I. LE 'PAR CŒUR'

 

"Le par cœur est non seulement inutile mais dangereux. Les repères que l'enfant [qui apprend par cœur] se donne sont pour la plupart étrangers à la signification du texte. Le plus grave est que cette forme d'apprentissage déshabitue l'enfant de la réflexion personnelle.... l'invite à croire qu'il est sans objet d'exercer son jugement et de faire preuve d'esprit critique. Il est plus simple d'apprendre que de comprendre et raisonner. Une telle attitude, faite de démission et de paresse intellectuelle, n'est guère de nature à préparer l'enfant à affronter les problèmes que lui posera sa vie d'adulte... Sur un plan plus général, habituer l'enfant à apprendre par cœur c'est, quoi qu'on en dise, le rendre perméable à toutes les suggestions, politiques ou autres... c'est en somme le vouer à la passivité intellectuelle et civique, en l'incitant à faire siens tous les conformismes du moment. Le savoir acquis par cœur est de qualité inférieure... et demeure le plus souvent verbal et superficiel... il se présente à l'esprit de manière compacte et monolithique. Il paraît sage de cantonner le 'par cœur dans d'étroites limites".

 

Pierre Giolitto, in Éducation Nationale, n° 57 du 19 février 1970, p. 25.

 

 

II. LE RÔLE DE LA MÉMOIRE DES ÉLÈVES DANS LES PRATIQUES PÉDAGOGIQUES

 

Le silence fait à l'école sur le rôle de la mémoire des élèves n'est pas dû au hasard. Quelle formation de l'esprit attendre, en effet, d'un enseignant qui ferait fond sur la mémoire plutôt que sur l'exercice du jugement ? Quelle incitation à construire sa connaissance, si le savoir arrive tout prêt de l'extérieur et est seulement mémorisé " par cœur" ? L'appel à la mémoire des élèves est traditionnellement lié à une image autoritaire de l'école, où la leçon faite par le maître est apprise par l'élève. Le premier exposerait dogmatiquement un savoir achevé, le second recevrait passivement l'enseignement magistral et serait invité à le restituer fidèlement. La fidélité n'est-elle pas, en effet, la qualité essentielle de la mémoire ?

L'abus des exercices de mémoire est dénoncé dès les premiers jours de l'école laïque et, plus récemment, l'essor des activités d'éveil a pu détourner de la consolidation des connaissances acquises au profit de la construction des concepts qui permettront de comprendre et de se situer (espace, temps, loi physique ...).

Cependant, les programmes et instructions de 1985 affirment que "la mémoire est moderne ; active et créatrice, elle est le meilleur outil de l'action future". Elle n'est plus opposée à l'activité de l'esprit ; elle est présentée comme sa condition. Et les programmes de 1995 pour l'école élémentaire en font une "compétence méthodologique" transversale, qui s'applique différemment selon les champs disciplinaires.

Cette évolution des textes vers le rejet de l'opposition entre le recours à la mémoire et l'activité de l'esprit n'a pas été suffisamment remarquée jusqu'ici. Qu'en est-il dans les représentations des maîtres et des élèves ? Dans les pratiques pédagogiques ?

Le rôle de la mémoire des élèves a été étudié par l'inspection générale à tous les niveaux des études : apprentissage des leçons, types d'exercices proposés, modalités d'évaluation, mobilisation de la mémoire pour l'éducation des élèves à l'autonomie et à la création, ont été tour à tour examinés. Dans l'enseignement préélémentaire et élémentaire, dix-sept circonscriptions d'inspection et soixante-seize maîtres exerçant leurs fonctions dans des conditions variées (zone d'éducation prioritaire, zone rurale, banlieue, centre-ville) ont apporté leur contribution à cette étude, en ouvrant leurs classes à une observation attentive, suivie d'entretiens. Soixante seize autres maîtres réunis à l'occasion de stages ou de conférences pédagogiques ont également accepté de répondre à un questionnaire portant sur ce sujet.

 

Des conceptions contrastées

 

De très nombreux maîtres et les élèves sont dans le plus grand embarras pour expliquer la conception qu'ils se font de la mémoire et, par là, le rôle qu'ils lui reconnaissent. L'enquête a visiblement surpris un grand nombre d'enseignantes et d'enseignants et tout autant intéressé. Elle a ouvert des perspectives.

