La récente disparition de Louis Legrand (il y a deux mois, le 20 octobre dernier) me conduit à exhumer, en hommage à cet infatigable militant pédagogique, ce "vieux" texte écrit par lui, au sujet du projet de loi "Haby". Sans doute a-t-il vieilli cet article, de par le fait. Et n'est plus tellement en phase avec la triste - ô combien ! - actualité de l'Éducation nationale. Encore que maturité et niveau, et bien davantage encore problèmes posés par le redoublement ne sont pas notions disparues de nos écrans...
Mais c'est pour moi manière d'annoncer un long texte, en préparation et à paraître, s'agissant de l'esprit de "Réforme" (ne pas confondre avec l'hebdomadaire protestant !) pour tenter de rendre compte d'un ouvrage assez important (paru en septembre 2008) et passé quasiment inaperçu, dû à la plume acérée de Jean-Paul Riocreux, "L'école en désarroi"... Car on y trouve, en filigrane, ce que Riocreux nomme "l'injonction crucifiante chez Legrand" (!)...

 

Les retards et redoublements sont, on le sait, nombreux dès l'école élémentaire. Comment peut-on les éviter ?
Le projet de réforme propose une solution à ce problème. On ne peut que se féliciter de l'intention exprimée.
Mais quel sera l'effet réel, tel qu'on peut l'imaginer, à la lumière des idées clés qui inspirent cette réforme : la notion de "maturité" et la notion de "niveau" ? Il faut donc essayer de les définir nettement.
C'est ce que fait ici Louis Legrand, directeur de la recherche à l'INRDP. Mais ses conclusions sur l'efficacité du système ne sont guère optimistes.

 

 

 

"La volonté de lutter contre les redoublements qui, à l'école élémentaire, affectent plus d'un enfant sur deux, inspire la proposition d'une nouvelle organisation du cursus scolaire". Ainsi se trouvent nettement définis les objectifs des propositions structurelles contenues dans le projet ministériel. C'est pourquoi il me paraît indispensable de se demander dans quelle mesure les modifications proposées sont aptes à obtenir cet effet. Rappelons l'essentiel de ces propositions :

• entrée à l'école élémentaire entre cinq et sept ans selon "le degré d'éveil physiologique, affectif, intellectuel" de l'enfant ;

• allongement d'un an du cursus scolaire élémentaire (six années au·lieu de cinq) ;

• possibilité de cursus accéléré pour les élèves rapides par la possibilité de "sauter sans dommage le CP 1, le CE 1 ou le CM 1".

Je me propose, d'une part d'élucider les conceptions sous-jacentes à ces dispositions, d'autre part d'imaginer, dans la mesure du possible, quel pourrait être l'effet réel de ces mesures dans le système éducatif français. Il ne peut s'agir, hélas, que de supputation, puisque, comme d'habitude, une réforme générale est envisagée dans l'obscurité, faute d'une expérimentation solide préalable.

Rappelons tout d'abord les données statistiques sur lesquelles se fonde le ministre :

au bout de cinq années d'enseignement, le CM 2 était ainsi constitué en 1972-1973 (âge "normal" dix ans) :

 

enfants de 8 ans 0,1 %
" 9 ans 5,6 %
" 10 ans 51,9 %
" 11 ans 34,7 %
" 12 ans 6,4 %
" 13 ans 1,- %
" 14 ans 0,2 %
" 15 ans 0,1 %

 

par ailleurs, la classe d'âge "normal" de dix ans se trouvait ainsi ventilée :

 

  en milliers en %
CP 2,1 0,2
CE 1 10,8 1,5
CE 2 57,7 8,03
CM 1 195,2 27,1
CM 2 388,1 54,03
1er cycle 34,6 4,8
ens. "spécial" 29,8 4,1
total scolarisé ens. public 718,3  

 

Cela a été déjà très fréquemment souligné : le système éducatif français fonctionne donc, au niveau de l'école élémentaire, comme un système sélectif, créant une homogénéité de niveau par refoulement, en fin de chaque année, des élèves n'ayant pas réussi, au cours de l'année écoulée, à maîtriser le programme. Le point de départ, le CP, est pratiquement défini par l'âge réel. Y entrent les élèves atteignant six ans au cours de l'année, ce qui suppose, soulignons-le en passant, des élèves âgés de six ans neuf mois au 16 septembre et d'autres de cinq ans neuf mois. On notera, en fin de course, le très petit nombre d'élèves en avance (environ 5 %).

