Pour ceux qui auraient besoin de se remémorer les quelques principes, simples et de bon sens, sur lesquels s'appuyait le "Projet Rouchette", je rappelle brièvement ceci (que j'extrais d'un article de Georges Jean, publié dans Le Monde du 12 septembre 1968, p. 10, sous le titre "Enfin, les élèves parlent..." :

* partir de la langue réelle des enfants
* partir de l'expression orale
* pratiquer l'auto-correction (usage du magnétophone)
* pratiquer (dès le C.P.) la libre expression (par exemple à partir de diapositives représentant des œuvres d'art)
* faire réaliser des contes, de façon collective
* inititier les élèves à l'interview en extérieur (ouvriers, artisans...)
* s'appuyer sur la pratique du débat en classe
* la majeure partie de ces exercices conduisant à des textes écrits, à l'analyse syntagmatique de tous les textes écrits (y compris en 'calcul', pour apprendre à lire correctement un énoncé), à la lecture expressive à haute voix, à la lecture silencieuse, aux exercices d'imprégnation

NB : la brochure que commente l'Inspecteur général Rouchette est intitulée "La Grammaire du cours élémentaire au cycle d'observation (Instructions)", et constituait un encart de vingt pages de la revue "Documents pour la classe" (n° 98, 31 août 1961)

 

La grammaire : les connaissances que l'enfant a (ou devrait avoir) en entrant en 6e

 

Ce que je souhaite, c'est :


1° - Vous indiquer ce qu'est la situation actuelle, c'est-à-dire ce qu'un enfant quittant l'école élémentaire, vers l'âge de 11 ans, doit savoir selon les textes et documents officiels.

2° - Mettre en parallèle ce qui semble vraiment acquis, et ce qui ne l'est pas.

3° - Indiquer enfin l'esprit et l'intention d'une recherche en cours dans les 190 classes primaires. Elle devrait, si elle aboutit, nous permettre de mieux ajuster nos ambitions aux possibilités réelles d'enfants de cet âge.



Je partirai donc de la situation actuelle. Que devrait - théoriquement - savoir un enfant de 11 ans terminant le cycle élémentaire, après 5 années de scolarité ?

1 - Il doit évidemment savoir lire, écrire, orthographier correctement, posséder les moyens et techniques essentiels de l'expression écrite et orale, en particulier le vocabulaire de base, les conjugaisons. Il doit aussi avoir acquis des connaissances grammaticales réputées indispensables pour la maîtrise de la langue maternelle et l'apprentissage d'une langue vivante et du latin.

2 - Or, que sont ces connaissances ? Une brochure publiée en 1961 en dresse l'inventaire, en 4 pages. Je ne vous en infligerai pas la lecture. Je me bornerai à en dégager la substance.

Voici donc ce qui, à la fin du CM 2, est considéré comme acquis :

 

A - Connaissance ou reconnaissance des mots

 

Il s'agit là, surtout, de nomenclature, de morphologie et d'accords.
L'article : défini, indéfini, élidé, contracté.
Le nom : commun et propre, simple et composé, le masculin et le féminin, le singulier, le pluriel y compris dans ses formations particulières : caillou, chou-fleur, timbre-poste, gratte-ciel.
L'adjectif : qualificatif, numéral, possessif, démonstratif, relatif, interrogatif, indéfini.
Le pronom : personnel, possessif, démonstratif, relatif, interrogatif, indéfini. Plus l'accord du relatif tel qu'il apparaît dans l'exemple cité :

"c'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-mère".

Le verbe : transitif, intransitif - à la forme active, passive et pronominale, l'impersonnel.
Les conjugaisons - y compris des verbes du 1er groupe en ayer - oyer - uyer et les irréguliers du 3e groupe.
Les accords           du verbe
du participe présent
de l'adjectif verbal
du participe passé
Les invariables :      adverbes
prépositions
conjonctions
de coordination
de subordination
Voilà les mots.