Le mot "mémoire" est assez systématiquement associé au "par cœur", avec une connotation nettement péjorative. Le terme est alors opposé à celui de "compréhension". Ainsi certains déclarent : "II faut dissocier l'intelligence de la mémoire", "je ne pense pas que la mémoire soit liée à l'intelligence". Pour ces maîtres, l'acte de mémoriser ne semble pas un acte d'apprentissage lié à l'enseignement reçu (structuration des connaissances, moyens utilisés, récapitulations ...). L'éducation de la mémoire paraît se réduire à un travail de répétition à la maison, parfois en études dirigées, et à la restitution "à l'identique" à l'école. Le mystère de la "boîte enregistreuse" qui stocke plus ou moins bien (par l'effet supposé de facteurs génétiques) n'est pas très éloigné.

Pour d'autres maîtres, "l'intelligence va avec la mémoire qui est une faculté intégrative", "l'accumulation de connaissances aide l'intelligence". Un maître de zone prioritaire constate : "Les enfants qui utilisent le mieux la mémoire ont un discours bien organisé et de bonnes compétences méthodologiques". L'idée ici est que la mémoire des procédures ou des méthodes de construction du savoir n'est pas séparée de celle des connaissances authentiques {qui ne sont jamais des informations désordonnées). La vraie mémoire est structurée. "La motivation, la compréhension, la logique aident à mémoriser" remarque un maître.

Il a été très souvent difficile de s'entretenir de la mémoire avec l'ensemble des maîtres d'une école, faute d'accord sur le sens du mot. Les "anciens" accordent une grande place à la mémorisation, conçue comme un stockage d'informations. La récitation par cœur est privilégiée ; les cahiers comportent des résumés dictés par le maître. L'élève est limité dans ses initiatives. On constate que ce cadrage convient à beaucoup d'élèves en difficulté. "On a insisté sur la recherche, dit un maître. Tout est fonction du type d'enfant auquel on s'adresse. Celui qui a plus de moyens a moins besoin de mémoriser".

D'autres maîtres, d'âge moyen, ont appris et retenu que rien ne sert de mémoriser (synonyme, pour eux, de répéter machinalement), l'essentiel, pour eux est de comprendre. D'où l'idée qu'il suffit de comprendre pour retenir, idée fort répandue aussi chez les collégiens et lycéens formés à cette pédagogie. On néglige alors le fait que l'oubli est "chose naturelle" et qu'il ne suffit pas de comprendre, il faut encore apprendre.

Les plus jeunes maîtres, généralement étrangers aux querelles pédagogiques de leurs aînés, savent qu'avoir compris ne suffit pas. Il faut faire apprendre en contrôlant quotidiennement, oralement et par écrit.

On comprend dès lors la diversité des pratiques pédagogiques et leurs fluctuations. Tel maître de la deuxième année du cycle 2 ne donne rien à apprendre par cœur et demande seulement à ses élèves de comprendre. Telle autre institutrice avoue être revenue, en histoire et géographie, quand les notions sont maîtrisées, à des résumés à apprendre, après avoir longtemps demandé une simple lecture des documents étudiés en classe.

Tout aussi significative est la diversité des représentations des élèves concernant la mémoire. L'image du stockage des connaissances, mais aussi le rappel possible des souvenirs, sont présents dès la maternelle : "Ma tête est pleine de choses que je connais" et "je me souviens quand je sais le dire". Chacun sait la capacité à apprendre par cœur, à s'approprier la gestuelle et l'intonation qu'ont les enfants d'école maternelle. Ils imitent souvent, répètent ou font répéter pour créer des automatismes et ils y prennent plaisir.

A l'école élémentaire, les élèves associent volontiers la mémoire à la réflexion, à la pensée. "C'est pour penser, se souvenir", "Le mot évoque pour moi l'intelligence et réfléchir", "C'est réfléchir dans sa tête". Il semble que la mémoire soit une activité, une forme de travail intellectuel. Ainsi est-elle liée au sentiment d'un devoir. C'est "se rappeler des choses qu'on a à apprendre", "ça veut dire se souvenir des choses qu'on ne doit pas oublier", disent des élèves de CM2.

