Personnellement, j'aime mieux méditer sur le Faire des adultes, de Paul-A. Osterrieth. Mais cet article étendu - cette méditation - d'Olivier Reboul (1925-1992) mérite d'être lu(e).
Seulement - horresco referens - je m'aperçois que nombre de ces pages pourraient encourir les foudres de la justice, parce qu'à connotation homophobe (un député n'a-t-il pas récemment été condamné pour avoir osé affirmer que l'hétéro-sexualité était "supérieure" à l'homo-sexualité ?). Ah, je vous le dis : nous sommes tombés bien bas.

 

 

"On doit prouver à l'enfant qu'on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l'usage de sa propre liberté" (Kant, cité p. 76)

"L'éducation est l'ensemble des procédés qui permettent à tout enfant humain d'accéder progressivement à la culture, l'accès à la culture étant ce qui distingue l'homme de l'animal" O. Reboul, p. 25).

"Es ist so bequem, unmündig zu sein !" (Kant, Was ist Aufklärung) [Citations extraites de Olivier Reboul, La philosophie de l'éducation].

 

 

 

 

Un auteur du XVIIe siècle pouvait écrire que la vie humaine ne commence qu'à vingt ans, quand la raison l'emporte sur l'aveuglement et les passions du premier âge : «Devant ce terme, l'on est enfant, et un enfant n'est pas un homme»(1). Aujourd'hui, on tendrait à croire qu'un homme perd toute valeur, toute beauté, tout crédit, voire toute raison d'être à mesure qu'il s'éloigne de ses vingt ans, qu'on cesse d'être homme du moment qu'on cesse d'être jeune. Aujourd'hui, il n'y a plus de grandes personnes. Et c'est pourquoi il est si difficile d'être adulte.

La difficulté vient surtout de ce que l'adulte lui-même est incapable de revendiquer son statut, de le définir comme tel, incapable même de savoir ce qui qualifie cette existence qui est la sienne, entre la fin de l'adolescence et la vieillesse. À force de nous tourner vers l'enfance, nous finissons par oublier que les concepts d'enfant et d'adulte s'impliquent réciproquement, et qu'en omettant le second on perd toute intelligence du premier. Là où l'adulte échoue à trouver son statut, l'enfant est en péril de perdre le sien. Et j'ajouterai : là où l'on disqualifie la vieillesse, la jeunesse risque d'être elle-même flouée, puisque son avenir ne débouche plus sur rien. Dans notre "siècle de l'enfant", il est peut-être urgent de savoir ce que c'est qu'être adulte.

 

 

I. L'ADULTE POUR LE SENS COMMUN

 

Le mot adulte n'est pas un terme technique, propre aux sciences humaines ou à la philosophie ; il appartient au langage commun, et c'est à ce niveau qu'il faut d'abord le prendre et le comprendre.

Au premier abord, il signifie l'achèvement d'une croissance. Or cet achèvement lui-même s'exprime par deux mots qui n'ont pas le même sens : maturité et majorité. La maturité, concept biologique et, par extension, psychologique, est l'état d'un organisme qui a atteint son plein développement ; le signe le plus clair en est l'aptitude à la reproduction. La majorité, concept d'ordre juridique et social, est l'âge légal où l'on attribue à l'être humain l'entière responsabilité de ses actes, ainsi que les droits qui en découlent ; être majeur, c'est pouvoir exercer les rôles essentiels à la vie sociale, dont les principaux sont : le mariage, la profession, la citoyenneté, le plein usage de ses biens et, dans certains cas, le service militaire. Il va de soi que l'âge de la maturité ne coïncide pas toujours avec la majorité ; dans nos sociétés industrielles, l'âge où l'on peut exercer un métier, l'âge de la production, est nettement postérieur à celui de la reproduction ; et Rousseau voyait déjà dans ce décalage une des grandes sources de nos misères. Quant à la maturité psychologique, cette sûreté de jugement qu'on n'acquiert que par une longue expérience, elle n'arrive que fort tard, parfois même jamais.

Ces deux concepts sont relatifs. La maturité biologique varie avec les époques et les climats. Quant à la majorité, chaque culture la détermine à leur manière. Dans les sociétés archaïques, l'accès à l'état adulte ne va pas de soi ; il exige des rites de passages, épreuves douloureuses et dangereuses qui symbolisent à la fois la naissance de l'homme et la mort de l'enfant. Si, dans notre civilisation, les rites de passage (examens, initiations, service militaire, etc.) sont moins précis, il reste que l'état adulte est déterminé par un code, juridique ou social ; comme le dit Philibert, l'échelle des âges n'est jamais un tapis roulant(2). Il faut passer à l'âge adulte, et le passage n'est pas garanti pour tous également. Ainsi, lorsque Platon affirme dans La République qu'il faut cinquante ans pour faire un homme, cet homme fait se limite à la caste des gardiens-philosophes ; les autres terminent leur éducation bien plus tôt et sont par là même moins adultes puisque, n'ayant pas accès aux vertus supérieures (courage, sagesse), ils ne disposent pas de l'autorité qu'elles confèrent. Chez Aristote, le maître est plus adulte que l'esclave, le philosophe que l'artisan, le sage que l'intempérant, le vieillard que le jeune homme, le mari que la femme. Notre civilisation a sans doute démocratisé le concept d'adulte, mais plus dans les institutions que dans les consciences ; on entend souvent dire que les prolétaires ne sont pas mûrs, que les femmes ne sont pas majeures, que les indigènes sont de grands enfants. Le plus révoltant dans ces affirmations est la part de vérité qu'elles comportent en la réalisant ; une société qui traite toute une catégorie d'hommes en irresponsables peut se justifier ensuite en arguant de leur infantilisme. Et si tant d'opprimés s'avèrent finalement plus mûrs que leurs oppresseurs, ce n'est pas tant grâce à la société où ils vivent que contre elle.

Relatif, le concept d'adulte est également ambigu. Étymologiquement, adultus signifie «qui a cessé de croître», par opposition à adulescens. Or cette idée d'achèvement, si claire quand il s'agit d'un animal, risque d'occulter la notion même de l'homme. Un homme fait, ce peut être un homme parfait, qui a atteint sa stature ; ce peut être un homme fini, dont on n'a plus rien à attendre. Ainsi le sens commun définit-il l'adulte par des caractères, ou des critères, qui s'accordent mal entre eux. On le veut raisonnable, et en même temps respectueux d'institutions et de traditions qui répugnent à la raison. On le veut responsable, mais on le corsète dans des rôles dont il ne peut sortir sans déroger aussitôt à sa dignité de grande personne. On le veut créateur, mais on lui impose un tel conformisme que les rares créateurs qui surgissent dans notre civilisation passent presque toujours pour des excentriques et des inadaptés. On le veut achevé, et ce terme lui-même, en son double sens d'accompli et de terminé, exprime bien l'idée d'une réussite qui est peut-être le pire échec. Comme le dit Hegel : «À la hauteur où un homme a cessé de croître, je mesure la profondeur de sa chute».

