Pour clore ce long fichier, quelques citations empruntées à ce site, et surtout la conclusion que G. Villars donna à son ouvrage.
Texte à méditer, ô combien !

 

"Par faute d'avoir bien choisi leur route, pour neant se travaille-on souvent, et employe l'on beaucoup d'aage à dresser des enfans aux choses auxquelles ils ne peuvent prendre pied"
(Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XXV, page 63)

 

 

VI. Last but not least, quelques citations extraites de ce site

 

6.1. 1962 - Rapport de la Commission de rénovation...

 

"L'importance des redoublements est un des défauts majeurs de l'école française dès le niveau élémentaire. Toute rénovation pédagogique doit se proposer de les faire disparaître.

Il conviendra d'abandonner l'habitude d'organiser son enseignement à partir de programmes composites imposés par niveau de classe (CP, CE1, etc.) et de décider les promotions de classes sur la base de la moyenne générale.

L'enseignement en français et en mathématiques doit être donné sur mesure pour chaque élève à son rythme propre de croissance dans chacune de ces activités.

C'est dire que les groupements d'élèves doivent varier selon ces diverses activités, les progrès d'un même élève en français et en mathématiques n'allant pas toujours de pair. L'enseignement sera donc donné en groupes de niveau par matière. Dans chaque division, de la première à la cinquième année de scolarité, les programmes de français et de mathématiques seront donc consommés au rythme propre aux sous-groupes constitués et non plus au rythme imposé à toute la division par une répartition mensuelle a priori. Il ne s'agira plus de consommer un programme annuel de classe mais de faire progresser les enfants à leur propre pas. Les élèves lents auront donc la possibilité d'accomplir cette progression en six années. Les élèves plus rapides pourront voir accélérer d'un an leur passage au premier cycle sous réserve que leur maturité le permette. Il ne saurait donc y avoir de redoublement. Une telle organisation de l'école élémentaire pose de façon plus aiguë le problème de la continuité de l'action éducative".

[Rapport de la Commission de rénovation de la pédagogie pour le premier degré]

 

6.2. 1969 - Allocution du ministre Olivier Guichard

 

"Si déjà presque tout est joué au moment de l'entrée en sixième, si les handicaps naturels et sociaux se sont creusés plutôt que comblés pendant le cycle élémentaire, si les redoublements se sont multipliés, si déjà trop d'enfants se sentent étrangers au milieu scolaire, trainaillent ou bien même se ferment et " décrochent ", c'est que trop souvent l'on veut aller trop vite, Il est essentiel à la démocratisation qu'à l'école le peloton reste groupé, que l'allure ne soit pas réglée sur les plus rapides : ceux-ci ne perdront rien à accumuler des réserves, ils ne sont pas au bout de leur course. Et les autres pourront éduquer leur souffle et finalement suivre le mouvement.

Faut-il ajouter que si l'école primaire est ainsi préparatoire, ce n'est pas à l'enseignement des collèges et des lycées tel qu'il est mais tel qu'il devrait être, soucieux d'éducation totale et de promotion collective. Il ne pourra l'être vraiment que lorsque l'enseignement élémentaire lui aura donné des enfants formés par une pédagogie rénovée".

[Allocution prononcée par le ministre de l'Education nationale à l'ouverture du stage de Sèvres (devant les représentants académiques des personnels de direction et d'inspection)]

 

6.3. 1973 - Pédagogie de l'Éveil

 

"Ce qu'on doit simplement se demander, c'est, d'une part, si la méthode la plus efficace pour que l'enfant apprenne à lire dans les meilleurs délais consiste à consacrer au C. P. la majeure partie du temps disponible à des exercices spécifiques ; et, d'autre part, si l'enfant ne risque pas de perdre sur le plan du développement général plus qu'il ne gagne en compétences instrumentales. Beaucoup d'observateurs inclinent à voir dans le changement de climat entre grande section maternelle et C. P. une cause majeure des difficultés d'adaptation que l'on constate et qui, notamment par l'engrenage du redoublement, compromettent durablement la suite de la scolarité. Même si plus d'enfants qu'on ne dit se conforment sans mal ni dommage au modèle de l'écolier appliqué, le nombre des "retardés scolaires" justifierait à lui seul un nouvel examen du problème.