Ces faits ne sont pas propres à la France. Il convient toutefois de faire remarquer que notre pays bat cependant des records en cette matière comme cela a été souligné par un rapport récent de l'OCDE(1). La description précise du phénomène en a été faite maintes fois. Je rappellerai simplement les faits actuellement solidement établis.

 

 

Pour éviter les redoublements

 

D'un point de vue macroscopique, on constate que les retards scolaires sont sociologiquement sélectifs : ils atteignent les enfants issus de couches sociales dites défavorisées. Ils varient d'autre part avec l'environnement rural ou urbain, avec le nombre d'élèves dans les classes, avec la qualité des maîtres. Mais, de façon massive, il semble bien que la cause principale du phénomène soit à trouver, en France, dans les exigences excessives des programmes d'enseignement, définis de façon régressive à partir du niveau jugé nécessaire pour entrer en sixième. Le caractère plus ou moins contraignant des programmes s'accompagne de redoublements plus ou moins nombreux. L'apprentissage de la lecture en première année et l'approche du passage en sixième en dernière année déterminent les taux de redoublement maximaux en fin de CP et en fin de CM 2. L'histoire récente du système éducatif français explique les exigences des programmes et surtout l'interprétation qui en est donnée par les manuels et par les maîtres qui les utilisent. Ces programmes et les exigences sont restés identiques à ce qu'ils étaient avant la réforme de 1959. C'est dire qu'y sont finalement confrontés tous les élèves de l'élémentaire alors que, seul, un faible pourcentage l'y était, après examen, avant 1959(2).

Quant aux causes et aux effets individuels des redoublements, il est devenu classique de souligner qu'ils résultent du heurt brutal des exigences et du langage scolaire à un niveau de développement cognitif et verbal et à des attitudes culturelles très différentes. Les effets sont le désintérêt et finalement le refus de l'école. L'élève qui redouble, parcourt une nouvelle fois un programme qu'il a déjà survolé sans tenir compte des acquis possibles. Il a dû, l'année précédente, parcourir au rythme collectif des notions qu'il n'a pu que survoler et où il s'est finalement perdu. C'est pourquoi l'individualisation de l'enseignement a depuis longtemps été recommandée pour éviter ce malmenage. Ajoutons l'effet du redoublement sur l'attitude des maîtres. Les études de Rosenthal et Jacobson ont mis en relief ce qu'on appelle désormais l'effet Pygmalion et que nul responsable ne devrait plus désormais négliger(3).

Dans ces conditions, les propositions du ministre pourront paraître très positives et inspirées par le souci d'adapter le système éducatif à la diversité des élèves. La prolongation d'un an de la scolarité élémentaire devrait permettre un parcours normal des programmes de l'élémentaire par la quasi-totalité des élèves (85 % de la classe d'âge de dix ans seraient dans cette situation si l'on s'appuie sur les chiffres actuels).

Par ailleurs, le souci de ne pas freiner les plus "rapides" conduit à envisager des cursus raccourcis, puisque, actuellement, plus de 60 % de la classe d'âge parviennent en CM 2 en cinq ans.

C'est ce qui explique finalement l'apparente inutilité de ces mesures puisque, d'après le texte ministériel lui-même, l'effet de ce système rénové serait de situer entre dix et treize ans l'âge d'entrée en sixième. Or, telle est bien la situation actuelle. Par contre, les effets individuels devraient au contraire être transformés. Le cursus long serait le cursus normal, le cursus court un cursus positivement accéléré. Il est probable que le ministre pense ainsi conjuguer deux facteurs : d'une part l'impossibilité d'accélérer la maturation intellectuelle, d'où la nécessité d'adapter les exigences des programmes aux possibilités minimales des élèves ; d'autre part, le souci de supprimer les effets psychologiques néfastes des redoublements en mettant au contraire l'accent sur les aspects gratifiants des promotions rapides de classe.

Malgré l'apparente cohérence de ces mesures et la générosité de leurs intentions, je ne pense pas que l'effet réel qui en découlera sera celui qu'on attend. Voici pourquoi.

