La littérature polémique concernant l'état de l'école et son devenir s'agrandit régulièrement d'unités décrivant - de façon souvent outrancière - la réalité du monde éducatif et des résultats de l'école. La charge atteindrait pourtant son but, si elle était plus nuancée. Mais comme si le monde n'avait pas changé, comme si le fait pourtant ancien et acquis de "l'explosion scolaire" leur était insupportablement douloureux, nombre d'auteurs persistent à porter aux nues l'école "à l'encre violette". L'ouvrage que nous nous proposons de présenter ici ne fait exception à la règle que sur un point, semble-t-il : il a été rédigé par un "agrégé sachant écrire", et sachant composer une argumentation cohérente - apparemment.

 

"L'éducation intellectuelle a été conçue jusqu'ici beaucoup plus comme la tradition des connaissances que comme la culture des facultés par lesquelles on connaît. C'est à mon avis une grande erreur, car il s'agit bien moins de communiquer aux enfants des opinions plus ou moins saines, des notions plus ou moins étendues, que de les guider avec sagesse dans l'exercice de leur raison et de leur donner, si j'ose parler ainsi, de bonnes habitudes intellectuelles." (Pierre Claude François Daunou, Essai sur l'Instruction publique, 1793. Cité par B. Baczko, Une éducation pour la démocratie, Textes et projets de l'époque révolutionnaire, Garnier, 1982, p. 322).

"La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde c'est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. J'ai jamais pu me tuer moi." (Céline, Voyage au bout de la nuit, p. 183).

"Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs... nous en sommes tous responsables." (J. Chirac à Johannesburg, 2 septembre 2002).

 

 

 

Introduction

 

Bien qu'avançant en âge, il me semble continuer à me tenir assez au courant des publications touchant, de près ou de loin, au domaine éducatif. Et pourtant, je n'ai eu connaissance de "l'École en désarroi", commis par l'Inspecteur d'Académie (honoraire) Jean-Paul Riocreux, que cinq ans, bon poids, après sa parution. C'est assez dire, je pense, que la sortie de cet ouvrage relativement important n'a pas été accompagnée des trompettes de la renommée qui, habituellement, font les réputations - souvent éphémères - des auteurs bien-pensants. Quand j'aurai ajouté que le lecteur curieux cherchant sur la Toile à connaître davantage l'auteur le trouvera, représenté par une photo de... Meirieu (son meilleur ennemi), on peut en conclure que la ruse de l'histoire, dans le cas qui nous occupe, est particulièrement cruelle... En tout cas, j'estime miracle que cet ouvrage, que dis-je, ce virulent pamphlet, ait pu voir le jour - qui plus est au sein des PUF ! ; voici près de trois lustres, j'avais jugé à la même aune celui commis par le regretté Gilbert Jacquet ("De l'Éducation nationale, ou le bilan de santé d'une sexagénaire", Nathan pédagogie, 1995) à propos duquel j'avais écrit, "On se demande à la suite de quel incroyable mouvement de distraction les Éditions Nathan, organe relativement officieux du Ministère de l'Éducation nationale, ont pu laisser publier un ouvrage aussi sulfureux et politiquement incorrect que celui dont nous présentons ci-après quelques bonnes feuilles". Mais dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit que d'un demi-miracle : aussitôt publiés, aussitôt enfouis dans les poubelles de l'histoire de la pédagogie. Et passez, muscade.

Mais il se trouve que, de même que je connaissais Jacquet, dans le civil éminent champion de vol à voile et sacré buveur de bière(s), j'ai également bien connu Riocreux. Haec facere nec illa omittere(1) : je procéderai certes à un examen critique serré - et sévère - de son texte : car cet ouvrage "foisonnant", au vrai, me fait irrésistiblement songer à la défense et illustration d'un article de la même eau publié dans Le Monde du 7 octobre 1983, dû à la plume d'un professeur de philo à l'Université Jean Moulin (Lyon), M. B. Bourgeois : en gros, tout était parfait sous la IIIe République, tout est devenu lamentable depuis... ; mais je parlerai d'abord de son auteur - ce qui sera aussi manière d'évoquer, intimement, l'arrière-cuisine de la maison Éducation - qu'on persiste, par paresse d'esprit, à qualifier de nationale. Qu'on se rassure, cependant : notre auteur cite, avec reconnaissance, Georges Gusdorf et son extraordinaire Crépuscule des illusions(2). Pour ce seul fait, il lui sera beaucoup pardonné... Car il faut avouer que sa diatribe tous azimuts ne laisse pas, bien souvent, de lasser ; ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, Riocreux, tire à boulets rouges, à plusieurs reprises, sur le dénommé Boissinot (un homme qui pratique jusqu'à l'excellence l'art oratoire, soit dit en passant), l'un des coupables, selon lui, du désastre dénoncé. Puis-je rappeler qu'il fut le très proche collaborateur, sinon le chef de cabinet, du ministre de l'Éducation nationale René Monory (1986-1988), que les syndicats nommaient, avec le mépris propre aux médiocres, le "garagiste de Loudun" ? Que ce ministre courageux et compétent eut à faire face à des contestations sans nombre ? Je l'entends encore nous dire : "quand on entreprend de changer les choses, la popularité n'est pas au rendez-vous". C'est pourquoi l'art de la nuance me paraît faire singulièrement défaut à notre auteur.

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Dès l'abord, notons que Jean-Paul Riocreux ne me paraît pas avoir fait allusion, dans son brûlot, à L'enseignement en détresse, de Jacqueline de Romilly, à qui il a cependant emprunté en partie son titre (qu'il est allé chercher chez Michel Crozier) en gauchissant le propos(3) ; et surtout qu'il partage avec cette dernière, comme avec nombre d'auteurs cités par lui, le paramètre de l'excellence scolaire (École normale, agrégation). Pour ces brillantissimes, dont nombre furent des héritiers (c'est entre autres le cas de Jacqueline de Romilly, Riocreux faisant partie des très rares exceptions), comme leur admirable parcours ne fut guère semé d'embûches, il est donc, selon eux, ouvert à tous. Mais c'est loin d'être aussi simple, la satanée courbe de Gauss nous l'enseigne inexorablement : l'excellence ne constitue qu'une infime fraction de la cloche dite normale. Déjà, un critique bienveillant du texte de l'académicienne bardée de grec et de diplômes l'avait fait observer : "on ne manquera pas d'objecter à Mme de Romilly que, réhabilitant l'idée de sélection et montrant combien cette idée est vitale, elle ne dit pas ce qu'il faut faire des enfants ou jeunes gens que la sélection n'aura pas retenus" (F. Robert, dans le Bulletin de l'Association Budé). Notre auteur, pour sa part, élude totalement la question : il donne par là à croire que l'excellence est partout : pétition de principe un peu rapide, à mon sens... En réalité, pour dire le fond de ma pensée, on ne peut guère - ce n'est pas une évidence pour tout le monde - demander à quelqu'un qui avait parfaitement intégré l'esprit scolaire et qui donc a parfaitement réussi son parcours scolaire (ce qui ne préjuge en rien de la qualité de son parcours d'homme) de rechercher les causes de l'échec scolaire pour s'efforcer de combattre efficacement ce fléau : car le monde de l'échec lui est totalement étranger. Je songe par exemple à Antoine de La Garanderie, et à ses profils pédagogiques (complètement passés de mode, semble-t-il, ce qui est dommage) : s'il n'avait pas été affligé, dès son enfance, d'une forte surdité, aurait-il eu l'idée, l'ayant surmontée par un certain nombre de palliatifs, de songer, devenu adulte, à aider les nombreuses victimes de l'échec scolaire ? Bref.

 

 

I. De notre auteur...

 

Quand j'ai connu cet homme d'une grande qualité intellectuelle, il était vilipendé d'une abominable façon par nombre de ses subordonnés - pour ne rien dire de ses pareils -, qui n'avaient pas de mots assez durs à son endroit. À son envers plus exactement, car tout se passait derrière son dos. Ce Directeur départemental eût pu, à bon droit, se plaindre comme Osée, l'un des petits prophètes du Tanakh : "Ils n'ont pas compris que je prenais soin d'eux"(4). C'est que, dans la maison Éducation nationale, où règne la médiocrité satisfaite la plus crasse qui soit, on ne juge pas les gens en fonction de leur action, mais selon les opinions politiques qu'on leur prête, à tort ou à raison. Et, avec un courage certain, on les flingue toujours dans le dos. Or, après la rue d'Ulm, Riocreux avait un temps figuré au nombre des conseillers de Chirac, alors ministre de l'Agriculture, et même, pour un mandat, été élu conseiller général RPR d'un canton de Haute-Loire. Ce qui, naturellement, était impardonnable. Et ne lui fut pas pardonné. Je me souviens que des syndicalistes, auprès de qui je n'étais pourtant pas persona grata, me présentèrent discrètement, un jour, le dossier constitué contre ce responsable, et qui circulait sous le manteau : il y avait même un tract que le candidat au Conseil général avait fait imprimer et diffuser ! C'est assez dire qu'à côté de la bassesse de telles actions, les fiches des renseignements généraux paraissent avoir été rédigées par des enfants de cœur. Et comment s'en étonner, puisque ce Ministère fonctionne selon une prétendue cogestion, ce qui signifie que les vrais responsables ne sont pas ceux qu'on croit - et qu'on croise - habituellement ? Sans aucune légitimité, la hiérarchie syndicale souvent stalinienne dirige depuis la coulisse, et d'une main de fer. Gare aux prétendus responsables qui ne font pas totale allégeance !

