Suite de la lecture commentée (et critique) de l'ouvrage polémique de Jean-Pierre Riocreux, L'école en désarroi...

 

"Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir". (Pascal, Pensées, Divertissement).

[...] et qu'ainsi "la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est l'appliquer bien". (Descartes, Discours...).

 

 

V. Dame Éducation nationale : l'école bloquée ?

 

5.1 Retour sur l'école d'autrefois

 

Le présent n'est donc pas très glorieux, et notre auteur paraît avoir (inconsciemment ?) bloqué les compteurs, au mieux, au temps de la IVe - voire de la IIIe République. C'était alors que certaines enseignantes pouvaient s'adonner au tricot tout en débitant leur cours, au temps peut-être imaginé de Mademoiselle Genseigne, telle que la décrivit Anatole France : "Je proclame 1'école de Mlle Genseigne la meilleure école de filles qu'il y ait au monde. Je déclare mécréants et médisants ceux qui croiront et diront le contraire. Toutes les élèves de Mlle Genseigne sont sages et appliquées, et il n'y a rien de si plaisant à voir que leurs petites personnes immobiles. On dirait autant de petites bouteilles dans lesquelles Mlle Genseigne verse de la science... ; ses bandeaux plats et sa pèlerine noire inspirent le respect et la sympathie"(1). Bien auparavant, déjà, des esprits supérieurs ou très en avance avaient de date longue proclamé que l'enfant était non un vase qu'on emplit, mais un feu qu'on allume : proclamation sans doute grandiloquente, mais tellement vraie !(2)

Quoi qu'il en soit, l'enfant était alors, dans la plupart des cas, sage et appliqué, et vase qu'on emplit, en effet. Pas de rébellion, ou pratiquement pas : un souhait ardemment désiré - les parents étant toujours présents pour activer l'ardeur, le cas échéant - d'accéder à une certaine culture, au sens large. Aujourd'hui, tout a été bouleversé, comme en a témoigné, parmi bien d'autres, l'ancien directeur du Point(3). Désormais, si les enseignantes tricotent, c'est parce qu'elles traînent leur ennui au cours de stages de formation continue préparatoires aux grandes vacances. Encore heureux qu'elles consentent à y faire acte de présence, car certaines d'entre elles profitent de l'occasion pour rejoindre, en douce, de doux amants. Ni vu, ni connu, il n'y a pratiquement aucun contrôle. Et lorsque dans une classe un enseignant horrifié s'avise de faire rectifier certaines attitudes avachies de ses élèves, la réplique ne se fait pas attendre : "C'est parce qu'on a de grosses couilles, nous, m'sieu !"(4)...  Comment, dans ces conditions, pouvoir remplir la mission de l’école en faveur du vivre ensemble ? Le pays de Cocagne n'est plus de ce monde...

Mais si le présent n'est pas toujours très exaltant, pour autant, il est difficile de ne pas revenir sur le passé, même injustement porté au pinacle par J.-P. Riocreux ; car c'est complètement s'illusionner que de penser, ou seulement de laisser croire, qu'on peut retourner vers un Eldorado très largement fantasmé, qu'on peut impunément continuer à enseigner comme avant, comme si l'explosion scolaire n'avait pas eu lieu(5). Pour autant il est difficile, dis-je, de laisser passer, sans autre réaction, nombre d'affirmations aussi péremptoires qu'inexactes ; nous en retiendrons deux, prononcées il y a une trentaine d'années : nous savons que la situation, depuis lors, ne s'est pas améliorée - ce qui est un euphémisme.

On pouvait par exemple trouver, en 1988, ce surprenant jugement sous la plume autorisée d'un éminent collègue de notre auteur : "D'une enquête réalisée en juin dernier, il ressort qu'à peine plus de 50 % des élèves entrant en sixième en 1987 maîtrisaient suffisamment la lecture pour pouvoir l'utiliser comme un moyen d'accès autonome à la connaissance et, plus généralement, possédaient les acquis nécessaires pour faire une bonne scolarité secondaire ; parmi les élèves en difficulté, 20 % étaient en échec complet, 30 % présentaient des degrés variables d'insuffisance. Ces résultats constituent un grand progrès [sic !], puisqu'en trente-cinq ans [soit depuis 1952], l'école primaire a doublé son efficacité"(6).

Une telle "affirmation gratuite" - bien plus "gratuite" que nombre de celles assenées par notre auteur - constitue une véritable gifle (involontaire, bien entendu) à l'endroit de l'école publique d'autrefois. Sans pour autant rejoindre le chœur des pleureuses, regardons à nouveau les faits, qui sont têtus, et de plus près.

En 1952, 22 % des élèves d'une classe d'âge entraient en sixième. Si, en 1987, ce taux est passé à 95 %, ce n'est pas l'effet d'un progrès pédagogique quelconque, mais d'une volonté politique délibérée. Il ne faut donc pas confondre l'évolution d'une société industrialisée, et les effets supposés d'une pédagogie.

D'autre part, les 22 % de 1952 entraient dans le Second Degré après un fameux examen qui, pour certains, rappelons-le, était en réalité un difficile concours des Bourses(7). Il s'agissait donc d'une élite scolaire, soigneusement triée et entraînée par les instituteurs, en particulier à l'épreuve dite "étude d'un texte narratif ou descriptif", qui constituait une authentique évaluation de la compréhension ("intelligence du texte"), en sus des connaissances grammaticales traditionnelles. Cette élite scolaire réussissait, car elle était faite pour cela(8). Et il faut ajouter que les performances de nombre d'élèves non-candidats à l'examen (au moins 30 % d'entre eux) étaient supérieures à la moyenne de celles des candidats. Ce qui constituait un "gaspillage intellectuel et une inégalité des chances devant l'éducation"(9). Quoi qu'il en soit, huit élèves sur dix demeuraient à l'école primaire. Parmi eux, quelques-uns rejoignaient d'ailleurs le Second Degré au niveau des Quatrièmes dites d'accueil et ne se montraient pas inférieurs à leurs condisciples dont c'était la troisième année secondaire. Sur les huit élèves, la moitié obtenait à terme le fameux Certificat d'Études primaires : ils savaient donc lire... et orthographier.

Et ceci montre que 60 %, au moins, des enfants d'une classe d'âge 'savaient lire', il y a trente-cinq ans(10). On ne voit donc pas où se situent les progrès accomplis par l'école primaire depuis près d'un demi-siècle. Quant à la suite du propos, elle n'est pas sans laisser lecteur perplexe : "Il faut ajouter que depuis dix ans, on ne constate pratiquement plus d'amélioration. Serait-ce que les méthodologies habituellement pratiquées auraient atteint leur rendement maximal ?"(11)

S'agissant enfin de l'avenir, cet Inspecteur d'Académie affirme avec des accents gaulliens que le seul programme réellement assigné aux enseignants, c'est "l'ardente obligation de mettre chaque élève en mesure d'explorer et d'exploiter au maximum ses possibilités". Comment, bien entendu, ne pas souscrire à un tel programme ? Reste, et c'est moins facile, à se donner les moyens de le réaliser.

Deux ans plus tard, un autre responsable administratif, le Directeur des Écoles d'alors, déclarait : "L'école d'aujourd'hui n'a rien à envier à celle d'hier"(12). Outre les remarques précédentes, qu'on nous permette seulement d'ajouter qu'elle ne fait pas mieux que sa devancière, avec des moyens intellectuels et matériels bien plus conséquents(13)

 

 

5.2 Quelques obstacles dressés devant l'école d'aujourd'hui

 

5.2.1 Les droits des enseignants

 

Si donc l'école d'aujourd'hui ne fait guère mieux que sa devancière, en dépit de conditions matérielles incommensurablement supérieures, c'est sans doute que des obstacles nouvellement apparus l'empêchent de progresser véritablement. Il convient à cet égard d'évoquer brièvement, pour commencer, "les droits des instituteurs contre l'intérêt de l'école"(14). À croire les magistrats de la rue Cambon, les efforts consentis depuis une dizaine d'années pour améliorer la qualité de l'enseignement n'auraient guère atteint leur objectif. Et sont mises en cause les rigidités de la gestion, les pressions syndicales ("sous la pression syndicale et avec le consentement de l'administration", l'ancienneté a pris "un poids déterminant" et commande la carrière, évacuant de fait les appréciations liées au mérite, aux efforts de formation et à la difficulté du poste), l'absence d'évaluation... et l'absentéisme : ainsi, le corps des titulaires-remplaçants, créé par le très chrétien ministre Joseph Fontanet (dont les idées de réforme furent ardemment combattues par les lycéens, tiens donc, déjà !) a dû rapidement voir ses effectifs multipliés par deux, puis encore par deux, sans effet sur le système des remplacements : au fur et à mesure de la création de nouveaux postes, la montée de l'absentéisme (en 1986, note le Rapport, les remplaçants ont été deux fois plus souvent absents que les instituteurs titulaires qu'ils étaient censés suppléer !) annule les efforts de la Nation dans ce domaine très particulier. Sur ces sujets, l'enquête déjà ancienne de Hervé Hamon et Patrick Rotman, "Tant qu'il y aura des profs" (Seuil, janvier 1984, 367 pp.) a produit des pages sacrément édifiantes... 

 

5.2.2 La politisation extrême du corps

 

Mais ce corps est aussi politisé à l'extrême, et ce n'est pas Riocreux qui me démentira ! J'observais, au moment des dernières élections régionales, les candidats pour la région Paca : trois des sept têtes de liste de Lutte ouvrière étaient des enseignants ! Ce qui fait, si je sais compter, 43 %, alors que le corps enseignant actif représente 3 % de la classe active ! Cela ne vous dit rien, surtout de la part de personnes, fonctionnaires qui plus est, à cent lieues du monde ouvrier, et de ses luttes ? Et je ne m'étendrai pas davantage sur l’incroyable nombre d'enseignants présents sur les listes dites de gauche, d'une façon générale : comme on est censé attendre le grand soir, on est révolutionnaire certes, mais seulement à partir de quatre heures et demie !

Et la valeur est loin d'attendre le nombre de années, car les enseignants savent entraîner dans leur sillage, pour contrer toute velléité de réforme, la masse des lycéens voire des collégiens ! Le 15 décembre 2015, la dénommée Samya Mokhtar, Présidente de l'union nationale lycéenne, réagissait aux résultats du second tour des élections régionales. Elle s'exclamait : "Cela aurait été un véritable désastre pour nos lycées si le FN était parvenu au pouvoir [dans une région]. Il s'agit donc d'un réel soulagement". Nos lycées ? Mais ce n'est pas elle qui paye, que je sache ! Quand donc les lycéens seront-ils fermement invités à se contenter d'étudier, sérieusement si cela est possible ? La réponse est bien connue, car la démagogie coule à flots, et nous aurons encore de tristes "épisodes Devaquet", tandis que ces dociles masses de manœuvre sont le terreau de Parti socialiste... Le Monde prétendait, il y a bientôt trois lustres, que les lycéens nageaient en pleine confusion : pas pour tout le monde !(15)

Et voici tout juste dix années - c'était alors le triste épisode "de Villepin" - une enseignante du "Supérieur" remerciait les étudiants pour leur "mobilisation" contre le CPE ("Le CPE, c'est l'arbitraire légalisé"). Mais qu'en savaient-ils, tous ces gens parfaitement ignares de ce qu'est le marché du travail, sur ce prétendu arbitraire ? Vraiment, les étudiants, participant à un énième happening, avaient mis au grand jour, de manière magistrale, les enjeux de société que d'autres entendaient bafouer ? Et ce faisant, ils avaient acquis, au fil du mouvement, une véritable expertise démocratique ?(16) On voit d'ici quel enseignement particulièrement orienté ces fonctionnaires dispensent à de naïves intelligences !

Le vrai de tout cela a été exprimé il y a bien longtemps. C'est le pédagogue suisse Robert Dottrens qui avait constaté : "Il est peu de métiers dans lesquels existent un conformisme et un conservatisme analogues à ceux que l'on rencontre dans la profession enseignante"(17). Car, dans le même temps où l'on se "mobilise" fortement contre tout ce qui est pour, ce qui signifie au vrai foutre le bordel et saboter sciemment le pourquoi de l'école, les petits malins savent l'art de tirer leur épingle du jeu. L'intellectuel de gauche Guy Konopnicki vendit un jour la mèche : "Inutile de chercher les enfants des dirigeants socialistes dans les lycées du 93 ! Invité un soir à présenter un documentaire aux élèves de l’École Alsacienne, excellent lycée d’élite du cinquième arrondissement, je me croyais, à l’énoncé de chaque nom, dans une réunion du conseil national du PS ! Tous les courants étaient représentés par leurs descendances !"(18) 

 

5.2.3 La parole enseignante mise en doute

 

Mais d'une part, en définitive, ce qui vient d'être brièvement rapporté est peu de chose, et d'autre part ne nous plaignons pas trop des grossièretés communes qu'ont à essuyer les enseignants dans leurs classes, telle que celle que nous citions supra. Car il y a bien pire, et je veux maintenant aborder la réfutation systématique de la parole enseignante, ou du refus catégorique de la science établie.

Pour qui consulte un manuel d'Histoire - mettons, de classe de 5e - d'aujourd'hui, il y a de quoi nourrir quelque stupéfaction. Plutôt que de familiariser les jeunes collégiens avec de modestes péripéties de l'Histoire de France médiévale, par exemple de Philippe le Bel à Jean II dit Le Bon, avec en toile de fond la Guerre de Cent ans et ses conséquences pour notre cher et vieux pays, voilà qu'on entreprend de leur enseigner, par exemple, les anciens empires de l'Afrique de l'Ouest, comme celui du Ghana, ou encore celui du Mali, avec l'épopée de Mansa Moussa, son dixième roi des rois, au début du XIVe siècle...