 

 

La maturité et le niveau

 

Il paraît tout d'abord indispensable de bien définir le contenu de deux concepts clés dans le projet du ministre : celui de maturité et de rythme de développement d'une part ; celui de niveau, d'autre part, implicitement contenu dans les notions d'entrée au CP, d'entrée en sixième et de "saut" de classe.

En ce qui concerne les rythmes d'apprentissage et la notion de maturité qui y est liée, le texte ministériel distingue valablement les "degrés d'éveil physiologique, affectif et intellectuel". Mais cette distinction importante n'a finalement aucune importance pour les décisions d'avancement et de passage. On entre au CP lorsqu'on est mûr pour les apprentissages de l'école élémentaire, écriture et calcul, ce qui suppose, d'une part que l'apprentissage de la lecture a commencé à la maternelle, que, d'autre part, seuls des critères de maturité intellectuelle sont retenus pour ce passage. On saute le CP 1 si l'on révèle "une compréhension particulièrement avancée des premiers rudiments de la lecture, de l'expression et du calcul". On saute le CE 1 ou le CM 1 lorsqu'on maîtrise de façon satisfaisante les "connaissances" du programme de l'année précédente. On entre en sixième lorsqu'on a parcouru l'ensemble des cycles élémentaires. Les critères d'avancement seront donc strictement intellectuels et prélevés dans les apprentissages scolaires. Il n'est plus question d'éveil physiologique ou affectif. On est donc conduit à penser que l'auteur du projet considère les gradients de "maturité" intellectuelle comme représentatifs de la "maturité" en général et comme liés à une capacité globale (intelligence générale ou facteur G, ou "quotient intellectuel").

Or, là se cache une première difficulté : la maturité intellectuelle est une donnée complexe. Les gradients de croissance mentale sont divers selon les objets d'études et selon les sujets. Pour un même sujet, les performances à des tests divers ne révèlent pas forcément une même situation relative par rapport à la population de référence : une performance globale sur épreuves verbales ne classe pas forcément un sujet donné de la même façon qu'une performance globale sur épreuves spatiales ou numériques. D'autre part, ce qui est très important, il n'y a pas forcément cohérence entre les performances à des tests d'intelligence générale et des performances cognitives scolaires. La nature de ces performances influence grandement cette distorsion possible et il est classique de constater qu'une telle discordance traduit souvent des blocages affectifs imputables au malmenage scolaire. Enfin, il n'y a pas forcément cohérence entre le développement physique, le développement affectif et le développement intellectuel. Or, chez les élèves jeunes, les développements physiques et affectifs (socio-affectifs en particulier) sont des préalables à tout développement intellectuel durable (cf. étiologie de la dyslexie et des blocages au niveau du langage(4)). Des performances momentanées dans un apprentissage scolaire ne sont pas garantes d'une continuité dans le développement intellectuel si les prérequis physiques et affectifs ne sont pas confortés.

Lorsqu'on parle de maturité, il est donc indispensable de tenir compte de tous les aspects de la croissance et de créer les conditions pédagogiques favorables à leur épanouissement. Le projet ne retient que les aspects intellectuels. Il y a là le germe d'un dérapage inévitable du nouveau système.

La notion de niveau, incluse dans le projet, est cohérente avec cette conception du développement. Le niveau est ici une norme globale intellectuelle, mesurée sur performances scolaires. Il y a un "niveau CP, CE 1, CE 2, etc. et un niveau d'entrée en sixième". Le vocabulaire est significatif de cette manière de voir très classique. On "saute de classe". Le cursus scolaire restera donc rythmé par l'exigence régressive de l'entrée en sixième monnayée en programmes de "cours". L'aménagement des contenus qui accompagnera la réforme des structures devrait tout naturellement renforcer le caractère de programme composite de classe (programme de CP 1, de CP 2, etc, en calcul, orthographe, grammaire, etc.) consommés obligatoirement selon un rythme national défini a priori dans les programmes et instructions, et concrétisé localement par des répartitions trimestrielles a priori. Là encore, rien ne devrait être fondamentalement changé sauf une répartition étalée sur six ans au lieu de cinq, principalement au niveau du CP (1 et 2) et même une aggravation par l'accent mis sur les "mécanismes de base" que l'on croyait définitivement au musée. Or, ici encore, le maintien de ce dispositif classique ne devrait pas manquer d'avoir des effets importants non prévus actuellement.