D'ailleurs, notre auteur ne dédaignait pas, à l'occasion, de fournir des armes à ses ennemis, surtout politiques. Il y eut un jour je ne sais plus quel colloque dans la bonne ville de Lyon, avec multiplicité de pontes (socialistes, forcément socialistes) venus prêcher la bonne parole. Or j'étais à l'époque, déjà, passionné d'informatique et des formidables possibilités, apportées par de modestes programmes écrits en Basic (Excel était encore bien loin), s'agissant de calculs complexes impossibles à traiter à la main. J'avais appliqué ma science aux congés de maladie (ou autres) déclarés sur un an au sein d'une circonscription d'inspection, fort bien pourvue en écoles privées : il en était résulté que la dichotomie public/privé était stupéfiante. J'avais tendu, sans autre intention, ma feuille de calcul à Riocreux. Or ne voilà-t-il pas qu'il l'avait conservée par devers lui ? Montant sur l'estrade lyonnaise, au milieu des béni-oui-oui du moment, il se mit à exposer, de sa voix de stentor, les résultats de mes calculs, et en tira de sévères conclusions - les conclusions qui s'imposaient. Son intervention, que dis-je son intrusion, fut accueillie dans un silence glacial. Et réprobateur, cela va sans dire : quelle attaque du "Public" ! Un ange passa. C'est pourquoi on passa tout aussitôt aux choses sérieuses...

Pourtant, il était par ailleurs d'une bonhomie assez confortable, et savait l'art consommé du coup de fourchette, voire du coup de rouge. Je le sais pour avoir saucissonné avec lui, aux heureux temps où le cholestérol nous était, à l'un et à l'autre, parfaitement étranger. Il était aussi, et cela se sait beaucoup moins, l'homme de paille (je n'ose dire le nègre, j'ai assez d'ennuis comme ça) d'un personnage valeureux pour qui l'Histoire s'est montrée fort injuste, je veux parler du normand Joseph Laniel (1889-1975) : celui-là même que François Mauriac affublait atrocement de l'expression "la dictature à tête de bœuf", fort pressé qu'il était de le voir remplacé par Mendès-France... Héros de la guerre de 14, Résistant de première grandeur et à ce titre ayant figuré parmi les seize membres du CNR (Conseil national de la Résistance), pressenti pour être élu Président de la République (ce qui n'advint pas, à cause des sombres manœuvres d'un de ses anciens collègues du CNR, le socialiste et pédophile André Le Troquer), Laniel souhaita un jour rédiger ses Mémoires : ce fut le jeune normalien Riocreux qui, après de nombreux entretiens avec l'ancien Président du Conseil, se mit à l'ouvrage. Il en résulta un "Jours de gloire et jours cruels (1908-1958)" fort bien tourné, édité en 1971 par les Presses de la Cité (314 pages, avec une préface de Maurice Schumann). J'en possède un exemplaire, remis par le véritable auteur. Qui peut en dire autant ?

Certes, celui qui avait suggéré à Laniel le nom de Riocreux ne s'était pas trompé : si la demande gaulliste d'un "agrégé sachant écrire" ne qualifie pas Georges Pompidou, aux dires de l'intéressé lui-même, en revanche c'est bien ainsi qu'on doit parler de celui qui connut une longue carrière d'Inspecteur d'Académie : car la prose qu'il nous offre est particulièrement travaillée, et j'irai jusqu'à dire qu'elle est trop léchée : les multiples effets de style ne vont pas toujours dans le sens de la démonstration recherchée ; souvent, à la lecture, on est légitimé à se demander si la forme ne lui importe pas davantage que le fond. Dès la première page, en effet, la salve stylistique se déchaîne : "Le besoin d'école fait nécessité, obligation, devoir à la puissance publique. L'État y répond. La responsabilité de la République est plus éminente : elle en répond. On lui en sera d'autant moins indulgent. L'État a déclaré forfait. La République a commis un forfait"(5). Et cela se poursuit sur plus de deux cents pages. Ainsi de "Une fois de plus, les bons s'en sortiront toujours. Laissons-les venir ! Quant aux autres, qu'ils aillent où ils peuvent. Laissons-les aller"(6)... Ou encore : "Cela a pu tenir un temps par le seul soutien de l'idéologie... mais cela se tient-il ?"(7). Mais aussi : "Les voilà réduits à quia. Mais quoi ? Il faut bien vivre"(8). Pour ne pas multiplier les exemples, ce qui serait lassant, brisons là en remarquant que la lecture du brûlot en devient parfois lassante : on vit de bonne soupe, et non de beau langage, n'est-il pas vrai ? Au point qu'on en arrive hélas à se demander si la partie la plus intéressante et la plus percutante de "l'École en désarroi" n'est justement pas la sobre préface du mathématicien Laurent Lafforgue...

Car la recherche systématique d'un style recherché paraît vouloir recouvrir du manteau de Noé un vice à mes yeux rédhibitoire : notre auteur possède une très longue expérience de Directeur de divers services départementaux de l'Éducation ; autant dire qu'il n'a, en réalité, jamais fait la classe. Et jamais mis les pieds dans une classe (qu'on ne m'objecte pas sa très courte période des I.P.E.S.). Son propos ne peut donc être que théorique. La theoria, au sens premier, est la contemplation méditative ("Je contemple, ému, les haillons d'un vieillard Qui jette à poignées...") d'une chose vue. Le propos théorique de Riocreux est une méditation sur son propre parcours ; lisant Horace dans le texte, il est au vrai un laudator temporis acti qui toujours plaint le présent, et vante le passé. Ce fait n'oblitère pas, pour autant, la pertinence de certaines de ses convictions, de certaines de ses imprécations, qui souvent font mouche. Mais tout de même... Quand on examine de près l'objet fondateur de sa rage réactionnaire - qualificatif qu'on voudra bien ne pas considérer, sous ma plume, comme péjoratif - on en vient, irrésistiblement, à se poser des questions. Et à noter, parodiant l'auteur, qu'il n'est pas aisé de décrire en termes mesurés un exposé outrancier(9).

 

 

II. Approche des "textes fondateurs et 'sacrificiels' de la Réforme"

 

En effet, la colonne vertébrale de la fougueuse et même rageuse démonstration de notre Inspecteur d'Académie est la véritable dénonciation, reprise en leitmotif tout au long de l'ouvrage, de deux individus (Jacques Natanson, André de Peretti) ayant présenté une contribution aux "Journées de Rouen" (Louis Legrand, le troisième larron, étant l'objet d'une vindicte parallèle). Il s'agit même, selon lui, de la mise en branle initiale au bord de la pente fatale, ce qui nous vaut un jeu de mots dont on se demande s'il a bien sa place en cet endroit : "il n'y a que le premier trépas qui coûte"(10)? Il convient donc, dans un premier temps, de mieux connaître les dits malfaisants, et de mesurer l'étendue et la gravité du crime "pédagogique" dont ils sont accusés ; ce qui revient, au vrai, pour nous, à relire le bien obscur opuscule qui abrite leurs contributions.

Il s'agit de "L'éducation et l'homme à venir", émanation de la Paroisse universitaire (organisation qui fédère les enseignants catholiques exerçant au sein du service public de l'Éducation). Ces catholiques-là - religion que Riocreux connaît fort bien - ne sont donc pas de dangereux irresponsables (en dépit de leur vraisemblable engagement à gauche), ni surtout des fêtards anarchistes, nihilistes et destructeurs à la Cohn-Bendit. Ajoutons que cette publication est demeurée assez confidentielle, et qu'on peut difficilement accuser son contenu d'avoir gangrené toute l'école de la République ! Cet ouvrage regroupe en réalité les actes d'un colloque réuni à l'occasion des journées universitaires de Rouen, le temps d'un week-end, début avril 1968, ce qui montre, disons-le avec le sourire, que ces culs-bénits avaient une avance certaine sur les funestes événements qui embrasèrent le pays un mois plus tard ! Parmi les orateurs, on trouve donc Gérard Bessière (né en 1928), prêtre, alors aumônier national des Équipes enseignantes de la Paroisse universitaire, André De Peretti (né en 1916), polytechnicien, docteur ès lettres et sciences humaines, Jacques Alesi (né en 1925), militant catholique, enseignant en lettres classiques, et Jacques Natanson (né en 1923), intellectuel d'origine juive venu au protestantisme après la seconde guerre mondiale - qui commit l'intervention la plus "virulente"(11). Peut-on dire, au premier examen, qu'il s'agit là de malfrats nourrissant, à l'endroit du destin de l'école, les plus sombres desseins ? Ou encore, pour emprunter le langage de notre auteur (p. 18), d'une "poignée de hâbleurs" ?

Il faut donc aller plus avant, et parcourir, au moins, leurs contributions, que Riocreux regroupe sous le qualificatif, à ses yeux très défavorable, de Réforme (il ne s'agit nullement du journal de référence du protestantisme !), sinon marqué du sceau de l'infamie.