Arrivé à ce point, il paraît donc indispensable de rappeler la triste mésaventure dont fut l'objet - il y a plus de dix ans - un professeur d'histoire enseignant dans les Hauts-de-Seine. Parlant de l'histoire de l'Islam devant sa classe de 5e, il avait "osé" affirmer "qu'à une certaine époque, Mahomet s'était transformé en voleur et en assassin". Que n'avait-il pas dit là ? Ce modeste fonctionnaire ne savait donc pas que s'agissant de l'Islam, l'attitude la plus sulpicienne qui soit était de mise ? Il fut poursuivi en justice par des parents d'élèves, à qui le Mrap et la Ligue des droits de l'homme emboîtèrent - évidemment - le pas. Jusqu'ici, rien que de très normal. Mais il s'est trouvé un inspecteur pédagogique pour juger "racistes" de tels propos ; et l'enseignant, comparaissant devant la commission paritaire, y reçut même un blâme ! Et cela, en revanche, n'est pas "normal" : que la lâcheté du supérieur hiérarchique, combinée à l'ignorance crasse des pairs contribue à enfoncer un peu plus le collègue injustement mis en cause, cela dépasse l'entendement ; et montre que la science historique la plus établie ne saurait venir heurter la doxa des Musulmans. L'histoire, si j'ose dire, a été oubliée. Et la leçon, sans doute, retenue. Alors, rappelons longuement, ici, les propos de bon sens tenus à l'époque par ce professeur, dont je tiens à souligner l'immense courage :

"Que mon modeste cours de 5e ait pu entraîner de telles réactions prouve qu'il a soulevé un problème sensible : comment enseigner le monde musulman dans le cadre d'une critique historique, au sein d'un établissement laïque ? Le professeur d'histoire contraint par les programmes d'enseigner le monde musulman est devant un dilemme : doit-il cacher des faits historiques à ses élèves sous le prétexte de respecter la religion musulmane ou doit-il respecter la réalité historique au risque de heurter des convictions religieuses ? Pour ma part, j'estime que le respect commence par la réalité historique, même si elle peut paraître déplaisante", commençait-il.

Et la suite de son discours me paraît si importante, que je n'hésite pas à la reproduire in extenso : "Il y a encore quelques années, le professeur pouvait éveiller l'esprit critique de ses élèves sur l'islam, il est vrai sur un seul thème, celui de la condition féminine. Dans les fiches pédagogiques du Centre régional de documents pédagogiques de l'Académie de Lyon, des passages du Coran se rapportant à ce sujet étaient cités : sourate IV, verset 34 : 'Les hommes sont supérieurs aux femmes [...]. Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises [...], admonestez celles dont vous craignez l'infidélité [...], vous les battrez [...]'.

Aujourd'hui, la condition féminine est passée à la trappe, vous seriez bien en peine de trouver un extrait du Coran pour l'évoquer dans les fiches du CRDP ou dans le manuel scolaire utilisé au collège [celui de Bordas, édition 1997]. Dans ce manuel, vous ne trouverez aucune référence aux pillages des caravanes de La Mecque, au massacre des juifs de la tribu des Quraizah ou aux versets du Coran sur les chrétiens. Les seuls versets cités sont particulièrement choisis pour éviter tout aspect critique. Il est bien entendu inconcevable de montrer les musulmans comme des esclavagistes, c'est pourtant une réalité historique, la "culpabilité" de l'esclavage ne devant être supportée que par les Occidentaux. La seule représentation des guerriers musulmans dans ce manuel exclut toute violence, ceux-ci ne se battent pas mais brandissent des bannières et jouent de la trompette. Il y a bien un texte de Tabary concernant la bataille de Qadisiyya en 637 entre les Perses et les musulmans, mais il traite surtout des éléphants de combat des Perses. D'ailleurs, une des deux questions posées aux élèves est : 'Comment les Arabes parviennent-ils à faire fuir les éléphants ?' Conclusion : les collégiens retiendront que les guerriers musulmans jouaient de la trompette et combattaient des éléphants ! En fait, ce manuel est d'une suavité confondante sur ce sujet et finit par ne plus respecter la réalité historique.

La présentation de l'empire musulman est complètement tronquée : si le manuel rappelle l'existence du statut de 'protégé' des chrétiens et des juifs qui, moyennant un impôt, pouvaient garder leur religion, l'élève ne saura jamais que le paiement de cet impôt pouvait être accompagné d'humiliations publiques ni que l'esclavage ou la mort sanctionnait le refus de son paiement. La conclusion du paragraphe est assez effarante : 'L'Empire arabe devient ainsi un Empire musulman, où les différences entre vainqueurs ou vaincus disparaissent dans l'unité de la même foi'. Si l'on en croit ce manuel, tous les chrétiens et les juifs seraient devenus musulmans.

Par contre, l'Occident chrétien est présenté d'une autre façon dans le manuel scolaire : la représentation des chevaliers chrétiens de la Reconquista est beaucoup moins pacifique, ils se battent, un guerrier musulman est même tué d'une lance. Quant aux croisades, on atteint des sommets : 'Elles ont développé chez les musulmans l'image d'un Occident agressif', est-il écrit. Parce que la conquête arabo-musulmane n'a jamais eu de caractère agressif ? Bien sûr, puisque les guerriers musulmans étaient des mélomanes pourchassant des éléphants ! L'Histoire tourne à la farce !

Est-ce que le manuel cache le massacre de la Saint-Barthélémy ? Bien évidemment non, les collégiens ont même droit à une gravure représentant cet événement, montrant donc des meurtres d'hommes, de femmes et d'enfants par des catholiques. Cela ne choque personne et aucun parent ne crie au racisme anti-catholique. Les représentations de la violence ne concernent donc que le monde occidental.

Nous en arrivons à une vision parfaitement manichéenne et fausse de l'histoire : le positif relève des civilisations extra-européennes et le négatif relève toujours de l'Occident. Est-ce là de l'esprit critique ? Est-ce ainsi que l'on doit former les futurs citoyens ? Les professeurs doivent-ils inculquer aux élèves le mépris de la civilisation qui a inventé la démocratie ? Pour ma part, je me proclame fier d'appartenir à la culture occidentale où sont nés les droits fondamentaux du citoyen et que l'on ne compte pas sur moi pour transmettre le mépris de cet immense héritage culturel et de ses valeurs. Ces valeurs ne sont d'ailleurs plus considérées que comme 'prétendues' universelles dans '4e histoire, géographie, éducation civique, aide à la mise en œuvre des programmes', du Centre régional de documentation pédagogique de l'Académie de Versailles.

La violence fait partie de l'histoire de l'Empire musulman, l'islam est né dans la violence, c'est un fait historique, le nier ne fait qu'encourager l'islamisme le plus radical puisque l'esprit critique est par définition une garantie contre les excès. La critique doit s'exercer sur l'islam comme sur toute autre religion ou événement historique. Mahomet doit être un sujet d'étude comme les autres. Le communautarisme religieux n'a pas à imposer sa lecture de l'histoire.

Le 'politiquement correct' incompatible avec la déontologie de l'historien doit être banni des manuels scolaires, il faut appeler les choses par leur nom (un pillage est un vol et un massacre est un crime), c'est la condition première pour un enseignement digne de ce nom. Le professeur d'histoire est là pour transmettre la réalité historique, si gênante soit-elle.

L'enseignant doit être libre de ses propos sans aucune tutelle politique ou religieuse, ce qui d'ailleurs est dans les textes de lois. Aucune censure religieuse n'est justifiable, quelle que soit la confession religieuse des élèves, qu'un enseignant dans une école laïque n'a d'ailleurs pas à connaître. Un professeur d'histoire n'est pas un professeur de mythes ou de contes de fées, il doit encore moins être au service d'un credo religieux.

Malheureusement, cela n'est pas la réalité. Mon affaire montre clairement que l'enseignant est dorénavant sous surveillance politico-religieuse. Faut-il que l'enseignant donne ses cours en se demandant à chaque fois si telle ou telle phrase ne le conduira pas devant le tribunal correctionnel ? Mes collègues de français doivent avoir des sueurs froides lorsqu'ils font étudier Le Cid à leurs élèves et mes collègues d'italien ne s'aventureront pas à faire étudier L'Enfer de Dante où Mahomet est décrit éventré. Ne parlons pas du Mahomet ou le fanatisme de Voltaire...

Il est indispensable que les professeurs soient protégés des poursuites judiciaires en ce qui concerne le contenu de leurs cours, les problèmes pédagogiques doivent se régler au sein de l'Éducation nationale et non devant les tribunaux, à moins de vouloir faire fuir les candidats au métier d'enseignant.

La citoyenneté et la religion musulmane ne peuvent s'entendre que par la distinction du spirituel et du temporel, relater des faits historiques établis sur Mahomet ou le monde musulman n'a rien à voir avec un quelconque jugement de valeur sur le message spirituel de l'islam. Assumer son histoire et accepter la critique de sa religion font partie des règles de vie dans une démocratie. Une société qui remplace le débat par les tribunaux est une société malade. La foi religieuse doit rester dans la sphère privée et ne pas être une arme politique ou un moyen de pression.

Force est de constater qu'aujourd'hui la démocratie en France est bel et bien en danger : qu'un citoyen-enseignant puisse être traîné devant les tribunaux pour avoir relaté des faits et gestes d'un personnage mort il y a quatorze siècles le prouve assez.

Le message est clair en direction de tout le corps enseignant : cela est un avertissement et celui ou celle qui ne rentrera pas dans le rang du 'politiquement correct' subira le même sort. Cela porte un nom : le terrorisme intellectuel".

Mais cet enseignant ne fut pas le seul à percevoir le vent du boulet : à peu près au même moment, c'est au niveau de l'Université que s'exerça la censure : l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste de l'histoire de l'esclavage (ancien professeur à l'Université de Bretagne-Sud, aujourd'hui Inspecteur général de l'Éducation nationale), avait commis en 2006 un ouvrage consacré aux Traites négrières. Pour avoir écrit dans son essai que l'esclavage fut aussi pratiqué par les Africains et en terre d'Islam, et qu'il y eut davantage de traite en direction de l'Orient (17 millions d'esclaves) qu'en direction de l'Occident (11 millions d'esclaves), et avoir ajouté que les traites négrières n'étaient pas génocidaires, il fut traîné dans la boue, comme "aveuglé par son racisme", "complice des négriers" et même comme "négationniste". Bref, il fut harcelé pour s'être écarté du politiquement correct, c'est-à-dire de la "loi Taubira" de 2001, reconnaissant la traite négrière transatlantique et l'esclavage comme crimes contre l'humanité(19).

Un an plus tard - en avril 2007 - des enseignants d'Histoire et Géographie (d'un Lycée des Yvelines) ayant commandé, pour leurs classes de 5e, le manuel édité chez Belin, sont stupéfaits d'y constater que le visage de Mahomet a été flouté sur une miniature du XIIIe siècle illustrant un chapitre consacré au monde musulman. Protestations auprès de l'éditeur, qui assume ce fait "d'auto-censure", car il ne veut pas créer de problèmes avec certains élèves, et se sent responsable de la paix dans les classes !

Un an passe encore. Et voici que naît "l'affaire Gouguenheim". S. Gouguenheim, professeur d'histoire médiévale, publie aux éditions du Seuil "Aristote au mont Saint-Michel", ouvrage consacré aux "racines grecques de l'Europe chrétienne". Ici encore, l'invective prend immédiatement le pas sur la critique fondée. Car ce professeur met à mal la thèse qu'on nous a serinée, selon laquelle le Moyen Âge fut un long temps de sauvagerie et de régression intellectuelles, et que c'est grâce aux Arabes que fut préservé l'héritage antique ; au rebours de cette rengaine,  Gouguenheim, sans minimiser le rôle des intellectuels musulmans, montre que l'Occident au Moyen Âge, n'a jamais été coupé de ses sources helléniques et revalorise les liens entretenus entre le monde latin et Byzance et des moines occidentaux, qui n'ont jamais cessé d'œuvrer à partir des textes originaux. La thèse, qui n'est pas neuve, aurait dû susciter le débat. C'est l'invective qui en tint lieu. Le Monde, qui avait d'abord rendu compte favorablement d'un livre "précis, argumenté, fort courageux", fait machine arrière en relayant "l'émotion d'une partie de la communauté universitaire" devant un travail dicté "par la peur et l'esprit de repli". Suivent deux pétitions de confrères, qui accusent Gouguenheim de "racisme culturel" et de révisionnisme. Un ouvrage "savant" paraît, pour réfuter ses thèses : il met en cause "la philosophie de l'histoire sarkozyste" (!!!). Télérama, quant  à lui, dénonce ses "thèses islamophobes" ; sur Internet, on lui prête des liens fantasmatiques avec l'extrême droite… Conclusion de Max Gallo, qui s'est porté au secours de son collègue : "Dès lors que l'on n'est pas tout à fait d'accord avec la doxa, avec ce qui règne, même quand on est un médiéviste indiscutable, il devient dangereux de faire de l'histoire"(20). Et plus encore d'émettre un jugement critique sur Mahomet, comme l'avait déjà expérimenté le philosophe Robert Redeker, contraint à vivre dans la clandestinité depuis le 21 septembre 2006, deux jours après avoir publié dans Le Figaro une tribune où il qualifiait le fondateur de l'islam de "maître de haine". À coups de menaces de mort, les islamistes ont semblé vouloir lui donner raison.

Et je me demande, à part moi, si tous ces faits gravissimes ne sont pas en réalité de discrètes attitudes de soumission face à la "fatwa" lancée le 23 février 1998 par Ben Laden sur le thème du "Front islamique international pour la lutte contre les Juifs et les Croisés"... La Circulaire n° 2004-084 du 18-5-2004, dite "circulaire Fillon", intitulée "Port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics", qui d'ailleurs "oublie" l'enseignement supérieur, a beau paraître ferme sur les principes, affirmant entre autres que "les convictions religieuses des élèves ne leur donnent pas le droit de s’opposer à un enseignement. On ne peut admettre par exemple que certains élèves prétendent, au nom de considérations religieuses ou autres, contester le droit d’un professeur, parce que c’est un homme ou une femme, d’enseigner certaines matières ou le droit d’une personne n’appartenant pas à leur confession de faire une présentation de tel ou tel fait historique ou religieux. Par ailleurs, si certains sujets appellent de la prudence dans la manière de les aborder, il convient d’être ferme sur le principe selon lequel aucune question n’est exclue a priori du questionnement scientifique et pédagogique", dans les faits, c'est la "prudence" qui est de mise.

Et les "faits historiques indiscutables" et autres "certains comportements avérés du prophète" sont laissés sous le boisseau. Si "l’intolérance et les préjugés se nourrissent de l’ignorance", on se garde bien de tenter d'ouvrir les yeux de ceux qui ne veulent être qu'ignorants. L'exemple vient d'en haut, je n'en veux pour preuve que la surprenante et récente (fin novembre 2015) déclaration du ministre de l'Intérieur, B. Cazeneuve, "saluée par une ovation debout" lors du Rassemblement citoyen des musulmans de France : après avoir "reconnu la force de l'attachement sans faille à la République" des musulmans français, Cazeneuve ajoutait : "Vous êtes de magnifiques Français et de magnifiques Républicains". Oui, à condition de ne pas parler des sujets qui les fâchent...