 

 

Les effets prévisibles

 

Car là, se trouve finalement le vice prévisible, sinon assuré, du nouveau dispositif : ce sont les effets involontaires de système, entraînés rétroactivement de proche en proche par les modifications volontaires des structures qui, finalement, donneront physionomie réelle au dispositif. Or, en l'absence de toute expérimentation préalable, il est impossible de prévoir avec certitude ce qui se passera. Je m'en tiendrai donc aux conjectures.

Le premier point important est de savoir avec quelle rigueur sera appliquée la mesure du non-redoublement. D'après le projet, il ne devrait plus y avoir de redoublement sauf cas exceptionnel justifié par une absence longue de l'élève. Cette norme sera-t-elle impérative et surtout pourra-t-elle être respectée ? Par exemple la confrontation des élèves de l'âge de neuf ans "tout venant" au programme de CE 2 permettra-t-elle partout, en fin d'année, un constat de conformité satisfaisante des performances-élèves aux exigences du programme de CE 2 ? Rien n'est moins sûr et il est de toute façon évident que les disparités géographiques liées aux disparités sociologiques de recrutement créeront des situations très diverses se traduisant par des tensions plus ou moins ressenties. Actuellement, l'importance variable des redoublements selon la variété des situations permet la régulation indispensable dans un système national rigide de classe de niveau. Dans le nouveau système, l'impossibilité du redoublement conduira en fin de cours à des écarts à la norme extrêmement divers qui ne manqueront pas d'avoir leur répercussion à l'entrée au cours suivant et mettront les instituteurs dans une situation impossible.

Le système des cursus accélérés rencontrera lui-même des difficultés de même ordre. Sur quels critères les maîtres pourront-ils décider, en accord avec les parents, d'un avancement accéléré ? Le projet prévoit cette possibilité à trois paliers : saut du CP 1, du CE l, du CM 1. Il y a là, à mon avis, une vue théorique difficilement applicable. Que se passe-t-il actuellement ? La nécessité de couvrir un programme annuel national de classe se traduit par des décisions de redoublement intervenant a posteriori, après une année d'enseignement et au vu des résultats effectivement obtenus après cette année d'enseignement. Dans le nouveau système, la promotion de classe sera décidée au vu des résultats obtenus au cours de l'année précédente, mais cette fois par anticipation des possibilités à venir. Si les programmes sont structurés de façon progressive, année par année, le trimestre de révision devrait permettre la transition. Mais il est clair que cela supposera des capacités peu communes. À moins d'un soutien privé particulier pendant les vacances. À moins encore qu'on en revienne au système concentrique de l'école de Jules Ferry, les CP, CE, CM ayant les mêmes programmes repris intégralement sur deux ans.

Dans ces conditions, le saut du CE 1, par exemple, décidé pour un certain nombre d'élèves au vu des résultats obtenus au CP 2 signifierait la dichotomie de la population scolaire du CP 2 en deux groupes de niveau : un CE faible et un CE fort. Mais les élèves jeunes accédant à ce CE fort (CE 2) y retrouveront des élèves faibles, d'âge normal ou retardés d'un an à leur accès initial au CP. Quelle pourra être la physionomie d'une telle classe ? Elle sera obligatoirement hétérogène quant aux âges réels mais également très hétérogène quant à la maturité affective et intellectuelle. Du point de vue intellectuel, nous l'avons rappelé, des performances scolaires égales ne signifient pas des capacités cognitives semblables. Les maîtres seront conduits naturellement, comme aujourd'hui, à privilégier dans leur enseignement axé sur des programmes cognitifs de classe à dominante d'automatismes les élèves jeunes, plus alertes et plus gratifiants. La situation actuelle sera recréée, aggravée probablement par la présence en CE 2 d'élèves que leur âge réel y conduira et qui, dans le système actuel demeurent refoulés au CE 1, voire au CP. La tentation naturelle à l'homogénéité, si le nombre des élèves s'y prête, sera donc de créer des classes de niveau et finalement ces cycles lents et rapides que le texte ministériel exclut cependant explicitement.