L'importance et le rôle de la mémoire sont donc, d'instinct sans doute, assez bien perçus par les élèves, de même que les moyens mis en œuvre qui, eux, sont généralement mécaniques. "Pour apprendre, on apprend", "on apprend plusieurs fois, on lit plusieurs fois, on répète devant les parents". Un mécanisme mis au service de l'intelligence et de la réflexion, telle est pour l'essentiel la conception de la mémoire qui pourrait être dégagée des propos des élèves.

 

La conduite de la classe

 

D'une manière générale, la mémorisation des acquis n'est plus l'objectif explicite, mais l'utilisation des connaissances antérieures pour construire de nouveaux apprentissages est bien la démarche permanente. A l'école maternelle, la nouvelle séquence ne commence pas toujours par le rappel des acquis de la veille, la maîtresse ne réemploie pas systématiquement les mots et tournures rencontrés précédemment, mais le rituel du matin est un moment mobilisateur de souvenirs.

A l'école élémentaire, le contrôle des leçons n'est plus systématique et solennel. Il est rare qu'il concerne un grand nombre d'élèves. Quelquefois l'interrogation est intégrée à la séance du jour par le biais d'exercices dont la première question est un rappel. Il y a un véritable "tuilage" entre rappel et nouvelle leçon. Souplesse et continuité des apprentissages l'emportent sur le souci de contrôle et de consolidation des acquis.

La fécondité dune mémoire vivante se trouve ainsi valorisée. Mais il arrive aussi que de nombreux maîtres considèrent que ce qui a été vu, fait ou compris une fois est définitivement acquis et disponible. Le pouvoir de l'oubli est sous-estimé.

L'organisation des connaissances joue un rôle capital dans la mémorisation. Or, il existe une tendance qui vise à introduire les notions nouvelles par le biais d'exercices qui placent les élèves en situation de recherche. L'objectif déclaré est la fixation des nouveaux apports. Mais le moment de synthèse et la reformulation claire par le maître sont trop souvent négligés.

L'attention dune classe ne saurait être indéfiniment soutenue. Or certaines séquences durent une heure et plus. On note l'absence de pauses permettant de faire le point, de récapituler. Le temps de la mémorisation en acte est renvoyé après la classe, à la maison. Un élève du cours moyen affirme : "on apprend à la maison et on récite à l'école" ! L'école ne serait donc pas le lieu privilégié où l'on apprend.

L'organisation des connaissances est étroitement liée au support utilisé. On sait l'omniprésence des photocopies qui ont envahi les cahiers. Les élèves, après un attentif et long découpage, collent avec soin, répondent rapidement aux questions posées par "oui" ou par "non", comptent enfin les bonnes réponses. Ont-ils réfléchi au contenu ? Un jeune inspecteur remarque : "Les fiches d'exercices systématiques... et même les fiches de découverte... remplacent le plus souvent toute forme de leçon. C'est le papier qui fait la classe".

Les cahiers, assez nombreux, sont surtout des supports d'exercices (ou de collages). On y trouve peu de résumés structurants rédigés par les élèves eux-mêmes, ils ne constituent plus la mémoire des leçons du jour. Les cahiers n'ont plus de mémoire et pourtant ils sont de plus en plus nombreux.

Le plus souvent, le manuel, qui était traditionnellement le principal outil de la mémoire après la leçon du maître, n'est plus qu'un recueil de documents. Il n'est plus unique, n'est plus le support d'un apprentissage continu, mais plutôt la source de photocopies ou le livre consulté occasionnellement dans le coin-bibliothèque. Il n'offre plus à la mémoire des élèves une synthèse toute prête, mais des matériaux à travailler pour "construire" eux-mêmes leurs connaissances. Cette construction, presque analogue à une fabrication technique nouvelle, devrait renforcer la mémorisation en garantissant la compréhension (je comprends ce que j'ai moi-même fabriqué) à condition qu'elle soit réussie, achevée, explicite. Il arrive souvent que les élèves, confrontés à des tâches difficiles (analyser une documentation, repérer l'essentiel, rapprocher des informations éparses) se contentent d'à peu près. La mémoire n'a plus alors d'objet précis.