"Nous avons regardé lucidement" écrit le premier intervenant dans une déclaration liminaire, "... les défaillances de notre école. Il faut le constater : l'avenir, comme la mort, nous fait peur ; nous ne sommes pas faits à son imminence bouleversante ; beaucoup d'entre nous sont nés dans un monde où l'homme connaissait encore les larges plages de la durée paisible... Nous savons, dans un monde qui découvre de plus en plus son injustice - notre injustice -, que la souffrance des hommes va sans cesse nous appeler. À perte de vue, à perte de vie. Pour ceux qui veulent vivre en hommes responsables, l'avenir devient une patrie fuyante et dangereuse... Les jeunes, témoins déjà de l'avenir, dénoncent violemment l'anémie humaine de notre monde d'abondance. Ils attendent un visage de l'homme. La mutation de l'éducation - structures, méthodes, contenu, esprit, visée humaine - n'est pas seulement un problème social majeur ; c'est aussi une option décisive sur l'homme et la société"(12). On peut donc se demander ce qu'il y a de pervers dans ces propos qui, soit dit en passant, mériteraient d'être encore médités de nos jours. Or, toutes les contributions ressortissent à la même veine - réformatrice si l'on veut, mais n'y avait-il pas, à ce moment de notre histoire, des positions indéfendables ?

Ainsi, un autre des intervenants (A. de Peretti) rapporte, pour la faire sienne, "l'expérience d'un Inspecteur départemental" (que, personnellement, j'identifie à R. Gloton) : "Le groupe travaille à la recherche et à la mise au point d'une formation générale, complète et harmonieuse. Dépassant les objectifs d'acquisition des notions instrumentales (lire, écrire, compter) traditionnels à l'école élémentaire, le groupe entend assurer un développement optimum de l'enfant, fonctionnel et équilibré sur les divers plans, intellectuel et affectif, caractériel et corporel, à partir des deux options fondamentales :

- celle d'une pédagogie globale de la communication, impliquant une utilisation dynamique des ressources du groupe et un primat absolu donné à la culture des moyens d'expression de l'enfant, abstraits et concrets ;

- celle d'une méthode active fonctionnelle inspirée des travaux de Wallon et de Claparède, et par laquelle toute acquisition, toute connaissance est le résultat d'une activité de l'enfant, d'un engagement volontaire en vue de la réalisation d'un projet. Une telle méthode procède par recherche des motivations internes de l'activité, elle fait naturellement appel au 'tâtonnement expérimental' pour aboutir à une conduite adaptée, elle entend s'appuyer sur les tendances profondes de l'enfant, en particulier sur le désir de grandir et le besoin de dépassement de soi"(13).

Naturellement, on n'a aucun mal à percevoir que le seul fait de vouloir dépasser "les objectifs d'acquisition des notions instrumentales (lire, écrire, compter)" constitue pour Riocreux une souffrance intolérable. Mais comment ne pas voir que "ce qui paraît le plus probable [en 68], c'est que les changements de toute nature que vit le monde extérieur iront en s'accélérant, augmentant toujours davantage l'incertitude du futur. Dans la vie professionnelle, dans la vie sociale, dans la vie familiale, chacun devra faire face à des situations imprévisibles, résoudre des problèmes toujours nouveaux, changer périodiquement ses méthodes de travail et ses modes de vie. La finalité de l'enseignement et de tout le système éducatif devra être clairement déterminée en fonction d'un fait majeur : développer en chacun la capacité de changer. Il ne s'agira plus essentiellement d'acquérir des connaissances, pas même d'apprendre à apprendre, mais d'apprendre à devenir" ?(14). À tout observateur impartial, et quelque peu compétent (avec quelque 2 000 inspections et plus à son compteur personnel, l'auteur de ces lignes a quelques raisons de se croire membre de cette catégorie), il apparaît que la violence symbolique, pour reprendre les termes de Bourdieu, et même l'endoctrinement à coups d'exercices tirés du Bled n'est guère apte à "développer en chacun la capacité de changer"... Un "gauchiste" irait plus loin dans la dénonciation : il affirmerait qu'il s'agit en fait de créer un abêtissement du futur citoyen, gage du maintien de l'ordre social...

Nous serions incomplet si nous passions sous silence le troisième "larron", qu'on ne saurait séparer, selon Riocreux de ses deux "acolytes" : notre auteur cite une phrase de lui, peut-être maladroite dans sa rédaction, mais qui ne me paraît nullement justifier le contre-sens qu'il commet (volontairement ?) à ce sujet. Phrase qu'il reproduit à plusieurs reprises, ce qui finit par devenir pénible, même pour le lecteur normalement disposé : "L'exclusion systématique du relationnel ne peut manquer d'avoir des conséquences importantes sur la prise en compte des élèves venus de milieux qui ne participent pas naturellement au savoir universitaire. C'est pourquoi l'enseignement des enfants des classes populaires nécessite obligatoirement le détour par le concret, le pratique et le relationnel, c'est à dire la pédagogie"(15). La rédaction est peut-être maladroite, car le "passage par le relationnel" concerne au vrai tous les enfants, et pas seulement seulement ceux issus des "classes populaires" : il s'agit tout bonnement d'une question de psychologie génétique, et nous sommes encore, aux âges de l'école élémentaire, au stade des opérations concrètes cher à Piaget - de bons esprit peuvent toujours critiquer cet immense épistémologue suisse, ou même l'ignorer, tous les enfants passent par une étape plus ou moins longue à franchir (il est vraisemblable que le milieu familial doit être une sacrée aide, ou un handicap, dans le franchissement), mais durant laquelle il sera vain d'attendre d'un enfant qu'il applique imperturbablement une règle (mettons, d'orthographe) qu'on lui aura fait apprendre par coeur. Que cela plaise ou non à Riocreux et à ses "acolytes"...

Mais revenons à notre propos, et rappelons que le tocsin avait, entre autres, été sonné bien avant les interventions de ces curaillons, par François Walter et son association "Défense de la jeunesse scolaire"(16), dont les propositions "réformistes" étaient sans doute plus radicales que celles de la Paroisse universitaire. Et pendant que nous y sommes, il convient de rappeler brièvement que les "gens de la Réforme" n'ont pas attendu la fin des années soixante, pour se manifester et prendre le parti de l'enfant : nous en oublierons beaucoup, mais nous citerons, pour le moins, la tentative des Compagnons de l'Université nouvelle (1919).

Notre propos donc, comme nous le serine à trois reprises Riocreux, après avoir énoncé "depuis trente ans", c'est la circonstance directe de temps "depuis 1975". Il veut signifier par là, du moins je le subodore, que l'acte premier de la "Réforme" s'est ouvert par les "chantiers désastreux" de la loi Haby. René Haby avait donc l'oreille des dangereux gauchistes (des Maos, qui sait ?) de la Paroisse Universitaire ? Première nouvelle ! C'était un homme d'une rare compétence, et d'une immense générosité. Ceux qui en douteraient, je le dis en passant, pourront aller lire - au delà des méandres des lois Haby - l'admirable discours qu'il prononça à l'Assemblée, aux premiers jours de la gauche triomphante, devant Alain Savary, Ministre fort contrit et bien en peine de lui répondre, ce jour-là. Je n'allongerai pas sur ce point : il est parfaitement inutile de relever certaines énormités "désastreuses". En effet, les différents volets de la loi dite Haby, s'ils ont rapidement cédé devant les irréalistes prétentions de la gauche, n'en demeurent pas moins, avec le recul, les bases d'un travail qui eût pu être fructueux.

 

 

III. C'était mieux avant... Mais avant quand ?

 

cambon2016Mais il nous faut en venir à quelques données historiques, et je dis tout de suite, avant même d'aborder le sujet, que je suis par ailleurs globalement d'accord avec le grand Laurent Schwartz qui parlait de la "maladie de l'égalitarisme". En 1920, 2 % d'une classe d'âge parvenaient au Baccalauréat (en deux parties) et le réussissaient. En 1950, soit en l'espace d'une génération, ce pourcentage avait plus que doublé : 5 % de bacheliers. 1950, mais c'est précisément l'année où le petit Jean-Paul entra au Lycée : "plus d'un, par le seul bienfait de l'école républicaine, chemina sur les étapes d'un parcours qu'il lui serait totalement exclu, dans la carence d'école désormais instituée [sic], d'effectuer aujourd'hui. J'en suis"(17). J'en suis aussi, cher Inspecteur, puisqu'aussi bien vous me fîtes remarquer, un jour, que j'étais votre aîné... d'un petit mois ! Et notre auteur de préciser : "Entré au lycée sur examen et comme élève boursier en 1950, je porte témoignage..."(18).  Je ne donne pas la suite (sur le grand éventail des situations sociales à l'entrée en 6e, en 1950), tant ce prétendu "témoignage" me paraît particulièrement suspect (seuls, les bons souvenirs sont conservés) et sujet à caution. Donc, Riocreux, vous entrâtes au lycée. Au fait : non pas sur examen, mais sur concours (les résultats de l'examen valant pour vous concours) puisque vous fûtes boursier. Je le fus également. Nous fûmes donc, selon le mot de Ferdinand Buisson, des "exceptions consolantes"... Vous voyez par là que la passion du saucisson de campagne n'est pas seule à nous rapprocher. Donc, nous entrâmes en sixième en tant que boursiers (l'État payant à nos parents une partie des frais d'internat), vous dans un obscur lycée de Haute-Loire, moi dans celui d'une ville d'eaux et d'arts. En même temps que nous, vingt pour cent de notre classe d'âge entrait cette année-là en sixième. Un sacré tri, non ? Nous étions les meilleurs, cela va sans dire. Vous et moi cheminâmes parallèlement, et en juillet 1957 (mois bénit, puisqu'il vous permettait de fêter à la fois votre anniversaire et votre réussite à la seconde partie du baccalauréat - oui, à cette époque, pour être déclaré lauréat, il fallait franchir les deux parties du Bac). Mais combien étions-nous, au fait, de lauréats ? Vous voulez le savoir ? Eh bien, je vais vous le dire : 8 pour cent de la classe d'âge. En d'autres termes, puisque les 20 % à l'entrée s'étaient transformés en 8 % à la sortie, cela signifie que l'effrayante sélection, œuvrant pourtant parmi les optimae de chez Optimas avait laissé sur le carreau, chaque année, environ dix % de l'effectif. Soixante pour cent des meilleurs s'étaient en route évanouis : quel gâchis, non ? Et si je puis me référer à un exemple personnel, scrutant sur une vingtaine d'années les cohortes de mon village, avant et après mon passage d'écolier, au nombre de la centaine environ, je n'y trouve, en tout et pour tout, que trois diplômés : une agrégée et deux docteurs (sans parler de cinquante titulaires du CEP, environ - j'y reviendrai). Mais c'est cela, voyez-vous, la terrible réalité : ce que vous nommez, page 131, "école du désastre" ! Et encore n'ai-je pas envisagé les effarants aléas - pour ne pas dire les flagrantes injustices - qui entachaient de quasi-nullité ce fameux examen d'entrée en sixième, comme l'ont montré de nombreux auteurs, et en particulier une de vos bêtes noires, Louis Legrand(19) !

