisme - des autorités scientifiques.

Par ailleurs, un article de 1999 du Monde, fut consacré à la triche dans son ensemble : falsification de documents, fraude en général et même substitution d'identité. Les faux documents, y apprenait-on, sont légion : "La confection de thèses universitaires s'apparente parfois, elle aussi, à la fraude dans la mesure ou elle fait subrepticement appel à des tiers. Comme par exemple "le recours aux nègres-de-thèses [qui] ne date pas d'hier", constatait ironiquement un professeur d'Université qui en avait vu beaucoup passer.

Et comme on n'arrête pas le progrès, à l'heure du tout-informatique, la fraude aux examens pouvait difficilement échapper à Internet. Le premier internaute venu peut, aujourd'hui, s'offrir une thèse à bon marché en naviguant sur le Web. L'exemple nous vient des États-Unis où, depuis plusieurs années, une cinquantaine de sites commerciaux proposent des thèses toutes faites, pour toutes les bourses. Ces serveurs aux appellations sans équivoque : Evil House of Cheat (La Maison maléfique de la triche), School Sucks (L'École, c'est nul - un slogan qu'on croirait inventé par la triste Greta Thunberg) ou encore Jungle Page, se livrent une concurrence acharnée. Le premier site, qui affirmait, en mai, avoir servi 2 millions de clients depuis sa création, propose "9 500 documents dans 44 catégories". Et la confidentialité est garantie.

Ces thèses, vendues par leurs auteurs aux serveurs et recyclées, coûtent généralement de 5 à 20 dollars la pièce. Les prix augmentent pour les devoirs d'entrée au collège (à l'américaine). Chez Jungle Page, les deux premières pages coûtent 80 dollars (77 euros), mais comme le fait remarquer l'argumentaire du site : "Un devoir de première qualité peut vous faire distinguer entre des milliers de candidats". Ce mariage du plagiat, du commerce et de l'électronique, a pris une telle ampleur que certains États, à l'instar du Texas, ont voté des lois interdisant ce nouveau commerce. Ce qui ne l'empêche nullement de prospérer.

En France, ce genre de service existe, mais le phénomène est encore embryonnaire. À l'opposé du tapage publicitaire des serveurs américains, il passe discrètement par des serveurs personnels. On en reste, là aussi, au stade artisanal.

Ému par le contenu de cet article, un sénateur du Rhône devait, fin octobre de la même année, poser une question écrite au Ministre : "M. Emmanuel Hamel attire l'attention de M. le ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie sur l'article paru à la page 15 du quotidien Le Monde du 24 juin 1999 sous le titre "Les beaux jours de la triche aux diplômes" dans lequel un professeur de droit évoque le problème du nombre d'examens passés par les étudiants et estime que "faire passer tant d'examens à tant d'étudiants confine à l'aberration". Dans son UFR (unité de formation et de recherche), 8 000 étudiants passent tous les six mois onze examens portant sur autant de matières. Il lui serait reconnaissant de bien vouloir lui indiquer son avis sur ce sujet et les décisions prises pour remédier à cette situation".

Fin décembre, la réponse du Ministre arriva, renvoyant le sénateur à l'autonomie des établissements d'enseignement supérieur, réponse qui s'apparentait à de la noyade de poisson.

 

1.7. - Éthique et plagiat

La conclusion sera recherchée à l'extérieur de nos frontières, dans les bonnes feuilles du rapport que Mme Michelle Bergadaà, enseignante auprès de l'Université de Genève, rédigea en avril 2008 au nom de la Commission Éthique-plagiat. Il y était question :

- De qualifier la faute et de savoir distinguer la copie de la triche, du plagiat et de la fraude afin de pouvoir évaluer avec équité la faute et de savoir la sanctionner justement.

- De rendre systématiques les déclarations signées par les étudiants certifiant le caractère original des documents réalisés et attestant du respect des règles concernant les citations d'autrui.

- De produire un document didactique expliquant clairement la nature des fautes sanctionnées, les procédures et les sanctions pouvant être émises.

- D'acquérir un (ou deux) logiciel(s) de détection du plagiat.

Vaste problème comme eût dit le Général, on en conviendra !

Et ceci afin de contrecarrer l'activité de nombreux sites Web proposant aujourd'hui aux étudiants d'acheter des travaux déjà entièrement rédigés ou bien leur offrant un travail "clé en main" à un prix fixe par page. Travaux rédigés par des spécialistes (des "doctorants-producteurs") recrutés par voie de mail. De même pour obvier à certains sites proposant à l'étudiant le service de spécialistes pour décomposer son sujet en mots clés et pour rechercher pour chacun de ceux-ci, dans un très grand nombre de sources documentaires en ligne, une liste de références argumentées, l'étudiant "rédacteur" pouvant alors choisir les références qui lui semblent les plus utiles pour construire son texte. Inversement, d'autres sites encore proposent aux étudiants de récrire dans la rhétorique et le style académiques corrects les paragraphes que l'étudiant aura simplement juxtaposés.

Même de la meilleure qualité possible, concluait le rapport de Mme Bergadaà, le logiciel anti-plagiat que nous pourrons adopter sera demain déjà contourné. Un travail de Sisyphe…

Dans un article publié dans Le Monde du 10 novembre 2010, Mme Michelle Bergadaà ajoutait : "On remarque qu'un doctorant qui plagie a souvent pour directeur de thèse un professeur qui a déjà lui-même plagié. Le futur docteur formera, à son tour, des jeunes chercheurs négligents."