Mais la difficulté majeure tient au type même d'existence qu'on attribue à l'être adulte. S'agit-il d'une réalité ou d'un idéal ? Une réalité : il est pourtant évident pour tout le monde qu'on peut vivre toute une vie sans être vraiment adulte, «pourrir avant d'avoir mûri»(3). Un idéal, une valeur limite que personne n'atteindrait jamais tout à fait, mais qui resterait comme l'idée régulatrice de toute croissance humaine ? Le commun langage ne va pas jusque-là : «Tu es un homme ; cesse donc de faire l'enfant». C'est qu'il faut être un homme pour faire l'enfant ; l'infantilisme n'est pas de l'enfant, mais de l'homme. Ce terme est sans doute le plus propre à nous faire comprendre, par antonymie, ce qu'on attend de l'adulte. Qu'est-ce donc que l'infantilisme ?

Il existe un infantilisme pathologique, qu'on peut soigner, non blâmer. Il existe aussi un infantilisme «normal», qui vient d'une certaine lâcheté devant la vie. Il se traduit d'abord par le refus de voir les choses telles qu'elles sont, de distinguer ce qu'on sait de ce qu'on croit ; être infantile, c'est "prendre ses désirs pour des réalités". Un autre trait est l'inaptitude à s'abstraire du présent, à vouloir les moyens des fins que l'on désire, à se soucier des conséquences lointaines de ses actes, ce qui ramène ceux-ci au niveau ludique. Dans le domaine affectif, l'infantilisme se caractérise par un égocentrisme foncier ; dans ses amours comme dans ses haines, l'individu n'a jamais affaire qu'à soi ; il s'avère incapable de rencontrer l'autre comme autre et d'assumer cette rencontre. Enfin, l'infantilisme se traduit par une soumission ou par un refus, également fanatiques, à l'égard de toute autorité ; attitude propre à des hommes restés enfants, qui n'ont pas su concilier l'obéissance extérieure et l'autonomie intime ; aussi, leur soumission - ou leur révolte - ne provient-elle pas de ce que les autorités de fait sont réellement justes ou injustes, mais de ce qu'ils transfèrent sur elles la cause d'une impuissance non surmontée. Être infantile, c'est se conduire comme un enfant quand on a cessé de l'être ; c'est être irresponsable.

Le commun langage reconnaît donc à l'état adulte un caractère de fait : ne plus être enfant, et un caractère de droit : ne pas être infantile. Or tout ce qui s'oppose à l'infantilisme peut se résumer d'un mot : le sérieux. Sérieux, cela s'oppose tout ensemble à dérisoire, futile, frivole, amusant, comique, inconséquent, débauché, puéril ! Sérieux, c'est le propre d'un acte qui a des conséquences, tant pour autrui que pour soi-même ; d'une décision dont on sait qu'elle sera maintenue ; d'une situation difficile, dont on ne peut se moquer, et dont il faut pourtant venir à bout : insurmontable, la situation ne serait plus sérieuse, mais tragique. Sérieux, c'est ce qui oppose l'adulte, non pas à l'enfant, mais à l'adulte qui fait l'enfant. Un romancier contemporain écrit ainsi : «Je me demande si la guerre n'éclate pas dans le seul but de permettre à l'adulte de faire l'enfant, de régresser avec soulagement jusqu'à l'âge des panoplies et des soldats de plomb [...]. Le drame, c'est que cette régression est manquée. L'adulte reprend les jouets de l'enfant, mais il n'a plus l'instinct de jeu et d'affabulation qui leur donnait leur sens originel [...]. Le sérieux meurtrier de l'adulte a pris la place de la gravité ludique de l'enfant dont il est le singe, c'est-à-dire l'image renversée»(4).

L'enfant n'est pas infantile ; sa tendance constante n'est pas de régresser, mais d'aller de l'avant ; il en témoigne là où il est le plus lui-même, dans ses jeux. Comme l'a montré J. Château, l'enfant qui joue se porte sans cesse au-delà de lui-même ; il se risque, s'expose, s'impose des épreuves, se soumet à des règles, s'affirme comme cause, en imitant l'adulte ou l'aîné. Plus tard, quand le travail accaparera la majeure partie de l'existence, le jeu prendra la fonction inverse de régression ; il perdra son "enjeu" essentiel pour n'être plus que délassement ou diversion. En attendant, il y a un sérieux de l'enfance : c'est sa croissance même, l'élan par lequel l'enfant se dépasse sans cesse et oublie chaque jour l'enfant qu'il était la veille. Sérieux infiniment plus "grave" que ce que l'adulte considère comme tel, l'importante toute extérieure du rôle qu'il joue. En fait, la véritable ambiguïté du mot sérieux vient de ce qu'il s'applique aussi bien aux choses qu'à l'homme, à la maladie qu'au médecin, à la tiare qu'au Pape. Se prendre au sérieux, c'est s'identifier à son importance, à son costume, à son rôle, à sa réussite ou à son malheur : autre forme d'infantilisme, car c'est s'admettre irresponsable.

Être adulte, c'est plus qu'être sorti de l'enfance, c'est surmonter l'infantilisme ; c'est être sérieux, mais en évitant de se prendre au sérieux. Voilà ce que nous enseigne le commun langage. Est-ce suffisant ? Les sciences humaines peuvent-elles nous donner une connaissance plus objective et plus précise de l'être adulte ?

 

 

II. PSYCHOLOGIE GÉNÉTIQUE ET PSYCHANALYSE

 

La science qui devrait rendre compte de l'être adulte est, semble-t-il, la psychologie génétique, qui explique les structures par leur genèse, l'homme par l'enfant qu'il a été ; certes la psychologie ne peut déterminer ce qui est bien ou mal ; mais il semble qu'elle seule puisse nous apprendre ce que veut dire mûr et infantile.

Et pourtant les résultats sont décevants. Bien des traités de psychologie génétique se terminent par un chapitre qui dépeint l'adulte comme l'être doué de toutes les perfections auxquelles l'enfant puisse espérer atteindre, et qui n'a qu'un défaut : celui de ne pas exister, ou si peu ! Piaget lui-même, qui détermine dans toutes ses structures la pensée de l'enfant de six ou de douze ans, en reste à un concept vague de la maturité ; son être adulte, stade final qui permet seul d'apprécier les étapes qui le préparent, n'est plus l'homme réel et réellement observé ; c'est l'idéal du pur logicien et du parfait démocrate, idéal dont la plupart des hommes sont aussi éloignés que le sont les enfants. Bref le concept de maturité n'est qu'une norme reçue du sens commun sans être mise en question ; il n'a rien de scientifique. Tout se passe comme si la psychologie génétique, parvenue au terme de son enquête, s'avérait impuissante à rendre compte expérimentalement de ce concept d'adulte qui, pourtant, donne seul son sens à la genèse dont il est le critère et l'aboutissement.