C'est pourquoi certains vont même au-delà de leurs demandes : ainsi, dans un récent article du Point, J.-P. Brighelli, sous le titre "Les nouveaux révisionnistes"(21), se gausse de la thèse de deux "spécialistes es sciences de l'éducation" affirmant que les jeunes musulmans se sentent stigmatisés à cause des manuels scolaires. "Faudra-t-il réécrire l'histoire ?" se (nous) demande-t-il. Car selon les auteurs, dans les manuels d'histoire, le terme islam est associé quasi systématiquement au terrorisme. "Il y a peu, continue-t-il, je m'émerveillais des délires d'un sociologue accusant la laïcité française des dérives islamistes. Je n'avais encore rien vu ni rien lu. François Durpaire et Béatrice Mabilon-Bonfils, spécialistes es sciences de l'éducation, exposent dans Fatima moins bien notée que Marianne (éditions de l'Aube) la cause profonde de la non-intégration des jeunes déséquilibrés : la faute aux profs, bien entendu, et particulièrement aux manuels d'histoire, qui stigmatiseraient l'islam en l'associant systématiquement à la violence et au terrorisme....  Nos pédagogues veulent-ils que l'on mente ? Les programmes du second cycle traitent de la question coloniale (et de la décolonisation), une belle occasion de faire dans la repentance. Mais ils traitent aussi du monde moderne, des attentats du World Trade Center, de la montée de l'intolérance, des diverses guerres du Moyen-Orient et d'Afrique depuis la Libération, et même de l'actualité récente : atrocités, attentats, guerres inlassables, attentats, dictatures diverses, enlèvements, tueries, attentats, mouvements insurrectionnels fondamentalistes, wahhabisme, attentats, soumission forcée des femmes, menées salafistes partout dans le monde, attentats, attentats, attentats. Ainsi va l'islam moderne dans sa version dure. Nous n'y pouvons rien... À noter que les programmes de seconde parlent de la chrétienté médiévale (l'Inquisition, les croisades), ce qui pourrait heurter les catholiques. Qu'il est aussi question, plus tard, du génocide arménien, ce qui ne doit pas faire plaisir aux Turcs. Ou du fascisme, ce qui pourrait contrister les Italiens, et du nazisme, ce qui fleure bon l'anti-pangermanisme… L'enseignement de l'histoire n'a pas été conçu pour faire plaisir aux uns et aux autres – ni à nous-mêmes. Mais peut-être nos pédagogues voudraient-ils que l'on mente ? Que l'on réécrive les manuels comme les Japonais l'ont fait récemment ? Révisionnisme, quand tu nous tiens…"

À cette thèse aussi délirante que mensongère, on ne peut guère opposer que la réalité : et en particulier les nombreuses réactions (dont le nombre et la gravité furent minorés par nos "autorités") hostiles à l'occasion de la minute de silence  que L'Éducation nationale - bien imprudemment - avait demandé aux professeurs de faire respecter dans les classes en hommage à la tuerie de Charlie-Hebdo : ils avaient pour mission, disait le courrier ministériel (du 8 janvier 2015) d'expliquer à leurs élèves les faits, de les faire réfléchir, de les aider à comprendre que l'école était là pour transmettre les valeurs de la République. "Pourquoi respecter une minute de silence pour des gens que je ne connaissais pas ?", fut la réaction la plus "douce", si je puis dire. Car les enseignants ont eu affaire à d'incroyables provocations, et n'ont eu que le recours aux expulsions des perturbateurs de leurs classes ! Une élève de 4e a bien résumé le ressenti de la plupart de ses coreligionnaires : "Madame, on ne va pas se laisser insulter par un dessin du prophète, c'est normal qu'on se venge. C'est plus qu'une moquerie, c'est une insulte !" Et de poursuivre : "Pourquoi ils continuent, madame, alors qu'on les avait déjà menacés ?" Voilà ce qu'est la France d'aujourd'hui, cher Riocreux ! "Où allons-nous ?" résume la prof que j'ai citée ? Allez essayer de faire faire connaissance à ces élèves avec Voltaire(22) !

Justement, un article de l'hebdomadaire Marianne vient opportunément de réfuter la thèse "révisionniste" de Durpaire et Mabilon-Bonfils, sous le titre sans équivoque "Manuels scolaires : une vision idyllique de l'immigration". On y rapporte le travail de deux chercheurs en anthropologie de l'EHESS, qui ont épluché 21 manuels d'histoire-géographie pour reconstituer la conception de l'immigration proposée aux collégiens français. Leur conclusion : ces ouvrages en relaient une vision positive et rassurante, pour les migrants comme pour les pays d'accueil, loin des drames migratoires actuels et de l'hostilité croissante de la population. Qu'on est loin de la thèse des "néo-révisionnistes"(23) !

Et ce que j'ai (peut-être trop) longuement rapporté au sujet de l'Histoire pourrait être appliqué à d'autres matières : l'autorité et le savoir, d'une façon générale, sont contestés - et pour l'essentiel, par les jeunes musulmans. Pour ces adolescents, la science n'est qu'une opinion, qui ne prévaut en rien sur la révélation du Prophète - et sur l'enseignement de l'école coranique. Par exemple, la théorie de Darwin est vivement combattue : comment un prof doit-il réagir, lorsque se lèvent des élèves, au milieu de leurs cours, en disant "je ne peux pas entendre cela, ma religion me l'interdit" et quittent la salle(24)

Vous voyez, cher Riocreux, que nous sommes à cent lieues de vos foutus problèmes d'orthographe, que vous considérez par le petit bout de la lorgnette ! Et qu'il y a là une importance et une gravité autrement sérieuses !

 

5.3 L'école d'aujourd'hui ne fait plus apprendre

 

5.3.1. Ils ne savent plus lire !

 

L'école d'aujourd'hui ne fait plus apprendre, c'est du moins ce que nous serine notre auteur (p. 199). Remarquons que compte tenu des obstacles précités (et il en existe d'autres), elle pourrait présenter quelques excuses. Passons donc en revue, rapidement, quelques domaines de ce "non-apprentissage". À tout seigneur tout honneur, nous commencerons par l'apprentissage lexique, clé de voûte de tout apprentissage ultérieur, et lieu de débats aussi homériques que vains. Sur ce plan, notre auteur, sans le dire explicitement, milite pour la syllabique (p. 199), comme d'ailleurs l'immense majorité de ceux qui se lamentent de trouver le passé derrière eux, et non devant. En particulier son préfacier, M. Lafforgue, qui parle de programmes devant "privilégier l'apprentissage des éléments, et aller toujours du simple vers le plus élaboré". J'ai tellement écrit là-dessus que je n'ai pas envie de répéter la même messe pour les sourds. Car n'en déplaise à Riocreux et à quelques autres (qui ne craignent pas de qualifier son ouvrage de "livre foisonnant, de lecture revigorante et plaisante parce que la langue de notre inspecteur est non seulement imagée mais encore châtiée"), il faut déscolariser la lecture !

À cet égard, nombre de ministres ont rivalisé de sottise cuistre, de Ferry déconseillant officiellement, en septembre 2003, l'usage de la méthode globale d'apprentissage de la lecture - laquelle n'a jamais été utilisée nulle part (sauf par Ovide Decroly en Belgique) et enfonçant le clou : "le fameux B.A. BA reste probablement la meilleure méthode" ; jusqu'à Gilles de Robien, qui, en 2006, tenta d'imposer la syllabique... et claironnant fort imprudemment "C'est la première année où tous les élèves de CP pourront apprendre à lire avec les méthodes les plus efficaces". Point n'est besoin de commentaires. Mais comme disait je ne sais plus qui, "lire c'est chercher à comprendre et non seulement ânonner des syllabes". Si, un commentaire, toutefois ; il s'agit d'une réflexion d'une des "bêtes noires" de Riocreux, L. Legrand. Lors d'une interview donnée au quotidien La Croix, à propos de l'aspect "volontariste" du ministère Chevènement, alors que le journaliste lui objectait : "En tout état de cause, la politique de l'école de Jean-Pierre Chevènement, marque le crépuscule, pour ne pas dire la nuit des pédagogues ?" il fit remarquer :
- Cela pose un problème de fond. Que la définition d'une politique de l'éducation nationale relève des hommes politiques, c'est absolument évident. Mais que son application et les problèmes techniques qui s'y rattachent soient du ressort de la politique, voilà une aberration. Le ministre de la Santé va-t-il donner la liste des médicaments aptes à soigner une maladie ?
Les gouvernements antérieurs avaient au moins la dignité et la sagesse de confier les études pédagogiques à des spécialistes. C'est à la gloire de ministres comme Olivier Guichard ou Christian Fouchet d'avoir réuni des grandes commissions de spécialistes et de gens du terrain. Aujourd'hui, ce sont des politiques ne connaissant pas les enfants ou des inspecteurs généraux sortis tout droit des grandes écoles qui pondent les instructions".

Pour revenir à notre sujet, si "le fameux B.A. BA" constituait la méthode la plus efficace, alors les Instructions officielles n'auraient pas dû comporter des traces de doutes certains. Ainsi, celles de  1938 : "Les programmes de 1923 ont estimé que les élèves, après les trois premières années de scolarité, c'est-à-dire dès le début de la première année du cours moyen, doivent posséder complètement le mécanisme de la lecture. Ces vues exprimaient plutôt un idéal que la réalité. Des constatations faites dans de nombreuses écoles, il résulte que la "lecture courante", n'est pas encore complètement acquise à dix ans par la moyenne des élèves". Et celles de 1950 reprenaient le même discours, de même que celles de 1960(25), qui énonçaient : "On est en droit d’attendre des enfants de 10 à 12 ans d’intelligence normale qu’ils ne trébuchent pas à tout instant en déchiffrant un texte simple, qu’ils connaissent les règles élémentaires de la conjugaison, qu’ils sachent accorder un verbe avec son sujet, même si ce dernier ne se trouve pas à sa place habituelle, qu’ils s’expriment correctement oralement ou par écrit, qu’ils soient capables d’ordonner leurs idées dans un petit paragraphe". Ah, qu'il y a loin de la coupe aux lèvres !

 Et terminons sur cet extrait des Instructions : "La lecture aura une place fondamentale. Il importe de faire travailler les élèves sur des supports de lecture variés : textes à caractère littéraire, informatif, utilitaire... Les maîtres veilleront à développer la qualité de la lecture et la rigueur de l'expression dans toutes les disciplines : étude et pratique de la langue mais aussi analyse d'énoncés, relation d'expériences...(26)

 

5.3.2. Ils ne savent plus l'orthographe !

 

L'école d'aujourd'hui ne fait pas davantage apprendre l'orthographe, affirme notre vindicatif auteur, présentant à l'appui de ses dires quelques brouillons certes gratinés. Encore faudrait-il appuyer une telle assertion sur des preuves aussi nombreuses qu'indubitables, et pas sur l'exposition de quelques brouillons en effet bien malhabiles - le mot est faible. Car n'est-il pas vrai que les lamentos des aînés ont de tous temps plu sur les chères têtes blondes (ou brunes) ? "L'orthographe devrait être acquise définitivement chez la moyenne des enfants à l'âge de treize ans. Si elle reste défectueuse très tard, c'est qu'elle n'a pas été enseignée méthodiquement en temps opportun", déplorent les Instructions de 1938. En temps opportun ! Hum, pourrait-on ajouter... (ou l'on découvre à nouveau ces façons d'aller chercher dans l'ailleurs des raisons pourtant parfaitement claires). Qu'on se souvienne par exemple de ce président de jury du baccalauréat qui, en 1862, s'affligeait sur "l’ignorance presque générale de l’orthographe", ou encore, plus près de nous, d'un Paul Laumonnier qui, en 1929 (in "La crise de la culture littéraire"), déclarait : "L’enseignement secondaire se primarise... Les élèves des lycées n’ont ni orthographe, ni vocabulaire, exact et varié, ni connaissances grammaticales, ni analyse logique, ni méthode d’expression écrite ou orale". Et les mêmes chants de douleur nous interprètent régulièrement les airs de la décadence. Le niveau baisse, certes, mais c'est parce que le niveau d'appétence a baissé : on ne peut à la fois suer sur le Gaffiot ou le Bailly et flasher sur des sonneries pour son portable, si généreusement offertes par M6 (réclame non payée !) et d'autres chaînes culturelles et littéraires...

On pourrait donc multiplier à l’infini les déclarations qui, au moins depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, crient au "fléchissement des études", à la "décadence" de nos "élites" et qui, preuves à l’appui, montrent que le niveau baisse, baisse... à un tel point qu’on se demande au fond de quel précipice nous sommes arrivés aujourd’hui, et vers quels affreux abîmes nous poursuivons inexorablement notre chute...

Quoi qu'il en soit, les instructions officielles fourmillent d'exemples à l'opposé du relâchement dénoncé par notre vigoureux pourfendeur. Témoin la Circulaire n° IV 68-519 du 19 septembre 1968, portant Instructions complémentaires pour l'enseignement du français en 6e 1 et 6e II (ex classes de 6e Cl, 6e M1 et 6e M2) pour l'année scolaire 1968-1969.

"[...] Ainsi de jour en jour mieux armé, l'élève parle et écrit. Le dialogue est la méthode fondamentale de l'enseignement du second degré, l'instrument essentiel de sa pédagogie. En sixième, il s'agit surtout de l'interrogation soutenue, étendue à la classe entière. La vie y est d'ordinaire intense, les mains se lèvent, impatientes, demandes et réponses fusent. Il est bon de régler l'entretien, pour le rendre efficace. L'élève a tendance à répondre sans avoir écouté jusqu'au bout la question. Il apprend donc à se tenir calmement en éveil, à réfléchir avant de parler, à choisir les termes de sa réponse. À l'exemple du maître, il s'exprime simplement, avec une correction parfaite. Il lutte sous sa direction contre les expressions vulgaires, les mots parasites dénués de sens, les phrases inachevées, l'à-peu-près. Car le maître aussi sait écouter. Il ne se hâte pas de reprendre la parole, il laisse se développer les échanges pour en saisir la part de vérité, suggérer nuances ou enrichissements. Il écarte la sottise, mais il revient à l'auteur de la mauvaise réponse pour lui demander raison de son erreur et le mener au vrai. Il lance dans le débat d'autres élèves au moment opportun. Du regard, d'un geste discret, il apaise autant qu'il stimule, il conduit toute la classe dans l'ordre vers son but. Le maître anime et organise l'entretien pour le profit commun, vers l'enrichissement spirituel de tous et la possibilité, pour chacun, de s'exprimer en mots, en phrases justes.

L'expression écrite bénéficie de la pratique de l'expression orale. Devenue naturellement aisée, elle trouve, dans l'exemple des beaux textes lus et étudiés, des ressources inespérées. L'élève apprend à mettre en œuvre les mêmes moyens sur des sujets différents, des moyens différents sur le même sujet. Il utilise librement des tours expérimentés pour donner saveur à son style. Il s'exerce à l'expression artistique des trouvailles de son imagination, de sa personnalité.