Car les étudiants, hélas, ne sont pas les seuls à entrer dans la voie du plagiat. Ainsi pouvait-on lire, dans la même livraison, que l'appropriation la plus fréquente demeurait la reproduction par un directeur de thèse du travail de l'un de ses étudiants de master ou de thèse : "Cette pratique a toujours existé en France, et je ne sais si elle peut être éradiquée. Si c'est bien du plagiat, cela fait aussi partie du rapport entre directeur de thèse et thésard, jugeait Antoine Compagnon. Or il est très compliqué, et très rare, que le thésard se retourne contre son directeur de recherche, qui est aussi celui qui doit en principe l'aider, ou non, à obtenir un poste dans le futur".

Y a-t-il, en définitive, une solution drastique pour éloigner les étudiants tentés par la fraude des rivages de la "médiocrité scandaleuse" ?

 

 

 

II. En un mot comme en cent : de quelques soutenances

 

Ayant commencé cette petite étude en décrivant rapidement, et sur le mode humoristique une soutenance à laquelle j'avais assisté, je ne puis la terminer qu'en détaillant le déroulement de deux autres soutenances. Auparavant, je voudrais rappeler qu'il existe (existait ?) des thèses dites d'Université, plaisanteries locales sans conséquences, car ne permettant pas l'accès (éventuel) à l'enseignement dans le Supérieur. Je me souviens à cet égard d'avoir pu feuilleter deux de ces thèses, compilations lamentables et même pas commentées de questionnaires distribués à des instituteurs, et régurgités tels quels, en dépit de titres particulièrement ronflants, tels que "Problématique d'une mise en place d'actions d'animation à l'intention des écoles ardéchoises dans le cadre de l'Office central de Coopération à l'École", ou encore "Rôle de l'imagination et des productions de l'imaginaire dans la formation des concepts scientifiques". Je n'insiste donc pas, les "Sciences de l'Éducation" regorgeant de "thèses" de ce type.
Enfin, je rappelle que si, naturellement, on ne peut exiger que toutes les cérémonies de soutenance atteignent l'excellence de celle du jeune Bergson (en 1889), sur Les données immédiates de la conscience, ou encore celle d'Albert Béguin (en 1937) sur L’Âme romantique et le Rêve - et charité bien ordonnée, je commence par plaider pour ma chapelle, et avouer que la mienne fut sans doute d'une touchante médiocrité (mais tout de même, ayant obtenu une mention très honorable avec félicitations du jury, accordée à l'époque à seulement 10 % des thèses) -, en revanche, puisque en fin de soutenance, l'Université reçoit des docteurs pour "leur haute formation intellectuelle et leur ouverture d'esprit", c'est cette exigence minimale-là qui doit évidemment être requise de la part des candidats. Car il s’agit, gardons ce fait en mémoire, de l'attribution du plus haut grade de l'Université. Et c'est à cette aune qu'il faut mesurer les faits que je vais maintenant rapporter.

 

2.1. - Du régionalisme à demi-mots

Cette thèse de doctorat en linguistique avait pour ambition de faire, si j'ai bien compris, du chef-lieu des Hautes-Alpes le centre du monde linguistique. Soit. La parole fut donnée à la candidate qui, à ma stupeur, lut péniblement - et rapidement - un papier. Pourquoi pas, après tout ? Ce qui était plus inhabituel, pour ne pas dire surprenant, c’est que trois des quatre membres du jury la tutoyaient.

Aussitôt, le Directeur de thèse, qui avait paru piaffer jusque là, retraça longuement et avec force louanges la carrière de la dame (quel intérêt ?) ; et ce fut de façon si exagérée voire outrancière que n'eût-il été septuagénaire - que faisait-il encore dans cette enceinte, lui qui aurait dû être en train de cultiver son jardin ? - et sa candidate la moins affriolante qui soit s'il se peut, et c'est un euphémisme, on eût pu songer - à tort, donc - à quelque promotion-canapé. Il lui posa ensuite une question dont l'énoncé dura... 7 minutes (!), et affirma enfin, on se demandait bien pourquoi, que le jury pouvait être complètement rassuré : jamais sa doctorante ne chercherait à tirer ultérieurement avantage du travail qu'elle soutenait. S'ensuivit un échange, ce qui est un terme particulièrement inapproprié, parce que la candidate ne plaça pas un mot, soit qu'elle fût d'une timidité maladive, soit qu'elle fût très inférieure à sa tâche, soit enfin que son Directeur se montrât particulièrement disert, voire un peu trop volubile, pour tenter de dissimuler les manques de sa pouliche. Il aligna tout de même force reproches, plus ou moins fondés (par exemple, la candidate ignorait que fouace se trouve déjà chez Rabelais), auxquels il ne fut jamais répondu.

Alors, justement, une précision : le répondant est celui qui doit répondre aux objections des membres du jury durant la soutenance de sa thèse, qui doit la défendre face aux difficultés qui ne manqueront pas d'être soulevées, bref, qui se doit de la soutenir - terme approprié, et d'ailleurs consacré. Si le jury est seul à tenir le crachoir, peut-on encore parler d'une soutenance ? D’autant qu’on apprit incidemment et avec stupéfaction que, justement, les membres du jury (tous ? certains ?) avaient, deux jours avant la cérémonie, téléphoné à la candidate pour lui soumettre la liste des questions qui lui seraient posées...