Il en va tout autrement chez Freud. L'urgence thérapeutique le conduit à une définition claire et rigoureuse de la maturité, comme étant l'état auquel le malade doit accéder pour guérir : «On pourrait définir le traitement psychanalytique comme une éducation progressive pour surmonter chez chacun de nous les résidus de l'enfance»(5).

Cette même expérience thérapeutique l'amène à conclure qu'être adulte est non seulement difficile, mais dramatique, l'infantilisme étant pour tout homme la grande tentation : «Quand l'enfant, en grandissant, voit qu'il est destiné à rester à jamais un enfant, qu'il ne pourra jamais se passer de protecteur ... ».(6)

Quatre pistes nous permettent d'accéder au concept de l'adulte chez Freud, et à son corrélatif, l'infantilisme. Ce sont : les perversions, le meurtre du père, le principe de réalité, et enfin le surmoi.

 

1) - La sexualité adulte et les perversions

 

L'étude des perversions, forme infantile de la sexualité chez l'adulte, nous enseigne a contrario ce que peut être la maturité sexuelle. Chaque perversion représente en effet une dissolution et une régression ; c'est que la sexualité est une fonction de synthèse s'édifiant durant toute l'enfance, et intègre chacun de ses stades à titre de fonction préliminaire. Le plaisir «érotique» de l'enfant - par exemple le baiser, qui correspond au stade oral -, va demeurer dans la sexualité «génitale» adulte comme une jouissance préliminaire, qui ne se termine pas en elle-même mais crée au contraire une tension plus pénible, jusqu'à la décharge finale dans le coït. Le pervers, lui, ne peut dépasser le stade préliminaire. Ainsi le voyeur prend-il comme but de sa vie sexuelle ce qui n'en est normalement qu'une étape. Les perversions sont morbides car elles constituent un retour ou une fixation de la libido à un stade dépassé, une sexualité qui est de l'adulte mais qui n'est pas adulte. Ainsi les homosexuels : «Au cours de leur évolution de l'auto-érotisme, ils se sont fixés à un point intermédiaire plus rapproché du premier que du second»(7). De même, si l'on admet que la névrose est «le négatif de la perversion», «les névrosés sont restés à l'état infantile de la sexualité»(8).

Trois conclusions se dégagent de cette étude. D'abord, la sexualité adulte normale est une synthèse de toutes les pulsions érotiques, au service de la fonction reproductrice ; elle est centrée non plus sur le moi, mais sur un objet extérieur. Or cette synthèse est toujours difficile et fragile ; pour devenir adulte, l'individu doit non seulement se détacher de son narcissisme mais renoncer aux premiers objets de l'éros, le père et la mère : «le chemin de la réalité est jalonné d'objets perdus»(9). Mutation douloureuse, où beaucoup échouent. D'où la conclusion finale : cet échec, qui se traduit par la perversion ou par la névrose, est toujours une régression, «une marque d'infantilisme»(10). La théorie freudienne de la perversion illustre, sur le plan sexuel, la formule de Hobbes, malus puer robustus : tout le mal, en l'occurrence la maladie, vient de la violence des pulsions infantiles non intégrées, qui nous empêchent d'être adulte.

 

2) - Le meurtre du Père et la religion

 

Un freudisme vulgarisé considère aujourd'hui le meurtre du Père comme le symbole de l'émancipation. Il semble bien que chez Freud ce concept, ou ce mythe, signifie tout au contraire un poids de culpabilité que l'homme, individuel ou social, doit porter à jamais, et qui le voue à l'infantilisme religieux.

On sait que Totem et tabou explique par le meurtre du père les grands interdits de la société totémique : la prohibition de l'inceste et l'interdiction de tuer (ou de manger) l'animal-totem, symbole du père que ses fils auraient dévoré. Je ne discute pas ici de la valeur historique de cette hypothèse, que Freud qualifie lui-même de mythe scientifique(11) ; ce sont ses conséquences qui importent. Le meurtre du père a créé chez les fils une culpabilité insurmontable, qui les empêche de profiter de leur acte : «Le mort devenait plus puissant qu'il ne l'avait jamais été de son vivant»  ; ainsi, par «une obéissance rétrospective»(12), les fils s'interdisent maintenant ce que le père, par sa seule présence, prohibait : manger le totem (substitut symbolique du Père mort) et posséder les femmes du clan. C'est donc le sentiment de culpabilité qui engendre les deux tabous sur lesquels repose toute société humaine, et qui correspondent aux deux désirs réprimés du complexe d'Œdipe : tuer le père et épouser la mère(13). Le meurtre du père n'a fait que changer la contrainte physique en contrainte intérieure, la contrainte du remords, qui va se développer dans le droit, la morale et la religion. Est-ce une émancipation ?

Non. Sur le plan politique d'abord, l'homme semble n'être qu'un éternel mineur, un «animal de horde» qui, comme tel, a besoin d'un berger, d'un leader, dans lequel tous retrouvent le père primitif(14). L'avenir d'une illusion précise que la civilisation oppose une contrainte constante aux instincts individuels, contrainte exercée à la fois par les institutions et par les chefs ; si toutes les entraves sociales étaient rompues, on retomberait non pas à l'anarchie, mais à la horde primitive dominée par un dictateur, nouveau père tout puissant(15).

Autre conséquence : si le meurtre du père empêche l'homme de s'émanciper, il ruine aussi son espoir de bonheur. Malaise dans la civilisation nous montre que la grande cause de la souffrance morale est dans l'instinct d'agressivité que la société doit réprimer férocement, sous peine de périr. L'adulte est celui qui a dû renoncer à une part du bonheur pour obtenir une part de sécurité ; il réprime donc son agressivité, mais l'agressivité réprimée se change en auto-agression, en culpabilité ; tout se passe comme si l'individu n'en finissait pas d'expier un meurtre qu'il n'a pas commis(16). Le meurtre du père ne libère donc pas plus l'homme de la souffrance intime que de la contrainte sociale ; il est à l'origine de l'une et de l'autre.

Pour le dire autrement, il ne libère pas l'homme de la religion ; il en est la racine. On sait que Freud voyait dans la religion plus qu'une erreur, une illusion, voire la grande névrose obsessionnelle collective qui nous guérit d'ailleurs des névroses privées(17). Ce qu'il faut noter, avec Paul Ricœur, c'est qu'il refuse, à l'encontre d'un Hegel ou d'un Comte, toute idée d'un progrès possible de la religion(18). Le libéralisme protestant de son ami Pfister lui paraît tout aussi mystificateur et aliénant que le dogmatisme le plus primitif(19). Sans doute la religion a-t-elle une histoire : les dieux succèdent aux totems, puis font place au Dieu tout-puissant ; mais, sous sa forme la plus haute, la religion monothéiste ne fait que ramener au jour le Père unique et tout puissant de la horde ; on n'a fait que «tourner en rond»(20). Le meurtre du Père est en effet l'obsession universelle que l'homme ne peut extirper de sa mémoire ; chaque religion va chercher à l'expier par de nouvelles formes de sacrifices, jusqu'à la Cène, survivance du repas totémique, de même que les dogmes du péché originel et du sacrifice du Fils ne font que manifester, sous la forme la plus universelle, le sentiment primitif de culpabilité(21).