Les outils individuels de la mémoire font donc souvent défaut, ce qui est peu favorable à l'efficacité du travail autonome. Restent les outils collectifs. L'affichage mural, souvent abondant et esthétiquement réussi, semble perçu globalement par les élèves comme une décoration. Ces "écrits-mémoire" sont peu utilisés. Le dictionnaire, qui devrait enrichir la mémoire, peut au contraire décourager ou conduire à une surabondance de significations possibles. C'est alors pour l'élève une avalanche de mots sans signification précise. Le tableau, très souvent utilisé, reste l'outil fondamental qui associe mémoire visuelle et mémoire auditive. Un tableau bien écrit et bien organisé est une aide puissante à la mémorisation. Il demeure, à tous les niveaux, un outil irremplaçable. L'ardoise individuelle, bien utilisée, est aussi un "bon outil".

En fait, ce qu'on mémorise c'est sa propre activité mentale. La mémoire n'est pas un magnétophone mais une activité. Elle traite l'information reçue pour la retenir. C'est pourquoi les documents qu'on a soi-même élaborés valent mieux que les fiches toutes prêtes du commerce. L'engagement personnel dans une activité est source de motivation et, pour retenir, il faut être intéressé. Les études dirigées peuvent donc être un moment privilégié pour travailler sur la manière dont on apprend. Pour être authentique, le travail de groupe, fréquent dans les classes, devrait être précédé d'un moment de travail personnel. Les aide-mémoire individuels devraient être conseillés.

 

Le travail des élèves

 

Jadis, apprendre c'était apprendre par cœur, et le mot conserve ce sens pour la plupart des élèves. Mais les leçons à réciter sont plus rares et l'appropriation des connaissances prend des formes multiples, mieux reconnues aujourd'hui qu'hier. Apprendre n'a pas le même sens d'une matière à l'autre. Les élèves sont généralement fiers de montrer ce qu'ils savent et de réciter ce qu'ils ont appris par cœur Certains cependant disent ne pas pouvoir (ou ne pas savoir) apprendre par cœur En fait, l'apprentissage par cœur n'est pas la seule forme de mémorisation. Dès l'école maternelle, la reconnaissance de mots qui associe image (photo, graphismes), son et sens, l'évocation de comptines et de chansons, de souvenirs récents, relèvent de la mémoire. A l'école élémentaire, le rappel des souvenirs prend aussi des formes variées : restitution d'une histoire racontée dans les moments de langage (mémoire des mots et du sens), lecture puis réponse à un questionnaire (mémoire du sens), reconstitution d'un texte, autodictée d'un texte étudié la veille ....

La lutte contre l'habitude de réciter sans comprendre et la diversification des pratiques pédagogiques ont entraîné un net recul de la récitation par cœur Il n'est pas sûr qu'on apprécie toujours correctement l'intérêt multiple de cet exercice, quand il est bien conduit : mémoire des mots et du sens, éveil de la sensibilité, imprégnation culturelle, accès au patrimoine,constitution de repères...

Bien des exercices proposés en classe donnent lieu à une évaluation indirecte de la mémoire des élèves. Il en est ainsi quand il n'y a ni rappel, ni reconnaissance d'un savoir précis étudié précédemment. C'est le cas de l'évaluation du vocabulaire ou des procédures (ordre chronologique, ordre logique) acquis par les élèves on ne sait où ni quand, par le moyen d'exercices à trous (mots à compléter ou à rectifier), de reconstitution de textes (lecture-puzzle). La fréquence de ces exercices, aujourd'hui, correspond à leur importance réelle, puisqu'ils permettent d'exercer (et d'évaluer) la mémoire permanente, implicite, la plus précieuse, celle du sens (maîtrise du vocabulaire, des structures logiques), qui fournit ses outils au travail intellectuel. Cette mémoire sémantique a été mise en valeur depuis les années 1960 : elle constitue les cadres dans lesquels viennent s'organiser les connaissances particulières. Nous apprenons d'autant plus facilement que cette mémoire-bibliothèque est déjà mieux documentée. Il convient donc de l'enrichir et de bien la constituer par un apprentissage raisonné et explicite. Mais souvent l'évaluation se substitue ici à l'apprentissage.