Après avoir abondamment remercié le directeur de thèse (pour avoir fait les demandes et les réponses à la place de la candidate ?), le président, qui portait le joli patronyme de l'éleveur qui, jadis, était chargé de s'occuper des vaches, passa la parole au premier membre du jury. Nouvelle stupéfaction : ce citoyen était un ami proche de la future docteur(e) en Linguistique, avait beaucoup travaillé avec elle, ils avaient même publié un ouvrage en commun. À la bonne heure, nous n'avions pas quitté les Hautes-Alpes ! Pendant dix minutes, il retraça l'histoire de la dite collaboration - et on put se demander, une fois encore, quel était le rapport précis avec le sujet -, puis fit une courte objection : la candidate ne sut que répondre - le peu qu’elle répondit étant malheureusement truffé de fautes de français ! Ah que voilà une soutenance qu'elle fut brillante !

La parole fut alors donnée au stalinien de service, dont il faut reconnaître qu'il disposait d'un sacré bagout méditerranéen et d'une culture étendue (c'est tout de même la moindre des choses à attendre d'un prof de Fac, dans sa spécialité). Après avoir félicité la candidate (on se demande bien pourquoi), il nous fit un long topo sur l'expression "baptiser le lit" - et je n'insiste pas sur les idées grivoises que cette digression pouvait faire naître. Une fois de plus, la candidate, qui semblait être sur le flanc, ne sut que répondre.

Enfin vint le tour du Président, qui fit plusieurs objections, dont l'une, majeure (au moins à mes yeux) était que la thèse avait été rédigée en s'appuyant sur un corpus de départ ancien : en effet, publié en 1939 (!) par un homonyme de l'auteur, aux débuts de la IVe République, d'une très célèbre loi concernant l'allocation scolaire due à tout élève de l'enseignement du premier degré, allocation qui souleva en son temps l'ire de tous les "laïques". Mais je m'égare. Donc critiques et objections formulées, sans qu'il y soit répondu naturellement, notre Président termina en déclarant que ce travail était utile (à qui, à quoi ?). Et la messe fut dite.

Pour la petite histoire - mais ô combien je suis mesquin sinon grossier - signalons  que sa thèse à peine validée par le jury, et alors même qu'elle avait été incapable de répondre, d'objecter, en un mot de défendre si peu que ce soit son travail, la désormais impétrante a réclamé - et obtenu - une amélioration de son statut, faisant ainsi mentir son Directeur de thèse : mais qui s'en souciait, qui s'en émut ?

 

4.2. - De l'acte d'écrire sans mot dire

Peu d'années après, je fus mis au courant de la tenue d'une soutenance à propos de laquelle, d'ailleurs, on  avait tenu à ce que personne ne fût mis au courant (je rappelle que tout examen, concours, etc. est réputé en France se dérouler "toutes portes ouvertes"). Elle se tiendra en petit comité, m'avait assuré mon informateur, en me faisant un clin d'œil entendu et complice. Le terme ne pouvait pas être mieux choisi : dans la salle minuscule où se déroula cette glorieuse manifestation, il y avait, fait sans précédent à ma connaissance, moins d'auditeurs que de membres du jury, c'est assez dire combien l'affaire avait été soigneusement préparée. Préparée par qui, me demanderez-vous, si vous êtes à la recherche du complément d'agent perdu. Tous les membres du jury - sauf un - étant, comme le candidat, de distingués membres du Parti socialiste, l'origine de la préparation, comme de l'exécution si je puis dire, ne souffrait pas la moindre ambiguïté. Cette thèse extraordinairement étique (171 pages !), dactylographiée à la hâte, et non imprimée, bourrée de fautes d'orthographe ou de frappe - ce n'est pas moi qui le dis en manière de dénigrement, c'est ce que nous annonça le Directeur de thèse ! -  me fit d'emblée, et irrésistiblement songer à une sévère réflexion de Georges Gusdorf (un amoureux du passé, bien évidemment, un réactionnaire, un fichu membre de la France moisie) : "En ce temps-là, on était tenu de présenter à son jury des volumes imprimés en bonne et due forme. L'état de chose actuel, où le candidat soutient sur dactylographie, est l'un des nombreux signes de la pourriture de l'institution universitaire ; les thèses de doctorat, prises dans la production de masse de la civilisation de la consommation, sont des produits jetables, comme les briquets et les rasoirs. En ce temps-là, une thèse devait prendre forme et se présenter au jugement des doctes ; il ne s'agissait pas d'un rite de passage célébré dans la clandestinité, ce qui facilite toutes les complaisances, y compris celle qui consiste à sacrer docteurs des individus qui n'ont jamais fait de thèse, parce qu'ils sont tout à fait incapables d'en réaliser une [.]. Sans doute est-ce pour cette raison qu'en vertu du socialisme rampant à l'œuvre dans l'enseignement français depuis un quart de siècle, on s'acharne à abaisser le niveau d'exigence d'études 'supérieures', suspectes d'un élitisme anti-démocratique"(4).

Un rite de passage célébré dans la clandestinité d'une cellule du P.S. C'était tout à fait cela. Et sans la moindre vergogne. Après tout, ces braves camarades tiennent l'Université ; pourquoi se gêneraient-ils ? Comme l'avait suavement rétorqué le sieur Laignel à un membre de l'opposition,  "vous avez juridiquement tort car vous êtes politiquement minoritaire".

Bref, le candidat au titre de docteur (en philosophie) nous fit, d'une voix sourde et pâteuse une rapide présentation de son travail. J'entendis qu'il s'était agi pour lui de réfléchir sur "l'acte d'écriture imposé aux apprenants, comme processus d'organisation des représentations" (sic). Déjà, mon oreille fort exercée se dressa, car il faut toujours en revenir à Boileau-Despréaux :


"Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément
".