Maintenant, même illusoire, la religion ne peut-elle prendre une forme adulte ? L'avenir d'une illusion se demande en effet comment concilier deux explications de la religion, l'une qui la fait naître du meurtre du père et du remords qui en résulte, donc de l'enfance, l'autre qui l'explique par la détresse humaine devant la nature et la société, détresse proprement adulte. Réponse : il y a pourtant un lien entre la détresse de l'adulte et celle de l'enfant, et l'homme tente spontanément de surmonter la première, de se réconcilier avec le monde, en utilisant le matériel même par lequel l'enfant - et le genre humain dans son enfance - a surmonté son angoisse devant le père. Autrement dit, quand l'homme se sent perdu, sans défense devant les forces anonymes et souveraines du monde extérieur, «il prête alors à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu'il cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant la tâche de le protéger»(22).

La religion, à quelque niveau qu'on la prenne, est ce qui maintient l'homme dans l'infantilisme(23). Et l'on peut conclure en disant que le meurtre du père, qui est ce qui rend l'homme civilisé, ne le fait pas adulte.

 

3) - Principe de plaisir et principe de réalité

 

Est-il possible de dépasser la religion ? Un tel dépassement est déjà suggéré dans Totem et tabou (p. 103 à 106), qui associe les trois phases de l'humanité à celles de la libido individuelle. La phase animiste, celle de la toute puissance du désir, correspond au stade narcissique ; la phase religieuse, où les hommes cèdent leur puissance aux dieux tout en se réservant le pouvoir de les influencer, correspond au stade d'objectivation, où la libido se fixe sur les parents ; la phase scientifique, où l'homme reconnaît sa petitesse devant un monde anonyme et se résigne à la mort, «a son pendant dans cet état de maturité où l'individu renonce à la recherche du plaisir et subordonne son choix amoureux aux convenances et aux exigences de la réalité» ( p. 106).

L'état adulte, c'est donc le triomphe du principe de réalité sur le principe de plaisir. Or ce triomphe n'est vraiment possible que par la science ; car elle seule permet à l'homme de renoncer aux parents et aux dieux qui les remplacent et consolent de leur perte en permettant au principe de plaisir de poursuivre indéfiniment son rêve de toute puissance et d'immortalité. La science seule peut détruire l'illusion religieuse, qui se rattache «à l'état infantile de dépendance absolue, ainsi qu'à la nostalgie du père que suscite cet état»(24). Car la science seule nous montre ce qu'est la réalité : un ordre anonyme et inexorable.

L'anankè, qui apparaît à la dissolution du complexe d'Œdipe, c'est la réalité sans nom pour qui a renoncé au père et accepte d'être seul au monde, c'est l'univers sans visage tel qu'un moi adulte est capable de l'affronter(25). maintenant, la science nous apporte-t-elle autre chose qu'un constat de solitude et d'échec ? Peut-on fonder sur elle une éducation, une thérapeutique, une éthique ? Peut-on remplacer par elle la religion ?

L'avenir d'une illusion, on le sait, relève le défi et proclame que la science peut, comme la religion, réconcilier l'homme avec son milieu, mais sur une base rationnelle et non plus illusoire. Si un homme ne peut se passer, pour vivre, de l'illusion religieuse, c'est qu'elle l'a empoisonné dès l'enfance. Mais «l'homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant, il lui faut enfin s'aventurer dans un univers hostile»(26). Une humanité adulte, sans illusion, pourra-t-elle parvenir à rendre la vie supportable à tous et faire que la civilisation n'écrase plus personne ? C'est notre espérance, répond Freud(27). Une espérance qui se distingue pourtant de l'illusion sur deux points décisifs : 1 - si elle s'avère elle-même illusoire, nous sommes, «nous», préparés à y renoncer, car nous avons appris à surmonter notre désir infantile et narcissique ; 2 - s'il est vrai que l'intellect humain est sans force devant les passions, «il y a cependant quelque chose de particulier à cette faiblesse : la voix de l'intellect est basse, mais elle ne s'arrête point qu'on ne l'ait entendue». Seulement, comme l'auteur l'avoue lui-même, le triomphe de la raison dans l'homme n'est qu'«une grande espérance» ; elle porte sur un temps «encore immensément éloigné de nous». En attendant, la grande majorité des mortels est vouée à «l'infantilisme psychique» de la religion(28).

C'est dire que les hommes, dans leur immense majorité, ne sont pas adultes(29) . Qui l'est ?

 

4) - Le Surmoi et la morale

 

Pour répondre à cette question, il convient d'envisager un dernier aspect de l'infantilisme, le Surmoi. Le Surmoi est une instance inconsciente qui n'est pas refoulée, mais refoulante. Il se forme avec la dissolution du complexe d'Œdipe, par identification avec l'un des parents, en général le père pour le garçon. Si le fils s'identifie au père, ce n'est plus pour l'avoir, mais pour l'être(30) ; il a compris que le père est l'éternel obstacle à la possession de la mère ; au lieu de le détruire, il l'intériorise, cherchant toujours plus à lui ressembler, tout en assumant ses interdits et ses menaces, réelles ou imaginaires. Si le Surmoi est particulièrement cruel chez les névrosés, où il se manifeste par le fait qu'ils «ne veulent pas guérir», il semble bien l'être aussi chez l'homme normal. Il est toujours impitoyable ; c'est que, en s'identifiant à une image désexualisée du père, il n'en retient que la dureté, la menace de castration, non la tendresse(31).

Le Surmoi semble bien mettre en question le célèbre Wo es war, soll Ich werden : source permanente d'interdits et d'accusations, il ne peut que mettre en question le développement d'un moi conscient et raisonnable. En fait, le Surmoi est tout à l'opposé d'une conscience adulte. Il est inconscient : cette instance cruelle ne donne jamais ses raisons et impose au moi des buts qui ne sont pas les siens ; si, avec ses scrupules et ses reproches, il constitue une «morale», elle est pleinement hétéronome. Le Surmoi est d'ailleurs anthropomorphique ; il n'est pas une règle abstraite, il est quelqu'un en nous, qui nous commande, nous châtie, nous pénètre et perce à jour ces mobiles qui échappent à notre moi(32). D'autre part, dépendant de l'histoire affective de chacun, il n'a rien d'universel ; s'il existe un Surmoi collectif, celui-ci varie avec les sociétés et, comme dans les névroses, il nous impose des ordres inapplicables - aime ton prochain comme toi-même - ce qui laisse penser que la civilisation elle-même n'est qu'une névrose collective(33). La culpabilité que le Surmoi maintient chez l'adulte ne découle pas de ses fautes réelles, mais des péchés, réels ou imaginaires, de son enfance. Représentant en nous le passé, le Surmoi est pleinement réactionnaire ; sa genèse même, qui «permet au passé, et au dépassé, de survivre en lui, se manifeste en ceci qu'au fond tout est resté comme avant, dans l'état primitif»(34). Bref, le Surmoi, cette conscience morale qui n'est en fait ni consciente, ni morale, reste totalement infantile.