De quoi s'agit-il enfin ? Non pas d'éviter une crise, qui est normale et même génératrice de progrès dès qu'on la surmonte. Mais d'abord de ne pas l'aggraver inutilement, ensuite de veiller à ce qu'il en résulte bien un progrès, et non pas un appauvrissement".

[Georges Belbenoît, Texte d'orientation sur la Pédagogie de l'Éveil]

 

6.4. 1975 - Six ans d'école élémentaire

 

"D'un point de vue macroscopique, on constate que les retards scolaires sont sociologiquement sélectifs : ils atteignent les enfants issus de couches sociales dites défavorisées. Ils varient d'autre part avec l'environnement rural ou urbain, avec le nombre d'élèves dans les classes, avec la qualité des maîtres. Mais, de façon massive, il semble bien que la cause principale du phénomène soit à trouver, en France, dans les exigences excessives des programmes d'enseignement, définis de façon régressive à partir du niveau jugé nécessaire pour entrer en sixième. Le caractère plus ou moins contraignant des programmes s'accompagne de redoublements plus ou moins nombreux. L'apprentissage de la lecture en première année et l'approche du passage en sixième en dernière année déterminent les taux de redoublement maximaux en fin de CP et en fin de CM 2. L'histoire récente du système éducatif français explique les exigences des programmes et surtout l'interprétation qui en est donnée par les manuels et par les maîtres qui les utilisent. Ces programmes et les exigences sont restés identiques à ce qu'ils étaient avant la réforme de 1959. C'est dire qu'y sont finalement confrontés tous les élèves de l'élémentaire alors que, seul, un faible pourcentage l'y était, après examen, avant 1959.

Quant aux causes et aux effets individuels des redoublements, il est devenu classique de souligner qu'ils résultent du heurt brutal des exigences et du langage scolaire à un niveau de développement cognitif et verbal et à des attitudes culturelles très différentes. Les effets sont le désintérêt et finalement le refus de l'école. L'élève qui redouble, parcourt une nouvelle fois un programme qu'il a déjà survolé sans tenir compte des acquis possibles. Il a dû, l'année précédente, parcourir au rythme collectif des notions qu'il n'a pu que survoler et où il s'est finalement perdu. C'est pourquoi l'individualisation de l'enseignement a depuis longtemps été recommandée pour éviter ce malmenage. Ajoutons l'effet du redoublement sur l'attitude des maîtres. Les études de Rosenthal et Jacobson ont mis en relief ce qu'on appelle désormais l'effet Pygmalion et que nul responsable ne devrait plus désormais négliger".

[Louis Legrand, Six ans d'école élémentaire]

 

6.5. 1980 - Politiques scolaires

 

"La baisse de la natalité semble soulager, hélas ! tout le monde : enfin, on va pouvoir s'occuper de la qualité de l'éducation !

Car la qualité laisse à désirer. Á preuve, le taux inadmissible des redoublements. Á la fin de la scolarité primaire, 40 % des élèves ont au moins un: an de retard. Dans les classes de sixième et de cinquième, on enregistre encore 10 % de redoublements.

Plus grave : à l'issue de la classe de cinquième, sur 800 à 850 000 élèves d'une promotion, 600 à 650 000 seulement poursuivent la formation générale du collège unique prévue par la loi de 1975. Les autres sont orientés vers les classes pré-professionnelles et la préparation des C.A.P. ; une étude du ministère le reconnaît : "L'enseignement commun n'existe plus après la cinquième".