Or, ce charabia gloubi-boulgueste était tout sauf aisé ; il relevait de l'ampoulage (si je puis me permettre), sinon de l'enfumage. Ce que confirma la suite de la présentation, où l'on entendit successivement  une interrogation sur le parcours du "faire" (?), sur la fondamentale ambivalence de l'acte d'écriture, du tag à George Perec et à J. Derrida (??), ambivalence commune aux écrivains et aux écrivants (???), sur la laïcisation de la pensée (????) qui s'ensuivait, sur le rapport entre l'écriture et les nombres (?????), sur la destruction du mythe, sur l'affirmation du Je et de la démocratie. J'en passe, et des meilleures.

Non assommé par cette présentation pour le moins aventureuse, le Directeur de thèse prit la parole pour vingt minutes. Je le connaissais bien, ce chrétien "de gauche", portant un patronyme fleurant bon une célèbre marque de champagne. Je le connaissais entre autres raisons pour avoir suivi avec lui un cours sur Montaigne d'une effrayante médiocrité - pour reprendre une expression déjà rencontrée supra. C'était à peine une pénible paraphrase qu'eût pu sortir un élève de Première moyennement doué, et je doute que les auditeurs qui m'entouraient aient pu tirer de ce cours davantage de profit que je n'en conservai pour moi-même. Mais bref, il est parti quasi-centenaire il y a très peu d'années, paix à son âme chrétienne.

Et pourtant. On ne peut, là aussi, manquer de s'interroger sur l'enfumage : "Votre thèse pourrait paraître courte, commença-t-il (en effet !). Elle est courte parce que foisonnante, supposée (?), non étayée, avec des formules lancées en l'air. C'est un travail objectivement décevant, et subjectivement passionnant (??), dénotant une singulière absence de méthode".

Une question vint immédiatement à l'esprit de tout auditeur normalement constitué (et la personne qui m'accompagnait était encore plus effondrée que moi) : pourquoi, dès lors, avoir autorisé la soutenance, responsabilité qui devait être partagée avec le Président du jury, vieillard cacochyme qu'on avait dû sortir de la naphtaline pour l'occasion et qui était le seul membre du jury inconnu de moi ?

La réponse du candidat - elle dura moins de deux minutes - aux critiques de son directeur fut on ne peut plus candide : c'est parce qu'il est difficile de conduire un travail philosophique en même temps qu'un travail salarié. Car il s'agissait d'un “travail philosophique” que ne l'avais-je gardé en mémoire. Mais on a beau être salarié, cela ne dispense pas de connaître la syntaxe, un peu de vocabulaire précis, et une pincée d'orthographe, surtout si l'on est prof de français, même "dans le Technique"… Bref, ce fut là une bien piètre excuse que dévida le candidat pour son oisiveté. Et on comprit dès lors qu'il avait multiplié les verges pour se faire battre, ce qui n’est pas un signe de profonde intelligence.

Prit ensuite la parole, durant quinze minutes, un spécialiste de la didactique du français, d'ailleurs plus connu pour l'activité foisonnante de son épouse que par ses propres travaux : en tout cas, il n'avait rien d'un spécialiste de philosophie !

Ce membre du jury, non spécialiste de philosophie, mais au regard singulièrement aigu, commença par déclarer qu'il avait été "décontenancé" par ce travail "foisonnant, touffu, sans références linguistiques ni didactiques", sur un sujet aussi vaste que l'écriture. À son avis, il s'agissait là plutôt de "longues méditations" (!) au fil des lectures du candidat, mais aussi "d'affirmations sans souci de démonstration". Il mit alors en difficulté son collègue de parti à propos de définitions précises de termes qui avaient été utilisés, comme "parole", l'interpella aussi - mais la suite devait nous apprendre que c'était pour rire - sur des développements "surprenants", qu'il détailla, et dont je retins cette affirmation, surprenante en effet, de la "pauvreté" de la langue orale canaque ! "Que savez-vous donc de la langue orale canaque ?", interrogea-t-il.

Nous attendons toujours la réponse : elle ne vint évidemment pas, l'aspirant s'embarrassa, s'embrouilla, malheureusement se mit à bégayer. Ce fut tout ce que le jury put à cette occasion tirer de lui. En réalité, ce candide candidat trouvait toujours - pour des raisons évidentes - le moyen de s'enfuir devant toutes les questions qui lui étaient posées, comme ces enfants paniqués au moment d'être vaccinés.

Et je songeai que cet habitué des eaux-de-vie fabriquées par distillation de céréales, maltées ou non, devait irrésistiblement aspirer à quelque boisson forte, du type de celle dont il avait tellement abusé, certain soir de victoire électorale socialiste, qu'il en avait embouti sept voitures (il n'était pas très en forme en cette fin de journée, il n'avait pu faire mieux), exploit dont se souvient encore son assureur mutualiste. Il était en effet abasourdi, groggy, dans les cordes, compté debout, comme souvent une poussive équipe de France opposée à une étincelante formation All-Blacks. "Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter ; comme un sirop qui tourne, il semblait à jamais brouillé", me vint en mémoire cette observation de Proust (dans La Prisonnière).

Sans doute fut-ce la raison, inattendue et surprenante, elle aussi, d'une demi-heure de pause, bien plus longue qu'un water-break, décidée par le jury. Il est vrai que les échanges avaient été jusque là d'une telle intensité, d'une telle teneur intellectuelle qu'un repos des âmes et des corps s'imposait absolument.