 

B - Je passe aux fonctions

 

On distingue ici 2 cas : les fonctions dans la proposition
la proposition dans la phrase

1. - les fonctions dans la proposition

On apprendra à reconnaître
- sujet (réel, apparent, inversé)
- apposition
- attribut du sujet
- attribut de l'objet
- complément du nom
- complément du pronom
- complément de l'adjectif
- complément du verbe :                       objet direct
indirect

agent
attribution
circonstance (lieu, temps, cause, manière, but, moyen)

2. - On distinguera - également - la nature et la fonction des propositions dans la phrase :

a) la nature (indépendante, principale, subordonnée, coordonnée, juxtaposée)
b) la fonction :
sujet - complément du nom et du pronom - objet -
temporelle, causale, finale, conditionnelle.

Bref, on souhaite que les élèves sortant du CM 2 possèdent les connaissances grammaticales suffisantes pour analyser dans une phrase de ce genre les diverses propositions et les termes que comporte chacune d'elles :

"Neuf jours entiers, le navire est emporté vers l'occident avec une force irrésistible ; la dixième nuit achevait son tour lorsqu'on vit, à la lueur des éclairs, les côtes sombres qui semblaient d'une hauteur démesurée".

( Chateaubriand - Les Martyrs)

La phrase est bien choisie car elle permet de vérifier aisément et rapidement la solidité et la précision de certaines notions grammaticales : la principale, la subordonnée temporelle, la subordonnée relative, diverses circonstances, la construction du verbe sembler.

Tel est donc le programme admis officiellement comme souhaitable et possible. Certes, des allégements ont été proposés. On a, par exemple, invité les maîtres de CM 2 à s'assurer avant de pousser plus avant que les notions prévues pour le CM 1 étaient réellement, effectivement acquises et bien assimilées. Mais il s'agit là d'une suggestion, d'une recommandation et, naguère, l'instituteur savait que certains de ses élèves seraient soumis à un examen d'entrée en 6e et que, dans le choix des épreuves, on ignorerait peut-être les allégements conseillés.


Or, il faut l'avouer, l'objectif n'est pas atteint, nos ambitions ne sont pas réalisées et il existe une distance considérable entre ce que nous prétendons enseigner et ce que nos élèves savent réellement. C'est là, précisément ce que fait apparaître l'expérience quotidienne de la classe de 6e, les statistiques et les sondages.


L'expérience, en effet, nous apprend qu'un enfant admis en classe de 6e, après ou sans examen, lit souvent mal, orthographie avec fantaisie, qu'il n'analyse avec précision ni les mots dans la proposition ni les propositions dans la phrase. En règle générale, sa démarche est incertaine - malgré les efforts, la compétence et le dévouement des maîtres - et dans les classes de 6e et de 5e tout - ou presque - doit être repris, complété, rectifié.

Quant aux statistiques, dans leur sécheresse, elles sont impitoyables. Elles nous apprennent qu'environ 50 % des enfants d'une génération atteignent avant la 12e année le niveau du CM 2. Les autres accusent un retard supérieur à une année. Il me semble intéressant de soumettre à vos méditations quelques extraits de la revue Études et documents qui, dans son n° 9 de 1968, publie une intéressante étude concernant le déroulement des scolarités dans l'enseignement élémentaire. Nous savons que le déroulement de ce cycle est d'une durée théorique de 5 ans. Or, si on rapporte au nombre théorique d'années nécessaires le nombre réel, on constate qu'en moyenne les garçons ont parcouru le cycle en 7 années 22, les filles en 6,94. Bref, le temps théorique s'applique à 20 % des garçons et à 30 % des filles. Pour être plus précis, voici quel fut le déroulement de la scolarité élémentaire pour 362 500 garçons entrés au C.P. en 1962. 5 ans après, en 1967 on constate que :

-   87 400 achèvent la 5e année du cycle (24 %)
- 107 100 ont 1 an de retard
-  90 600 ont 2 ans de retard
-  48 900 ont 3 ans de retard
-  20 300 ont 4 ans de retard
-   8 200 ont 5 ans de retard.

Ces données numériques peuvent inspirer d'utiles réflexions.