[Edmond Vandermeersch, s. j., in Études, décembre 1980]

 

6.6. 1981 - Pour une école de l'homme total

 

"Rappelons succinctement les maux apparents dont souffre actuellement l'école obligatoire. En premier lieu, l'échec scolaire, ou plus exactement la sélection ouverte et plus encore cachée qui conduit aux redoublements à l'école élémentaire (45 % au C.M. 2) et, surtout, à l'enfermement dans les filières pratiques et les formations marginales dans les collèges. Cette sélection affecte tout particulièrement les élèves des classes moyennes et populaires et transforme la sélection scolaire en ségrégation sociale. La composition des classes de seconde est significative à cet égard"

[Louis Legrand, Pour une école de l'homme total]

 

6.7. 1998 - Améliorer le rendement (1)...

 

"[...] Ces retards sont préoccupants, moins par leur nombre aujourd'hui que pour leurs conséquences sur la destinée scolaire (et sans doute sociale) des élèves qu'ils concernent. Par ailleurs, l'échec est socialement différentiel, ce qui est constant alors même que les politiques éducatives ont tenté depuis quinze ans, avec une inégale insistance, de "donner plus à ceux qui ont moins ": il concerne les enfants des milieux les plus défavorisés. Les données pour les zones d'éducation prioritaires, concentrés de difficultés sociales il est vrai, révèlent que le retard scolaire en fin d'école élémentaire concerne 30 % des élèves alors qu'il est inférieur à 20 % hors des zones d'éducation prioritaires.

Les élèves en retard obtiennent des résultats faibles aux évaluations ; ainsi, aux évaluations nationales de septembre 1996, les scores moyens en français et en mathématiques s'ordonnaient-ils comme le met en évidence le tableau II. On note un net creusement des écarts inter-âges entre CE2 et 6ème. Il n'est sans doute pas seulement dû à des biais liés à la nature des épreuves ; on peut faire l'hypothèse que le cycle des approfondissements de l'école primaire n'assure pas la remédiation des difficultés qui, pour une bonne part probablement, ont leur source en amont. Globalement les données attestent - mais est-il encore besoin de le démontrer ? - de l'inefficacité des redoublements, car le retard est encore lié au redoublement traditionnel et non à un aménagement qualitatif de la durée de la scolarité conformément aux dispositions de la politique des cycles ; la négation des acquis, l'absence de prise en compte des difficultés spécifiques ne peuvent pas conduire à des améliorations significatives".

[Jean Ferrier, Améliorer l'efficacité de l'école primaire]

 

6.8. 1998 - Améliorer le rendement (2)...

 

"[...] Ce dialogue entre les cycles est au service de la continuité des apprentissages, principe fondamental de la mise en place de la scolarité en cycles et non plus en années. On sait l'inconvénient de la structuration sur des bases annuelles rigides ; le redoublement qui demeure, sous des formes plus ou moins camouflées, une des plaies du système éducatif français, contraint des enfants à refaire ce qu'ils ont déjà acquis au prix de l'ennui et du désintérêt sans qu'on leur donne le temps de compléter les apprentissages plus complexes sur lesquels ils ont achoppé l'année précédente. L'organisation en cycles permet de penser une autre forme d'étalement dans le temps ; elle suppose que soient pris en compte les acquis, comme les difficultés, à chaque début d'année et tout au long de l'année".

[

[Jean Ferrier, Améliorer l'efficacité de l'école primaire]

 

6.9. 2008 - L'école en désarroi...

 

"La France, selon Le Monde (du 13 septembre 2006), est championne du redoublement à l'école. C'est un bien triste record, surtout lorsqu'on connaît une partie des ressorts secrets de ce pitoyable système. En effet, lors du débat en vue de l'investiture entre François Hollande et Martine Aubry, à propos des 60 000 nouveaux postes promis par le premier des deux challengers, il nous fut révélé que c'était là l'effet des redoublements ! Ainsi, pour conserver des postes, les enseignants n'hésitent pas à faire redoubler un grand nombre d'élèves dont les parents, naturellement, n'appartiennent ni au Parti socialiste (ceux-là, on l'a vu, fréquentent les bonnes écoles privées), ni à la gent enseignante...