Au retour des vestiaires, le président donna la parole à mon cher Henri Leroux (1930-2001), bon géant à l'esprit puissant, grand ami de Pierre Sansot, qui m'avait jadis défendu auprès du sévère Arion Kelkel (1927-2015), tandis que tous deux m'interrogeaient sur mon mémoire consacré à la traduction et au commentaire des Gymnasial Reden, de Hegel (lesquels discours, à l'époque, n'avaient pas encore été traduits) en vue de l'obtention du Diplôme d'Études supérieures de Philosophie. Leroux, spécialiste du génial Ludwig Wittgenstein, détonnait un peu, il faut le dire (et déjà par la taille !) au milieu de ce quarteron de socialos en Secrète. Et pour notre candidat, commencèrent alors vingt minutes, qui durent être longues pour lui, d'interrogations sur des "points de détail". Cependant que je me demandais pourquoi on avait eu recours à Leroux : l'explication était des plus simple, notre auteur de thèse ayant cité Wittgenstein - dont il ne  connaissait, évidemment, absolument rien. Bref, Leroux planta ses banderilles : "Vous écrivez 'au fur et à mesure' : vous êtes-vous relu ? Vous avez une vision, sinon apocalyptique, du moins tragique de la société contemporaine : et vous en accusez l'écriture. Or, l'écriture n'est-elle pas un simple instrument ? Vous revendiquez tous les droits pour l'écrivain, j'en revendique tout autant pour votre lecteur. Y a-t-il moins d'écriture aujourd'hui qu'hier ? Et l'image, n'est-elle pas écriture ? N'y a-t-il pas, en fait, deux écritures ? Je veux dire : l'une oralisée, l'autre strict sensu, type Barthes ou Blanchot, une écriture comme travail sur la langue, en quelque sorte au 2e degré. Et que veulent Queneau et les écrivains que vous citez ? J'aurais aimé lire votre analyse, à cet égard. Doit-on, en somme, parler d'écriture seulement en fonction du ludique ? Dans l'Oulipo, y a-t-il, ou non, recherche de sens ? En fait, vous touchez à tout, et quand vous avez tout touché, vous passez à autre chose ; alors que nous, nous voulons creuser".

Le candidat, cette fois, s'essaya à répondre. Durant huit minutes. Il affirma qu'il y avait plusieurs types d'écriture : prenant, le malheureux, son propre exemple, il fit remarquer que lui-même savait écrire (hum), mais qu'il existait bien d'autres types d'écriture : art, architecture. Ce qui n'était pas répondre à la question posée. Leroux le reprit sur la notion de sacré, qui n'existait plus, selon lui ; sur la parole solennelle, qui est en fait de l'écrit ; sur sa connaissance d'Heidegger, en lui prouvant qu'elle était archi-nulle, alors qu'il l'avait cité. Sur la relation entre l'être et l'étant. Et puis, devant l'embarras fondamental du candidat, il renonça : soupirant et haussant les épaules, il assena, un "j'en ai terminé" las et méprisant.

Vint enfin, pour plus d'une demi-heure, le tour du président. Ce ne fut pas le moins sévère des membres du jury, loin de là, mais je le répète, nous devions apprendre, in fine, que tout cela était pour rire.

Il estima d'abord que l'impétrant valait beaucoup mieux que son écrit qu'il jugea "faraud" (!!!). Dans une société sans passe-droits socialistes, l'emploi d'un tel qualifiant eût dû définitivement interdire la présentation d'un tel travail de recherche (sic). Mais nous étions entre bons camarades, alors... Il critiqua sévèrement, aussi, la mise en forme "typographique" de la thèse, la confusion majuscules/minuscules, le vocabulaire et même la grammaire (!!!) ; il reprocha au camarade candidat des citations inexactes (par exemple, une mention attribuée à Bergson, alors qu'elle est de Baudelaire), lui demanda tout de go de traduire une citation qui était en moyen français dans son texte : le malheureux examiné fut - naturellement - bien incapable de répondre, et ce fut son interrogateur qui la traduisit avec brio. Il lui reprocha également, mais cela parut secondaire, un pied de moins dans une citation de vers holorimes - "Ô fragiles Hébreux !" de Hugo. Sourions une seconde : ce fut là À l'Érèbe hécatombe…

Et de conclure, provisoirement, en remarquant combien "tout cela", lui paraissait d'une insigne maladresse. Je songeai alors qu'il s'agissait de l'estocade, que la messe était dite, et qu'on allait pouvoir s'en aller. Absolument pas, le candidat n'était pas au bout de ses peines, car le président repartit tout aussitôt à l'assaut, prouvant que son esprit était beaucoup moins fatigué que son corps.

Il reprocha à son jeune camarade, à la fois cramoisi et livide, d'avoir parlé - et là, je crus vraiment que c'était une blague - d'avoir parlé du "quatorzième principe du Décalogue", alors que, poursuivit-il,  par définition étymologique, il n'y a que dix principes (l'auteur avait voulu en réalité parler du 14e chapitre de la Genèse). Et mon esprit s'évada : il me souvint d'une leçon d'histoire, en classe de 5e, à laquelle j'avais assisté bien des années auparavant. On parlait de l'année romaine, et on parcourait le nom des mois, tel que les Romains les pratiquaient. Une élève, plus futée que ses condisciples, ou plus attentive, dit alors, "Monsieur, c'est drôle september ça fait sept, october ça fait huit, november ça fait neuf, et décember ça fait dix.