Pour terminer, je souhaiterais vous communiquer les résultats d'un sondage effectué par le service de recherche de l'I.P.N. en 1951, c'est-à-dire - et c'est là un point important - à une époque où on entrait en 6e après examen. Le sondage a donc porté sur des élèves de 6e soumis à une sélection préalable.
Le sujet est reconnu par 90 %, les compléments de temps et de lieu par 80 %. Ces notions pouvaient donc être considérées comme acquises. Mais quand il s'agit du complément de manière, le pourcentage de réussite tombe à 45 %, de l'objet à 52, du complément de nom à 50, du sujet inversé à 25.

Il existe donc une distance énorme entre la réalité, les résultats que font apparaître des recherches objectives et la progression grammaticale prévue pour l'école élémentaire. Il convient de partir de ces faits - non certes pour les subir entièrement, mais pour donner à nos ambitions une juste mesure, compte tenu des possibilités réelles d'enfants de cet âge et de leur développement mental et psychologique. Une réforme de l'enseignement du français à l'école élémentaire peut trouver là une première justification.
Il en est une autre d'importance. L'ordonnance et le décret du 6 janvier 1959, ainsi que des textes postérieurs, ont prolongé la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans et profondément modifié la structure de l'enseignement traditionnel.
L'enseignement élémentaire "ouvert à partir de la 6e année, en principe pendant une durée de 5 ans" (Art. 2 du décret du 5.1.1965) n'a plus pour vocation, comme le souhaitaient les instructions de 1887, "d'assurer à l'enfant tout le savoir pratique dont il aura besoin dans la vie", ni, comme le prescrivent les instructions de 1923, "de préparer l'enfant à la vie". Sa vocation n'est donc pas de transmettre les connaissances réputées fondamentales, c'est-à-dire qui permettraient à des enfants de 12 ans, puis de 14 ans d'entrer, avec un bagage suffisant, dans la vie active. Il est devenu la première étape, et essentielle, d'une scolarité de 10 ans et il doit avant tout fournir au plus grand nombre les instruments de la connaissance et permettre de favoriser l'éclosion des aptitudes.

Il importe donc d'envisager une réforme profonde de 1'enseignement de la langue française à l'école élémentaire. Cette réforme ne peut être que profonde, portant sur le contenu et les méthodes et elle nous conduit - nécessairement - à rompre sur de nombreux points avec une tradition respectable et vénérable. Nous savons que les instructions antérieures sont remarquables par l'élévation de la pensée, la générosité de l'ambition, la vigueur, la clarté et la maîtrise de l'expression. Certaines vues affirmées dès 1887 et reprises par la suite demeurent aujourd'hui encore actuelles. Cependant, trop de textes successifs ont traité de l'enseignement du français et entre eux n'existe pas toujours une indispensable unité de pensée. Par exemple, en matière d'expression écrite, l'écart est considérable entre la progression "logique" de 1923 qui prévoit l'étude de la phrase au C.E., du paragraphe au C.M., de la composition française au C.S., et les démarches "psychologiques" des instructions de 1938 qui parlent "d'activité spontanée", "d'élan vital".


La critique est certes aisée - l'art, nous le savons, est plus difficile. Si nous admettons la nécessité d'une réforme, quels peuvent en être les principes directeurs ?


Et tout d'abord, quels sont nos objectifs ? Il est indispensable qu'un enfant sache lire, ce qui n'est pas seulement déchiffrer un texte avec peine, mais sentir et faire sentir aux autres ce qu'il ressent lui-même en lisant. Il est également indispensable qu'il soit capable de s'exprimer avec le plus d'aisance possible oralement et par écrit, ce qui exige une connaissance du vocabulaire fondamental, des conjugaisons usuelles, de l'orthographe, des accords indispensables, sans lesquels toute communication est interdite ou incertaine. Telles peuvent être nos ambitions. Elles peuvent sembler minces. Elles sont cependant admises et reprises dans un document récent - les instructions complémentaires pour l'enseignement du français en 6e I et 6e II du 19 septembre 1968, qui précisent : "Le professeur s'assure que les élèves possèdent les connaissances fondamentales relevant des programmes de l'enseignement élémentaire : lecture courante et expressive, et récitation de textes simples... ; vocabulaire enrichi par l'observation des synonymes, des contraires de quelques familles de mots ; notions grammaticales sur les espèces de mots, la conjugaison des verbes réguliers et de quelques verbes irréguliers d'usage courant, le complément d'objet, les compléments de circonstances, les règles générales d'accord, les propositions dans la phrase... Le professeur fait apprendre ce qui est ignoré, retrouver ce qui est oublié. En grammaire, il ne se laisse pas enfermer dans le piège des mots et des classifications. Un élève qui nomme mal des formes et des fonctions sait pourtant parfois les reconnaître réellement, les comprendre et les utiliser".