En 2003 par exemple, 38 % des élèves français âgés de 15 ans ont déclaré avoir redoublé au moins une fois ! Si encore cela servait à quelques chose ! Mais, rappelle l'OCDE, "de nombreuses études montrent que les redoublants ne sont pas plus susceptibles d'obtenir de meilleurs résultats que leurs condisciples, à niveau égal de compétences". Non seulement la France consacre en moyenne plus d'argent à l'enseignement que ses voisins, mais encore ses performances sont inférieures : "Pour le seul secondaire, la France dépense 20 % de plus que la moyenne, mais n'arrive qu'en treizième position - sur vingt-neuf - pour les résultats en mathématiques des élèves de 15 ans"!

[Commentaire critique de l'ouvrage de J.-P. Riocreux, L'école en désarroi, paru en septembre 2008]

 

 

 

 

VII. La conclusion de l'ouvrage de Guy Villars

 

gvilC'est une entreprise difficile que de conclure, un moment délicat que celui où il faut libérer la dernière phrase, couper, comme disait Flaubert, le cordon ombilical qui relie l'œuvre à son auteur. Rien de tel pour soulever les scrupules que de tenter de ramasser en quelques phrases toute la complexité d'une démarche heuristique, toute la diversité des cas examinés, toute la fluidité de la vie qu'on s'est efforcé de saisir dans son mouvement même, et dans le temps de ses plus grandes turbulences, l'enfance et l'adolescence. Le chercheur éprouve alors le poids de ses propres idées et, face au lecteur, ressent le besoin d'éclairer une dernière fois les limites qu'il a sciemment fixées à son travail, de justifier aussi des insuffisances qu'il a pris le risque d'accepter.

Quant aux insuffisances, d'aucuns considéreront, et nous ne contesterons pas leur point de vue, que l'emploi dans cette recherche d'une méthode faisant un plus large appel à la mathématique statistique et aux ressources de l'informatique eût conduit à des conclusions mieux formalisées, à une validité plus assurée des modèles interprétatifs. D'autres, dont nous accepterons aussi la critique, penseront à l'inverse qu'une approche clinique du problème eût certainement permis des analyses plus fines, des interprétations plus pénétrantes. Nous ne jouerons pas le jeu qui consisterait à renvoyer l'un à l'autre chacun de ces points de vue critiques. Nous dirons simplement que nous avons délibérément choisi notre méthode, non pas en fonction d'un principe d'éclectisme, mais en fonction de la nature et des motivations de la recherche. Pour nous, celle-ci avait en effet un but essentiel : réaliser une sorte de percée, une ouverture sur un domaine mal connu parce que négligé, et laissé à l'obscurité du silence ou des préjugés. Quel qu'ait été notre désir de dégager des faits incontestables, d'en proposer des interprétations solidement étayées, quels qu'aient été donc nos efforts pour convaincre, nous acceptions le risque de laisser à notre travail un caractère exploratoire : c'était pour nous la rançon, acceptée, de son originalité, et nous en avons averti le lecteur dès l'introduction.

Notre choix méthodologique, outre les raisons techniques qui ont été indiquées dans le premier chapitre, a donc été guidé par la volonté d'appréhender un problème, nouveau par la prise de conscience qu'il implique plus que par les faits qu'il souligne, dans son unité organique, dans sa totalité factuelle et conceptuelle. Mais ce choix été guidé aussi par des intentions qui dépassaient l'aspect scientifique de la recherche pour viser l'exploitation de ses conclusions. Outre sa finalité spécifique, cette recherche avait pour nous une finalité conséquente, de nature éducative, de nature politique aussi, au sens le plus général et le plus oublié du terme.