- Eh oui, lui répondit son professeur d'histoire, c'est vrai, mais ça ne correspond pas". Fin de l'épisode.

Ce professeur - à qui on n'aurait certes pas reproché d'ignorer qu'à l'origine, juillet (pour Jules) se nommait Quintilis (cinq ! aurait dit la petite ) et août (d'Auguste, qui ne voulut pas être en reste), Sextilis (six, M'sieur !) - ne connaissait rien à l'année romaine, et n'avait jamais entendu parler des Ides de Mars !

Mais revenons à notre "soutenance" (comme la corde soutient le pendu) : le président reprocha même à l'interrogé de ne pas connaître la syntaxe - il cita des exemples !, souligna un certain nombre de contre-sens commis, - il cita des exemples !, lui signala enfin des phrases inintelligibles, qu'il cita. Puis il aborda plusieurs erreurs "graves", au sujet des dialogues platoniciens (qu'était-il allé faire dans cette galère, à laquelle il ne connaissait rien de plus que sur Wittgenstein, le distingué socialiste ?), comme à la "surprenante affirmation des défauts de l'écriture chinoise". 

À ce moment, me prouvant que j'avais eu bien tort de le juger cacochyme, il bondit ou presque, le président, gagna le tableau et nous fit une éblouissante démonstration. "Parce qu'apprendre à écrire les idéogrammes, lança-t-il en faisant une fine allusion au titre de la thèse, c'est apprendre à penser !"

Et il termina : "Votre écrit certes suscite la réaction du lecteur, vous avez parlé de trop de choses, trop allusivement. Votre ouvrage a un 'charme germinal' " (sic).

En guise de réponse, le candidat, tout près de s'écrouler, bafouilla durant une petite minute. Le Président le coupa et fit cesser le supplice, citant un célèbre musicologue du Siècle des Lumières : "le temps, affirma-t-il, n'épargne pas ce que l'on a fait sans lui !"

Et il pria le jury de se retirer en vue de la délibération. Je pensais à part moi qu'après un tel massacre, on allait refuser de délivrer le diplôme. Que nenni ! Le jury de retour, je songeai à ces célèbres couplets :


"Eh bien, Mesdames et Messieurs
C'est rien que de la poudre aux yeux
C'est rien que de la comédie
Que de la parodie
"

Car la thèse de doctorat en Philosophie fut accordée au désormais impétrant, avec la mention honorable - sur laquelle je reviendrai. Félicitant le candidat, et reconsidérant toutes les dures vérités qu'il avait exposées, s'agissant de l'insigne nullité de ce travail parfaitement indigne de se nommer thèse, le Président félicita abondamment le nouveau docteur, lui exprima que la mention honorable signifiait - contre toute évidence - que cette thèse méritait d'être honorée, etc. etc. Encore un témoignage de la médiocratie ambiante, pour ceux qui ne sont pas versés aux subtilités académiques ! Par bonheur, la consultation de la "Tribune" parue dans Le Monde du 12 novembre 2010, sous le titre "Les frères Bogdanov et la médiocratie universitaire" viendra à leur secours et leur ouvrira les yeux : "la mention 'honorable' est de fait une mention 'passable' qui signifie au candidat son niveau d'incompétence [...]. Pas un seul universitaire... n'ignore le fait qu'une mention 'honorable' donnée à la fin de la soutenance de la thèse signifie de fait un travail 'nul et non avenu' "... Qu'on se le dise, et Monsieur le président n'était évidemment pas dupe, mais prisonnier d'une proximité partisane. C'est pourquoi il termina en annonçant que ce travail, trop à l'état de brouillon, allait maintenant devoir être réécrit - il y avait du pain sur la planche ! : encore un fait sans précédent, et naturellement contraire à tous les usages !

À peine de retour dans son administration, et toute honte bue, le nouveau docteur, mention honorable, se répandit dans les couloirs, exhiba fièrement son nouveau grade, et suggéra à qui le souhaitait de lui prêter sa thèse "objectivement décevante, et subjectivement passionnante", afin d'en tirer pour soi la substantifique moelle.

Le regretté Audiard disposait d'une formule définitive, à propos de ceux qui osent tout.

 

2.3. – Il n'avait pas peur des mots, ou Une soutenance insoutenable

Rentré chez moi, après avoir pris congé de la personne qui m'accompagnait, tout aussi hallucinée que je l'étais, je résumai à grands traits la mémorable séance à laquelle je venais d'assister à mon fils, alors en Terminale scientifique, et donc peu saturé d'heures de philosophie. Je m'aperçus qu'il sut répondre à des questions élémentaires qui pourtant avaient trouvé, quelques heures auparavant, le candidat comme interdit ; et quand il eut explosé de rire devant le quatorzième principe du Décalogue, alors je trouvai la farce de l'après-midi bien amère, et un souvenir enfoui me revint brutalement en mémoire.

Quatre années auparavant, en effet, une connaissance commune m'avait mis en relation avec un professeur de philosophie, catastrophé à la suite de sa soutenance qui avait récolté la mention "honorable". Ce professeur enseignait dans un lycée de La Rochelle. Il y enseignait la philosophie, étant agrégé de l'Université. Je répète : c'était un professeur agrégé de philosophie. La dignité est égale pour tous, certes ; mais que cela plaise ou non, c'est là tout autre chose que d'être enseignant de français - sans doute muni d'une licence - dans un collège technique.

