Cette "pédagogie de la liberté" paraît assez difficile à mettre en œuvre dans le monde d'aujourd'hui, où "les jeunes viennent à l'école en écoutant leur transistor, la tête pleine d'images du monde que leur apporte la télévision", mais le portrait respectueux et ému que dresse Raillon du grand pédagogue que fut Cousinet mérite d'être lu, et même médité... si l'on veut bien admettre, dès le départ, que l'expérience "avec dictée/sans dictée" effectuée par Binet n'a pas grande valeur statistique, eu égard à l'extrême "faiblesse" de l'échantillon.

 

Pour mon ami Jean-Louis, grand pédagogue qui s'ignore, ces quelques réflexions qui n'auront pas toutes l'heur de lui agréer...

 

"Éducation nouvelle..." Pourquoi faut-il qu'en France ces mots recouvrent presque toujours des théories exprimées et des méthodes expérimentées depuis près d'un demi-siècle ? Sans doute les unes et les autres ne sont pas tout à fait ignorées et, par certains aspects, la rénovation pédagogique qui se développe aujourd'hui s'inspire de la pensée de ces pionniers.
Mais, entre leurs espoirs et la réalité quotidienne, que de différences encore ! Et quelle tristesse aussi que ce soit, encore une fois, la mort d'un de ses novateurs qui nous amène à rappeler ce qu'aurait pu être, si on l'avait écouté, une éducation vraiment nouvelle.
Aujourd'hui, Louis Raillon, qui fut son élève, son collaborateur et son ami, évoque ici pour nos lecteurs ce que fut et ce que voulut Roger Cousinet.

 

 

J'ai connu Roger Cousinet au cours du rigoureux hiver de 1944-1945, en suivant son cours de pédagogie générale à la Sorbonne. Ses cheveux blancs et ses gros verres de myope, une certaine réserve naturelle, ne faisaient pas de lui un professeur "populaire". Il n'y avait, en ce temps-là, ni licence de psychologie, ni de sciences de l'éducation ; bien entendu, la pédagogie n'entrait - pas plus que maintenant - dans le cadre des licences pourtant dites d'enseignement ; la pédagogie, en fait, ne servait à rien. Mais la Sorbonne, vieille grande dame qui pouvait se payer quelques luxes inutiles, avait créé une chaire de pédagogie (où avait enseigné, au début du siècle, Durkheim, dont Cousinet avait été l'élève). Cet enseignement de la pédagogie pouvait, à la rigueur, servir à préparer un "certificat propre à l'Université de Paris" dit de "psychologie de l'enfant et de pédagogie". En fait de psychologie de l'enfant, le philosophe Le Senne décrivait à loisir les subtilités de la caractérologie de l'école hollandaise, dont il venait de faire l'adaptation en français.

Dire que ce certificat ne conduisait à rien serait excessif. Venu à la pédagogie par l'intérêt qu'avaient suscité en moi des fonctions d'animation dans les patronages et les centres de vacances, je découvris bientôt que les étudiants du jeudi qui suivaient les cours de Cousinet étaient de jeunes instituteurs qui préparaient le concours de l'inspection. À dire vrai, ces jeunes enseignants étaient moins soucieux de rénovation pédagogique que de promotion sociale ; ils prenaient studieusement des notes, mais les propos du professeur les plongeaient parfois dans la stupéfaction.

Je réalisai pleinement cette situation paradoxale le jour où Cousinet, pour illustrer un propos sur l'expérimentation en pédagogie, évoqua une expérience de Binet sur l'utilité de la dictée. Binet avait choisi deux classes parallèles, de même niveau scolaire et de même "âge mental". Dans l'une des classes (la classe-témoin), les élèves avaient subi quotidiennement la sacro-sainte dictée ; dans l'autre, on avait supprimé cet exercice ; à la fin de l'année, tous les élèves présentaient le même niveau en orthographe, ce qui prouvait que la dictée pouvait bien être une épreuve de contrôle, mais n'avait aucune valeur d'apprentissage. Malgré cette expérimentation qui avait été faite dans les premières années du XXe siècle (et qui pouvait très facilement être refaite) on continuait, au pays de Descartes et de Claude Bernard, à ennuyer les enfants avec la dictée et à leur faire perdre ainsi leur temps.