Quant aux limites de ce travail, elles sont liées, pour l'essentiel, aux caractéristiques de la population étudiée, celle des "mineurs de justice" placés en Centres d'observation. Les sujets qui la composent représentent les cas les plus complexes devant lesquels se trouvent placés les praticiens, les enfants et les adolescents chez qui les mécanismes de déclenchement des actes délictueux sont les moins aisément décelables. En ce sens, on nous permettra de le souligner, notre tâche ne s'est nullement trouvée facilitée ; mais nos conclusions n'en sont que plus significatives. Car si ces sujets représentent en quelque manière des cas limites, ce n'est pas en fonction de la nature, de la répétition ou de la gravité des actes délictueux, mais seulement en fonction de l'étiologie complexe de la délinquance et de la difficulté à trouver des solutions éducatives adéquates. Notre travail porte donc, comme nous l'avons noté déjà, sur le noyau central d'une sorte de nébuleuse beaucoup plus vaste ; là se disposent, par rapport à ce centre, des ensembles de cas correspondant à des niveaux et à des formes d'inadaptations sociales de moins en moins différenciées, de moins en moins aisément repérables comme telles. Nos conclusions sont essentiellement valables pour le noyau ; mais elles le demeurent vraisemblablement aussi, avec une probabilité plus faible, pour telle ou telle zone de la nébuleuse, c'est-à-dire pour telle ou telle inadaptation sociale moins caractérisée que ne l'est celle de nos sujets.

Ce sont ces conclusions que nous rappellerons brièvement. Ce qui apparaît au premier chef, c'est la position centrale de l'inadaptation scolaire dans l'étiologie de la délinquance juvénile. Quelle que soit sa forme, l'inadaptation scolaire caractérisée représente l'aspect sociopathologique d'une situation dont la structure de la personnalité du sujet, la faiblesse et la dévalorisation de son moi représentent l'aspect psycho-pathologique. C'est cette réalité psycho-sociale unique qui est à l'origine d'une dysharmonie d'évolution. Elle amorce un processus de dyssocialisation dont nous avons montré l'unité ; les différents types d'inadaptations qui se succèdent chez un même sujet, inadaptation scolaire, inadaptation professionnelle, délinquance, relèvent d'une même continuité génétique. Cette continuité génétique est commandée par une structure latente d'inadaptation. Tout se passe comme si, sur le "fond" des multiples facteurs permanents ou circonstanciels qui participent de l'étiologie de ces inadaptations diverses, se détachait une "forme" stable. Cette véritable constante psychique, en fonction de conjonctures psycho-sociales données, s'actualise dans divers types d'inadaptations, mais elle demeure semblable à elle-même, à travers ses avatars, par la permanence de son organisation. La structure latente d'inadaptation n'est pas seulement d'ailleurs le modèle d'une organisation du psychisme et des conduites. Structure dynamique, elle est aussi le modèle d'un type de production et de régulation de l'énergie psychique.

 

Ainsi, le processus de dyssocialisation, sous-tendu et organisé dans l'espace et dans le temps par la structure latente d'inadaptation, rend compte à la fois d'une dysharmonie évolutive et d'un dysfonctionnement dynamogénique. On ne saurait d'ailleurs trop insister sur l'unité fondamentale du processus : seules les nécessités de l'analyse expliquent et justifient la distinction de ces deux aspects d'une même évolution pathologique. Dans une sorte de réaction circulaire, la faiblesse de l'énergie mentale, sa régulation aberrante, sa dénaturation qualitative, provoquent des discordances dans l'évolution des conduites sociales ; mais, à l'inverse, les différentes situations d'inadaptation, qui ne sont que l'actualisation de tels ratés de l'intégration, entraînent à leur tour, dans un même et unique mouvement, déperdition, déviation et dénaturation de l'énergie psychique.