Il semble évident qu'une morale adulte authentique consiste à se délivrer du Surmoi. C'est ce qu'ont pensé certains freudiens, comme Charles Odier. Mais Freud, et ce n'est pas son moindre paradoxe, semble toujours identifier la conscience morale au Surmoi, ou du moins à l'une de ses fonctions, les deux autres étant l'auto-observation et la formation de l'idéal(35). Je pense que cette identification permet à Freud de faire coup double : d'une part, le Surmoi rend compte du caractère catégorique de la morale, de son inexplicable «il faut parce qu'il faut», tout en montrant d'autre part que cette morale n'est pas innée, que la conscience n'est pas «divine»(36). Ainsi l'auteur peut-il écrire que le Surmoi représente «ce qu'il y a de plus élevé dans l'âme humaine, à l'échelle de nos valeurs courantes»(37), tout en affirmant qu'il caractérise l'«état de dépendance du moi», son impuissance à être adulte(38).

S'agit-il d'une démystification ou d'une destruction de la morale ? Toujours est-il que Freud tient celle-ci pour une nécessité sociale, n'envisage pas que notre morale puisse beaucoup varier. D'autre part, à l'encontre de ses disciples de gauche, comme W. Reich ou H. Marcuse, il ne conçoit pas une société sans «sur-répression», où l'homme serait pleinement affranchi ; l'illusion des communistes est pour lui mystifiante comme celle de la religion, parce qu'elle refuse de voir que l'abolition de la propriété et même celle de la famille laisseraient intacte la racine de notre misère, l'agressivité et la culpabilité qu'elle entraîne(39). L'homme moderne a la morale qu'il peut avoir. Mais cette morale, aussi peu autonome dans son contenu que dans sa source, ne fait-elle pas de lui un éternel mineur ?

Si Freud a envisagé la morale en clinicien, s'il a surtout insisté sur ses aspects infantiles et pathologiques, il reste qu'on trouve chez ce médecin une déontologie tout à fait différente. Une note du Moi et du ça nous précise ainsi que l'analyste pourrait guérir le sentiment de culpabilité en se substituant au moi idéal du malade ; mais Freud refuse cette tentation d'être prophète, sauveur d'âme : «Le but [de l'analyse] consiste, non à rendre les réactions morbides impossibles, mais à donner au Moi la liberté de se décider dans un sens ou dans un autre»(40).

Une déontologie de la libération peut donc faire pièce à la contrainte morale. Comme le montre P. Ricœur, l'analyste représente le principe de réalité ; et il y réussit dans la mesure où il s'abstient de tout jugement éthique. S'il met la morale «entre parenthèses», il ne la rejette pas pour autant ; c'est le Surmoi qui présume trop de l'homme et le voue soit à l'angoisse de n'être pas conforme, soit à la satisfaction narcissique de se croire meilleur qu'autrui. L'analyse oppose à cet idéalisme destructeur un regard neutre, éduqué à la réalité, qui ne vise pas à condamner, mais à aider : «Cette véracité n'est sans doute pas toute l'éthique. Du moins en est-elle le seuil»(41).

Si j'ai tant insisté sur Freud, c'est qu'à l'encontre de beaucoup de ses disciples, il nous donne de l'adulte une définition aussi concrète que profonde. L'adulte, c'est l'être humain parvenu à l'indépendance, tant intellectuelle qu'affective, capable de choisir sans qu'on ait à décider pour lui, à sa place ; c'est l'homme sans illusion mais non sans courage, capable d'affronter lucidement le réel, de créer et de procréer ; c'est l'homme assez fort pour trouver son bonheur en lui-même et le partager au lieu de mendier. Mais rares sont ceux qui atteignent à la maturité ; la plupart des hommes sont voués à l'infantilisme religieux et ne connaissent d'autre morale que la répression archaïque et cruelle du Surmoi. Éternel enfant coupable, l'homme n'a jamais fini de se débattre avec l'autorité d'un père d'autant plus aveugle et implacable que ce père n'est personne. Et s'il se trouve quelqu'un pour échapper à la culpabilité et à la consolation infantiles, quelqu'un pour atteindre réellement à la conscience autonome de l'adulte, je ne vois guère qui ce peut être, sinon le psychanalyste...

 

 

III. MATURITÉ ET INACHÈVEMENT

 

Freud est un rationaliste, un Aufklärer, qui estime que l'homme doit devenir adulte, même si la plupart des hommes sont voués, par les répressions familiales et sociales, à l'infantilisme. Aujourd'hui, nous assistons à une tentative beaucoup plus radicale, au rejet même de l norme adulte. Non seulement on affirme qu'il est difficile d'être adulte, on va jusqu'à dire qu'il n'est pas souhaitable de le devenir. Comme on parle d'anti-roman, d'anti-théâtre, d'anti-culture, on pourrait parler d'une philosophie de l'anti-maturité. D'ailleurs ces tentatives ont un lien entre elles ; ceux qui, par exemple, rejettent l'œuvre d'art pour le happening ramènent l'art au jeu de l'enfant, pur agir qui ne laisse rien après lui. Ceux qui refusent le dur apprentissage des modèles passés au profit de la créativité ; ceux qui proclament le primat absolu de l'imagination et du désir et disqualifient le principe de réalité ; ceux qui exaltent la perversion au détriment de la sexualité "normale", génitale ; ceux qui rejettent le travail pour la fête : font-ils rien d'autre que de revendiquer une éternelle enfance ?

La grande contestation de notre culture, c'est aussi et surtout le refus de la norme adulte. Essayons de le montrer par trois exemples, à vrai dire décisifs : l'autorité, le sérieux, l'achèvement.