Les réactions de l'auditoire, pour mesurées qu'elles fussent - on était en 1945 ! - n'en exprimèrent pas moins la stupéfaction de ces jeunes enseignants qui, tous les jours de la semaine, faisaient faire des dictées à leurs élèves. N'ayant pas les mêmes raisons de me scandaliser, je jouissais de ce spectacle pittoresque : un vieux professeur qui, au nom d'expériences réalisées trente ans auparavant, stigmatisait impitoyablement, calmement, les traditions pédagogiques dont de tous jeunes enseignants venaient de recevoir l'héritage.

Malgré les quelque quarante années qui nous séparaient, la sympathie, la curiosité me firent rechercher qui était ce singulier professeur dont Claparède citait un article sur la "solidarité enfantine" paru en 1908 dans la Revue philosophique. Je demandai un jour ce vieux volume à la bibliothèque et constatai qu'un travail que j'avais entrepris sur le "milieu enfant" avait été réalisé bien des années avant.

Mais en ces années d'après-guerre, Cousinet n'était pas seulement professeur. Avec François Chatelain(1) il avait fondé L'École nouvelle française : une revue, un mouvement qui organisait sessions pédagogiques et réunions de travail pour ceux qui se tournaient vers l'éducation nouvelle. Le projet Langevin-Wallon, l'aventure des classes nouvelles autorisaient des espoirs qui furent - hélas - trop vite déçus. Infatigables, sans moyens financiers, sans locaux, Cousinet et Chatelain fondèrent avec celle qui en est toujours l'animatrice, Françoise Jasson, une école nouvelle expérimentale, La Source. Dans le même temps, Roger Cousinet rédigeait ses ouvrages. En 1945 était parue l'édition définitive de sa Méthode de travail libre par groupe(2) qu'il avait expérimentée dès les années 20 avec les instituteurs volontaires de ses successives circonscriptions primaires, dans l'Aube, les Ardennes, puis en Seine-et-Oise. En 1920, une méthode de travail... par groupe ! L'idée était simple : laisser les enfants choisir librement un thème de travail en s'associant librement entre eux, comme ils le font, d'une façon si efficace, dans leur activité naturelle, le jeu... En 1950, Cousinet avait encore à se battre contre les caricatures que l'on faisait volontiers de son idée. Des éducateurs maladroits formaient autoritairement des "équipes", distribuaient des tâches, faisaient rivaliser les équipes comme les jésuites au XVIIe siècle. Cousinet s'impatientait. "Dites bien, répétait-il souvent, que le mot le plus important dans « une méthode de travail libre par groupe », ce n'est pas travail, ce n'est pas groupe, c'est libre..."

Cette liberté grâce à quoi l'enfant peut se construire apparaissait à Cousinet, comme à tous les pionniers de l'éducation nouvelle, le principe fondamental d'une éducation naturelle. Il le montrera dans son Éducation nouvelle(3) en analysant l'apport des grands maîtres du mouvement, depuis Rousseau, "l'inventeur", Tolstoï en qui il saluait le fondateur de l'expression libre, Dewey dont il se sentait très proche, Decroly qu'il admirait beaucoup pour son ingéniosité et sa rigueur scientifique.

Il est constamment revenu sur la nécessité d'observer les enfants dans leur spontanéité, que ce soit dans le cadre familial pour les tout jeunes enfants (les "conseils aux mères de famille" réunis sous le titre Fais ce que je te dis(4) n'ont rien perdu de leur saveur), que ce soit dans le domaine des jeux collectifs spontanés : La Vie sociale des enfants(5). Dans cette perspective d'observation des enfants tels qu'ils sont, non déformés par une institution, Cousinet a explicitement formulé le souhait que les candidats aux métiers de l'éducation, avant d'être admis à s'y préparer, soient invités à faire un stage dans une colonie de vacances, c'est-à-dire dans une communauté d'enfants - et non d'écoliers - afin d'éprouver leur capacité à vivre avec des enfants(6) (cf. La Formation de l'éducateur (6)).