On voit donc que le processus de dyssocialisation est "organisé", et que "l'organisateur" en est la structure latente d'inadaptation. Ce principe d'organisation apparaît à la fois dans la cohérence de la structure originelle d'inadaptation scolaire, dans la persistance des lignes de force de cette structure à travers des circonstances et des situations diverses, dans l'orientation générale des conduites psycho-sociales, et dans l'activation même de ces conduites. Dès lors, on ne peut manquer d'être frappé par l'opposition, voire la contradiction, qui existe entre la représentation courante des inadaptations et celle qui se dégage de l'analyse dont nous venons de rappeler les éléments essentiels. Traditionnellement, en effet, les divers types d'inadaptations sont ramenés à autant de désorganisations circonstancielles ou conjoncturelles, hétérogènes les unes aux autres dans leur nature comme dans leur étiologie. Conception renforcée par l'idée dénoncée par nous, que chaque inadaptation n'est qu'un défaut, une absence d'adaptation, une sorte de négatif de l'adaptation attendue. Or nous pensons avoir montré que, tout au contraire, les inadaptations, scolaire, professionnelle, sociale, constituent bien des situations qu'il convient de décrire en elles-mêmes et pour elles-mêmes, et qu'en outre, s'agissant de la population étudiée, elles sont intégrées dans un processus unique, homogène, organisé dans sa structure comme dans son dynamisme. En réalité, l'idée de désorganisation résulte d'une impression liée à l'observation superficielle des faits. La mise en évidence d'un processus unique et continu révèle le principe de ce que, sans jeu de mots, on peut considérer comme l'organisation du désordre. Car si désordre il y a, celui qu'on peut décrire à différents moments de la vie de nos sujets n'est ni aléatoire, ni contingent. Il relève de la nécessité d'une organisation psychique déviante.

En parallèle avec cette constatation relative à la nature des réalités psychiques en cause, dégageons une autre constatation marquante, relative celle-là aux réalités sociologiques et psychosociologiques. Ici encore, nous ne pouvons manquer d'être frappé par la contradiction entre certaines vues traditionnelles et celles qui se dégagent de nos travaux, relativement à la notion de milieu social. Du fait qu'il existe des institutions sociales bien déterminées, famille, école, entreprise professionnelle, État et société nationale, on tend à les considérer comme les cadres d'autant de milieux distincts, juxtaposés les uns aux autres. Les problèmes d'adaptation - ou d'inadaptation - sont ainsi pensés spontanément de manière pointilliste. Tout se passe comme si l'individu passait d'un milieu à un autre, par séquences temporelles successives, et réagissait dans chaque milieu indépendamment de sa situation et de ses réactions dans les autres milieux où il est également engagé. Or nous avons rencontré, dans l'étude structurale comme dans l'étude existentielle de l'inadaptation scolaire, une même réalité psycho-sociale, le "complexe social familio-scolaire". Et nous avons pu émettre l'hypothèse, en nous fondant sur certaines études des comportements professionnels, qu'il existait vraisemblablement, pour les adolescents au travail, un complexe social familio-professionnel. Ainsi, lorsque nous découpons, dans une vue de l'esprit suggérée par les cadres institutionnels de la vie sociale, des concepts qui nous semblent représentatifs de réalités mésologiques autonomes, nous cédons ici encore aux apparences et nous nous enfermons dans une attitude pré-objective. La réalité objective, telle que nous avons pu la découvrir, c'est pour un sujet donné et à un moment donné de son existence, un système social toujours complexe, défini non par la juxtaposition des milieux dans lesquels il pénètre, mais par un certain niveau d'intégration et de dépendance de ces milieux les uns par rapport aux autres et, conséquemment, par un certain niveau d'intégration des conduites sociales(1). Ainsi l'inadaptation scolaire n'est-elle pas inadaptation au seul milieu scolaire, mais inadaptation au complexe social familio-scolaire. On voit dès lors comment les facteurs familiaux peuvent jouer dans ce qu'il est convenu d'appeler l'inadaptation scolaire. Les difficultés familiales ne prennent une signification sociale qu'à partir du moment où elles se manifestent en dehors du groupe spécifique où elles sont nées, c'est-à-dire, dans la très grande majorité des cas, à partir du moment où l'école les révèle. Elles s'amalgament alors avec les difficultés proprement scolaires, ou qui paraissent telles. Une fois encore, la compréhension des faits est liée aux conditions de l'approche méthodologique.