Ainsi conçu, l'enseignement du français en sixième donnera aux maîtres, qui pourront encore le méditer ensemble au cours de rencontres facilitant la confrontation des expériences, l'occasion d'une activité personnelle fructueuse. Pour l'élève, il sera le moyen de consolider des bases, de se révéler à lui-même ; de découvrir dans la vie et dans les livres de nouvelles richesses par d'attrayants travaux, car l'étude n'est ni un jeu, ni l'occasion de propos stériles, elle est un effort constant et tenace pour se dépasser".

Ainsi de la Circulaire n° 2004-168 du 20 septembre 2004 sur l’enseignement du français au collège :

Développer la maîtrise du français à l’école primaire et au collège constitue un objectif central pour la réussite des jeunes.

[...]Il me semble nécessaire d’attirer leur attention [des professeurs] sur les points saillants des programmes de l’école primaire, dans le souci de faciliter la transition entre ces deux niveaux.

À la lumière des propositions du groupe d’experts présidé par le professeur René Rémond et chargé de la relecture des programmes des disciplines du pôle des humanités au collège, je souhaite formuler quelques recommandations sur la place des exercices fondamentaux, à l’écrit comme à l’oral, dans l’enseignement du français en classe de sixième.

- Tenir compte des connaissances et compétences acquises par les élèves à l’issue de l’école primaire

À l’école primaire, la maîtrise du langage et de la langue française apparaît comme une préoccupation constante dans toutes les activités mises en œuvre dans l’ensemble des domaines disciplinaires. Le langage et les écrits spécifiques à chacun de ces domaines (par exemple, la description en géographie, l’argumentation en sciences, etc.) participent à l’acquisition des compétences lexicales, syntaxiques et d’organisation des textes attendues à la fin de l’école primaire. Les élèves doivent apprendre à mieux s’exprimer, mieux lire et mieux écrire dans les domaines considérés.

Par ailleurs, au cycle des approfondissements, les élèves travaillent deux champs disciplinaires nouveaux : l’observation réfléchie de la langue et la littérature. [...]

- Multiplier les exercices écrits et oraux au collège

Je demande que soit renforcée, dans l’organisation des séquences, la place d’exercices fondamentaux, à l’écrit comme à l’oral, qui favorisent un effort personnel et répété des élèves ; leur importance et leur caractère formateur doivent être fortement réaffirmés.

[...] Diverses formes d’écriture sont demandées en permanence aux élèves et chaque séance de français doit comporter un temps d’écriture : rédaction de textes qui développent l’autonomie, l’imagination et la créativité des élèves dans le respect des règles de l’expression, mais aussi initiation à la rédaction de textes pour soi (notes, brouillons...), qui permettent à l’élève de fixer ce qui doit être compris et retenu. L’écriture fait ainsi l’objet d’un entraînement régulier, en dehors de toute perspective d’évaluation immédiate. On limite par ailleurs le recours à des exercices réalisés de façon mécanique à partir de fiches photocopiées. [...]

Il est impératif de consacrer du temps, c’est-à-dire des séances complètes de travail systématique, à l’étude (observation, analyse, mémorisation) de la langue et de son fonctionnement (grammaire, orthographe, vocabulaire).

Les différentes formes de dictée (entraînement, contrôle) sont conjuguées avec des exercices conduisant les élèves à orthographier correctement leurs propres productions. Une grande vigilance orthographique est demandée, constamment et pour l’ensemble de leurs productions écrites, aux élèves. L’usage des manuels (dictionnaire, manuel de grammaire) et de l’outil informatique (correcteur automatique) permet à l’élève de trouver les informations qu’il recherche.

Et la Circulaire du 30 mars 1962 affirmait déjà :

"Le vrai but de l'enseignement du français, c'est d'apprendre aux élèves, à travers les beaux textes ou par leurs propres efforts, à exprimer leur pensée, oralement et par écrit, avec correction et avec aisance. On multipliera donc les exercices de rédaction. Créer le désir de l'expression, en l'éveillant par l'exacte compréhension du sujet, en l'orientant, c'est-à-dire en faisant sentir à l'élève qu'il pourra bien dire quand il saura clairement ce qu'il souhaite dire ; perfectionner l'expression, en faisant trouver le mot propre, en aidant chacun à élaborer son brouillon, c'est une des premières tâches.[...]

Je ne vois donc rien là, tout au contraire, qui vienne contredire les desiderata de votre préfacier : "Notre société doit veiller à ce que ces années soient réellement dédiées à l'étude, et donc attendre des maîtres qu'ils donnent aux élèves de solides nourritures intellectuelles et soient exigeants envers eux. Elle ne doit pas accepter que le contenu des enseignements soit dicté par des impératifs économiques à courte vue. L'ordre des esprits auquel introduit l'école ne comprend pas seulement l'intelligence... [...] J'attends ... de l'école que, sans craindre de prodiguer des récompenses ni d'infliger des sanctions, elle entraîne les élèves à goûter le travail bien fait et la rigueur, à accepter et même à désirer que l'on soit exigeant envers eux, et à devenir de plus en plus responsables d'eux-mêmes. Dans la perspective de la vie active, le bagage sans doute le plus indispensable est l'habitude du travail, de la rigueur, de l'attention prêtée aux personnes et du soin accordé aux tâches et aux choses. Cela signifie que l'école ne doit jamais se transformer en une sympathique garderie qui amollirait la personnalité des élèves au lieu de l'affermir, mais qu'elle doit leur demander des efforts quotidiens. Cette accoutumance à l'effort, cet exercice de la volonté et du caractère sont plus précieux qu'aucune formation spécifique prétendument adaptée aux besoins, et rapidement caduque"(27)

Et tout ceci s'inscrit en faux contre un prétendu relâchement orchestré d'en haut. Et me fait songer à une réflexion de Marc Bloch : "M’accusera-t-on de m’attacher à des vétilles ? Je n’apprécie guère, je l’avoue, le négligé dans les choses ; il passe aisément à l’intelligence. Voilà une utile réforme à proposer au 'redressement' français"(28)

Et lorsque le dénommé M. Le Bris vient se lamenter, pleurnichant "L'école faillit à sa mission"(29), il se trompe de cible, ou nous trompe : l'école possède tous les moyens nécessaires d'accomplir sa mission. Mais, nous l'avons vu, elle se heurte à de fort nombreux obstacles...

 

5.4. De quelques obstacles internes

 

D'autant qu'il n'y a pas que les obstacles externes ! Nous partirons maintenant de cet extrait de la Circulaire du 18 juillet 1945 :

OBJET: Instructions en vue de la rentrée des classes
Il n'apparaît ni utile ni souhaitable de bouleverser l'enseignement primaire. On ne saurait, notamment, toucher qu'avec une extrême prudence à la partie de la scolarité qui s'étend jusqu'au voisinage de la 12e année et qui correspond à l'âge des acquisitions de base : lecture et écriture de la langue maternelle, calcul. Des progrès peuvent être réalisés, certes, mais sans modification importante de l'organisation actuelle.
MÉTHODES : À l'école primaire on donne encore trop souvent un enseignement d'autorité qui laisse peu d'initiative à l'élève. Il est recommandé, au contraire, de donner chaque fois que c'est possible un enseignement concret mettant les élèves en face des faits et d'utiliser les méthodes actives qui donnent des résultats très intéressants à l'école maternelle.
Le fossé profond qui sépare celle-ci du cours préparatoire de l'école primaire et qui déroute le jeune écolier doit être comblé. Il peut l'être de deux façons :
1° En installant le cours préparatoire à l'école maternelle, avec obligation pour la plupart des enfants de lire couramment et de calculer correctement à 7 ans ;
2° En confiant le cours préparatoire à des institutrices dans les écoles de garçons à plusieurs classes.
Ainsi, pour bon nombre d'élèves, les méthodes actives sont appliquées jusqu'à 7 ans au moins. Elles méritent d'être appliquées plus tard et elles le sont dans beaucoup d'écoles. Mais l'efficacité d'une méthode dépendant essentiellement de la valeur de celui qui l'applique, la généralisation des méthodes actives ne pourra se faire que progressivement après une préparation méthodique des maîtres. Cette tâche incombera surtout aux écoles normales qui commenceront à fonctionner régulièrement, selon la nouvelle formule, le 1er octobre 1947. Dès cette année, des stages d'initiation rapide seront organisés. [...]

 

5.4.1. L’enseignement d'autorité

 

Il est assez stupéfiant de noter que cet "enseignement d'autorité" condamné par les Instructions de la Libération, a perduré jusqu'à nos jours, pour ne pas dire qu'il a encore de très beaux jours devant lui... "La minorité novatrice, écrit A. Prost, toujours présente dans le monde enseignant, n'a jamais réussi à entraîner la majorité massivement conservatrice"(30). Le moment est donc propice pour faire litière des prétendus sévices à l'encontre des enseignants "réactionnaires", à propos desquels notre auteur entreprend de nous tirer quelques larmes. Car au rebours de ce qu'il avance, ce sont les enseignants "novateurs" qui ont eu à souffrir pour leur engagement. Ainsi B. Girod de l'Ain pouvait écrire : "Ces échecs [des tentatives de réforme antérieures] sont la manifestation flagrante des formidables oppositions auxquelles se sont heurtées en France l'étude scientifique de l'enseignement et de ses résultats, ainsi que l'expérimentation de procédés éducatifs nouveaux. Ceux qui s'aventuraient sur ce terrain miné étaient condamnés à travailler sans moyens, à se contenter de carrières médiocres, quand ils ne subissaient pas, en plus, des vexations de toutes sortes, voire même des menaces"(31). Et P. B. Marquet pouvait ajouter, à propos de l'échec des 'classes nouvelles' (issues du plan Langevin-Wallon) :  "L'administration n'est pas la seule 'coupable', loin s'en faut. Elle aurait été impuissante à freiner le mouvement si de puissantes forces ne l'avaient pas aidée dans le corps enseignant. Or, ces forces étaient précisément celles qui se donnaient pour les plus progressistes. Au premier rang, le Parti communiste. Par la voix de Georges Cogniot, dans une conférence prononcée le 1er février 1949, l'expérience des classes nouvelles était condamnée sans recours : 'elle sert essentiellement à détourner l'attention de l'abaissement du niveau général de l'enseignement pris dans son ensemble' "(32).

Aussi, quand bien même on pressent là-dessous un sentiment de supériorité, comment ne pas accueillir la parole de cet Inspecteur parlant du "mortel ennui des classes traditionnelles" ? Comment ne pas le suivre tandis qu'il pourfend "les médiocres ricanant à l'entour, eux qui ont eu tant raison d'en rester à la dictée quotidienne, aux pages d'analyse dite grammaticale et à tout l'arsenal de la non-pédagogie"(33)?

Car cet usage immodéré voire exclusif de l’enseignement d'autorité entraîne deux conséquences fatales.

 

5.4.2 Le redoublement à l'école

 

La première de ces conséquences est évidemment l'abus du redoublement de classe. La France, selon Le Monde (du 13 septembre 2006), est championne du redoublement à l'école. C'est un bien triste record, surtout lorsqu'on connaît une partie des ressorts secrets de ce pitoyable système. En effet, lors du débat en vue de l'investiture entre François Hollande et Martine Aubry, à propos des 60 000 nouveaux postes promis par le premier des deux challengers, il nous fut révélé que c'était là l'effet des redoublements ! Ainsi, pour conserver des postes, les enseignants n'hésitent pas à faire redoubler un grand nombre d'élèves dont les parents, naturellement, n'appartiennent ni au Parti socialiste (ceux-là, on l'a vu, fréquentent les bonnes écoles privées), ni à la gent enseignante... En 2003 par exemple, 38 % des élèves français âgés de 15 ans ont déclaré avoir redoublé au moins une fois ! Si encore cela servait à quelques chose ! Mais, rappelle l'OCDE, "de nombreuses études montrent que les redoublants ne sont pas plus susceptibles d'obtenir de meilleurs résultats que leurs condisciples, à niveau égal de compétences". Non seulement la France consacre en moyenne plus d'argent à l'enseignement que ses voisins, mais encore ses performances sont inférieures : "Pour le seul secondaire, la France dépense 20 % de plus que la moyenne, mais n'arrive qu'en treizième position - sur vingt-neuf - pour les résultats en mathématiques des élèves de 15 ans"!

Ce mauvais fonctionnement de l'école a un coût énorme, et je ne parle ici que des données matérielles, alors qu'il faudrait aussi envisager l'indicible souffrance de ceux qui ont la malchance d'échouer. En 1987, le Conseil économique et social avait chiffré à 100 milliards - de francs - par an (soit environ le tiers des dépenses étatiques d'éducation à cette époque) ce dysfonctionnement(34) !

Et je terminerai sur la formule lapidaire de Jean-Jacques Paul (tirée de "Le redoublement: pour ou contre ?" Éditions E.S.F., 1996) : "le redoublement est une solution injuste, inefficace sur le plan pédagogique et coûteuse". C'est pourquoi je trouve particulièrement lamentable la réponse suivante de l'ancien ministre Allègre. À un journaliste qui lui demandait : "Que faire de ceux qui échouent ?" Il répondit sans barguigner : "Ils redoublent. On ne jette pas à l'eau quelqu'un qui ne sait pas nager. Et arrêtons de nous focaliser sans cesse sur ceux qui échouent. Il faut s'occuper de ceux qui réussissent ! Il faut aussi cesser de faire des programmes démentiels, qui ne sont pas assimilés. Mieux vaut qu'ils soient moins ambitieux, mais appris"(35)...

 

5.4.3. Les mauvais traitements

 

Quant à la seconde conséquence, elle découle du fait que l'élève d'aujourd'hui n'a pas du tout vocation, comme son père ou plutôt son grand-père, à être traité comme un vase qu'on emplit. Certes, le texte qui suit peut prêter à sourire ; il n'est pas sûr qu'il ne puisse être encore, parfois, d'actualité : "Le maître d'école n'emploïera le fouët qu'à l'extrémité et pour les fautes les plus graves, et il ne le donnera qu'après la classe, et lorsque les enfants auront été congédiés. Pour les fautes ordinaires, il se contentera de faire mettre à genoux. Si elles sont répétées, il peut employer la férule ou les verges sur les mains ouvertes. Il lui est surtout défendu de frapper les enfants à la tête ou de les souffleter"(36).