L'inconnue majeure reste cependant le pourcentage d'élèves jeunes ainsi promus. Les taux de redoublement découlent actuellement de la confrontation entre les exigences des programmes et les performances des élèves. Demain, le taux d'accélération ne pourra pas résulter de critères aussi assurés. Les pressions parentales s'exerceront naturellement avec insistance et les maîtres se trouveront, de façon généralisée, dans la situation où ils sont actuellement à l'entrée au CP où le "saut" de la grande section se fait de façon parcimonieuse et après des tractations et des pressions souvent obscures. Quelle sera l'importance numérique de ces "sauts" ? Il est impossible de le dire a priori à moins de fixer un pourcentage national avec tout ce que cela suppose d'arbitraire au vu des situations locales. Le texte ministériel parle de mesures exceptionnelles. Mais pourra-t-on empêcher la pression des parents, connaissant cette possibilité d'accélération et soucieux de faire parvenir leurs enfants au plus tôt en sixième ? Rappelons qu'actuellement plus de 50 % d'une classe d'âge entre en sixième au bout de cinq ans de scolarité élémentaire. Qu'en sera-t-il demain ?

Mais le plus grave, à mon avis, est la possibilité offerte d'un passage accéléré au CP 1. Il est navrant de constater que les études les plus sérieuses et les plus convergentes ont été faites en pure perte. Qu'il s'agisse de celles anciennes de Zazzo ou plus récentes d'Inizan, de Gilly ou des équipes du CRESAS (3). Qu'il s'agisse des études de pédagogie comparée et de la constatation que nous sommes actuellement un des rares pays à introduire les apprentissages de la lecture et de l'écriture avant sept ans.

Mais je voudrais surtout attirer l'attention sur l'effet de système que ne manquera pas d'avoir cette mesure sur l'école maternelle. L'entrée au CP serait donc décrétée sur critère de maturité. Mais ici encore, de quels critères ? Comment des institutrices pourront-elles juger des capacités scolaires de leurs élèves sans les avoir confrontés systématiquement à des activités scolaires et cela dès quatre ans ? Le niveau d'entrée en sixième entraîne par rétroaction les tensions et les distorsions de l'école élémentaire. Le niveau d'entrée au CP entraînera infailliblement les mêmes tensions et les mêmes distorsions à l'école maternelle qui deviendra lieu de sélection intellectuelle, au détriment de la formation générale, physique, affective, sociale, qui la caractérise jusqu'ici.

C'est pourquoi, malgré l'apparence et les intentions, je ne pense pas que le nouveau système puisse, s'il est adopté, changer beaucoup la physionomie de l'école élémentaire. Tout au plus, si les intentions sont fermement tenues (pas de redoublement - "sauts" exceptionnels) conduira-t-il à terme à instaurer pour chaque tranche d'âge réel des classes homogènes de niveau et finalement deux filières de formation en lieu et place des classes actuelles homogénéisées par les redoublements. Car l'essentiel, c'est d'abord le primat de l'intellectuel scolaire qui, dans le nouveau système comme dans l'ancien, demeure pierre de touche de l'évaluation ; c'est la notion de niveau de classe, défini par des programmes impératifs nationaux que le nouveau système renforce puisque le passage au CP n'est pas attaché à l'âge réel et que l'entrée en sixième l'est exclusivement désormais à la maîtrise du programme de l'élémentaire. Une véritable décontraction de l'école élémentaire, qui pourrait en faire un véritable système d'éducation, passe au contraire par l'abandon du point de vue exclusif des apprentissages scolaires et par la reconnaissance institutionnelle des objectifs physiques, affectifs et sociaux. Nul ne peut nier les différences individuelles quant à l'accès aux apprentissages intellectuels. Mais pour plus de la moitié de nos élèves, l'accès à ces apprentissages passe par la conquête de la maturité et de l'équilibre physique, affectif et social.

C'est pourquoi l'essentiel est de ne pas subordonner l'ensemble des activités scolaires à la maîtrise rapide des seuls apprentissages intellectuels. Certes, la nature et surtout le milieu, ont produit, dès la maternelle, des individus différents. Mais les grouper en fonction de leurs différences intellectuelles, c'est, en fait, condamner les moins "doués" à la dépréciation personnelle et au refus de ces apprentissages pourtant nécessaires.