L'inadaptation scolaire correspond donc à des réalités psychosociologiques singulièrement plus complexes qu'on ne l'imagine habituellement. Il n'en va d'ailleurs pas autrement pour la délinquance juvénile. Les spécialistes de la question n'ignorent pas cette complexité : c'est pourquoi les théories étiologiques sont si diverses et les recherches si dispersées (2). Nous rappellerons simplement ici les points sur lesquels porte notre contribution en ce domaine. D'une part, nous avons introduit dans la recherche qualitative et quantitative le concept de délinquance de fait. Sauf à limiter la délinquance au multirécidivisme, comme le font d'ailleurs certains auteurs (3), il ne semble plus possible, avec une législation et une pratique judiciaire aussi mouvantes qu'elles le sont en France, de s'en tenir à la seule délinquance juridiquement entérinée. Nous pensons avoir ainsi rendu au phénomène psycho-social sa vraie dimension, d'autant que la délinquance non officialisée ne diffère pas de la délinquance juridique banale, représentée par les actes délictueux courants, les moins graves.

D'autre part, nous nous sommes délibérément placé dans la perspective génétique : en faisant ainsi intervenir la dimension temporelle, notre objectif était de saisir le processus de dyssocialisation à l'intérieur du processus général de croissance. Finalement, chez la plupart des sujets considérés, la délinquance apparaît bien comme l'aboutissement d'une évolution des conduites sociales sur un mode pathologique. Enfin, nous avons éclairé le rôle joué par l'inadaptation scolaire dans ce processus génétique déviant. Le fait de souligner sa signification causale, par le renversement de tendance qu'il implique par rapport aux études classiques sur la délinquance juvénile, constitue sans doute l'élément le plus important de notre contribution ; on ne doit pas oublier cependant qu'il est intimement lié aux deux précédents : c'est la conception intégrative de l'évolution des conduites sociales qui, conjuguée au concept de délinquance de fait, a permis la découverte de cette signification causale. L'inadaptation scolaire n'est donc pas un épiphénomène de la délinquance ; si l'on peut la considérer comme un "signal d'alarme", c'est parce qu'elle révèle qu'un premier stade est déjà atteint dans l'élaboration d'un processus de dyssocialisation. Dès lors, nul doute que ce signal ne soit déjà trop tardif...

L'importance prise par l'inadaptation scolaire dans cette théorie de la dyssocialisation souligne tout le poids du fait éducatif dans l'étiologie de la délinquance. Bien sûr, la responsabilité de la famille est ici engagée ; mais plus encore celle du corps social. Car, dans toute société évoluée, c'est en définitive au corps social qu'il appartient de favoriser la croissance culturelle : d'abord en mettant en place un dispositif éducatif adéquat qui complète et prolonge l'action permanente de la famille ; mais aussi en palliant si besoin est les erreurs ou les carences de celle-ci, et même en se substituant à elle si nécessaire. Ce qui, en ce domaine, se dégage de notre réflexion, c'est la certitude que la croissance culturelle n'est pas, elle non plus, un épiphénomène de la croissance globale, qu'elle existe en tant que processus unifié et intégré dans l'évolution générale du sujet. Elle ne saurait être réduite à une somme d'apprentissages, connaissances ou conduites sociales, réalisés à un niveau superficiel de la conscience, dans le temps même où s'opérerait en profondeur la vraie croissance psychologique, et sans rapports avec celle-ci. L'acculturation par le milieu, aussi bien que l'action systématique de l'école se fondent dans un même effet d'ensemble, intégré normalement dans la progression génétique, et dépendent par conséquent des lois régissant psychogenèse et sociogenèse. En ce sens, nous pensons l'avoir montré, l'évolution du moi, l'évolution des conduites sociales, mais aussi l'évolution de la connaissance sont solidaires et concomitantes.