Les journaux parlaient en effet, il y a peu (AFP, le 1er décembre 2015) d'une institutrice jugée pour violences sur ses élèves. Des parents s'étaient alarmés de la dégradation du comportement de leurs enfants fréquentant une certaine classe maternelle. Avertie, la hiérarchie étouffa l'affaire comme bien l'on pense. Alors les parents se tournèrent vers la justice : six mois d'enquête, et la Brigade des mineurs établit que les faits étaient constitués : voies de fait, certes, mais bien plus encore comportements habituellement méprisants ("nul", "nouille", "incapable"). "Maîtresse Delphine", comme de bien entendu, nia formellement tout ce qu'on lui reprochait, et se dit victime d'une machination de la part de certains parents d'élèves. Elle reconnut toutefois que c'était son rôle que "d'apprendre la frustration aux enfants", mais aussi qu'elle était parfois "obligée d'intervenir physiquement" [sic]. Prison avec sursis et interdiction d'exercer une activité auprès de mineurs de moins de quinze ans ont été prononcées à son encontre. Le cas est exceptionnel, pourra-t-on songer.  Un journaliste, qui rendait compte, commenta : "À l'heure où l'école ne jure pourtant que par l'apprentissage de la citoyenneté, où dans les programmes, du primaire au lycée, le 'vivre ensemble' est devenu une tarte à la crème, on s'attendrait à ce que ces comportements soient en régression. Certes, on ne met plus l'élève au piquet avec un bonnet d'âne sur la tête. On ne l'agenouille plus sur une règle en fer durant la récréation. Mais on continue parfois à rendre les copies par ordre décroissant, en clamant haut et fort les commentaires les plus désobligeants : 'Et c'est pour qui la copie la plus nulle ? C'est pour le gros lard(37)!"

 

5.4.4. Des obstacles internes : les "idées-faiblesses" selon Jean-Paul Riocreux

 

 Et tout cela parce que la "majorité massivement conservatrice" se rassemble, à n'en pas douter, pour applaudir à l'exactitude des "idées-faiblesses"(38) dévidées par notre auteur. Ainsi, à la page 101 de son ouvrage, il ironise lourdement sur les "méthodes dites de détour et qui sont de détournement". Voilà qui tombe bien, je vais lui apprendre deux mots d'allemand, et deux mots de Hegel dont, vraisemblablement, il n'a jamais lu la moindre ligne. Dans ses Leçons sur l'histoire de la Philosophie, Introduction du cours de Berlin, Hegel écrit : "Der Weg des Geistes ist die Vermittlung, der Umweg" ; soit : "La voie de l'esprit humain, c'est le détour". Aphorisme qui mérite d'être médité, à défaut d'être appliqué dans la pédagogie de tous les jours. Car c'est par le détour et non par le B A BA que l'esprit humain se construit et progresse ! Et j'ai encore utilisé un mot grossier : l'enfant se construit bien plus qu'il n'est construit. Cela devrait être une évidence. Dire des enfants qu'ils sont "acteurs de leurs apprentissages" ne signifie pas du tout "qu'ils se débrouillent seuls" comme l'affirme l'auteur (p. 34) ; qui enfonce, croit-il, le clou, en une grossière affabulation : "La pédagogie moderne exige que l'enfant découvre tout par lui-même"(39). Cette affirmation est, bien entendu, une vision malveillante de la pédagogie dite moderne. Il s'agit d'éveiller l'enfant au monde qui l'entoure, non par des accumulations de connaissances, mais par la mise en place des instruments intellectuels nécessaires à la compréhension et à l'acquisition du savoir ; ainsi, la formation intellectuelle de l'enfant vise à la fois le développement de l'intelligence et l'épanouissement de la personnalité. Au lieu que Riocreux tire à boulets rouges (p. 202) sur la notion de "construction du savoir"  et va jusqu'à qualifier les "idées-faiblesses" de "bouffonneries pédagogistes" (p. 150) ! Hélas pour lui, il ne s'agit pas de pitreries, mais d'une tentative d'application des longues et belles recherches de Piaget - entre autres.  Riocreux n'en a cure : il ne veut rien savoir de ces recherches, et c'est pourtant bien à l'école élémentaire qu'on a besoin du concret, cette période de la scolarisation étant en gros le moment de ce que Piaget nomme le stade des opérations concrètes. Ce qui correspond très exactement au "En tout enseignement, le maître, pour commencer, se sert d'objets sensibles, fait voir et toucher les choses, met les enfants en présence des réalités concrètes, puis peu à peu les exerce à en dégager l'idée abstraite..." des Instructions de 1938. Il est donc parfaitement ridicule, sinon nauséabond, de parler de processus de "détournement d'école" et même de "décret d'apartheid", au sujet de l'ouvrage de Louis Legrand intitulé "Une école pour la justice et la démocratie"(40), contenant la fameuse phrase que Riocreux nous ressasse : "L'exclusion systématique du relationnel ne peut manquer d'avoir des conséquences importantes sur la prise en compte des élèves venus de milieux qui ne participent pas naturellement au savoir universitaire… C'est pourquoi l'enseignement des enfants des classes populaires nécessite obligatoirement le détour par le concret, le pratique et le relationnel, c'est à dire la pédagogie". Car il s'agit de sa part, à l'évidence, de mauvaise foi !  L'important, pour Legrand, c'est de ne pas laisser au bord du chemin tous ceux, et qu'ils sont nombreux ! qui ne peuvent compter sur aucune aide à la maison. Est-ce là, vraiment, un décret d'exclusion et de crucifiement ? D'autant que, comme on l'a déjà mentionné supra, ce sont toujours les mêmes qui paient l'addition : "Les enfants d'ouvriers représentent la moitié des élèves qui ne maîtrisent pas les compétences de base aussi bien en lecture qu'en calcul"(41).

Il faut donc que je m'arrête brièvement en chemin. Car les contempteurs de la "pédagogie moderne" prétendent défendre la culture en faisant preuve, en matière pédagogique, d'une sidérante inculture ! Ils croient que ce qu'ils dénoncent a émergé avec Mai 68, alors qu'il s'agit d'un mouvement né avec les Compagnons de l'Université nouvelle en 1918 (pour ne pas remonter plus haut) et porté par l'Éducation populaire depuis l'affaire Dreyfus. Un mouvement qui, effectivement, ne se résigne pas à ce que les "héritiers" accèdent seuls aux savoirs et que les autres en soient écartés, "un mouvement qui tente de lier dans le même acte, transmission et émancipation".

Car il est bien clair pour tout le monde (n'en déplaise à Riocreux et à ses thuriféraires) que l'école est avant tout un lieu de transmission du (des) savoirs(s) ; elle a pour vocation première de transmettre les savoirs et les œuvres. Et, dans ce mouvement, d'éduquer. L'élève qui apprend n'est pas l'enfant qui sait tout, contrairement à ce que prétendaient quelques (rares) soixante-huitards attardés.  Et me vient à l'esprit la remarque que fit devant nous, modestes lycéens, à la fin d'une inspection, le grand Pierre Clarac (1894-1986) qui visitait une de nos classes : "On ne retient bien que ce qui a été appris avec effort". Cette phrase, je l'entendis prononcer il y a soixante ans. Pour moi, elle demeure vraie, intangible.

Aussi, il est parfaitement vain de vouer devant moi aux gémonies certains textes, comme par exemple le Préambule de la Loi d’orientation sur l’éducation du 9 juillet 1989 (dite "loi Jospin") : "Mettre l’enfant au centre du système éducatif, c’est d’abord le prendre tel qu’il est, avec ses acquis et ses faiblesses. C’est donc construire les apprentissages sur les compétences acquises précédemment : cela suppose de ne pas reprendre, fût-ce pour un groupe d’élève, des apprentissages déjà maîtrisés. Cela implique aussi que, quelle que soit la classe, les lacunes éventuelles de certains élèves soient comblées avant qu’ils n’abordent les apprentissages ultérieurs".... Ou encore : "pour assurer l’égalité et la réussite des élèves, l’enseignement est adapté à leur diversité" ; ce qui, au vrai, ne fait que reprendre le plan Langevin-Wallon de 1946 : "La structure de l'enseignement doit être adaptée à la structure sociale". C'est précisément parce qu'on refuse de mettre l'enfant au centre du système, que la "majorité massivement conservatrice" s'y trouve, affirmant bruyamment ses droits et oubliant quelque peu ses devoirs. Au lieu que les Natanson et autres Legrand entendaient, à la place, mettre l'enfant, vous savez, comme le voulait, il y a si longtemps, le dénommé Juvénal, l'auteur des Satires, qui affirmait "maxima debetur puero reverentia"(42) !

Mais notre Inspecteur poursuit dans ses fantasmes : il en vient ensuite à fustiger les "méthodes chronophages", et parle ouvertement (p. 258) de gaspillage de temps, par exemple au sujet des travaux de groupe, "les élèves en tirant un bénéfice très relatif au vu du temps investi". Certes, le travail par groupes fait peut-être perdre du temps, surtout quand il est mal organisé et pas contrôlé. Apprendre à l'autre et apprendre de l'autre prend du temps, cela est indéniable ; apprendre à œuvrer en commun dans une société qui magnifie l'égoïsme individualiste n'est pas aisé. Mais n'est-ce pas ainsi qu'on peut tendre vers une société plus fraternelle et solidaire(43) ? Et le temps apparemment perdu au départ n'est-il pas au vrai, un investissement précieux pour le futur ? Je me souviens d'un parent d'élève, ébéniste de son état, qui me faisait cette remarque : "combien il faut gâcher de bois avant de quitter le statut d'apprenti et d'accéder à la maîtrise !"

Et puis, zut, je m'en vais vous l'envoyer comme je le pense. Méthodes chronophages, dites-vous, à bénéfice très relatif ? Mais que penser des vôtres, qui consistent, malgré un effrayant gavage, à arroser le sable(44) ? La vraie question avait d'ailleurs été posée, dès 1930, par Ch. Bally : "Il s'agit de savoir si l'assimilation d'un français correct doit abêtir l'enfant, comme c'est trop souvent le cas, ou bien si elle peut contribuer en quelque mesure à son développement intellectuel"(45).

 

5.5 Parcourons ensemble quelques manuels, ou éducation, instruction, éveil

 

Quoi qu'il en soit, il convient maintenant d'examiner si les outils habituellement à la disposition des maîtres corroborent l'affirmation sans nuance de notre auteur : "L'école d'aujourd'hui ne fait plus apprendre". Pour ce faire, parcourons donc quelques manuels récents en usage dans les écoles (et au collège), pris un peu au hasard, et concernant l'apprentissage de la langue.

En voici tout d'abord trois qui s'adressent au même niveau (cycle 3, CM1) de l'école élémentaire

Au rythme des mots

"Au rythme des mots" tout d'abord (chez Bordas), placé sous le titre générique "étude de la langue". La préface parle de "parcours d'apprentissage", fait allusion aux "entraînements", aux synthèses, aux productions d'écrits, aux révisions. Le but avoué des auteurs est que ce manuel constitue une "aide à la gestion de l'hétérogénéité de la classe" (sous-entendu : l'élève pourra, sous la direction de son maître, travailler - plus ou moins - à son rythme). Le schéma global est classique : découvertes, exercices, mémorisation, réinvestissements, dans les quatre domaines que sont la grammaire, la conjugaison, l'orthographe et le vocabulaire. Et l'on s'appuie sur une grande variété de textes - qui certes ne sont pas puisés à même les auteurs du XVIIe (!), mais appartiennent à la littérature pour la jeunesse, telle qu'on peut la découvrir sur les rayons des librairies. C'est sérieux et solide.

À la portée des mots

"À la portée des mots" (chez Hachette). Aux rubriques du manuel précédent s'ajoute un pavé spécialement consacré à l'expression écrite - qui évite soigneusement, cher Riocreux, le sempiternel "Racontez votre souvenir le plus marquant de dimanche dernier" que nous subîmes, pour ce qui nous concerne l'un et l'autre, plus souvent qu'à notre tour. Et ses "lectures" d'extraits étendus d'ouvrages divers peuvent parler à ce jeune public.

Outils pour le français

"Outils pour le français" (chez Magnard) : ouvrage qui se vante d'offrir "900 exercices" ! De quoi largement combler une année, à condition de ne pas perdre de temps ! La présentation de l'ouvrage s'adresse directement, sur une double page, à l'utilisateur du manuel, ainsi interpellé. Ce qui est une manière, peut-être naïve, et de solliciter la captatio benevolentia, et d'instituer fermement le jeune élève comme sujet de ses apprentissages. Avec, pour chaque leçon, des incitations à l'écriture directement inspirées de ce qui vient d'être (en principe) appris.

Bref : aucun de ces trois manuels ne me paraît se moquer comme d'une guigne de l'avenir "scolaire" des enfants auxquels il s'adresse. Si l'on note quelques inflexions d'un manuel à l'autre - en fonction des choix pédagogiques ou peut-être éditoriaux des auteurs - partout apparaît le très grand sérieux avec lequel on envisage la progression des élèves. Certes, resterait à connaître comment ces manuels sont utilisés, et s'ils le sont "intelligemment", dans leur plénitude, mais ceci est une tout autre histoire !

Et en voici un autre, qui s'adresse à la première année du collège :

Parcours méthodiques

"Parcours méthodiques" [il y en a huit] chez Hachette. Français : séquences - tests - exercices.
D'emblée, il faut le dire parce que c'est un gage de sérieux de l'enseignement du français : quel saut qualitatif, quelle sacrée marche à franchir depuis les ouvrages rapidement examinés ci-dessus ! Sans le dire explicitement, on prend soigneusement en compte les fameux "stades" de Piaget - ce que montre assez la manière dont on s'adresse au préadolescent. Il faut le constater : si le travail a été conduit avec sérieux et constance durant le cycle 3 de l'école élémentaire, nul doute qu'on s'achemine lentement, mais sûrement, vers la "maîtrise des discours", et l'acquisition des "éléments essentiels d'une culture commune".
De plus, on note un souci constant d'interdisciplinarité (terme que notre ami trouve grossier) qui me paraît d'excellent aloi : cette volonté explicite de "faire acquérir des méthodes applicables en toutes disciplines" (ah, les méthodes ! Ah, les méthodes ! Ah, souci constant de Nietzsche, pour qui les vraies richesses étaient les méthodes !).
Apparaissent aussi (c'est pas trop tôt, bougonne notre bouillant Inspecteur d'Académie), les auteurs "canoniques", Ésope, Ovide, Homère, La Fontaine (enfin !), Molière, et... Labiche... Et même Al Coran [deux extraits des sourates II v. 28-30 (Pléiade, pp. 7-8) et XIV v. 32-34 (Pléiade, p. 312) concernant la création du monde. On eût vraiment préféré un extrait davantage "polémique" et faisant réfléchir, par exemple l'extrait de la sourate IV, concernant les femmes (déjà cité supra) : "Admonestez les femmes dont vous craignez l'infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part, et frappez-les" (Pléiade, pp. 98-99...], et des extraits des Évangiles ! Quelle bonne nouvelle ! Tous textes regroupés de façon très pertinente sous diverses rubriques, l'univers du conte, initiation à la culture antique, jouons avec les mots du poème, lire et dire le théâtre, etc.

Au fait, j'oubliais : l'histoire des "types de textes", non, ce n'est pas de la "carabistouille" comme ose l'affirmer Le Bris(46) ! À cet égard, sans être trop méchant ni condescendant, je voudrais hurler l'avertissement d'Apelle : "Ne sutor ultra crepidam !" Car tout de même, ça commence à bien faire !