L'apprentissage de la lecture est l'exercice fondamental de l'école élémentaire. La pratique de la lecture silencieuse, "avec les yeux", est largement répandue. Or, selon certains chercheurs, la vocalisation serait essentielle en matière de mémorisation car la lecture normale s'accompagnerait d'une vocalisation, à voix basse chez l'enfant, intériorisée chez l'adulte. La suppression de la vocalisation provoquerait, en conséquence, "une baisse de mémoire". Cependant, seule la mémoire du sens des mots, de la phrase lue, du récit... permet de comprendre. Quand, de plus, la saisie du sens du texte lu est la condition d'une opération plus complexe (résolution de problème, comparaison ou exploitation de documents ...) on mesure la perte de moyens et l'embarras que peut dissimuler la suppression de la subvocalisation. Beaucoup d'élèves s'habituent au travail approximatif, inachevé ou simulé, et n'accèdent pas à la joie de comprendre vraiment.

L'utilisation de la BCD est souvent associée au plaisir de lire (bandes dessinées, contes...) de manière peut-être moins scolaire, ou à l'engagement dans un travail autonome de recherche. Par la motivation qu'elle suscite, elle est donc favorable à la mémorisation. Cependant les outils individuels de la mémoire font souvent défaut (aide-mémoire personnels) et, pour certains maîtres, la BCD doit désormais décharger la mémoire des informations aisément disponibles. Encore faut-il distinguer l'essentiel, qui est toujours à retenir, de l'accessoire, qu'il suffira de retrouver. Il convient d'apprendre à structurer sa mémoire. La fréquentation inconsidérée des fichiers ou des rayons d'une bibliothèque, comme l'abondance des informations, pourrait laisser croire que tout se vaut : l'ordre alphabétique se substitue à tout autre. De plus, l'exploitation des documents est souvent conçue par le maître et perçue par les élèves comme un apprentissage exclusivement méthodologique : seule compte la procédure mise en œuvre, son résultat retient peu l'attention. Des automatismes sont mis en place, mais la fixation de nouvelles connaissances est moins sûre.

L'utilisation de questionnaires à choix multiples (QCM) est relativement fréquente en raison de sa commodité et de sa rigueur ; elle comporte de plus un aspect ludique qui semble favoriser l'apprentissage. En fait, l'évaluation tient lieu ici d'apprentissage. Le QCM ne propose aucune procédure de découverte (analyse, analogie...) mais permet seulement la reconnaissance d'une information stockée en mémoire à l'aide de l'indice le plus efficace de tous, l'information cherchée elle-même (présentée au milieu d'autres). Cette procédure de reconnaissance est plus favorable aux élèves en difficulté que le rappel libre, sans indices, sur feuille blanche. Elle permet une exploration plus large des acquisitions de la mémoire : les connaissances qu'on croit perdues se révèlent présentes. Mais en ôtant l'élément reconnu de son contexte, elle néglige l'organisation de la mémoire et dispense de l'effort réfléchi de remémoration. Son utilisation fréquente ne serait pas sans inconvénients pour la structuration de la mémoire des élèves.

Plus généralement, tout appel à la réflexion mobilise connaissances et compétences stockées en mémoire dans une composition nouvelle (résolution de problème, production d'écrits) qui est une création. Autonomie et créativité se nourrissent de culture, de connaissances bien ancrées, c'est-à-dire de mémoire. Le réinvestissement des acquis dans des contextes nouveaux permet le passage des souvenirs aux connaissances, de données concrètes liées à telle ou telle expérience aux concepts universels. Ce mouvement ne rejette pas la mémoire au profit de l'intelligence ; il la consolide (passage de la mémoire dite épisodique à court terme à la mémoire sémantique à long terme).

 

 

CONCLUSION

 

L'enquête a montré que les capacités des élèves à comprendre et à apprendre sont souvent sous-estimées. Les élèves sont en quête de méthodes de travail et de repères. Ils sont victimes du préjugé selon lequel il suffit d'avoir compris une fois pour retenir. De plus, on oppose à tort mémoire et compréhension, alors que l'une est la condition de l'autre, la compréhension exigeant la mémoire de nombreuses informations et des procédures logiques. C'est pourquoi apprendre et comprendre, loin de s'exclure, se renforcent mutuellement. La construction des connaissances suppose des moments de sédimentation puis de réactivation pour aller à l'essentiel.