C'est pourquoi cette acquisition des connaissances ne saurait être isolée de la socialisation des conduites. À l'école, la connaissance doit être socialisée au même titre que le moi qui se l'approprie, que le milieu où se développe la démarche éducative, que le groupe qui est tout à la fois objet et agent de cette démarche. L'action éducative requiert comme visée permanente le maintien et le renforcement de cette cohérence dans la croissance culturelle, condition fondamentale d'une évolution correcte de l'enfant. Nous avons dit comment, à notre sens, l'école pouvait jouer un rôle décisif dans cette évolution, et à quelles conditions. L'inadaptation scolaire est certes un échec de l'élève, mais elle représente aussi un échec de l'école et un échec de la société car, déjà, elle est inadaptation sociale.

Toute action en faveur de l'adaptation scolaire va donc dans le sens d'une prévention de l'inadaptation sociale et, pour des sujets comme les nôtres, de la délinquance. Faut-il dès lors davantage insister sur la nécessité de développer les écoles maternelles et de leur donner des conditions raisonnables de fonctionnement ? Faut-il davantage insister sur la nécessité d'une pédagogie de base de l'adaptation à l'école primaire ? Faut-il davantage insister sur la non moins indispensable formation de maîtres qualifiés ?

Eh bien ! oui, il faut insister, sans répit. La situation actuelle de l'éducation "nationale" l'exige. Jusqu'à ce que soient entendues les exhortations du bon sens, les enseignements des recherches, jusqu'à ce que soit respecté le droit de l'homme au progrès économique et culturel dans les couches sociales actuellement aliénées. Le travail qui s'achève ici nous a permis d'élever une voix qui s'est efforcée de rester objective et mesurée. Nous pensons avoir par là même conquis un droit dont nous entendons user dans ces dernières lignes, avec la franchise et aussi la passion qu'autorisent l'expérience et l'effort d'objectivité longuement poursuivi : le droit d'interpeller ceux que le langage courant appelle précisément les "responsables", hommes politiques et administrateurs, en les priant instamment de prendre acte des faits, c'est-à-dire de leur responsabilité, passée, présente, et future ; le droit de leur demander un peu plus de hauteur de vue et de justice dans leurs principes, un peu moins de médiocrité dans leur action. Plus qu'un procès, c'est un appel. Mais aussi un avertissement.

 

 

Notes

 

(1) Nous rejoignons ainsi, au terme de l'analyse, une conception de la réalité sociale qui apparaît à certains sociologues comme un "concept opératoire" : "Chaque fait économique ou psychique met en branle toute une série d'activités diverses [...] qui exigent de l'observateur qu'il examine ces relations aussi intensément que le fait particulier. L'existence de ces totalités vivantes, actives, non seulement prédomine sur l'existence des faits partiels, mais encore impose à l'ensemble des manifestations une orientation et une structure". (DUVIGNAUD (J.), Introduction à la sociologie, Éd. Gallimard, Paris, 1966, p. 34).
(2)Cf. SÉLOSSE (J.), Analyse des contributions de la recherche psychologique à la criminologie, Compte rendu du Ve Congrès International de Criminologie, Montréal, 1965, in "Annales de Vaucresson", n° 3, Éd. Cujas, Paris, 1965, pp. 225-240.
(3) Cf. GLUECK (S. et E.) : "Pour analyser un phénomène comme la délinquance, l'étude doit porter sur un mode de comportement répréhensible plus ou moins structuré ou systématique. C'est pour cette raison que nous avons délibérément sélectionné des délinquants persistants..." (Délinquants en herbe, ouv. cit., p. 29 : souligné dans le texte).

 

 

[© G. Villars, "Inadaptation scolaire et délinquance juvénile", tome 2, L'organisation du désordre, A. Colin, 1973, pp. 264-270

 


 

 

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