Alors, je vais le dire comme je le pense : je suis émerveillé par ce qui est aujourd'hui proposé aux enfants, bien loin, cher Inspecteur, du Chevaillier-Audiat-Aumeunier (Les nouveaux [sic] textes français, chez Hachette) de notre enfance ! D'autant que tous les auteurs de manuels précités, bien loin de céder aux sirènes des Trissotin de l'informatique et leurs tablettes numériques, s'occupent d'abord de l'essentiel, c'est-à-dire de l'écrit. Et tous les outils utiles à seule fin de rendre les élèves progressivement maîtres et possesseurs de leur vie d'homme, et d'une culture authentique, sont à leur disposition.

 

5.6 Marchands d'illusions

 

Et il faut en terminer. Pour ce faire, je ne viendrai pas ici défendre Philippe Meirieu, à qui vous (avec d'autres ?) avez décerné en 2011 le prix Lyssenko pour sa "contribution majeure à la ruine de l'enseignement". Je ne sais pas grand-chose de l'individu, sinon qu'il a eu le courage, un jour, de reconnaître l'erreur (une parmi bien d'autres ?) qu'il avait commise : ne proposer aux élèves que des textes de la vie de tous les jours, sans envisager de les initier, fût-ce modestement, à la littérature. Je sais cependant que sa production est phénoménale, ce qui déjà me paraît fort suspect, car vivre n'est pas demeurer scotché à sa table de travail. Je sais enfin que le ministre Allègre l'avait embauché pour faire l'éloge d'un projet assez gigantesque, fort ambitieux en tout cas, et peut-être intéressant, qui fut stoppé net lorsque Lang et sa démagogie (pour ne rien dire de son amie Monique Vuillat, qu'il décora de la Légion d'honneur) vinrent remplacer celui qui, bête noire des syndicats, s'était fait débarquer sans ménagement par son ami de trente ans (il faut se méfier des trotskistes, ils n'ont pas d'états d'âme) ; je veux mentionner, bien sûr, de "Une charte pour bâtir l'école du XXIe siècle" dont ce n'est pas malheureusement, ici, le lieu de parler(47). Mais lorsque l'individu publie une tribune intitulée : "L'apprentissage de l'écrit passe avant la dictée quotidienne"(48), vouez-moi aux gémonies autant que vous le voudrez, je lui donne raison !

En voilà assez pour l'écologiste lyonnais. Quant à ceux dont j'ai détaillé en commençant les idées d'avant mai 68, ils ne peuvent en aucun cas être ces "marchands d'illusion et de chimères" (p. 74) que vous ne cessez pas de vilipender, sinon d'agonir d'injures. Car, bien loin d'être les pourvoyeurs d'idées-faiblesses, comme vous dites, ils se font au contraire une très haute idée de la tâche d'enseignement, et c'est pourquoi leurs idées-force sont exigeantes, vis-à-vis des élèves, bien entendu, mais aussi et surtout vis-à-vis des enseignants. L'un d'entre eux, Louis Legrand, avait écrit il y a longtemps, qu'une partie de l'échec scolaire s'expliquait par la faible implication des maîtres, en général, dans l'exercice du métier. Et c'est Laurent Schwartz, plus près de nous, qui chargé de rédiger le rapport "Commission du Bilan" au sujet de l'éducation, avait écrit : "j'ai souffert d'avoir eu à dire du mal de mes amis". Socialiste de première grandeur, homme d'une droiture exceptionnelle,  il n'avait pas hésité, alors qu'il savait à l'avance quelles réactions allaient accueillir ses conclusions, à faire un bilan peu gratifiant, c'est le moins qu'on puisse dire, du système scolaire. Il fut traîné dans la boue d'immonde façon ("Schwartz a déposé sa crotte") par des minables qui, hélas, tenaient et continuent à tenir, sans aucune vergogne, le haut du pavé soi-disant laïque, et à défendre l'indéfendable. Et je me souviens - c'était à Chambéry, il me semble - que le ministre Savary, en tournée de "promotion" de sa réforme, à travers la France, avait été mis minable par son auditoire de profs - engagés à gauche comme lui, cela va sans dire. Lui, le grand Savary ! Lui qui avait lancé l'appel du 17 juin 40 ! Car pour l'essentiel, la clique enseignante est d'un niveau désespérant. Le ministre Allègre avait su le dire, et sans peur : on sait ce qu'il advint de lui. Et voilà où le bât blesse : l'enseignant est au cœur du système éducatif et il sera difficile de l'en déboulonner : devinez, à partir de sa mésaventure, qui a fait "main basse sur l'Éducation", ouvrage auquel vous vous référez ! Est-ce vraiment Louis Legrand, et autres "gens de la réforme" ?

 

 

VI. En guise de conclusion...

 

"Il est difficile de critiquer l'enseignement dont on est, sans risquer de paraître méchant ou ingrat"

(L. Marmoz, in Revue française de pédagogie, année 1980 Volume 50, n°1 pp. 69-70, examen critique de l'ouvrage de P.-B. Marquet, "L'enseignement ne sert à rien...").

 

En guise de conclusion, quoi de mieux que de donner quelques extraits de l'ouvrage qui a soulevé la fureur de notre Inspecteur d'Académie honoraire (ira brevis furor), et qu'il aura tout loisir de méditer. Car le monde n'est pas pétri que de culture dite classique, celle des langues mortes et celle des sciences exactes : la culture, c'est tout ce qui enrichit l'être : "s'il est vrai que l'on se cultive, que l'on peut se cultiver en faisant une version latine, un problème de mathématiques, une dissertation ou une expérience de physique, on peut aussi et pareillement se cultiver en usinant une pièce à l'atelier, en faisant un dessin technique ou en étudiant la technologie... Si l'objet est différent, les qualités d'attention, d'objectivité, de réflexion, d'analyse et de synthèse mises en œuvre sont en fait les mêmes"(49). Et d'ailleurs, pourquoi ne pas continuer à citer cet auteur, puisqu'aussi bien il traduit parfaitement notre propre pensée : "Nous avons à accepter sérieusement, et pas seulement du bout des lèvres, et pas seulement comme une nécessité que l'on subit puisqu'on n'y peut rien changer, le bouleversement créé par la démocratisation de l'enseignement ; nous avons à l'accepter, à nous en réjouir, à en tirer les conséquences aussi et non pas à nous lamenter en regrettant le temps où 2 % seulement d'une classe d'âge préparait le baccalauréat et en enviant les professeurs d'antan qui professaient devant cette élite. Nous avons à accepter, nous du second degré, cette 'invasion des barbares' en nous disant que ce doit être à la fois une occasion pour nous de remettre en question la valeur de nos traditions, non pas pour nous faire hara-kiri avec je ne sais quelle délectation morose, mais ne serait-ce que pour en retrouver le véritable esprit au-delà des déformations que l'habitude avait pu créer et pour saisir l'occasion d'accueillir les valeurs nouvelles que ces 'barbares' amènent avec eux ; car les barbares ont toujours insufflé une vigueur nouvelle aux civilisations en sommeil ou en décadence ; et surtout ne pas nous dire que c'en est fini de la culture parce qu'on ne peut plus enseigner les mêmes choses, de la même manière, à la même vitesse qu'autrefois ; bref savoir que nous avons beaucoup à apprendre, beaucoup à inventer, beaucoup à écouter et que la situation n'est désespérée que si nous cherchons à nous accrocher au passé"(50).

"Si nous voulons mettre nos élèves en état de se cultiver, c'est-à-dire ne pas tuer en eux la curiosité et le désir de sans cesse progresser et approfondir, il s'agit que l'école, d'un bout à l'autre de la scolarité, offre à l'enfant l'occasion de réussir ; je dis d'un bout à l'autre de la scolarité, et non seulement à la maternelle, je dis à l'enfant et non seulement à quelques élèves exceptionnellement doués. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet qui, c'est vrai, met en cause des structures, des règlements, des effectifs, mais doit ici d'abord mettre en cause la façon dont nous-mêmes nous les acceptons, même si en paroles nous les condamnons et dont, par la force des choses et de l'habitude, nous nous en faisons complices. Il faudrait que l'école cessât un jour d'être, pour l'immense majorité de ceux qui la fréquentent, l'apprentissage perpétuel de l'échec : échec de ceux qui savent, dès l'âge de six ans, qu'ils ne seront jamais premiers, qui savent plus tard qu'ils n'auront jamais le tableau d'honneur, les félicitations... ces médailles de l'école impériale. Et dans une classe de trente combien sont-ils ? - échec de ceux que l'on compare au premier, au frère, au voisin - échec de ceux à qui l'on répète trop légèrement à longueur de devoirs ou de bulletins qu'ils 'ne font rien' ou qu'ils 'pourraient mieux faire', échec lors de l'orientation, lorsqu'une voie est choisie non en fonction des possibilités et des goûts mais par défaut, faute de pouvoir en prendre une autre - et ici jouent bien sûr tous les préjugés sociaux sur la noblesse ou la valeur ... culturelle de telle ou telle profession ; et qui sait si ces préjugés nous ne les partageons pas ?
Échec de tous ceux, et ils sont et ils seront de plus en plus nombreux, qui 'décrochent' uniquement parce que le rythme d'acquisition des connaissances est trop rapide et ne tient aucun compte de la réalité psychologique de ceux à qui il s'adresse. À l'heure où de plus en plus nombreux sont les enfants qui n'ont chez eux aucune aide culturelle, nous maintenons les rythmes d'autrefois, bien mieux, nous accélérons les cadences et augmentons les exigences.  Et au niveau de l'enseignement supérieur les mêmes problèmes risquent de se poser ; si les I.U.T. sont annexés aux Facultés, cela risque d'empêcher 'que les diplômes délivrés par eux soient les certificats d'une victoire franche et non le lot de consolation qui pourrait suivre un échec dans les études universitaires', comme dit M. Capelle. Non décidément, nous sommes encore trop  marqués par un enseignement de type sélectif, même si, de fait, il s'adresse de plus en plus à la masse.
Nous sommes trop éleveurs de chevaux de course ; nous  qui reprochons si facilement à nos élèves le culte du surhomme ou de la vedette, ne sommes-nous pas guettés par cette même attitude dans nos classes, dans nos écoles ? De quoi sommes-nous fiers, quand nous le sommes, en salle des professeurs : nos premiers, nos petits génies, primés aux distributions de prix(51) !"

En conclusion de ce paragraphe, il serait bon de citer ce témoignage d'un collègue de l'enseignement supérieur : "Je n'ai eu, je crois, que des répétiteurs qui ne m'apprenaient rien que ce qu'on pouvait trouver dans les livres. J'ai passé vingt-sept examens dans ma vie et subi pour les préparer un nombre infini de cours magistraux où l'on ne me débitait que du savoir à consommer et à mettre en conserve. À l'école, parce que j'apprenais facilement et que 1'émulation concurrentielle jouait à plein, j'étais plus préoccupé de conquérir la place de premier que d'apprendre à travailler en équipe. À l'école on m'a appris à enregistrer des contenus de parole mais jamais à savoir écouter dans la participation à un dialogue, jamais non plus à créer du neuf, des idées ou des choses.
Et quand plus tard en entrant dans la vie professionnelle j'ai vu que plus de 90 % de mon temps se passait à écouter des gens pour dialoguer avec eux, et à travailler en équipe, c'est alors que j'ai pris conscience que toute mon érudition me laissait pauvre de l'essentiel. Certes tout ce que j'avais consommé n'était pas sans intérêt et j'étais content de le savoir. Mais je pense à tout ce que je n'ai pas appris
ni découvert parce qu'on n'avait fait de moi qu'un consommateur à l'âge où j'avais le plus à produire et ma vie et moi-même.
J'en ai assez dit, je crois, pour exprimer qu'il n'y a pour moi d'action culturelle d'enseignement ou de formation valables que celles où le formateur est principalement soucieux et occupé à aider l'élève à s'aider lui-même dans la conquête du savoir et de sa pleine mesure d'homme, de personne et de membre actif d'un groupe social qui a mission de bâtir un nouveau monde. Car, dit Dieu, tel est notre bon plaisir que l'homme soit d'abord un être libre et responsable et fraternel"(52).

"Il y a peut-être une inertie propre à l'institution scolaire, variable selon les pays et les civilisations, mais qui tient à certains de ses caractères propres. L'école transmet le savoir acquis, selon des méthodes éprouvées, et par l'intermédiaire de spécialistes de ce savoir. La stabilité juridique du corps enseignant, là où comme en France son statut est celui de la fonction publique, comporte la tentation de transmettre pendant quarante ans ce qu'on a appris à vingt ou vingt-cinq ans. Et ceci, non seulement sur le plan du savoir, mais aussi au niveau des valeurs.
Que le savoir se mette à évoluer de façon accélérée, comme c'est le cas actuellement, et l'adaptation se fera de façon de plus en plus difficile, d'autant plus qu'elle met en cause l'infaillibilité de l'enseignant, sa prétention à détenir le monopole du savoir et de la culture : d'où le mépris souvent affiché par beaucoup d'enseignants à l'égard des moyens modernes de diffusion de la connaissance. Mais on pourrait à la rigueur mettre au point des procédés de recyclage, développer les méthodes audio-visuelles et l’enseignement programmé. Il est beaucoup plus difficile de nous persuader, nous enseignants, que nous devons remettre en question le système de valeurs que nous avons adopté au moment où nous avons été formés. L'intégration d'un système de valeurs est un des éléments essentiels de la personnalité. Or, la personnalité de l'enseignant est très profondément déterminée par l'institution scolaire. L'enseignant - tant qu'on ne l'aura pas obligatoirement envoyé quelque temps à l'usine, au bureau ou aux champs - est quelqu'un qui, au cours de sa vie, aura été successivement écolier, lycéen, étudiant, puis finalement instituteur ou professeur : autrement dit, quelqu'un qui, de sa vie, n'aura jamais quitté l'école. Il risque donc de ne connaître d'autres normes, ni d'autres formes de relations sociales, que celles qui avaient cours dans l'école d'hier. Cette école, certes, idéologiquement, se déclare, et se veut, au service du progrès. Mais à condition, bien entendu, que ce progrès soit, si l'on peut dire, 'progressif' - ce qui est un euphémisme visant à exorciser tout changement profond et radical"(53)