C'est pourquoi je pense à part moi qu'en dépit de toutes les objections qu'on peut opposer au sociologue Bourdieu, un de ses avertissements claque comme un coup de tonnerre :

"Les succès d'exception des quelques individus qui échappent au destin collectif donnent une apparence de légitimité à la sélection scolaire et accréditent le mythe de l'école libératrice auprès de ceux-là même qu'elle a éliminés, en laissant croire que la réussite n'est affaire que de travail et de dons. Enfin, ceux que l'école a 'libérés', instituteurs ou professeurs, mettent leur foi en l'école libératrice au service de l'école conservatrice qui doit au mythe de l'école libératrice une part de son pouvoir de conservation"(20).

 

 

IV. Convenons cependant que le présent n'est pas très reluisant...

 

4.1 Les élèves hors la maison d'école

 

Je pense également que ce qui est le plus alarmant, c'est qu'en dépit de toutes les déclarations optimistes ou démagogiques qui se sont fait entendre depuis les temps aussi lointains que bénits où Riocreux et moi-même entrions en sixième, rien n'a bougé, aucun progrès de démocratisation réelle n'a pu être observé : "Le fait le plus apparent du système scolaire français actuel est celui ci : l'élite scolaire est recrutée avant tout dans l'élite sociale"(21).

Mais si nous nous tournons maintenant vers le présent, comment ne pas être d'accord avec notre auteur lorsqu'il parle de "mauvais coups" infligés à l'école ? Pour ma part, j'en retiendrai deux qui me paraissent, d'après mon expérience, particulièrement pertinents.

Riocreux dénonce d'une part "l'abandon de plus en plus fréquent du lieu, la doctrine faisant recommandation et la pratique faisant usage de transporter à tout-va, en voyages, parcours ou itinéraires, les élèves hors de la maison d'école"(22). Il est parfaitement exact qu'aujourd'hui, les écoles se vident de plus en plus l'après-midi : piscine, musées, ski, visites diverses et variées, tout est prétexte à sortir, à s'aérer - pour l'essentiel à remplir l'emploi du temps d'activités qui n'ont rien à voir avec le scolaire, mais qui soulagent tellement les enseignants de leurs propres tâches, que certains d'entre eux, peu motivés, en deviennent particulièrement friands ! Ajoutez à cela que lors des Conseils d'école (sortes de comités Théodule), les parents délégués - plus cons qu'eux tu meurs - sont les premiers à s'inquiéter si d'aventure tel maître ne "sort" pas assez avec sa classe ; toute cette cuisine, naturellement, s'effectuant sur fonds publics (ici, municipaux). Et j'irai plus loin : ces activités se déroulent souvent avec l'aide d'intervenants dits extérieurs, dont l'intervention n'est évidemment pas gratuite, et qui mettent leurs compétences (?) au service (?) des écoles. Ce qui fait que lorsqu'une classe ne "sort" pas, telle après-midi, elle est alors réellement prise en charge par un ou des individus - évidemment agréés, comment l'Administration pourrait-elle faire obstacle à cette mode - étrangers au monde scolaire. Ce qui entraîne que le service d'enseignement est payé deux fois, aux enseignants légitimes et aux intervenants extérieurs. La France est riche, n'est-ce pas, et le robinet de l'argent public est muni d'un clapet anti-retour... du moment que les pays du Golfe se chargent de notre Dette... Et donc, contrairement à ce qu'écrivent des auteurs particulièrement chagrins, l'école n'est en rien "désoeuvrée" : bien au contraire il y a pléthore d'oeuvres. Reste à savoir si c'est encore l'école... Car pour reprendre une formule assassine de Jean-Paul Brighelli(23), "Comme dans 'Pinocchio', une société hédoniste s'invente l'école du loisir perpétuel. Et cette école dénaturée", ajoute-t-il, "fournit la société en ânes et en assassins".

Aro qué li sioù, comme l'on dit en Provençal, je vais risquer une petite histoire, sur la tarte à la crème bien connue, "l'école doit s'ouvrir sur la vie". Je l'ai vécue il y a un quart de siècle, à peu près. Je suis un jour averti que les classes de Cours moyen de tel groupe scolaire iront, tel samedi, assister à des "présentations" dans un lieu extérieur : ce qui ne mange pas de pain, anticipe sur le week-end, et permet d'éviter de "faire la classe" durant trois heures. Nul besoin de solliciter ma permission, puisqu'il s'agit d'une "association agréée"... Mais comme le nom de cette "association" fait tilt en moi, je vais, le jour dit, jeter un coup d'oeil, dans la salle polyvalente municipale, sur la dite présentation. Devant moi une immense table, sur laquelle trônent plusieurs dizaines de ce que nos voisins Allemands, perfides, nomment les "capotes parisiennes". Je note que les couleurs sont vives, et que les pochettes annoncent divers parfums acidulés (on n'arrête pas le progrès). De nombreuses brochures sont aussi à disposition ; j'en parcours une, consacrée au "safe sex" (j'ignorais tout de la chose, on apprend à tout âge, n'est-il pas vrai). Je lis, horrifié, que pour sucer sans danger les organes génitaux de partenaires infectés (ce qui est mis en avant, ce sont les partenaires de même sexe, mais bon : il n'est jamais trop tôt pour initier l'enfant à "l'orientation sexuelle différente"), il faut utiliser du film étirable "Scel-O-frais" (réclame non payée) ! Et moi qui m'en servais uniquement pour empêcher que des mets ou denrées, dans le frigo, ne communiquassent leurs odeurs à d'autres denrées (oh le fumet du Rouy, entre autres !). Mais peut-on être aussi nul, je vous le demande ! Et quel bonheur que ces élèves de 9-10 ans, qui vraisemblablement n'en demandaient pas tant, soient mis précocement au courant ! Ils commettront sans doute force fautes d'orthographe dans leurs textes (le doute m'habite : ne dois-je pas plutôt écrire : textos ? Car si la plupart des bacheliers étaient dans les années 70, "des créatures mal dégrossies" selon le mot cruel de Pompidou, que dire de ceux d'aujourd'hui ?), mais au moins ne forniqueront-ils pas idiots. En tout cas, comme je suis un mauvais coucheur, je pense à part moi qu'il ne faut plus, désormais, parler par exemple d'écoles publiques de filles (d'autant que la gémination est passée par là), mais d'écoles de filles publiques. On n'arrête pas le progrès, vous dis-je. À propos de progrès, à peu près à la même époque que la mésaventure que je viens de rapporter, le sinistre Lang décida que chaque Lycée devait être pourvu d'un distributeur de "capotes parisiennes". Un proviseur (au moins) protesta, arguant du fait que la destination d'un lieu d'enseignement ne devait pas être dévoyée en lieu de baise. Vous en souvient-il ? Vous souvenez-vous de quelle manière atroce ce responsable a été humilié ? Au lieu qu'il aurait dû, ce rétrograde, aller beaucoup plus loin que les désirs de son ministre, en installant aussi, devant chaque salle de classe de son établissement, un distributeur de "Scel-O-frais"... Bon, trêve de plaisanterie. Je serais tout à fait d'accord pour parler avec Riocreux de "cette non-école de la facilité et de l'abaissement"(24). Mais pas selon les critères qu'il emploie. Car ce n'est quand même pas le triumvirat maudit (De Peretti-Legrand-Natanson) et autres "gens de la réforme" qui ont organisé ce foutoir par lui qualifié, à raison, de non-école, qui ont initié cette pente perverse, non ? Ou bien alors, je  soupçonne notre auteur de les avoir lus avec de curieuses lunettes déformantes : nous en reparlerons.