 

 

Une structure plus efficace

 

La seule structure acceptable serait celle capable de concilier ces impératifs complémentaires : faire de l'école un lieu de vie commune, gratifiant pour tous ; permettre à chacun une progression intellectuelle adaptée à ses possibilités. Cela n'est possible qu'à un certain nombre de conditions fondamentales actuellement expérimentées depuis plusieurs années dans une trentaine d'écoles élémentaires (5) :

- constituer des groupes hétérogènes par âge réel, milieux naturels d'un développement affectif et social ;

- constituer dans ces groupes, ou par échanges intergroupes, des sous-groupes variables par le nombre des élèves et limités dans leur durée permettant d'ajuster dans le domaine des apprentissages intellectuels construits (rattrapage, extension, renforcements en lecture, orthographe, mathématiques) ;

- laisser à l'équipe des maîtres la responsabilité de ces groupements et l'interprétation locale des programmes nationaux ;

- élaborer sur le plan national, par un travail coordonné de tous les centres de, formation, des programmes-degré dans les matières construites, consommables par unités de valeur-matière et non plus par années composites, afin d'en permettre l'interprétation locale la plus large ;

- élaborer dans les mêmes conditions des programmes nationaux d'objectifs non intellectuels devant en permettre la valorisation et la mise en œuvre dans les mêmes conditions de responsabilité locale (sur ces deux derniers points, le travail est déjà engagé dans les équipes coordonnées par l'INRDP) ;

- repousser au moins en fin de cinquième tout constat sommatif intégrant de façon sérieuse les objectifs non intellectuels ;

- former les maîtres à cette nouvelle problématique en les associant de la façon la plus large et la plus responsable à l'innovation engagée.

Mais ce serait là, bien sûr, une toute autre réforme !

 

 

Notes

 

(1) Examens des politiques nationales d'éducation. France, OCDE, 1971 (p. 58 et sq.).
(2) Cf. Pédagogie fonctionnelle pour l'école élémentaire, T.1 - Chapitres 1 et 2 (Nathan, 1973) où l'on trouvera une synthèse plus détaillée des différents travaux évoqués.
(3) "Pourquoi les échecs scolaires dans les premières années de la scolarité ?", CRESAS, Recherches pédagogiques, n° 68. INRDP, 1974, et Rosenthal et Jacobson : Pygmalion à l'école. Casterman, 1971.
(4) CRESAS (sous la direction de Mira Stambak), La dyslexie en question, Armand Colin, 1972.
(5) "Organisation pédagogique de l'école élémentaire", Recherches pédagogiques, n° 67. INRDP, 1974.

 

 

© Louis Legrand, in L’Éducation du 6 mars 1975, pp. 20-24.

 

 


 

 

Louis Legrand, le Rénovateur

 

 

[Une biographie fort "sympathique" de L. Legrand, mais qui pèche par excès d'optimisme, en particulier parce qu'elle ne fait aucune allusion à la violente opposition des enseignants de Collège à la mise en œuvre, dès lors abandonnée en rase campagne, de "Pour une politique démocratique de l'éducation"...]

 

 

 

Inspiré par les grands novateurs, Louis Legrand, orfèvre de l'enseignement et chercheur impénitent, a voulu adapter l'école à son époque, la pédagogie à chaque élève et la politique à la pédagogie.

 

Nul, mieux que Louis Legrand, ne pouvait servir d'homme de transition, dans cette rubrique, entre les politiques tels que F. Buisson et J. Zay, et les psychologues comme H. Wallon et H. Piéron.

Engagé très jeune dans un mouvement politique (Les Jeunesses socialistes), il réfléchit, comme Alain, à la philosophie de la pédagogie. Alliant la recherche et l'action, il va se montrer l'un des hommes les plus influents de ce dernier quart de siècle en matière d'éducation ou plutôt en matière de politique éducative.

L'orfèvre

Le parcours de l'enseignant, Louis Legrand le connaît bien. Et il gravit, degré après degré, tous les échelons du système. D'abord instituteur, il devient maître auxiliaire dans le secondaire, puis professeur certifié de philosophie jusqu'en 1951. Il a alors 30 ans.

C'est entre 1951 et 1962 qu'il est inspecteur de l'enseignement primaire. Là, il acquiert toutes les qualités de l'orfèvre de l'enseignement : qualités philosophiques en compagnie de Bachelard et de Bergson ; qualités psychologiques avec Piaget et Wallon ; qualités pédagogiques enfin, par la découverte des grands novateurs que sont Claparède, Dewey, Ferrière ou Freinet.