Cet agrégé de philosophie y pratiquait des méthodes "modernes", je vais dire décapantes, d'enseigner la philosophie. Ainsi, s'agissant de Platon, il avait proposé à ses élèves d'étudier les dialogues (le Phédon, l'Apologie) au programme en les mettant en scène (de théâtre). Mais voilà, cet agrégé n'émargeait pas au parti socialiste : bien loin de là, c'était une sorte d'anarchiste, un militant anti-nucléaire dur et pur (ce qu'il est resté jusqu'à ce jour).

Et ce professeur avait caressé l'ambition – toute légitime - d'enseigner dans le Supérieur. Pour cela, il avait  préparé une thèse dont le sujet était "Le pouvoir et la puissance. Enquête sur l'idéologie et la pratique des rapports de puissance".

Pour introduire sa soutenance, il rappela qu’il avait décidé, en cours de rédaction, de modifier le thème de sa thèse : c'était après avoir suivi à la télévision, en 1986, un reportage sur Gorbatchev. Entendant le président de l’URSS affirmer qu’il n’y aurait plus aucune arme nucléaire dans son pays d’ici à l’an 2000 (cause toujours), il s'interrogea sur le degré de sincérité de cette déclaration. Et donc, il soumit dans sa thèse les déclarations des hommes politiques à l'épreuve des actes et des faits en matière de désarmement nucléaire.  Son travail fut gratifié d'une mention "honorable", ai-je dit, qui était en réalité infamante pour lui, car lui interdisant de postuler à l'enseignement supérieur (ce que permet, éventuellement, la mention "très honorable") ; et qui, de plus, fut l'objet d'une interdiction de publication !

Il est vrai que ce texte n'était sans doute pas tout à fait "académique" : on y trouvait, entre autres tant d'exemples, l'allusion aux "borgnes qui nous gouvernent" ; était utilisé le néo-verbe "se faire saddamiser"…

Qu'il me soit permis de risquer ici une courte et amicale incidente : ce sympathique anarchiste poursuit toujours son combat contre le nucléaire (qu'il qualifie de "technologie autoritaire et fondamentalement dangereuse") et - si je puis formuler un avis - de façon quelque peu déraisonnable. Ce professeur désormais retraité (que sa mention honorable n'empêcha en définitive pas de poser un tout petit pied à l'Université), qui se qualifie lui-même de "soixante-huitard attardé, et même vétuste" n'a-t-il pas, sous le quinquennat précédent, entamé une grève de la faim (d'un mois, tout de même ! En perdant une quinzaine de kilos !) afin d'obtenir - en vain, comme bien on s'en doute - un rendez-vous auprès de Flanby (mais il s'est pris pour Leonarda, le bougre). Il souhaitait persuader le président d'alors de renoncer à l'arme atomique - comme si Hollande était seul à pouvoir décider, le cas échéant. Mais je reviens à la fameuse thèse.

Écœuré par le camouflet qu'il avait subi en fin de soutenance, il m'écrivit donc, me donnant du Cher ami, et me demandant conseil. Je me souviens de sa sensibilité à fleur de peau (peut-être parce que son foyer venait tout juste d'accueillir une très charmante petite fille - qui aujourd'hui, doit être très proche des rivages de la trentaine, ce qui ne nous rajeunit évidemment guère !), qu'il avait exprimée dans sa thèse désormais soutenue, et qui l'accompagnait maintenant dans un texte vengeur, dont il m'avait fait tenir un brouillon : "Pouvoir, puissance, nucléaire : l'impossible débat". Au long de près de 200 pages, il revenait sur sa soutenance, sur les désaccords entre les membres du jury, sur l'importance que certains prennent par rapport à d'autres… Il utilisait des formules faisant mouche car, contrairement à notre enseignant technique de tout à l'heure, il savait écrire, et utilisait un style vraiment limpide. Il appelait Jacques Ellul, Paul Ricoeur et Hannah Harendt en renfort, nous apprenait que les fiches des Renseignements généraux étaient des bluettes à côté de celles du P. C., poursuivait dans d'importantes annexes en s'intéressant au "monde vu à travers Le Monde", à une question de "détail" : la classe politique face à M. Le Pen. Bien d'autres sujets encore.

Il critiquait naturellement l'Université et ses "poulains dociles", point que Kourganoff et sa Face cachée de l'Université reprirent après lui. Mais il s'était placé d'emblée sous le patronage de Jean-Jacques ("Je prévois qu'on me pardonnera difficilement le parti que j'ai osé prendre"), ce qui ne pouvait que lui attirer des jets de pierres.

Je commençai par lui rappeler, en m'appuyant sur un article du Monde qui venait d'être publié, que les portes de l'Université étaient avant tout ouvertes aux copains et aux coquins. Je lui conseillai aussi de tirer de sa mésaventure une  pièce, lui amateur de théâtre, sur le modèle de celle de Patrick Boumard ("Un conseil de classe ordinaire", irrésistible). Enfin, je lui suggérai quelques corrections, plus exactement  je lui suggérai d'adoucir quelques aspérités, et il devait me dire qu'il en avait tenu compte, dans ce texte qu'il publia sous un pseudonyme, et qu'il avait lu "avec grand intérêt [mes] réflexions personnelles sur le monde tel qui va, cahin-caha". Le reste importe peu.

Car ce qu'il convient maintenant, c'est de réfléchir sur la même appréciation reçue par l'une et l'autre soutenance : une mention "honorable". Mais est-il besoin de réfléchir longtemps pour affirmer que l'un des deux jurys s'était déshonoré ? Il y a, certes, plusieurs types de thèses. Mais il n'est qu'un seul type de foutaise. Tellement répandu. Mascarades mondaines d'une médiocrité d'autant plus scandaleuse, qu'elles s'abritent derrière le sérieux cuistre.