Auparavant, qu'il me soit permis de citer une personne étrangère au monde éducatif (une magistrate), dont le regard froid sur la Maison Éducation fait peur, mais aussi sens : "Actuellement, quand on regarde le budget de l'État - ce qui est toujours riche d'enseignements -, on s'aperçoit qu'il y a deux lignes budgétaires monstrueuses : celle de l'Éducation nationale, et celle de l'Action sanitaire et sociale à travers le budget de la Santé. Or, elles sont non seulement monstrueuses, mais complètement improductives..."(25). Improductive, l'Éducation nationale ? Et la fourniture gratuite de condoms et autres Scel-O-frais, alors ? Bref, le constat est glaçant, mais le monde éducatif est-il suffisamment adulte pour accepter un regard extérieur ? Pour songer à s'amender ?

 

4.2 Temps scolaire et peau de chagrin

 

Mais revenons-en à Riocreux, qui d'autre part poursuit sa litanie des mauvais coups - ou supposés tels : "Le temps de la journée est volé à l'école, jour après jour. Sur la longue durée, année après année, la vacuité accumulée institue un retard organisé dès le départ, au détriment de la plupart et au péril suprême de certains"(26). À mon humble avis, ce n'est pas ainsi qu'il faut aborder cette question. Il faut certes parler du temps scolaire, mais en parler dans le temps, si j'ose dire, parce qu'il s'y est réduit comme peau de chagrin.

Pour aller vite, et traiter de la chose à la louche, disons qu'avant la Révolution, la durée des congés scolaires - en moyenne de dix semaines - était attribuée à proportion de l'âge des "apprenants" (pour utiliser le langage d'aujourd'hui). Il était estimé, et combien cela était frappé au coin du bon sens, que plus un enfant avançait en âge, plus il était en âge de se montrer autonome et plus il devait, par conséquent, disposer de temps pour le travail personnel. Effectuons un grand saut, et nous voici à la veille du grand conflit mondial : les congés scolaires sont maintenant de 12 semaines (8 en été, 2 à Pâques, 1 à Toussaint et Mardi-Gras, 1 à Noël), ce qui donnait 40 semaines de temps scolaire.

Parvenu à ce point, je me dois de faire une pause et d'évoquer très rapidement la loi du 15 avril 1909 (complétée par l'arrêté du 18 août), qui organisait le système des "classes de perfectionnement", destinées à accueillir les enfants "débiles", selon la terminologie d'alors, autrement dit accusant un certain déficit intellectuel(27). L'enseignement y était "donné tous les jours, sauf le dimanche et la demi-journée du jeudi". Il y avait donc 11 demi-journées de classe par semaine, chacune d'une durée de trois heures et demie (dont une demi-heure de récréation). Compte tenu d'une année scolaire de 40 semaines, on parvenait ainsi à plus de 1 500 heures de classe par an. Le temps d'inculcation était donc plus long pour les "débiles" que celui qui était attribué aux enfants dits normaux : initiative elle aussi frappée au coin du bon sens(28).

À partir des années 35, on est passé à dix semaines d'été (15 juillet-30 septembre) pour le Second Degré. Mais les syndicats du Primaire protestèrent avec véhémence, estimant qu'il était nauséabond de priver les enfants du prolétariat (l'immense majorité des enfants achevant leur scolarité à quatorze ans à l'école primaire) des mêmes droits que ceux consentis aux enfants de la bourgeoisie (fréquentant le Lycée) : on acquiesça à leur demande, ça ne mange pas de pain, du moins en apparence. Et les instituteurs y gagnèrent deux semaines de congés supplémentaires car déjà à cette époque, les enseignants s'étaient habilement ou plus exactement abusivement attribué la totalité des congés scolaires, qui au vrai concernent uniquement les scolaires, donc les enseignés ; c'est ainsi qu'à la veille du second conflit mondial, tous les enseignés (et leurs enseignants !) obtinrent 14 semaines de congés. Et le rythme des enfants "débiles" rejoignit celui de leurs condisciples "normaux".

Ce qui signifie que jusqu'en 1960 environ, la durée d'une année scolaire, dans le Primaire (maternelle + élémentaire + enseignement spécial) était d'environ 1 200 heures.

En 1969, et dans la foulée de mai 68, l'arrêté du 7 août organisa un nouvel "aménagement" de la semaine scolaire primaire, qui passa de trente à vingt-sept heures, le samedi après-midi devant être consacré au "perfectionnement pédagogique" des maîtres. Cet aménagement-là fonctionna durant un mois, très exactement. Au bout de ce mois, le Syndicat (SNI) décida qu'il n'y avait pas de "moyens supplémentaires" alloués au perfectionnement pédagogique. Et, comme s'il était le patron, mit d'autorité fin à ce système. Et le ministre Guichard ne pipa pas mot ! Et les instituteurs gagnèrent près de vingt jours de congé supplémentaires, tandis que leurs élèves perdaient plus de cent heures de cours... Cela me rappelle, qu'on me permette cette incidente illustrant l'adage Rien de nouveau sous le soleil, une déclaration naïve ou faussement naïve ("en sincérité ou par feinte ?" écrit Riocreux), d'un Ministre à laquelle notre Inspecteur d'Académie fait allusion : "Pour parvenir à réaliser certains changements, s'inquiétait Luc Ferry, trop de moments de tension paraissent inévitables et ils posent une question réelle : est-il normal qu'un gouvernement légitime, porté au pouvoir par des élections libres, ne puisse pas, ou seulement dans la douleur, mettre en oeuvre l'action pour laquelle il a été choisi ? Est-ce une fatalité que trop de projets de réforme soient pris dans le jeu des critiques systématiques, des tumultes médiatiques et des procès d'intention ?"(29)

Et puis, et puis, et puis, la pente étant ce que nous savons... les instituteurs ont désormais leurs samedis, et donc leurs week-ends complètement libérés (c'est l'aboutissement d'anciennes et justes revendications), ils effectuent souvent leurs "concertations" durant la pause de midi, entre le fromage et la pétafoire et on arrive, aujourd'hui, à un peu plus de 800 heures de cours (avec de multiples après-midis joyeusement consacrés à d'autres tâches que purement "scolaires"). Avec une barque de plus en plus chargée de langues étrangères, d'informatique (qui ne se souvient du magnifique échec, en 1986, du plan "Informatique pour tous" ? Gaspillage d'argent et gaspillage de temps scolaire, si précieux), d'initiation à la sécurité routière, d'inénarrables journées nationales consacrées à une "grande" cause. Tout ça pour finir, récemment, dans cet incroyable "référentiel bondissant aléatoire", et autres "géniteurs d'apprenants"... Et vous voudriez, cher Riocreux, que dans ces conditions, on retrouvât l'espèce de sérénité temporelle qui présidait autrefois à de solides acquisitions scolaires ? Vous voudriez que toute notre jeunesse, abonnée aux pantalonnades de Canal Plus et autres lieux d'inculcation moderne, bref complètement engluée dans ce que votre préfacier (L. Lafforgue) nomme avec raison "la logorrhée des médias" ("les enfants de la télévision, du digital et des War Games suivent aveuglément les nouveaux joueurs de flûte de Hamelin" dit plus joliment encore Marc Fumaroli, dans Le Figaro du 12 février dernier), se mît comme par enchantement à goûter aux beautés de "Je passais jusqu'aux lieux..." ou encore "Percé jusques au fond du coeur..." (Apprécierait-elle seulement la cocasse "Il est joli garçon, l'assassin de Papa" ? J'en doute fortement) ? Mais vous êtes un fieffé plaisantin ! D'autant que je n'ai pas parlé d'une des causes fortes de l'effondrement que nous paraissons constater : alors que partout alentour, on s'efforce d'atteindre, jusqu'à la caricature, l'inénarrable "parité", nul ne s'inquiète tandis que 80 % des enseignants sont des enseignantes...

En tout état de cause, et à titre d'incidente, il est opportun de noter qu'une décision du Conseil d'État (26 novembre 2012), en marge d'une affaire de congé de maladie, a parfaitement effectué la différence (qui n'existe pas dans les faits) entre congés scolaires et congés des enseignants : "Une enseignante ne peut exercer son droit à un congé annuel, d'une durée égale à cinq fois ses obligations hebdomadaires de service, que pendant les périodes de vacance des classes". Ce qui signifie, en clair, que la durée légale de congé annuel d'un enseignant est de 5 semaines, rigoureusement identique à celle des autres travailleurs... L'État serait donc dans son bon droit s'il organisait les stages de formation continue des enseignants durant les congés scolaires - comme le font déjà nombre de "Directions diocésaines" catholiques pour leurs ouailles. Mais vous voyez d'ici les grèves indignées... L'école est bloquée, voyez-vous. D'autant que c'est, par-dessus le marché, le secteur du tourisme qui impose sa loi. Et donc, comme dit (sauf erreur) Edgar Morin (dans L'Esprit du temps, 1976), "la vacances des grandes valeurs fait la valeur des grandes vacances"...(30)

Bref, notre auteur entend mettre rapidement fin à cette gabegie, et entre autres "ramener... à une journée par an et par classes les sorties dites scolaires"(31). Et bouter hors de l'école les intervenants extérieurs. Louables intentions, je n'en disconviens pas. Mais plus faciles à insérer dans un discours véhément que dans la réalité quotidienne. Car d'une part, revenir sur les "avantages acquis" me paraît entreprise bien hasardeuse : quel homme politique aura le courage de s'y attaquer ? Aucun, selon moi. Mais aussi et surtout parce que c'est impossible : mettre fin au système, pour l'essentiel scandaleux en effet, des interventions extérieures, c'est s'attaquer à l'intouchable statut des instituteurs parisiens - ceux qui le connaissent me comprendront...(32)

 

 

4.3. Choses vues

 

De la multiplication des "vacances" diverses à la diminution du temps de travail scolaire, il n'y a bien entendu qu'une relation de cause à effet. Mais si encore ce dernier temps était sérieusement pensé et soutenu ! Notre auteur affirme qu'avec la réforme, "l'instituteur n'a plus à préparer son travail"(33). Et c'est vrai qu'il est (pour l'immense majorité du corps) devenu distributeur de polycopiés pensés (?) par d'autres, ou d'exercices trouvés sans peine dans les manuels en usage (et c'est pour ça qu'on le paie comme travailleur de haute technicité !). Mais peut-on pour autant accuser "la Réforme" d'être à l'origine de cet état de fait ? Bref...