L'adulte, c'est toujours l'homme qui exerce une autorité, qui jouit d'un pouvoir considéré comme légitime ; l'adulte, c'est «une grande personne», «un aîné», investi par là-même de droits que les enfants et même les jeunes ne peuvent exercer, ce qui les place dans une situation de dépendance. Corollaire : il semble qu'on est d'autant plus adulte qu'on jouit d'une autorité supérieure ; le patron l'est plus que l'ouvrier, le mari que sa femme, le colonel que son régiment ; l'indépendance et la responsabilité de l'adulte ont pour contrepartie la dépendance et l'irresponsabilité des autres. Le monde adulte, c'est l'establishment. De nombreux gauchistes proclament ainsi que l'oppression la plus violente et la plus hypocrite est celle qu'exercent les adultes sur les jeunes. C'est pourquoi l'insurrection la plus radicale aujourd'hui est peut-être surtout d'ordre pédagogique ; on rejette la «répression éducative», la triple contrainte des maîtres, des programmes et des examens. Certains, avec G. Lapassade, revendiquent une «décolonisation complète de l'enfance»(42). Rejeter l'autorité, ce n'est pas seulement refuser les adultes, c'est refuser d'être adulte ; c'est disqualifier l'esprit de sérieux qui caractérise la maturité.

Le sérieux est en effet la contrepartie de l'autorité qu'on exerce, le principe qui la légitime; l'homme sérieux est celui qui «assume» la responsabilité qu' «exige» une affaire importante, une situation grave. Simone de Beauvoir a vu là la forme la plus fréquente de l'inauthenticité ; elle décrit l'homme sérieux comme celui qui se masque sa liberté en justifiant son existence par des valeurs objectives, des tâches fixées, des fins nécessaires. Il est vrai qu'elle attribue l'inauthenticité non pas à la maturité, mais à la survivance de l'enfant dans l'homme : «Après avoir vécu sous le regard des dieux, promis soi-même à la divinité, on n'accepte pas volontiers de redevenir dans l'inquiétude et le doute tout simplement un homme»(43).

Aujourd'hui, on va plus loin ; on affirme que les caractères du sérieux - le sens du réel, la maîtrise de soi, l'autonomie, l'indépendance économique et intellectuelle, la capacité de tenir ses engagements, d'être responsable, de faire son métier et d'élever des enfants - parce qu'ils sont propres à l'adulte doivent être rejetés justement parce qu'ils sont propres à l'adulte(44). Ce n'est plus le faux sérieux que l'on conteste, c'est le vrai ! L'«engagé» fait place à l'«enragé», l'adulte fait place aux jeunes.

Ce qu'on refuse, en effet, c'est non seulement l'adulte comme maître, mais comme modèle ; c'est le concept d'un achèvement qui serait à la fois le terminus et la norme de sa croissance. On accuse la pensée bourgeoise d'être restée fidèle à l'aristotélisme, de considérer, à partir du modèle biologique, que la croissance humaine peut parvenir à un état d'achèvement définitif ; alors, l'enfant a son avenir derrière lui, fixé une fois pour toutes ; et tout écart dans sa croissance ou dans son éducation par rapport à la norme adulte ne peut faire de lui qu'un monstre ou un vicieux. L'homme s'identifie ainsi au rôle qu'il joue, à l'oppression qu'il exerce ou qu'il subit ; il ne change plus, sinon pour mourir ; son visage s'efface derrière son masque, sa stature derrière son statut. C'est ce concept d'achèvement qu'on rejette aujourd'hui avec le plus de force. Non seulement on refuse de figer le devenir humain, mais on affirme que l'homme véritable, celui qui rejette l'ordre établi, qui se crée lui-même en créant des valeurs nouvelles, n'est plus l'homme fait, mais l'adolescent ou l'enfant :

«Qu'est-ce qui nous empêche d'admettre aujourd'hui que l'enfance est le faîte de l'existence et de considérer l'âge mûr comme une descente, un décrescendo de la vie ( ... ) ? Tandis que, jusqu'à présent, notre manière d'être, notre vie publique ont été sous l'influence intellectuelle de l'âge mûr, elles seraient à l'avenir influencées par l'esprit de la jeunesse»(45).

La jeunesse cesse alors d'être un état transitoire, une préparation à la vie : elle est la vie. Et l'éducation n'est plus un moyen d'«élever» les jeunes vers le modèle adulte ; elle est (comme le disait déjà Dewey) sa propre fin son rôle n'est plus de répondre aux besoins des adultes, mais des jeunes, de leur permettre d'être jeunes.

C'est ainsi que G. Lapassade proclame la fin de ce qu'il nomme, non sans humour, «l'adulte-étalon», mythe aliénant qui légitime toutes les oppressions et toutes les répressions. Ce qu'il attend de la révolution est qu'elle rende possible le perpétuel inachèvement de l'homme, l'«adolescence permanente»(46). On peut facilement dénoncer les équivoques de cette thèse, ironiser sur ce retour en arrière : pourquoi s'arrêter en chemin, pourquoi ne pas réclamer l'autogestion des biberons et la créativité révolutionnaire du suce-ton-pouce ? Il reste que ce livre est le symptôme de tout un courant qui refuse en bloc les valeurs du monde adulte et pour qui le mot même «place aux jeunes» ne signifie plus remplacer les adultes mais refuser d'être adulte. C'est là au moins poser à l'homme moderne le problème qui est le sien : qu'en est-il de l'adulte ?

D'abord, s'agit-il d'une réalité ou d'un idéal ? Et, dans ce dernier cas, d'une valeur positive ou d'un mythe réactionnaire et aliénant ?

Un mythe ? Mais rejeter la maturité, avancer l'acmé de la vie à l'adolescence, c'est peut-être une mystification aussi grave que celle qu'on dénonce. Oui, dans la mentalité traditionnelle, la jeunesse est disqualifiée ; elle n'est qu'une étape vers un achèvement déterminé par d'autres, ces adultes qui sont à la fois les maîtres et les modèles ; une telle conception, parce qu'elle étouffe l'initiative, la responsabilité, la créativité chez les jeunes, risque de compromettre à jamais leur passage à l'état adulte ; elle aboutit donc au contraire de ce à quoi elle prétend. Mais la théorie opposée, qui exalte la jeunesse pour elle-même, n'est pas moins trompeuse, car quel est l'avenir qu'on offre à ces jeunes ? Si la compétence acquise, l'expérience de la vie, la sagesse, la maturité en un mot n'ont plus cours, l'avenir des adolescents ne peut être que solitude, inutilité, rebut, déchéance. La mystique de la jeunesse, qui se concilie parfaitement d'ailleurs avec une gérontocratie sournoise, est mystifiante au même titre que son contraire ; elle aliène l'homme en le mutilant de toute une part, la plus longue, de sa vie. Et l'éducation libertaire aboutit au même résultat que l'autoritaire : elle maintient les jeunes dans l'infantilisme : «Enfants toute leur vie, ils s'en vont les mains vides, ayant végété, ayant parlé d'amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme des esclaves parlent de la liberté»(47).