En 1962, il est nommé Inspecteur d'Académie mais aussi chargé de cours de sciences de l'éducation à Paris.

Et c'est en 1966 qu'il devient directeur de recherches à l'INRP (Institut National de Recherches Pédagogiques).

Le chercheur

Dès lors, Louis Legrand cherche à rénover la pratique de l'enseignement. Il engage alors un processus qu'on pourrait qualifier de scientifique. Créant des groupes de chercheurs-enseignants auxquels il intègre des universitaires et des inspecteurs, il mesure les effets des innovations et les reprend afin d'établir des propositions de rénovation du système éducatif.

C'est le début de ce que l'on appellera la "recherche-action". On déterminera ainsi quelles sont les séquences de l'action sur lesquelles il conviendra d'agir afin de modifier, dans le sens d'une plus grand adaptabilité à l'élève, la pratique de l'enseignement.

Durant ces quatorze années passées à l'INRP, Louis Legrand infléchit les recherches de ses équipes et de ses collaborateurs afin de les orienter vers l'innovation.

Et c'est un véritable foisonnement qui durera jusqu'en 1980, date à laquelle il sera contraint de quitter son poste. II faut dire qu'il dérangeait...

En effet, tout comme Freinet, il souhaite faire de l'enseignement du français un "usinage" extrêmement précis d'un outil précieux et indispensable à la communication. Le français doit être un instrument de conquête de l'autonomie et de l'indépendance intellectuelle de l'individu. Des règles, soit, mais pas des règles pour des règles ! Plutôt des clés qui ouvrent les portes de l'épanouissement. Les travaux de linguistique de Chomsky, Martinet et Saussure l'appuient, s'il en était besoin, dans ses recherches et la mise au point de ses projets novateurs.

Mais en chercheur impénitent, Louis Legrand étend son champ d'intervention au traitement des handicaps et des inégalités devant l'école [Et là, les écoles maternelles sont particulièrement concernées puisqu'un handicap découvert tôt peut être traité], à ce que l'on décida d'appeler naguère l'éveil à l'école élémentaire, à la recherche de l'autonomie de l'élève dans son travail et surtout à la méthodologie de l'évaluation.

On mesure ici combien ce "champ" d'investigation est loin d'être clos et combien il est loin d'être en friche encore aujourd'hui.

Bon nombre de ses parcelles servent toujours de bouillon de culture pour les enseignants-chercheurs.

Une école pour une époque

Après avoir semé les graines récoltées à l'INRP, Louis Legrand est appelé par le nouveau ministre de l'Éducation nationale de la gauche triomphante, Alain Savary.

Nous sommes en 1981, Louis Legrand, à soixante ans, a encore des choses à dire et une volonté intacte d'adapter l'école à son époque. Alain Savary veut réduire les inégalités sociales et lutter contre l'échec scolaire dans les collèges. Louis Legrand est bien l'homme de la situation. Il se lance avec ardeur dans cette tâche qui visiblement lui plaît. C'est alors une effervescence, orchestrée par lui, qui va gagner les

membres des commissions créées dans toute la France, département par département. Toujours une organisation quasi-scientifique ! Tous les partenaires sociaux sont impliqués dans l'affaire : professeurs et parents, bien sûr, mais aussi syndicats et médecins. Louis Legrand, tirant des travaux de ces commissions un gros rapport qui porte son nom, fera alors plusieurs propositions qui aboutirent à la rénovation des collèges, toujours au cœur des débats actuellement, hélas. Le collège, pour Louis Legrand, est devenu non plus comme jadis, un nouveau départ pour quelques-uns, mais la continuité pour tous de l'école primaire. C'est l'époque, c'est une volonté politique ; on n'y peut rien. Les classes sont hétérogènes, c'est vrai, mais c'est la condition d'un enseignement démocratique. Il faut donc s'adapter à l'hétérogénéité. C'est la création des "groupes-niveau-matières", c'est le tutorat des élèves, l'instauration de la concertation régulière des professeurs, c'est la mise en place de projets pédagogiques, c'est l'étude et l'adaptation des horaires avec les activités.