Sans doute le moment est-il venu d'égrener quelques souvenirs. Voici donc un florilège de "choses vues" : j'eusse pu sans difficulté multiplier par cent l'étendue de ce catalogue, où l'impunité le dispute à l'irresponsabilité et à l'incompétence désinvolte...

- Tôt le matin, un enseignant distribue le pain, pour le compte d'un boulanger, dans les communes environnantes, avant de gagner sa classe (il est évident que sa classe est son premier souci !). Malencontreusement, le voilà qui provoque un accident ! Il a le front de faire appel à la Fraternelle de l'enseignement (dite "L'Autonome") afin d'obtenir la prise en charge des dégâts qu'il a causés !

- Dans la même veine, on peut ajouter que le manque de sérieux dans la surveillance des récréations est la cause de tant d'accidents - par chance, souvent bénins - survenant aux élèves (mais que de dents pétées !). Il ferait beau voir que l'Inspecteur mette son nez dans les rapports bidonnés qu'il reçoit ! Gare à lui s'il mentionne en marge autre chose que son aval, en écrivant : "accident fortuit, surveillance en place" ! Un Directeur m'avouait, à propos d'un grave accident survenu dans la cour de récréation de son école, et à propos duquel il était venu me rencontrer : "je sais bien qu'il n'y avait aucune surveillance, mais que vont me faire mes collègues, si j'écris la vérité ?"

- Je participe à je ne sais plus quel stage national sur l'architecture scolaire. L'un des intervenants fait montre d'une attitude assez indigne d'un enseignant, ce que je fais remarquer à une élégante stagiaire. "Certes", me rétorque la jolie dame, "certes. Mais il lit Libé". Donc, le fait de fréquenter ce torchon d'extrême-gauche vous exonère par avance de toutes responsabilités...

- Je me pointe un jeudi matin dans une école à classe unique. Malgré l'heure avancée, les élèves ne sont pas encore entrés en classe, et chahutent dans la cour. Le maître, imperturbable et comme absent au milieu de ce brouhaha, est si affairé par la lecture de son journal qu'il ne me voit pas arriver. Je l'interpelle donc : "Dites donc, vous avez vu l'heure ? Vous n'avez rien d'autre à faire que de lire votre journal ? - Oui, mais c'est Le Canard enchaîné", répond benoîtement l'intéressé... Argument irréfutable...

- C'est une classe de collège, peut-être une cinquième. Je ne sais plus pourquoi une jeune élève parle des hommes, et des dinosaures (peut-être en rapport avec quelque émission de télé ?). Pour elle, les deux espèces vivaient à la même époque. Pour le maître aussi ! Je pensais qu'il plaisantait, mais non, il était sérieux ! C'est vrai qu'il n'y a que 240 millions d'années, environ, entre la fin des dinosaures et l'apparition de l'homo habilis. Une paille ! Plutôt que de m'indigner, j'ai laissé mon esprit vagabonder, songeant à une scène qui eût mérité un tournage. Le consul Marius prétend chasser Cimbres et Teutons d'une plaine que je connais bien (même si une autoroute, aujourd'hui, la défigure en partie). La mêlée est furieuse, et l'issue incertaine. Attirée par le bruit, une colonie de dinosaures qui se chauffait paresseusement aux contreforts de la Sainte-Victoire, accourt alors à grandes enjambées. Écartant sans ménagement les légionnaires romains, elle taille en pièces les rangs barbares puis s'en retourne, dignement, poursuivre sa lente digestion du côté de Puyloubier...

- C'est une autre classe de collège. La leçon porte sur Rome, et on en vient à parler des mois de l'année. Une enfant, plus futée que les autres ou suivant mieux le cours, s'écrie : "c'est drôle : 6e mois (sextilis) pour août, septième mois (september) pour septembre, huitième mois (october) pour octobre ! Ca ressemble à 'chez nous', mais nous c'est deux de plus [sic], septembre c'est neuf, par exemple.
- Eh oui", répond le maître, "c'est dommage, mais 'ça' ne correspond pas". Fin de l'explication. Ce professeur d'histoire, maître formateur qui plus est, n'avait jamais entendu parler des Ides de mars...

- Une classe de cinquième, histoire. Le maître se démène comme un prof de gym, mais les élèves sont bien atones : c'est à peine si l'on parle du Moyen Âge, qui est pourtant l'objet de la leçon de ce jour. Pas de préparation, naturellement ; et des cahiers particulièrement mal tenus. Je juge l'ensemble de ce que je vois singulièrement médiocre : je le dis avec diplomatie à l'enseignant, qui prend mes remarques de haut - cela va de soi. Je vais donc trouver son supérieur, et lui rends compte. L'argument du Principal est imparable : "Monsieur X. est le Président de l'Amicale laïque de la ville" (ce qui est donc, dans l'esprit de certains, aussi noble que de lire Libé ou Le Canard enchaîné...). Alors, je sors de mes gonds : "mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de votre Amicale ? Ce que je veux, c'est ce pour quoi votre Monsieur X est payé : que ses gosses soient enseignés correctement !" Inutile de dire qu'à peine avais-je tourné les talons que la retape stalinienne m'est tombée dessus à bras raccourcis. Dans le dos, comme toujours...

- À très peu de temps de là, je suis dans l'obligation d'aller visiter force maîtres de collèges catholiques. Comme l'écrit si excellemment Riocreux, "j'avais été requis faute de volontaires parmi mes collègues et en vertu de la règle non écrite faisant obligation des corvées au dernier arrivé dans la fonction"(34). Par le plus grand des hasards, je commençai ma tournée par le collège privé fonctionnant dans la même ville que celle où était implanté le collège public dont je viens de parler... La maîtresse ne paie guère de mine, et j'apprends de plus qu'elle vient d'entrer dans le veuvage. Je suis un peu gêné, dès l'abord, par la présence d'un crucifix qui trône au dessus du tableau... Mais j'oublie vite sa présence : ce qui m'importe au premier chef, c'est que les élèves ne soient pas crucifiés... Car à mes yeux du moins, la "transmission" bien comprise ne signifie pas passivité, n'est pas antagoniste de l'activité des élèves (et l'enseignement de masse peut ne pas oublier la centration sur l'apprenant). La jeune veuve fait donc la classe devant moi : une classe d'histoire, du même niveau que celle visitée trois semaines auparavant ! Et en disposant de la même collection que dans le Public. J'écoute la façon dont elle s'y prend, qui me séduit : il se trouve qu'elle a consulté avec fruit le livre du maître, et que ce sont ses élèves, correctement actifs et participant bien, par exemple à la construction d'un résumé, qui en profitent ; je consulte la préparation, qui est solide ; j'examine quelques cahiers. Ils sont revus par la maîtresse, qui contrôle la correction des erreurs orthographiques qu'elle a soulignées. Bon sang de bois ! Le coquin de Dieu s'empare de moi, sans doute est-ce le lieu qui veut cela... Je lui dis tout le bien que je pense de ce que j'ai vu (afin que mon départ précipité ne la plonge pas dans des abîmes de réflexion douloureuse), et je lui dis que je vais revenir pour le confessionnal. Au passage, je lui emprunte son cahier-journal, et quelques cahiers d'élèves : un coup de voiture, et me voilà devant le collège public. J'entre en trombe et sans frapper dans le bureau du Principal, je jette ma moisson sur sa table : "Voyez ce qui se passe à Saint-Joseph ! On n'y connaît pas l'Amicale laïque, mais ça travaille et ça nous fait honte, à nous qui sommes le Public !" Monsieur le Principal parut consterné, mais il ne pipa pas mot. D'autant que, me rendant une vingtaine de kilos et voyant mon état d'excitation, il comprit avec raison que s'il mouftait, il allait manger bon, et de face...(35).

- C'était aux temps anciens où les maîtres devaient surveiller la cantine de midi (la Gauche, Dieu soit loué, a changé tout cela) ; ce Directeur d'école, durant le service, touche les fesses d'une "serveuse" - mineure. Sa mère passe par dessus la hiérarchie, et porte le pet directement à... Giscard ! Le cabinet de la Présidence fait redescendre la lettre de dénonciation, et exige une enquête précise. L'intéressé ne nie pas les faits, mais dispose d'un argument imparable : "que voulez-vous, ma femme a de terribles migraines, elle ne 'veut' plus". Bref, on étouffe l'affaire - pas très grave, il faut le dire - et on fait remonter, par la voie hiérarchique, jusqu'à Giscard, l'assurance que tout est réglé. Et le "Syndicat" exfiltre le Directeur d'école : le voilà devenu membre intouchable du Conseil syndical...