 

Notes

(1) Luc Bassong, Comment immigrer en France en vingt leçons (Max Milo, 2006, 188 pp.).
(2) Omar Ba, Soif d'Europe. Témoignage d'un clandestin (Éditions du Cygne, 2008). Et
Je suis venu, j'ai vu, je n'y crois plus (Ed. Max-Milo, 2009, 256 p.)
(3) Compléments, à trouver sur la Toile :
- Lien 1
- Lien 2
- Lien 3
(4) Georges Gusdorf, Le crépuscule des illusions, mémoires intempestifs, 2002, p. 243.

 

 

 

III. En guise d'illustration conclusive : "Un coup d'épée dans l'eau"...

 

La féroce opinion d'une personne autorisée : Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public.

 

Le projet de réforme ne s'attaque pas aux véritables problèmes que sont la qualité de l'enseignement et le recrutement.

Dans un colloque tenu au Conseil constitutionnel en 2006, en présence de plusieurs parlementaires, dont Valérie Pécresse, les juristes unanimes avaient dénoncé la malfaçon législative résultant du triomphe de la communication politicienne sur la prise en compte de l'intérêt général. Le projet de loi réformant l'université n'échappe malheureusement pas à ce travers et la qualité de la recherche et de l'enseignement supérieur est encore sacrifiée sur l'autel de la "démocratie d'opinion".

On nous avait annoncé la "rupture" qui devait enfin permettre à l'université française d'enrayer la dégringolade vertigineuse provoquée par une mentalité et des structures issues d'un soixante-huitardisme éculé. Il fallait pour cela avoir le courage d'expliquer aux Français qu'environ un tiers des étudiants qui s'inscrivent à l'université le font par défaut et ne possèdent pas les prérequis nécessaires pour y suivre les enseignements et y acquérir le diplôme espéré. Les moyens considérables ainsi gaspillés pour des étudiants voués à l'échec sont retirés à ceux qui auraient la possibilité de réussir avec un encadrement et des outils supplémentaires.

Le nivellement par le bas et la dévalorisation des diplômes auxquels nous ont condamnés des syndicats idéologues et sectaires ne peuvent être corrigés sans l'introduction d'une sélection à l'entrée, tandis que les formations courtes de type IUT doivent être multipliées et plus ouvertes. Mais le gouvernement a eu peur de voir de nouveau des étudiants descendre dans la rue et l'a d'ailleurs reconnu publiquement. Il a donc préféré suivre une nouvelle fois les exigences de l'UNEF, qui conduisent à dévaloriser la licence exactement comme on a bradé le baccalauréat. Ce syndicat, dont la capacité de nuisance est inversement proportionnelle à la représentativité (le taux de participation des étudiants aux élections universitaires est en moyenne de 10 %), trouve encore le moyen d'ériger la "massification" en horizon indépassable et de s'insurger contre la possibilité d'une sélection à l'entrée du master !

Mais il y a pire encore. Se fiant aveuglément aux propositions de la Conférence des présidents d'université (CPU), dont on sait pourtant qu'elle ne se compose pas des éléments les plus brillants ni les moins démagogues de la communauté scientifique, le gouvernement s'est attaché à prendre le parti de la médiocratie contre celui de la qualité dans le recrutement des enseignants-chercheurs comme dans la "gouvernance" des établissements. Le projet de loi privilégie, en effet, le localisme dans les recrutements et donne au président de l'université un droit de veto exorbitant sur l'affectation de tous les enseignants-chercheurs, auquel s'ajoute la possibilité d'en recruter par voie contractuelle.

L'absence de toute référence dans le texte au maintien des concours d'agrégation de droit, science politique, économie et gestion laisse même envisager une possible suppression de ce recrutement spécifique fondé sur l'excellence, dont on sait qu'il agace les présidents d'université et les doyens qui n'en sont pas issus. Le recrutement "local" a toujours inexorablement fait passer les médiocres devant les meilleurs, au point de voir discréditer définitivement les universités qui l'ont trop pratiqué. C'est pourtant ce localisme qui triomphe dans le projet de loi au mépris des intentions affichées de redorer le blason de la recherche française et de stopper la fuite des cerveaux.

Enfin, le conseil d'administration de l'université a été resserré à 20 membres, mais les professeurs n'y sont plus qu'au nombre de 4, tandis qu'on attribue 7 sièges à des "personnalités extérieures" nommées discrétionnairement par le président et trois autres à des représentants d'étudiants, alors même que ceux-ci font un séjour moyen de quatre ans à l'université et manifestent traditionnellement fort peu d'intérêt pour ces élections. Dans les universités pluridisciplinaires comportant plusieurs composantes (unités ou facultés), on est donc assuré que plusieurs d'entre elles (droit, pharmacie, sciences économiques ou autres) n'auront aucun représentant professeur au sein du conseil.

Ce texte ne consacre nullement l'autonomie de l'université et de ses composantes, mais se borne à instaurer une dictature du président de l'établissement en faisant le choix du pouvoir contre le savoir. Ignorant délibérément les problèmes de fond décrits dans l'excellent livre intitulé "Université : la grande illusion" (dir. Pierre Jourde, éd. L'esprit des Péninsules, 2007), il amplifie la dérive médiocratique de l'université française plus qu'il ne le corrige.

 

© Anne-Marie Le Pourhiet, in Le Monde 4 juillet 2007

 

 


 

 

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