Bref, c'est un bouleversement radical du premier cycle du second degré.

On peut regretter, dans ces colonnes destinées plus particulièrement aux classes de maternelle, que Louis Legrand ne se soit pas penché sur le premier degré. Mais il parait au plus pressé, le collège était malade, les soins urgents. Il n'en reste pas moins les enseignements tirés de son rapport, qui allaient transformer d'une manière irréversible l'acte pédagogique à tous les niveaux du système éducatif.

De la pédagogie à l'élève

Le rapport constate tout particulièrement que la pédagogie doit être différenciée. Le maître continue d'enseigner à tous, bien sûr, mais il différencie ses interventions envers chaque élève.

Pour Louis Legrand, "l'enfant est l'être de demain, disponible pour tous les progrès, porteur naturel des espoirs d'une société nouvelle". Le pédagogue devient autre, face à cet enfant. Le maître nouveau se considère comme un "jardinier des âmes" auquel il appartient de "créer les conditions d'environnement capables de nourrir les appétits spontanés de son élève sans jamais forcer la nature ...".

C'est en 1971 que Louis Legrand écrit ces lignes. Et il ne se contente pas de constats, il donne des solutions pratiques, des techniques. Il écrit, il produit, il sert la pédagogie pour en faire un instrument de la rénovation qu'il souhaite pour que l'école s'adapte à l'élève, pour que ce ne soit plus l'inverse ... C'est aussi à cette époque que mûrit son projet d'une pédagogie nouvelle du français à l'école élémentaire. Projet ordonné autour de trois axes : l'exploration de tous les moyens d'instaurer la communication orale et écrite dans la classe, l'élaboration et la mise en œuvre de toutes les techniques pédagogiques propres à renforcer le niveau de la langue, la prise de conscience réfléchie de la langue, autrement dit l'enseignement proprement grammatical.

N'oublions pas qu'en 1972, sortira le plan Rouchette et que Louis Legrand n'y est pas étranger. N'oublions pas que de tels propos bouleversent des instructions officielles datant, les unes de 1923, les autres de 1938 ou de 1945 !... N'oublions pas enfin que Louis Legrand considère comme un facteur de progrès et un complément de la recherche la formation permanente des maîtres. C'est toute une politique qui change. L'Éducation nationale doit passer d'un état statique à un laboratoire d'idées neuves et adaptées à son époque.

De la politique à l'éducation

Et de l'éducation à la politique pourrait-on ajouter en miroir. Louis Legrand a toujours considéré que l'éducation ne pouvait pas ignorer la politique.

À de multiples reprises, il s'attachera donc, dans ses écrits et dans ses actes, à définir une école qui soit conforme aux choix et aux valeurs socialistes qui sont les siennes.

Il expliquera, en 1977, son attachement à une école égalitaire ; il sera évincé de l'INRP peu de temps après.

Il précisera, en 1981, que la question scolaire ne peut pas se régler au seul plan de l'efficacité technique mais qu'il faut aussi faire des choix politiques et des choix clairement exprimés.

Il montrera enfin que l'école a une double fonction. Une première fonction de cohésion sociale ; elle transmet des valeurs qui soudent le corps social. Une deuxième fonction de différenciation ; elle prépare l'individu à jouer des rôles différents et à occuper des emplois divers.

En 1986, Louis Legrand prend sa retraite mais ne désarme pas pour autant (cf. bibliographie).

Chercheur impénitent, homme convaincu, écrivain prolixe, Louis Legrand a un nom qui évoque, qu'il nous pardonne, celui du Roi Soleil. Et c'est peut-être pour cela que la chaleur de ses innovations rayonne encore dans les classes.

 

© Alexandre Librecourt, in Éducation Enfantine (Nathan) n° 6, février 1994

 

 

Bibliographie

• Thèse de doctorat d'État : La pédagogie de l'exploration.

• Thèse complémentaire : Jules Ferry et le positivisme.

Pour une pédagogie de l'étonnement (1960).

L'Enseignement du français à l'école élémentaire (1967).

Une Méthode active pour l'école d'aujourd'hui (1971).

Pédagogie fonctionnelle pour l'école élémentaire nouvelle (1971).

Pour une politique démocratique de l'éducation (1977).

La Différenciation pédagogique (1986).

Les Politiques de l'éducation (1988).

 

 

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