- Cet autre maître a une manière bien à lui d'enseigner la géographie : il fait venir au bureau, à côté de lui, ses jeunes élèves pour soi-disant lire le livre à toute la classe (au demeurant, démarche bien surprenante, tous les autres élèves de la classe disposant, naturellement, du même manuel) ; il en profite, à l'abri du bureau, pour caresser, sous les vêtements, les culottes Petit-Bateau. Il y a plainte. La Gendarmerie s'en mêle, ça devient sérieux. Le PV d'interrogatoire porte une curieuse formule, déjà entendue auparavant : "Que voulez-vous, ma femme ne 'veut' plus !" On allait donc voir ce qu'on allait voir. Tout le groupe scolaire se ligua contre le Directeur, qui avait révélé le cas : il reçut même des coups ! Il en mourut (de chagrin ?), après avoir développé un cancer foudroyant. Un gendarme me confia : "ne vous en faites pas, le Proc est un dur et pur". Oui, un socialiste, comme l'enseignant. Affaire classée.

- Pendant  une vingtaine d'années au moins, cet odieux individu put sévir dans le silence le plus assourdissant. Bénévole pour s'occuper de la gymnastique laïque, il en profitait pour repérer de jeunes proies. Il les conduisait le jeudi (puis le mercredi) dans une cabane de pêche, qu'il possédait auprès d'un étang. Et là, il abusait des gamins, trop honteux pour se plaindre(36). Mais les gamins, ça avance en âge. Un ancien violé était devenu militaire ; le passé terrible le taraudait, il se suicida. L'autorité militaire ne fit pas l'impasse, elle exigea une enquête approfondie. Le pédophile n'échappa pas à la sanction. Mais pour un sanctionné - par hasard - combien d'impunis ?(36). 

Mais la fonction n'est pas "servie" que par des hommes : deux histoires, seulement, en témoigneront.

- Une classe de CM2, peu nombreuse. Le matin.  Bien qu'avertie de mon arrivée (juste revendication syndicale accordée par Savary), la maîtresse n'a rien préparé, et c'est le capharnaüm dans tous les domaines, non parce qu'elle est émotive (ce pourrait être une explication), mais parce qu'elle s'en fout complètement. Cela, je ne l'ignore pas. Le plus fort c'est que, douée d'un sens démagogique peu commun, elle a su tellement embobiner les parents que je n'ai jamais reçu quelque plainte que ce soit à son sujet. Il est vrai que sa plastique a dû faire tourner plus d'une tête. Pas la mienne. Et je fais la tête. Au bout d'une heure, j'arrête le supplice et je m'en vais. Plus culotté que ses camarades sans doute, un élève se lève : "Merci, Monsieur. Revenez souvent. Quand vous êtes là, au moins on travaille !" Tirons le rideau. Cette institutrice, je l'avais déjà aperçue dans un autre département. Je connais donc son dossier. Dans cet autre département, elle avait voulu devenir... maître-formateur ! Et son chef hiérarchique l'y avait vivement encouragée... Je ne suis pas naïf au point de ne pas imaginer que ce fut de manière horizontale...

- Et nous achèverons ce gai florilège en examinant l'édifiant parcours de cette enseignante, depuis sa prime jeunesse. Adepte avant la lettre du triolisme, elle recevait plusieurs amants chez elle, en même temps. Un beau soir, entre beuveries et coucheries, deux amants s'étripèrent devant la belle, si bien que l'un d'eux trépassa. Enquête de police, et cabane pour l'assassin et sa complice de fait. L'Administration est bonne fille : l'enseignante garda son titre. Elle sortit rapidement de taule, épousa un autre larron, enfin non, le greffier de la prison. Et la voilà qui continue à enseigner. Plainte de parents d'élèves (CE 2, 8-9 ans) : elle vend, pendant la récréation, des cigarettes à l'unité à ses élèves (pourquoi à l'unité ? Parce que ça rapporte davantage que par paquets entiers, tiens donc). L'affaire est étouffée, la jeune femme promet de s'amender. Et sa vie d'enseignante continue, ponctuée par de nombreuses grossesses. À nouveau, plaintes de parents d'élèves, pour des comportements que je ne rapporte pas. L'affaire, à propos de laquelle le député du coin me fournit des éléments imparables, me paraît assez grave pour qu'appel soit fait au supérieur hiérarchique. Devant lui, c'est moi qui suis mis, finalement, en accusation : tant de bruit pour si peu ! Et la digne enseignante poursuivit sa carrière jusqu'à l'obtention d'une retraite bien méritée. Et le supérieur hiérarchique se vit, peu après, remettre la Légion d'Honneur. Je suis d'avis que jamais hochet ne fut davantage mérité.(37).

 

Tout ce qui précède explique que j'avais accueilli avec un scepticisme certain, en son temps (janvier 2008), le Rapport Pochard sur la condition enseignante : "[...] la commission tient... à souligner d’emblée qu’elle a été frappée par le professionnalisme et le dévouement d’ensemble des personnels enseignants et par l’exceptionnelle richesse de la ressource humaine mobilisée dans l’Éducation nationale. Elle estime devoir le souligner pour qu’il soit clair que ses conclusions ne sont inspirées par aucun jugement à l’égard des enseignants, tels qu’ils assument leur métier. Quelles que soient d’éventuelles défaillances individuelles, si difficultés il y a, elles sont plus à rechercher dans le système que chez les individus pris isolément".  Je tiens qu'un groupe scolaire est identique, mutatis mutandis, à une chaîne haute-fidélité : la valeur de l'ensemble est fonction de la valeur de l'élément le moins performant. Voir fonctionner des maîtres d'une très haute valeur est particulièrement satisfaisant pour l'esprit, dans un monde où règne, hélas, le "forcès pa". Mais c'est peine perdue pour la valeur générale du groupe scolaire : les médiocres y font régner leur loi.

 

 

 

Annexe : sur l'examen d'entrée en classe de sixième

 

 

En 1955, 182 301 enfants (93 664 G. et 88 637 F.) furent candidats à l'examen d'entrée en sixième [à comparer aux quelque 800 000 élèves entrés en 6e en septembre 2015 !] : 148 358 furent admis, soit 81 % (79 % pour les G., 84 % pour les F.)


- 81 % étaient issus des classes élémentaires publiques
- 10 % provenaient des "petits lycées" (classes de 7e)
-  9 % du Privé

S'agissant des admissions des 148 358 impétrants,


- 42 % rejoignirent les classes de 6e des cours complémentaires
- 29 % entrèrent en sixième classique
- 25 %                      moderne
- 1.5 %                     "pilote"
- 1 %                       technique

[L'examen d'entrée en 6e a été supprimé par l'Arrêté du 23 novembre 1956]

 

 

 

 

Notes

 