Est-ce à dire que la maturité n'est qu'un idéal, une limite que personne n'atteint mais dont tous doivent s'approcher sans cesse ? «L'adulte n'offre d'autre réalité qu'axiologique», écrit Jacques Ulmann(48) . Et il est bien vrai que la plupart des auteurs le définissent en fonction de la valeur qui leur paraît primordiale ; ainsi l'adulte est-il tour à tour le démocrate, le savant, le militant, le sage, le saint ... Ce qui revient à dire que l'esclave, l'ignorant, l'abstentionniste, le passionné, le pécheur ne sont pas des hommes au sens plein. C'est méconnaître les leçons du langage commun : «Tu es un homme, cesse donc de faire l'enfant». Si l'être adulte est un idéal, il découle de la réalité même, de notre réalité d'homme ; si c'est un devoir, et sans doute le premier de tous, ce devoir ne consiste pas à changer d'être, mais à devenir ce qu'on est. Si l'on refuse - et toute la grandeur de ce devoir est qu'on peut s'y refuser, qu'il n'est jamais contrainte, mais libre choix - si l'on refuse, une attente est trompée, une promesse trahie; il y a erreur sur la personne, mystification.

Maintenant, faut-il voir dans le fait d'être adulte une réussite définitive, une sorte de limite qu'on ne peut dépasser sans déchoir ? Cette définition, calquée sur la biologie, est proprement caricaturale ! Il faut lever l'équivoque et poser que l'inachèvement, loin de s'opposer au concept d'une maturité humaine, en est constitutif : être adulte, c'est refuser de «s'identifier» à son rôle social, à son caractère, à sa nation, c'est toujours aller plus loin. Les sociétés conservatrices, qui méprisent ou repoussent la jeunesse et qui, au nom de l'ordre, privilégient des qualités comme soumission, modération, stabilité, efficacité, ne renforcent pas la maturité mais l'étouffent. La société «victorienne» semble exalter l'adulte ; pourtant, en méprisant les valeurs de la jeunesse (cf. Dickens), en bornant la sexualité à la stricte fonction reproductrice, en ravalant l'esprit de sérieux à la respectabilité et à l'utilité, elle sclérose l'homme et mutile sa croissance. L'homme qui s'abrite derrière un masque de grande personne n'aura jamais un visage adulte. Seulement il est d'autres masques.

Ce que je reproche à Lapassade, ce n'est pas d'avoir affirmé l'inachèvement humain, c'est tout au contraire d'avoir trahi son propos en achevant l'homme dans une immaturité suspecte, en le figeant dans une «adolescence permanente», où je ne vois pas créativité mais caprice, non-conformisme mais suivisme, liberté mais irresponsabilité, émancipation mais névrose. S'il y a une beauté de l'enfance, l'infantilisme n'est jamais qu'impuissance et perversion.

Car Lapassade oublie un autre trait constitutif de la maturité : l'indépendance. Être adulte, c'est ne plus dépendre des «grandes personnes», c'est gagner sa vie, penser par soi-même, décider par soi et pour soi. Sans doute cette indépendance est-elle toute relative ; elle varie avec les sociétés et les classes. Est-ce une raison pour ne pas la revendiquer pour soi et pour autrui, pour renoncer à être homme ? Prenons l'exemple de l'éducation. J. Dewey, ce grand méconnu, affirme magnifiquement que l'éducation n'a de valeur que si elle est permanente, et que tout ce qu'on peut exiger d'elle est qu'elle suscite le besoin constant de s'élever davantage. Il est pourtant un point que Dewey et ses héritiers ont négligé : l'éducation des enfants implique nécessairement une contrainte ; si libérale, si «libertaire» même qu'elle puisse être, elle résulte d'un choix que l'homme fait pour l'enfant et qui ne peut aboutir sans l'aide des adultes, le choix que l'enfant parvienne à la réalité d'homme. Tandis que l'éducation de l'adulte - par les livres, l'expérience, la souffrance - n'a de sens que si elle résulte de son propre choix, si elle est son affaire à lui. Si d'autres en décident à sa place, comme dans l'armée ou dans certains régimes, c'est qu'ils lui refusent son statut d'être majeur. La maturité humaine ne signifie pas la fin de l'éducation, mais le commencement de l'auto-éducation.

L'indépendance ne suffit pas encore à définir l'adulte : être adulte, c'est pouvoir s'engager, se lier à ses décisions, prendre ses responsabilités. Revenons une dernière fois au sérieux, que W. Jankélévitch caractérise si bien par le terme musical de legato. Être sérieux, c'est lier la parole au sens, le choix à l'exécution, la réponse à la question ; voilà ce qu'on attend de la maturité ; à l'encontre de l'enfance, et plus encore de l'infantilisme, l'homme sérieux n'admet pas de vouloir la fin sans les moyens et sans les conséquences, le succès sans le travail, la virtuosité sans les gammes, l'épouse sans la belle-mère, le dimanche sans la semaine(49). La morale des Grecs, qui situe l'excellence dans le juste milieu, caractérise assez bien ce sérieux de l'adulte, à mi-chemin entre le drame et la plaisanterie, entre la passion et l'insouciance, entre l'ange et la bête ; éthique modeste mais précise, celle de l'homme qui a admis ses limites mais qui sait que, dans la marge étroite qu'elles lui laissent, c'est à lui de jouer, et à lui seul ; de l'homme sorti assez de l'ignorance pour savoir qu'il ne peut prétendre à l'absolu savoir et qui se contente de l'opinion droite, l'«orthé doxa» ; de l'homme qui a surmonté la double tentation de l'orgueil et du désespoir. Éthique du milieu, mais non de la fixité ; comme le dit encore Jankélévitch, à propos du mot de Théognis, chemine au milieu de la route : «tiens le milieu du chemin, mais chemine !(50)».

Chemine, mais vers quoi ? Méditant sur sa vie, Sartre écrivait : «J'ai nourri longtemps l'illusion de valoir chaque jour un peu plus, pigeonné par le mythe bourgeois du progrès. Progrès : accumulation des capitaux et des vertus ; on garde tout. Bref, j'approchais de l'excellence, c'était le masque de la mort, aujourd'hui nue(51) ». Le sérieux de la mort ne rend-il pas tout sérieux dérisoire ? N'empêche: Socrate, en attendant la ciguë, s'initiait à la musique ...