"La marge de liberté, et donc d'invention, qui est laissée à l'enseignant, et même au chef d'établissement, est peu différente du néant. À la limite, comme l'écrivait un proviseur dans un rapport pour le Colloque d'Amiens, "en France, l'établissement scolaire n'existe pas" : il y a des classes juxtaposées dans des immeubles, où des fonctionnaires, appelés sans doute par ironie 'd'autorité', transmettent à des fonctionnaires exécutants appelés enseignants des textes administratifs et des directives pédagogiques, et veillent plus ou moins débonnairement à ce que les intéressés les appliquent, sachant que de toute façon la crainte de l'inspecteur, commencement et fin de la sagesse pédagogique, en assurera l'exécution scrupuleuse, associée d'ailleurs à la pression des élèves et des parents dès que se profile à l'horizon la perspective de l'examen.
Il est caractéristique que ce bureaucratisme, source indéniable de la sclérose de notre enseignement, ne soit guère contesté par ceux qui le subissent, que les revendications syndicales ne comportent que très rarement la liberté pédagogique et la cogestion des établissements - et que, à chaque réforme, la réaction des enseignants soit très souvent : 'Nous n'avons pas d'instructions, nous ne recevons pas de consignes, les programmes ne sont pas parus, et les manuels non plus'. »
Il y a un contraste étonnant, et qui frappe tout observateur étranger, entre ce conformisme et cette passivité du corps enseignant français en matière pédagogique, dans l'exercice même de son activité professionnelle - et son orientation politique à gauche. Généralement progressiste quand il s'agit des structures politiques et sociales de la société globale, l'enseignant français est le plus souvent conservateur - certains ont été jusqu'à dire poujadiste - dès qu'il s'agit de l'intérieur de l'école. L'ennui, c'est que c'est l'école qui forme ainsi des hommes dont il est exclu qu'ils contestent, sinon verbalement, la société dans laquelle ils vont entrer.
Faut-il évoquer, pour commencer, le scandale de l'instruction civique, réduite à la portion congrue, et trop souvent sabotée par les enseignants eux-mêmes, qui refusent de s'en charger, sous prétexte que ce ce n'est pas leur 'spécialité' (ce qui semble avouer qu'un homme 'cultivé' ne peut être un citoyen, à moins d'être spécialiste du civisme !)...
Il est d'ailleurs très heureux qu'on n'enseigne pas sérieusement l'instruction civique - comme on pourrait le faire en améliorant les programmes, les horaires, en formant les professeurs. Car alors la contradiction éclaterait de façon intenable. L'enseignement civique, dans un pays qui se prétend démocratique, est censé exalter les valeurs de liberté, de responsabilité, de participation. Mais il serait scandaleux (et c'est sans doute la raison profonde pour laquelle on ne le fait pas) de prêcher ces valeurs dans un système scolaire dont la conception et la pratique en sont exactement la négation. Ce système est fondé sur le principe d'autorité(54)"

 

Notes

 


(1) Anatole France, in Pierre Nozière, Livre 1er, Enfance, V, Les contes de Maman, l'École, 324 p., Calmann-Lévy, 48e édition, 1927.
(2) L'observation de Fénelon est encore plus pertinente : "le cerveau des enfants est comme une bougie allumée dans un lieu exposé au vent : sa lumière vacille toujours" (De l’éducation des filles, p. 478).
(3) Claude Imbert, l'ancien directeur du Point, a décrit ce grand tohu-bohu, qui concerne aussi ce qu'il nomme "la désagrégation du système éducatif", et dont il développe le saisissant exemple de la sociologie dans Ce que je crois, Grasset, 1984]
(4) Nicolas Revol, Sale prof !, Fixot, 1999, 227 pages, (citation p. 136).
(5) Louis Legrand, article du 27 octobre 1984 : "Ces publications manifestent surtout la hargne de leurs auteurs devant un public scolaire qu'ils ignoraient jusqu'ici, et que la réforme Haby leur a soudain révélé".
(6) J.-M. Laureau, "Investissons dans la pédagogie", in J'écoute, magazine du CRDP 38, n° 13, février 1988, p. 1.
Le Rapport Carraz, parlait déjà de "la réalité de l'échec scolaire massif" (R. Carraz, alors député P.S. de la Côte d'Or), Recherche en éducation et socialisation de l'enfant (rapport de mission au Ministre de l'Industrie et de la Recherche), La Documentation française, nov. 1983, p. 52.
(7) "Il fallait subir un concours d'entrée en sixième, qui était sévère", écrit encore J. M. Laureau (ibid.) J.-P. Riocreux ne va pas jusqu'à souhaiter le rétablissement de cet examen, mais on perçoit bien qu'il n'en est pas très éloigné... En tout cas, il ne met pas carrément les pieds dans le plat comme Cl. Allègre qui, un jour qu'il avait sans doute trop appuyé sur le Juliénas, n'y alla pas par quatre chemins : "La baisse du niveau est une réalité. Selon les statistiques officielles, 20 % des élèves qui entrent en 6e ne savent pas lire. Je suis plus pessimiste encore : j'estime que 30 % des élèves qui entrent au collège ne lisent pas couramment. La priorité, c'est d'ap­prendre à lire et à s'exprimer ! Tout le reste découle de cela, y compris les problèmes de violence. Car des collégiens qui n'arrivent plus à suivre chahutent. Par ailleurs, le moindre exercice de mathématiques ne peut être résolu, car l'énoncé n'est tout simplement pas compris. Et, comme c'est un effort fastidieux, les jeunes ne lisent plus de livres non plus. Tout vient de la suppression de l'examen à l'entrée en 6e. Autrefois, il fallait faire moins de cinq fautes à la dictée et résoudre trois problèmes simples de mathématiques pour passer au collège. La première mesure à prendre pour redresser la barre est de réintroduire cet examen. Cela obligerait les enseignants à se concentrer sur les fondamentaux, comme la lecture. C'est gentillet de faire des classes de neige et de visiter des usines de betteraves mais la priorité est de savoir lire, écrire et compter !" (in Le Figaro du 10 mars 2007).
(8) Du moins réussissait-elle en sixième, car sept années plus tard, les deux Baccalauréats n'étaient accordés qu'à 8 % seulement d'une classe d'âge, ce qui correspond à une 'perte' d'environ 13 % par an.
(9) Cf. Enquête I.N.E.T.O.P., "Le niveau des connaissances des écoliers et l'entrée en 6e", rapportée in l'Éducation nationale n° 17, mai 1958, pp. 5-7. Notons que ce jugement sans appel appartient au rédacteur de l'article, rendant compte de l'Enquête nationale précitée. À l'intérieur de ce dernier document, les propos sont nettement plus mesurés : il est question "d'abstentions regrettables" (p. 25) et le fascicule précise seulement : "il est sans doute inutile de souligner la gravité de ces constatations" (p. 11).
(10) Estimation la plus basse possible, car le fatidique aussi bien qu'éliminatoire "cinq fautes = zéro" faisait échouer au C. E. P. nombre d'élèves qui, vraisemblablement, eussent réussi l'examen sans cette barrière impitoyable sinon particulièrement injuste.
(11) Curieusement, ce jugement est corroboré, trois ans plus tard, par une remarque de L. Legrand : "L'augmentation ou la diminution du nombre d'heures de cours de français ne paraît pas susceptible d'améliorer ou de faire baisser les performances des élèves en compréhension de lecture. Cela conduit à penser que seuls des changements qualitatifs pourraient remédier à cette baisse globale de niveau constatée entre 1971 et 1978..." (in Pour un collège démocratique : rapport au ministre de l’Éducation nationale - Paris, Documentation française, 1982, 375 pp. (La citation est à trouver à la page 210).
(12) J. Ferrier, d'après le Dauphiné Libéré du 13 décembre 1990.
(13) En 1885, l'effectif moyen des classes élémentaires publiques était de 61 élèves (Revue pédagogique, Tome 16, p. 276). En 1990, le ratio moyen postes/effectifs était d'environ 5 (4.83 postes pour 100 élèves, dans le département du Nord ; 5.18 dans le Loir-et-Cher). Cf. J.O. du 6 mai 1991, pp. 1827-1828). Et s'agissant de l'école maternelle, "fleuron" auto-proclamé du système français, la taille moyenne de ses classes est passée de 40 à moins de 25 enfants, depuis 1981.
L'étude comparative concernant les Connaissances en français et en calcul des élèves des années vingt et d'aujourd'hui (Les Dossiers d'Éducation & Formations n° 62, DEP, février 1996) est à cet égard singulièrement éclairante ("En vocabulaire, les élèves de la génération des années vingt réussissent mieux que ceux de 1995"), même si quelques progrès paraissent avoir été réalisés. Mais comparaison n'est pas raison, particulièrement dans ce cas : car il n'y a aucune prise en compte des conditions matérielles (peu propices à l'étude voire même à la scolarisation) de ces élèves du début des années vingt, particulièrement dans la Somme, département ravagé par quatre années de guerre - on pourra à cet égard prendre connaissance de la protestation exprimée par un lecteur du Monde de l'Éducation (livraison d'octobre 1995, p. 17).
(14) Rapport de la Cour des Comptes pour l'année 1987, analysé (succinctement) dans Le Monde du 7 juillet 1988.
(15) "La grande confusion des lycéens", in Le Monde du 23 avril 2003.
(16) M. Dubesset, in Le Monde du 22 avril 2006.
(17) "La pédagogie expérimentale", in l'Éducation Nationale n° 9 du 1er mars 1951, p. 5.
(18) In La gauche en folie, Paris, Balland, 2003. On peut citer comme étudiant dans cet établissement d'excellence les enfants de Ségolène Royal, de Martine Aubry, de Robert Badinter, de Jean Pierre Chevènement, de Pierre Joxe et de tant d'autres socialistes. Quant à Élisabeth Guigou et Claude Bartolone, ces caciques socialistes avaient préféré mettre leurs enfants dans des écoles privées du sixième arrondissement. Bien à l'abri des troubles endémiques dont souffrent les enfants du petit peuple...
(19) Pour continuer dans ce registre, notons qu'il faudrait peut-être cesser de battre notre coulpe au prétexte de nos "crimes" passés, et de notre intolérance : pour prendre l'exemple de l'Égypte, en 2007, il y avait 925 000 mosquées pour 65 millions de musulmans, et 1 950 églises pour 12 millions de chrétiens (installés dans le pays, rappelons-le, avant la conquête arabo-musulmane).
(20) "Mes détracteurs me reprochent d'avoir inventé l'idée selon laquelle notre univers culturel majore le rôle de l'Islam dans la transmission des savoirs antiques, mais c'est pourtant bien la thèse qu'ils assènent, en la parant d'atours scientifiques, niant ou minorant le rôle des chrétiens d'Orient, ou exposant le rapport des Européens du Moyen Âge à la culture de façon caricaturale, moqueuse ou sarcastique. Cette vision de l'histoire est idéologique" (S. Gouguenheim, interview publiée dans Le Figaro Magazine du 12 septembre 2009).
Cf. aussi Arnaud Imatz, in préface de l'ouvrage "Al-Andalus, l'invention d'un mythe" (de Serafin Fanjul) : "La violence des réactions lors de la publication du livre de Gougenheim, la façon dont ses thèses ont été discutées et les étiquettes infamantes qui ont été utilisées pour pétitionner contre lui, donnent une piètre image des conditions du débat intellectuel en France. L’ouvrage collectif Les Grecs, les arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, 2009, qui prétend répondre aux arguments de Gougenheim, regorge d’idées tendancieuses, de jugements à l’emporte-pièce, de procès d’intention et d’invectives. Il incarne à la perfection l’esprit de la Tchéka. En 2012, j’avais interrogé l’auteur du présent livre, Serafín Fanjul, sur cette polémique haineuse. Voici sa réponse :  Le livre de Gougenheim est excellent, bien structuré, magnifiquement documenté, et c’est ça qui fait mal. Comme il est difficile de le contredire, avec des arguments historiques, on a recours à l’attaque personnelle. Une vieille méthode ! Il fait preuve d’un grand courage (d’ailleurs indispensable à l’heure actuelle) en remettant en cause des tabous et des routines sacralisées. L’étude et la pensée doivent être libres ; elles ne sauraient être soumises à la tyrannie du politiquement correct, ce complexe qui nous est venu de l’Université nord-américaine, et qui asphyxie jusqu’à la liberté d’expression. C’est un comble !".
(21) In Le Point, du 12 janvier 2016. Brighelli fait une lecture critique de l'ouvrage des sociologues F. Durpaire et B. Mabilon-Bonfils, "Fatima moins bien notée que Marianne" publié aux Éditions de l'Aube.
(22) Extrait de Le désarroi d'une prof qui parle de "Charlie" à ses élèves : minute de silence incomprise, parfois méprisée, provocation..., une enseignante dans un collège classé REP de l'académie de Grenoble raconte son étrange journée. In Le Point du 9 janvier 2015.
(23) Hebdomadaire Marianne, livraison du 3 janvier 2016 : "Les livres scolaires dépeignent un monde tel que l’on voudrait qu’il soit. Un monde auquel on voudrait que les Français croient. La représentation que les manuels scolaires proposent de l’immigration est à la fois fortement positive et résolument rassurante. Le phénomène migratoire y est présenté comme quantitativement modeste et stable dans le temps ; s’il devait croître, il resterait néanmoins maîtrisé et limité. Les causes de l’immigration vers l’Europe en feraient un fait social inévitable et nécessaire : il résulterait d’un vieillissement démographique des sociétés européennes et d’une pénurie de la main-d’œuvre dans de nombreux secteurs de notre économie. Les effets de l’immigration sont présentés comme globalement bénéfiques pour les pays de départ et pour les pays d’accueil ; les éventuelles conséquences négatives sont peu nombreuses et de faible importance compte tenu des bénéfices considérables qui en résulteraient. De surcroît, les conséquences négatives ne constituent que des anomalies passagères, nullement liées à la nature même des migrations ; ce sont de simples paramètres de transition et de réajustement. Le jeu 'gagnant-gagnant' est promis à satisfaire tout le monde, aussi bien le pauvre 'Sud' que le riche 'Nord', qui finiront par communier dans le 'brassage des cultures' et 'l’enrichissement culturel". Le ton est optimiste, la vision idyllique. Les livres scolaires dépeignent un monde tel que l’on voudrait qu’il soit. Un monde auquel on voudrait que les Français croient".
(24) Entre cent autres adresses, on pourra consulter "La résistance à Darwin à l'école est politico-religieuse".
(25) BO n° 29 du 27 octobre 1960, à propos du Cycle d’observation, et Instructions pour la classe de français au cours du trimestre d’observation.
(26) Circulaire de rentrée 89 (1er Degré), publiée au B.O. n° 1 du 5 janvier 1989.
(27) Laurent Lafforgue, in L'école victime de la confusion des ordres, mai 2004.
(28) M. Bloch, in l'Étrange défaite, 1940, pp. 88-91.
(29) in Le Figaro littéraire, 29 avril 2004.
(30) Histoire de l'enseignement en France, p. 9.
(31) In Le Monde du 5 septembre 1967, p. 9.
(32) in "L'enseignement ne sert à rien, hier comme aujourd'hui...", Paris, E.S.F., 1978, page 69. La même opinion, venue d'un Inspecteur, s'exprime dans : "La réforme de l'enseignement n'a pas eu lieu... Hélas ! La bourgeoisie, aidée par les intellectuels du Parti communiste, a réussi à sauver le pire dans la vieille institution impériale. Il serait en effet injuste de laisser peser sur les seuls gaullistes tout le poids de l'échec. L'échec du projet Langevin-Wallon est l'échec d'une génération et il avait tout autant d'ennemis à gauche, chez des enseignants prétendument progressistes, qu'à droite chez les Chouans..."(H. Wadier (1920-2007), in La réforme de l'enseignement n'aura pas lieu, Robert Laffont, 1970, Avant-propos, p. 10.
(33) Henri Wadier, in L'Éducateur (Freinet), 1971-1972, n° 3, pp. 11-13.
(34) D'après Le Monde du 14 octobre 1987.
(35) Cl. Allègre, in Le Figaro du 10 mars 2007.
(36) Extrait du Procès-verbal de la nomination d'un maître d'école à Combs-la-Ville, 16 novembre 1788, p. 57 (Revue Pédagogique 1883, 1er semestre).
(37) M.-S. Sgherri in Le Point du 1er septembre 2005. Selon le chercheur Pierre Merle, un tel comportement est loin d'être marginal ("L'élève humilié. L'école, un espace de non-droit ?" PUF, 2005, rééd. 2012, 248 p.). En juin 1992, une enquête avait déjà révélé l'ampleur du phénomène : la moitié des collégiens et des lycéens déclaraient s'être sentis 'parfois' ou 'souvent' humiliés. Or de telles pratiques ne sont pas seulement condamnables du point de vue moral, elles sont catastrophiques d'un point de vue pédagogique. Humilier un élève, c'est lui interdire de progresser ! Combien rejettent l'école pour y avoir été humiliés ?
(38) JPR., ouvr. cit., p. 132.
(39) JPR., ibid., p. 139.
(40) Louis Legrand, Une école pour la justice et la démocratie, PUF, 1995, 144 pages. Réédité en eBook en octobre 2015.
(41) Bernard Ernst, in Revue française de pédagogie, n° 107, avril-mai-juin 1994, p. 36. Ce qui signifie qu'ils sont 2 fois et demie sur-représentés. Cf. aussi : "Non seulement l'école abandonne plus de la moitié des adolescents sur le bord de la route, mais évidemment ce sont toujours les mêmes qui tombent. Ceux qui n'ont pas de voix pour se faire entendre, ceux au nom de qui personne ne protestera, les pauvres en argent ou les pauvres en pouvoir, les pauvres en connaissance. Tout le monde est content de l'école de France. Tout le monde, ou plutôt tous ceux qui parlent. Nous savons pourquoi : c'est que leurs enfants ne sont pas atteints. L'école de France est l'école de la réussite des puissants, et comme seuls les puissants s'expriment, tout cela donne, au-delà des réserves de forme, une fort belle impression de consensus" (François Bayrou, La décennie des mal-appris - 1990-2000, Flammarion, 1990, pp. 61-62.
(42) Il s'agit au vrai de "mettre au-dessus de tout l'intérêt des élèves" écrit, p. 8 d'un livre fort sympathique, une ancienne "soixante-huitarde", devenue chef d'établissement (Marie-France Santini-Borne, L'élève au cœur, entretiens avec Alain Rémond, Seuil, 2004, 188 pages). Il faut aussi, et ce n'est pas aisé, leur donner soif. Et je songe irrésistiblement à l'Évangile selon Jean (chapitre 10, verset 10) : "Je suis venu pour qu'ils aient la vie et l'aient en abondance".
(43) "Si nous voulons mettre nos élèves en état de se cultiver tout au long de leur vie professionnelle il faut que, dès l'école, nous leur fassions acquérir les qualités et les habitudes essentielles que cette vie requiert ; j'en citerai au moins deux : le travail d'équipe, l'aptitude à utiliser une documentation" (J. Alési, in Cuc_68, p. 101).
(44) Dans sa thèse de Doctorat de 3e Cycle (Fondements linguistiques d'une pédagogie rationnelle de l'orthographe, Paris V, 1981, 2 tomes, 699 p.), Jean Desmeuzes rapporte la réflexion d'un 'vieux' maître : "Autrefois, je faisais faire de nombreuses dictées aux candidats au CEP. Les résultats étaient satisfaisants et spectaculaires, mais de courte durée et essentiellement valables sur la dictée, l'orthographe redevenant désastreuse en toute autre matière" (ouvr. cit., p. 449).
(45) Ch. Bally, in La crise du français, Delachaux et Niestlé, p. 6. À propos de gavage des élèves, je vais proposer une comparaison dont je sais pertinemment qu'elle est hasardeuse et qu'elle n'a guère sa place ici. Tout un chacun a pu observer, autour de lui, les désastres d'une politique d'urbanisation à tout-va, centrée sur l'habitation individuelle. Pour ce faire, la SAU (surface agricole utile) est chaque année davantage dévorée avec un féroce appétit (très exactement, 26 m2 de terres cultivables sont chaque seconde recouverts de béton !). Se réduisant comme peau de chagrin, elle entraîne le triomphe d'une agriculture intensive, production du maximum de produits sur le minimum de surface, à coups d'engrais - 66 000 tonnes de pesticides vendus en 2014 - et autres adjuvants chimiques (et l'on pourrait continuer avec les élevages en batterie, etc.). Or, une agriculture respectueuse de l'environnement - et, au-delà, de la santé des consommateurs... et de la planète -, est forcément une agriculture extensive. Mais nous n'en avons cure : nos médecins sont compétents, et les remèdes à leur disposition fort puissants...
(46) Marc Le Bris, Et vos enfants ne sauront pas lire... ni compter ! La faillite obstinée de l'école française, Stock, 2004, p. 168.
(47) Circulaire n° 98-235 du 20-11-1998, dont voici le début, en effet, prometteur : "À l'orée du XXIe siècle, au moment où nous entrons de plain-pied dans la mondialisation et où l'émergence des nouvelles technologies de la communication pose d'une manière nouvelle le problème de l'apprentissage des savoirs fondamentaux, l'École de la République doit faire face à de nouveaux défis. Elle doit le faire en s'adaptant, en évoluant, en se réformant tout en restant fidèle à ses principes, à ses idéaux, à ses buts, sans renier ses principes fondamentaux.
Face à des injustices sociales persistantes, l'idéal d'égalité des chances et l'objectif de réussite scolaire pour tous restent plus que jamais d'actualité. L'idée de laïcité comme celle de citoyenneté demeurent des références essentielles.
L'enfant du XXIe siècle n'est pas celui de l'époque de Jules Ferry. Abreuvé d'images et d'informations, soumis très tôt aux contradictions du monde moderne, à ses tensions, à ses tentations, il a besoin de repères solides, de maîtrise des savoirs fondamentaux pour comprendre le monde complexe qui l'entoure et faire l'apprentissage de l'autonomie, de la socialisation et de la responsabilité [...]".
(48) in Le Monde du 3 octobre 2015, page 15.
(49) J. Alési, Cuc_68, ouvr. cit., p. 94.
(50) Ibid., pp. 96-97.
(51) Id., pp. 97-100.
(52) Id., pp. 103-104.
(53) J. Natanson, Cuc_68, p. 127-128.
(54) Ibid., pp. 131-134.