(1) Faire ceci, mais ne pas omettre de faire cela. Emprunté à Mathieu, XXIII, 23 (à l'intention exclusive de J.-P. Riocreux : édeï poiéssaï, kakeïna mè aphiénaï).
(2) Jean-Paul Riocreux, "l'École en désarroi", pp. 97 et 245 [Désormais JPR.].
(3) Curieusement, je l'ai croisé au moment même - 1984 - de cette parution de J. de Romilly (chez Julliard). Riocreux s'est sans doute souvenu, aussi, d'un ouvrage d'Alain Peyrefitte (La France en désarroi - entre les peurs et l'espoir, Éditions de Fallois, 1992, 377 pages).
(4) Livre d'Osée, chapitre 11, verset 3.
(5) JPR., p. 15.
(6) Ibid. p. 38.
(7) Id., p. 125.
(8) Id., p. 131.
(9) Id. p. 20 : "il n'est pas aisé de décrire en termes mesurés une réalité outrancière".
(10) Id., p. 87.
(11) Cahiers universitaires catholiques, n° spécial, juillet 1968 - paru en 1968 chez Casterman, 171 pages. Désormais, nous ne ferons référence à cet ouvrage que de façon générique, sous le sigle "Cuc_68".
(12) Gérard Bessière, prologue, ouvrage cité, pp. 9-10. En réalité, la contribution de ce prêtre n'est autre que le sermon qu'il prononça lors de la messe du "Lundi saint", le 8 avril 1968.
(13) Cuc_68, pp. 33-35. Robert Gloton (1906-1986), militant communiste, instituteur puis Inspecteur départemental de l'Éducation nationale, est connu pour avoir conduit - avec une réussite certaine - une "expérience de la rue Vitruve" destinée à lutter contre l'échec scolaire.
(14) Cuc_68, pp. 37-38. Est citée ici une intervention effectuée lors du fameux "Colloque d'Amiens" - Pour une école nouvelle : formation des maîtres et recherche en éducation, de mars 1968.
(15) Louis Legrand, in Une école pour la justice et la démocratie, Presses universitaires de France, 1995, 144 pages. Il existe une réédition numérique de cet ouvrage, datant d'Octobre 2015, 144 pages. Cette assertion correspond d'ailleurs très exactement au "En tout enseignement, le maître, pour commencer, se sert d'objets sensibles, fait voir et toucher les choses, met les enfants en présence des réalités concrètes, puis peu à peu les exerce à en dégager l'idée abstraite..." des Instructions de 1938, et encore à "La structure de l'enseignement doit être adaptée à la structure sociale", du plan Langevin-Wallon (1946).
(16) Créée en 1963, et qui apparemment n'a pas survécu à l'arrivée triomphale - de l'ombre à la lumière ! - de la gauche au pouvoir. Cf. l'intervention que voici.
(17) JPR., ouvr. cit., p. 17. "Plus d'un", ce qui est fort loin de constituer une nuée de témoins...
(18) Ibid., pp. 93 et 205.
(19) Cf. Le niveau d'entrée en sixième et ses implications, 1977. Cf. aussi sur ce même site :
- Faut-il supprimer l'examen d'entrée en sixième ? (G. Hun, 1955)
- Entrée en sixième, une enquête (M. Rouchette, 1960), et surtout :
- Le niveau de connaissances des écoliers de CM2 et l'entrée en sixième, 1957.
(20) Pierre Bourdieu, in "L'école conservatrice. Les inégalités devant l'école et devant la culture", Revue française de sociologie, année 1966, volume 7, numéro 3, pp. 325-347.
(21) B. Convert, in "Les classes terminales et leur public", Revue française de sociologie, avril juin 1989, p. 225). Ce qui me conduit à observer avec effarement un titre du Monde (mardi 19 janvier 2016, p. 10), au moment où je rédige ces lignes : "Éducation : l'égalité des chances renforcée". Faut-il en rire pour ne pas avoir à en pleurer ? En tout cas, une incertaine Secrétaire d'État à l'Égalité réelle - défense de rire - aurait manifestement beaucoup de pain sur la planche, au-delà d'une posture de communication.
(22) JPR., ouvr. cit., p. 22.
(23) "L'imposture pédagogique", in Le Point du 5 janvier 2006.
(24) JPR., ouvr. cit., p. 87.
(25) Irène Stoller, in Procureur à la 14e Section, 2002, p. 272.
(26) JPR., ouvr. cit., pp. 22-23.
(27) Q. I. inférieur à .80 - Cf. courbe de Gauss.
(28) Ajoutons cette donnée numérique, d'après les résultats d'une enquête conduite en 1927 sous l'égide de l'Office national d'Hygiène mentale. Les écoles publiques accueillaient alors 2 910 631 élèves, parmi lesquels 45 969 étaient qualifiés de "déficients", soit 1,57 % de l'ensemble. Parmi ces "déficients", 32 552 étaient désignés comme "perfectibles", soit 70 %.
(29) Souligné par nous. JPR, pp. 240-241. Luc Ferry, ministre de l'Éducation nationale, article "Réussir le changement", publié dans Le Monde du 17 janvier 2004.
(30) "Disons-le nettement : les vacances scolaires représentent une tare pour l'École française. Un type d'enseignant est apparu, dont il n'y a pas lieu d'être fier : c'est l'enseignant-vacancier pour qui l'année scolaire n'est qu'un mauvais moment à passer entre les deux périodes de vacances. Le goût du travail, l'attention scrupuleuse aux tâches, le souci d'éduquer et de fournir à ses élèves un exemple d'homme véritable - ces données fondamentales de la fonction enseignante s'émoussent lentement parmi les délices de Capoue. Les trop longues vacances ont aussi contribué à accélérer le dégagement social et politique de l'instituteur tout autant que du professeur... Le professeur trop souvent absent a ouvert la voie au professeur qui habite Paris et qui, n'apparaissant au lycée que pour y faire ses cours, ignore tout de ce qui se fait dans la cité et la méprise. N'était-ce pas à lui, justement, d'agir pour arracher les jeunes à la médiocrité des spectacles et pour élever le niveau des discussions politiques ?" (Henri Wadier, La réforme de l'enseignement n'aura pas lieu, p. 107).
(31) JPR., ouvr. cit., p. 261.
(32) Un rapport de l'Inspection générale de l'éducation nationale, paru en septembre 2004 sous le titre "L'évaluation de l'enseignement dans l'académie de Paris" (pdf de 121 pages) semble montrer que cet avantage pour les maîtres (remplacés en Eps, Arts plastiques, Musique et Informatique) est loin d'en être un pour les élèves : tout est fait pour que les "bons élèves deviennent meilleurs", tandis que "l'école ne sait pas faire réussir les autres". "Autant cette organisation donne aux meilleurs encore plus de chances, plus de variété, un entraînement précoce à l'enseignement du second degré, autant ces interventions multiples, ces enseignements éclatés, ces emplois du temps en dentelle peuvent avoir des conséquences négatives sur la scolarité des élèves fragiles et peu sûrs d'eux", peut-on encore lire dans le rapport, qui affirme par ailleurs que "Dès l'école maternelle, se met en place l'approche élitiste qui mène à ces résultats".
Ces résultats, c'est-à-dire, au bout du cursus secondaire, l'effroyable différence entre les quartiers huppés de la capitale, et les autres : le lycée Henri-IV affiche un taux de réussite au bac de 100 %, avec 81 % d'élèves issus d'un milieu très favorisé. Au lycée François-Rabelais (18e), qui n'accueille que 10 % d'élèves issus d'un milieu très favorisé, le taux de réussite au bac est de 65 %...
(33) JPR., ouvr. cit., p. 29.
(34) JPR., ouvr. cit., pp. 142-143.
(35) Jean-Claude Milner, De l'école, Seuil, mai 1984, p. 25 : "Le public ne supporterait pas qu'on lui proposât comme idéal explicite des enseignants gentils et ignorants. Il supporte déjà fort mal qu'on les lui propose dans les faits car, on le sait, l'enseignant ignorant est déjà là". Dans une chronique, parue en 2005, Jean-Paul Brighelli parle de son expérience de membre de jury du Capes de lettres : "ce que j'ai pu constater, c'est qu'il y a désormais, parmi les enseignants, des gens qui ne savent rien ! J'ai eu en face de moi récemment, à l'oral du Capes, des gens qui croyaient que le mot 'démagogue' signifiait s'occuper de l'éducation des enfants !"
(36) Détail d'une rare élégance : lors du procès, il fut révélé que cet enseignant conservait, dans un placard de sa cabane, un flacon étiqueté "huile à cul".

À l'actif de Madame Royal, il convient de mentionner qu'elle n'est pas pour rien dans l'attitude désormais plus sévère vis-à-vis des manquements de ce type au sein de l'Éducation nationale - comme dans la répression des barbares bizutages.
Il est par conséquent piquant de constater qu'au moment même où cette seconde partie est mise en ligne, on crie de toutes parts haro sur le cardinal Ph. Barbarin, du diocèse de Lyon, qui n'aurait pas dénoncé, avec la promptitude nécessaire, les agissements de certains de ses prêtres ! Et que le Premier ministre en personne croie de son devoir de venir ouvrir sa grande gueule pour lui faire on ne sait quelle leçon ! [PS. : ayant eu récemment la bonne fortune de compulser l'ouvrage édifiant d'Alain Etchegoyen, "Votre devoir est de vous taire" - Carnets de voyage d'un philosophe à gauche et à droite, (2006, Archipel, éditeur), je me dois de rectifier la louange ci-dessus exprimée en faveur de Mme Royal : Etchegoyen, qui montre lumineusement comment l'ancienne ministre déléguée à l'enseignement scolaire n'avait qu'un but, soigner son image, affirme que la lutte contre la pédophilie scolaire fut l'oeuvre d'Allègre, et de lui seul ! Dont acte.
(37) "C'est le bastion de la totale irresponsabilité et de la plus complète impunité", écrit notre auteur - pp. 96-97 -  à propos des hautes sphères supposées où se déploient les "gens de la Réforme". Pas seulement dans les hautes sphères, comme on vient de le voir.
J'en étais là de ce travail lorsque j'ai eu connaissance d'un long texte d'origine policière - de diffusion relativement restreinte - développant des réflexions très critiques à propos de la non-prévention des actes terroristes commis à l’encontre des journalistes de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, et des manquements au sein du SPHP (Service de Protection des Hautes Personnalités) - nonobstant le rapport positif de l'Inspection générale de la police nationale. "L’accumulation d’erreurs dans la prévention de ces crimes laisse perplexe", écrit entre autres l'auteur, Commissaire divisionnaire honoraire.
Je pense à part moi qu'un policier chargé de protéger une "haute personnalité" (c'est certainement par antiphrase qu'on a désigné ainsi les malheureux olibrius de Charlie, Charb en tête, mais bon) doit tenir son SIG-Sauer SP 2022 à portée de main, et être prêt à faire feu sans état d'âme sur tout individu manifestant une intention létale envers la personne protégée. Sauf à être digne des Pieds Nickelés. Il n'a pas, non plus, à aller faire ses courses pendant le service. Ce qui signifie abandon de poste. Bref, la lecture du document précité me conduit à penser que les mêmes manquements peuvent se constater au sein du corps des fonctionnaires, quel que soit le domaine considéré : amateurisme, négligence, incompétence, irresponsabilité, impunité...
A contrario, il me semble équitable de proposer cette citation : "Parmi ses traits généraux les plus incontestables [il s'agit de la "corporation militaire"], un de ceux qui lui font le plus d’honneur est certainement le respect du devoir professionnel. Ce penchant lui est d’ailleurs commun, je crois, avec la plupart des officiers de tout rang. Je suppose que, chez les brevetés de l’École de Guerre, comme partout, il existe des paresseux, sans conscience. A une exception près peut-être — encore s’agissait-il d’un personnage évidemment jaugé déjà par ses pairs, et relégué dans un état-major sans importance — je n’en ai jamais rencontré. C’est là une grande vertu et que bien peu d’autres corps de fonctionnaires possèdent, aujourd’hui, j’en ai peur, à ce degré". (Marc Bloch, L'étrange défaite, pp. 52-53).

 

 

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