Finalement, au-delà même du sérieux, il est une attitude qui semble réellement propre à l'adulte. C'est l'humour. L'humour est ce qui sauve le sérieux, qui le délivre de l'enflure tragique, de l'importance pontifiante, de la crispation fanatique. L'enfant n'en est pas capable, sinon à son insu. L'adolescent connaît l'ironie, mais l'ironie n'est pas l'humour. Ironiser, c'est dire le contraire de ce qu'on pense et feindre de prendre une chose au sérieux pour en mieux démontrer le ridicule. «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes» : il suffit que Pangloss le répète à l'envi, au milieu des circonstances les plus noires pour que le grandiose système de Leibniz tombe dans la dérision, mécanique qui se détraque d'elle-même. L'ironie démasque, elle fustige, elle châtie, et toujours par référence à une valeur supérieure : la vérité, la justice, la raison ; elle affirme ainsi le triomphe de l'esprit sur le sérieux usurpé des choses ; mais, en feignant le contraire de ce qu'elle veut dire, elle nous hisse d'emblée à un sérieux supérieur. L'humour va jusqu'à refuser ce sérieux supérieur ; indifférent à la raison aussi bien qu'à la déraison, au-delà de la logique et de l'absurde, il ne cherche pas à démontrer que cet aigle n'est qu'un coq, de jouer plaisamment le jeu de la chose pour faire voir qu'elle n'est qu'une chose, c'est-à-dire pas grand chose. Ne cherchez pas la raison au fond de l'humour ; vous n'y trouverez que «l'humeur» ; mais l'humeur acceptée, enjouée, jouée, sans crispation, sans passion ; tout est dans la maîtrise de soi ; et le degré primaire mais universel de l'humour est dans un mot dit avec flegme là où tout le monde a perdu la tête. Le «c'est ainsi» de Hegel devant les Alpes suffit à exorciser tout le faux sublime et la vraie peur. Tout est vanité, oui, mais quid de ma propre vanité ? demande l'humour. On a dit que l'humour est réactionnaire : il est certain qu'il est démobilisateur. Mais dans notre monde de sectaires, où tant de fanatisme engendrent tant de guerres, il peut être bon de savoir quitter l'uniforme ; l'habit ne fait pas le moine, et l'uniforme ne fait jamais l'homme adulte. Et s'il faut en fin de compte en revêtir un, qu'on ait assez d'humour pour sourire de se voir costumé.

 

 

 

Cet essai, à vrai dire tout provisoire, a voulu montrer que l'être adulte est une valeur positive, qui ne signifie pas «achèvement» mais indépendance, responsabilité, clairvoyance, sérieux, humour... non pas l'immobilité d'une réussite toujours suspecte, mais l'autonomie du mouvement. Il faut se délivrer d'un fixisme d'inspiration biologique et voir que la croissance intérieure ne cesse pas avec celle du corps ; alors être adulte ne veut plus dire être arrivé, mais marcher par soi-même, ni être éduqué, mais s'éduquer soi-même.

On a donc raison de dénoncer le fixisme aliénant d'une certaine éthique de la maturité ; mais il faut dénoncer aussi cet autre fixisme que constitue l'infantilisme, c'est-à-dire l'irréalisme facile, la démission devant la pensée personnelle, l'irresponsabilité. Là où l'infantilisme gagne, le fascisme n'est pas loin.

Rester jeune n'est pas régresser dans l'infantilisme, c'est sauver en soi cet élan qui porte toute jeunesse à se dépasser, à devenir adulte. Tant il est vrai qu'on le devient toujours, et qu'on ne l'est jamais.

© Olivier Reboul, in Revue Esprit, n° 3 mars 1974, pp.440-460].

 

 

[Une version légèrement différente de ce texte a été publiée dans la revue Critère (n° 9, juin 1973), puis diffusée sur Internet par l'Encyclopédie de l'Agora - http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Adulte--Ladulte_mythe_ou_realite_par_Olivier_Reboul]

 

 

 

Notes

 

(1) Pascal, Pensées, opuscules, Hachette, 1914, p. 124.
(2) Michel Philibert, L'échelle des âges, Seuil, 1968, p. 28.
(3) Philibert, op. cit., p. 32.
(4) Michel Tournier, Le roi des aulnes, N.R.F., 1970, p. 309.
(5) S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1966, p. 57.
(6) S. Freud, L'avenir d'une illusion, trad. Marie Bonaparte. P.U.F., 1971, p. 33.
(7) S. Freud, Cinq psychanalyses, P.U.F., 1965, p. 171.
(8) S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, trad. B. Reverchon-Jouve, N.R.F., 1962, p. 62.
(9) Ibid., p. 146 ; cf. p. 159.
(10) ibid.
(11) Cf. Essais de psychanalyse, trad. Hesnard. Payot, 1966, p. 144 et 165.
(12) cf.Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch. Payot, 1965, pp. 164-165.
(13) cf. ibid., p. 116.
(14) cf.Essais de psychanalyse, pp. 151 sq.
(15) cf.L'avenir d'une illusion, pp. 9 sq. et 121.
(16) cf.Malaise dans la civilisation, trad. Odier. P.U.F., 1971, pp. 69, 81, 89 et 91.
(17)cf.L'avenir d'une illusion, p. 61 sq.
(18) cf. Paul Ricœur, De l'interprétation. Seuil, 1965, p. 247 sq.
(19) cf.L'avenir d'une illusion, pp. 35 et 40.
(20) cf. ibid. et Moïse et le monothéisme, trad. A. Berman, «Idées», N.R.F., 1967, p. 114.
(21) cf.Totem et tabou, pp. 174 sq., et Moïse..., pp. 116 sq.
(22) L'avenir d'une illusion, p. 33.
(23) cf. ibid., p. 31 et Malaise dans la civilisation, p. 15 et 31.
(24) Malaise dans la civilisation, p. 15.
(25) cf. P. Ricœur, op. cit., p. 317 sq.
(26) L'avenir d'une illusion, p.70.
(27) P. 70.
(28) ibid., p. 69, 77, et Malaise dans la civilisation, p. 17 et 31.
(29) cf. aussi la correspondance avec O. Pfister, du 24 XI 27 et 26 XI 27.
(30) cf.Essais de psychanalyse, pp. 128-129.
(31) P. 228.
(32) cf.Malaise dans la civilisation, p. 82 et 85.
(33) Pp. 104 sq.
(34) P. 82.
(35) cf.Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad. Berman, N.R.F., 1971, pp. 84 sq.
(36) cf.Essais de psychanalyse, p. 204 et Nouvelles conférences, p. 84.
(37) Essais de psychanalyse, p. 206.
(38) cf.ibid., pp. 220 sq. et 232 ; Nouvelles conférences, p. 85.
(39) cf.Malaise... pp. 66-68 et 105 ; Nouvelles conférences, p. 91.
(40) Essais de psychanalyse, pp. 223.
(41) P. Ricœur, op. cit., p. 276.
(42) G. Lapassade, L'entrée dans la vie, Éd. de Minuit, 1969, p. 213.
(43) S. de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, N.R.F., 1947, p. 67.
(44) cf. G. Lapassade, op. cit., pp. 7, 10 et 200.
(45) Un maître de Hambourg, cité par J.B. Schmid, Le maître-camarade et la pédagogie libertaire, Delachaux & Niestlé, 1936, p. 45.
(46) cf. G. Lapassade, op. cit., chapitre XI.
(47) Balzac, Physiologie du mariage.
(48) Nature et éducation, Vrin, 1964, p. 415.
(49) cf. W. Jankélévitch, L'aventure, l'ennui, le sérieux, Aubier, 1963, p. 207.
(50) ibid., p. 192.
(51) Situations, IV, N.R.F., 1964, p. 207.

 

 


 

 

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