A l'âge de l'audiovisuel et de la redécouverte du corps, on ne saurait méconnaître le rôle fondamental de la mémoire visuelle et auditive, de la mémoire du geste et du corps qui contribuent à asseoir les connaissances par la mise en place d'automatismes (comptine des nombres entiers, tables de multiplication, moyens mnémotechniques, ...). Ces automatismes libèrent l'esprit pour des opérations plus complexes, accroissent son pouvoir. Ici prend place l'apprentissage par cœur de poèmes, par exemple, dont la restitution doit être fidèle tout comme le ton de la "récitation" doit être juste si la compréhension en est assurée.

La mémoire de la langue, mémoire des mots et du sens, n'est pas suffisamment développée, travaillée, enrichie, comme si la langue était donnée une fois pour toutes. On a pu montrer expérimentalement le rôle de la mémoire des concepts (mémoire sémantique) dans la réussite scolaire, c'est-à-dire de la richesse du vocabulaire. Grande est la responsabilité du cycle 3 sur ce point.

Enfin le discrédit jeté sur la mémoire, conçue longtemps comme la restitution aveugle du passé ou une forme d'habitude verbale, ne résiste plus aux progrès des sciences cognitives depuis le développement de l'informatique et le rôle qu'y jouent les "mémoires" de la machine.

On pense aujourd'hui que l'apprentissage par cœur lui-même n'est pas une simple répétition mais un cocktail de groupements (petites phrases, images, catégories) propre à chaque sujet et qui suppose une forme d'organisation subjective. Aujourd'hui la mémoire est considérée comme un système de traitement de l'information capable d'opérations multiples (encodage, stockage, reconnaissance, rappel) et comme l'une des composantes de base des activités mentales plus complexes.

Le rôle du maître n'est-il pas d'aider à comprendre et à retenir, d'aider à retrouver puis à choisir, et à créer, pour que se construise et se structure, chaque jour un peu plus, l'adulte responsable de demain ?

 

Ce compte-rendu d'une enquête récemment effectuée par l'Inspection générale est publié ici avec l'aimable autorisation de son auteur, Monsieur l'Inspecteur général de l'Éducation nationale A. Bouchez, Doyen du groupe de l'enseignement primaire

 

 

III. ET SI ON RELISAIT LA CIRCULAIRE DU 19 OCTOBRE 1960 ?

 

Elle en a fait bondir plus d'un. Pourtant, Michel Lebettre était loin d'être un fieffé réactionnaire (cf. tout ce que l'enseignement dit spécial lui a dû). Et même si on n'est pas d'accord, pourquoi ne pas la (re)lire, au moins pour y voir, en filigrane, tant de débordements qui étaient, à l'époque, encore à venir ? Elle est ici.

 

 

IV. POUR CONCLURE, PROVISOIREMENT...

 

"Mercredi 15 février [1995]. Pour m'exercer la mémoire, j'ai entrepris d'apprendre par cœur Le Cimetière marin. J'aurais pu choisir plus facile. Ce qui me frappe, c'est combien la mémorisation favorise la compréhension. Impossible de retenir des mots privés de sens. Apprendre par cœur est une des formes les plus subtiles de la critique littéraire. Tout à coup, des strophes qui m'avaient paru obscures, ou arbitraires, me deviennent parfaitement claires.

Sottise du préjugé soixante-huitard, qui avait fait de la  mémoire un exercice stupide. Depuis, on n'apprend plus rien par cœur à l'école. C'est un désastre pour la poésie, la syntaxe, le vocabulaire, pour la culture tout simplement.

Suzanne me raconte qu'une de ses khâgneuses, voulant citer le vers de Mallarmé : "Aboli bibelot d'inanité sonore", lui dit : "Vous savez bien, madame, Babali Babalo..."

Ce n'est pas sa faute : on lui a expliqué qu'en littérature le sens ne sert à rien".

Jacques Julliard, L'année des dupes, Seuil 1996, pp. 65-66

 


 

 

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