Mais c'est dans sa Pédagogie de l'apprentissage(7) qu'il a le plus sûrement développé les conditions de cette éducation de la liberté, de cette auto-éducation par quoi l'enfant apprend mais aussi apprend à apprendre. Il montre (et insistera sur cette idée dans de nombreux articles) que les processus d'apprentissage ne sauraient se déclencher chez l'enfant que dans la mesure où ce dernier a une vision assez claire d'un résultat à atteindre. Il faudra donc réviser les objectifs pédagogiques qui figurent dans les programmes sans tenir compte des possibilités réelles de l'enfant, par exemple l'histoire(8). Dans ces conditions, écrit-il, l'apprentissage individuel ou en groupe "permet à l'écolier de travailler selon son propre mode, oblige le maître à travailler selon un mode nouveau. Les rôles sont inversés. L'écolier n'est plus astreint, par sa soumission, son 'application', à collaborer avec le maître qui enseigne ; le maître est invité, par sa compréhension, à collaborer avec l'élève qui apprend. L'école n'est plus le lieu où le maître veut et où les écoliers doivent, elle est désormais le lieu où les écoliers veulent (à condition, faut-il le redire encore, qu'ils aient quelque chose à vouloir) et où le maître doit".

Mais Cousinet savait bien le peu de cas qu'une administration bureaucratique pouvait faire de tant de recherches. Son esprit scientifique était heurté par cette volonté de ne jamais tenir compte de ce qui avait fait l'objet non pas d'hypothèses, non pas seulement de "recherches", mais d'expérimentation véritable. C'était toujours la même chose : Binet avait pu démontrer l'inutilité de la dictée, quarante ans plus tard cinq cent mille instituteurs s'engageaient, d'un même élan, dans la dictée quotidienne ...

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Mais je n'ai jamais vu Cousinet céder au désenchantement. En 1964, dans sa retraite, il acceptait de fonder avec moi Éducation et développement(9) ; nous n'avions pas le droit de ne pas témoigner pour une éducation plus conforme aux intérêts des enfants et des jeunes. Si Mai 68 attrista Cousin et - il avait rêvé d'une révolution pédagogique conduite par les maîtres - il n'en fut pas déconcerté. "Au temps de ma lointaine jeunesse, et même jusqu'en 1914, me disait-il encore ces derniers temps, les écoliers acceptaient vaille que vaille de venir à l'école pour qu'on leur enseigne des choses qui ne les passionnaient pas toujours... mais ils vivaient dans un monde où, pour les jeunes tout au moins, il ne se passait rien. La situation est radicalement différente : les jeunes viennent aujourd'hui à l'école en écoutant leur transistor, la tête pleine d'images du monde que leur apporte la télévision : quel intérêt peuvent-ils trouver à la guerre de succession d'Espagne ou à la géométrie d'Euclide ?"
"Il faudra sans doute aller plus loin dans l'audace pédagogique, plus loin que nous n'avons pu aller, me confiait-il naguère. Mais comment les maîtres qui enseignent encore comme au XIXe siècle pourront-ils faire un saut aussi important ?"

Ces propos, chez un vieillard de quatre-vingt-dix ans, n'ont pas fini de me poursuivre. Désormais, le nom de Roger Cousinet sera suivi des deux dates qui délimitent sa longue vie : 1881-1973. Une longue vie où le chercheur a connu sans doute bien des joies, mais aussi la solitude des pionniers. "N'est-ce pas fatigant, lui demandai-je un jour, d'être toujours en avance sur son temps ?" Avec son humour habituel, il me répondit : "Pour être modeste, tout en ayant l'air de ne pas l'être, j'aurais plutôt envie de demander à tant d'éducateurs : n'est-ce pas fatigant d'être toujours en retard ?"

 

 

Notes

 

(1) Avec qui il signera une Initiation à l'éducation nouvelle (Éditions Éducation et développement). Cousinet avait dirigé, entre les deux guerres, La Nouvelle Éducation, avec Madeleine Guéritte.
(2) Éditions du Cerf.
(3) Delachaux et Niestlé, 1950.
(4) Éditions du Scarabée, 1950, puis 1961.
(5) Éditions du Scarabée, 1950.
(6) PUF, 1952.
(7) PUF, 1959.
(8) Cf. L'Enseignement de l'histoire et l'éducation nouvelle, Presses d'Île de France, 1950.
(9) Un numéro de cette revue sera consacré prochainement à Roger Cousinet.

 

© Louis Raillon (1922-2009), article paru dans la revue l'Éducation, 3 mai 1973, pp. 10-11.

 

 


 

 

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