 

 [Note du 10 novembre 2016. Jacques Natanson qui, selon J.-P. Riocreux, commit "l'intervention la plus virulente" lors des Journées de Rouen (cf. première partie de ce texte) s'est éteint du côté de Rouen, justement, le 2 novembre dernier. Paix à son âme d'homme de bonne volonté]

 

 

VII. In memoriam [ajout du 11 septembre 2017]

 

André de Peretti s'est éteint le 6 septembre 2017, à l'âge de 102 ans

[sans vouloir provoquer la ire de J.-P. Riocreux, je reproduis ci-après l'oraison funèbre due à la plume de Philippe Meirieu, texte inspiré et généreux - mais j'ose tout de même faire une réserve sur l'invention des "MAFPEN", machin anarcho-socialiste destiné à la promotion de nombreux malins... bien introduits.

 

André de Peretti (1916-2017), la générosité, l’invention et le culot !

 

André de Peretti était un homme aux multiples facettes et aux immenses ressources. Né à Rabat – dans un pays auquel il restera toujours profondément attaché –, polytechnicien et docteur ès lettres, sous-lieutenant d’artillerie fait prisonnier dans la poche de Dunkerque en 1940 et député à la Libération, auteur dramatique (une de ses pièces a même été jouée à la Comédie française) et poète (plusieurs de ses textes ont été mis en musique), farouche militant pour l’indépendance du Maroc et haut fonctionnaire, consultant auprès de l’ONU et créateur d’une association de psychosociologie (l’ARIP), formateur hors pair et auteur prolifique, compagnon de François Mauriac, d’Emmanuel Mounier ou Max Pagès, infatigable militant pédagogique jusqu’au bout, il aura eu – et, sans aucun doute, continuera à avoir – une influence considérable sur de très nombreux enseignants, formateurs et chercheurs en pédagogie.

Il est difficile de résumer son travail, tant il fut riche. Mais peut-être, peut-on, au moins, faire ressortir quelques-uns de ses apports principaux. Il fut, d’abord, celui par qui la pensée de Carl Rogers fut connue et étudiée en France. Et, sans aucunement sous-estimer l’œuvre de ce dernier, il me paraît possible d’affirmer aujourd’hui, avec le recul, que le travail d’André de Peretti sur Carl Rogers, en particulier son ouvrage "Pensée et vérité de Carl Rogers" (Privat, 1974), dépasse de très loin, en rigueur et finesse à la fois, l’apport de ce dernier : à ceux qui ne voyaient chez Rogers qu’une forme de "spontanéisme" naïf, en faisaient le promoteur d’une non-directivité vaguement libertaire, il expose un système de pensée où les trois concepts d’empathie, de congruence et de considération positive inconditionnelle s’articulent et constituent un tout cohérent qui, loin d’exclure la transmission de la culture, permet de comprendre les conditions de cette dernière.

C’est toute une philosophie de l’éducation que construit là, en réalité, André de Peretti : une philosophie empreinte d’un optimisme radical et d’un volontarisme lucide, rejetant le "mythe identitaire" et l’aspiration vaine à "l’homogénéité", et promouvant la recherche inlassable de l’échange qui permet à tous les interlocuteurs de se construire et de construire ensemble plus d’humanité. Quand d’autres opposent en des débats stériles autorité et liberté, prise en compte des différences et élaboration du commun, personnalisation et socialisation, attention à l’autre et rigueur des savoirs, il s’obstine à jeter des ponts et à montrer que, loin des "consensus mous", ce sont ces tensions, ces "contradictions vives", comme il disait, qui sont constitutives de " l’humaine condition" et nourrissent l’inventivité de l’éducateur ou du formateur.

Car André de Peretti fut un formidable inventeur. Que ce soit sur la question de l’évaluation ou sur celle des regroupements d’élèves, sur les "rôles des élèves" dans la classe ou sur les dispositifs de formation d’adultes, sur les situations d’apprentissage ou la gestion de l’institution scolaire, ses livres, articles et conférences nous livrent une foule de suggestions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Loin de tout dogmatisme, mais sans basculer dans l’éclectisme relativiste du "tout se vaut", il offre une multitude de ressources à qui veut, tout à la fois, instruire et éduquer, transmettre et socialiser, permettre le développement de chacun et la construction de collectifs solidaires. À cet égard, il n’y a pas, à tous les sens du mot de pensée plus généreuse : généreuse dans ses finalités, généreuse dans ses propositions, généreuse dans sa capacité d’accompagner chacun et chacune sur le chemin incessant des unes aux autres.

Car c’est, sans doute, un des éléments de sa personnalité qui a le plus marqué ceux qui ont eu la chance de le côtoyer et de travailler avec lui : son double souci des idées et du concret, des perspectives à long terme et des éléments les plus triviaux du quotidien. Il savait et montrait en permanence que c’était là que s’éprouvait la vraie "valeur" de l’activité humaine. Pour André de Peretti – et, oh combien à juste titre ! – "Dieu est dans les détails". Et, non seulement, il le disait, mais il le montrait dans son comportement. Son attention au "moindre geste" était constante, sa délicatesse infinie et, fidèle à ce qu’il avait retenu de Rogers, elle ne l’empêchait pas d’être exigeant au plus au point avec ses interlocuteurs. Il avait, pour cela, une arme extraordinaire : l’humour. Pas l’ironie cinglante qui méprise ou écrase, pas la raillerie qui infériorise et encore moins le cynisme qui rend dérisoire le monde entier pour n’en sauver que le cynique lui-même. Non… l’humour véritable, cette juste distance avec soi-même et les autres qui, loin de "l’esprit de sérieux" et de l’indifférence, entre la démonstration doctrinaire et le renoncement, sait dire sans imposer, autoriser sans contraindre, permettre sans enfermer. L’humour qui "ouvre" le possible. L’humour qui témoigne de la liberté de celui qui parle et contribue à donner de la liberté à celui qui écoute. L’humour qu’André maniait avec une légèreté fantastique… la légèreté du colibri qu’il affectionnait.

Et, si j’avais à conclure sur une note plus incisive, je finirais sur son culot ! Il en fallait du culot, en effet, en 1981, pour préconiser et mettre en place les Missions Académiques à la Formation des Personnels de l’Éducation nationale (MAFPEN) et les confier à des universitaires " hors hiérarchie", c’est-à-dire pouvant discuter d’égal à égal avec les recteurs de leurs académies. André tenait à cette position qui lui paraissait garantir que la formation continue soit au service des praticiens et non réduite à une "courroie de transmission" du ministre et de ses cadres. Pour lui, l’idée même de formation était incompatible avec celle de "donneur d’ordres". Toute véritable formation, expliquait-il, devait être conduite par des "formateurs-chercheurs" au coude à coude avec les praticiens pour les aider à surmonter les problèmes professionnels qu’ils rencontrent. Et, dans un de nos derniers entretiens, il regrettait comme moi, les terribles retours en arrière dans ce domaine et la "prolétarisation" des enseignants qui s’en était suivie.

André de Peretti nous a laissé de nombreux livres ; on trouve sur lui beaucoup de vidéos. Certaines bibliothèques doivent encore contenir ses "rapports". Il nous faut, et il nous faudra longtemps encore, revisiter son œuvre pour avancer en pédagogie et dans l’institution scolaire. Et, par les temps qui courent, il est particulièrement important de se rappeler cette "leçon" de captivité qu’il aimait à rappeler : "Il n’y a qu’une véritable défaite : c’est de devenir semblable à ses adversaires".

 

===> André de Peretti : lien vers son site