Cet appel à la simplicité doit être entendu. Des allégements sont nécessaires et possibles, mais ce qui est tout aussi important c'est, me semble-t-il, la recherche d'une pédagogie nouvelle, efficace, et qui puisse être appliquée par la majorité des maîtres.

Des allégements sont souhaitables et indispensables et il serait aisé de dresser la liste de ce qui peut être élagué ou supprimé.

Par exemple

1 - En matière d'orthographe, il est suffisant de se borner à ce qui est d'usage courant, aux accords simples et essentiels, de bannir ce qui est piège et exception. Le recours aux tables de fréquence - et peut-être au bon sens - devrait conduire à libérer l'enseignement d'excès : à quoi bon, par exemple, demander à des enfants de connaître l'orthographe des mots suivants :
chrysalide, ecchymose, fuchsia, ou encore cyprès, frai, fret, remblai, de leur proposer des exercices de ce type : "Il fallut payer le fret d'un bateau pour aller jeter du frai dans les chenaux" ; ou encore : "Notre chasseur n'est pas penaud, il rapporte sur son dos un levraut de 2 kgs ; l'a-t-il pris au lasso ? demandent les badauds. La prise vaut bien un aloyau ou un gigot". Tout commentaire est ici superflu.

2 - En matière de conjugaison, il suffirait d'exiger une connaissance parfaite des verbes usuels aux temps et modes usuels en renonçant à ce qui est rare, exceptionnel ou aberrant. Un enfant qui orthographie correctement les formes suivantes : je crie, j'écris, je plie, je pars, je remue, a déjà mis de l'ordre dans ses connaissances. Pourquoi donc être si pressé de lui apprendre le passé simple, le futur antérieur, l'imparfait du subjonctif, ou certaines formes des verbes coudre, moudre et bouillir ? Avant d'aller plus loin, il serait sage d'assurer solidement les fondations.

3 - Il serait, enfin, aisé d'établir l'inventaire de ce qui peut - sans péril - être supprimé quand il s'agit de reconnaissance des fonctions. Est-il opportun d'aborder prématurément certaines notions délicates imprécises, souvent controversées, comme celles de l'attribut de l'objet, du complément d'attribution, de participe présent et d'adjectif verbal ?
Ces allégements sont possibles mais insuffisants. Si nous voulons donner à l'École élémentaire sa pleine efficacité, il faut encore que nous renoncions à certaines pratiques, habitudes, attitudes. J'en retiendrai deux : la connaissance des règles et la connaissance des fonctions.

Actuellement, tout se passe comme si, par la connaissance de la règle, nous arrivions au bon usage, à l'expression correcte et nous accablons ainsi la mémoire de règles souvent mal comprises, presque toujours inutiles et parfois même nuisibles.

1- Car, dans de nombreux cas, il est préférable de partir de l'usage de la langue parlée et de ne pas énoncer de règle : la règle est inutile.
Par exemple ce qu'un enfant a besoin de savoir pour écrire "ces" et "ses" n'est pas que l'un est un adjectif démonstratif, que l'autre est un adjectif possessif, mais que l'un est pluriel de "ce", "cette", l'autre de "son" et de "sa".
De même pour employer "mon" ou "ma" devant un nom, il n'est pas indispensable de connaître la règle que voici : "Devant un nom féminin commençant par une voyelle ou un h muet, on emploie les adjectifs possessifs mon, ton, son, au lieu de ma, ta, sa" ; il suffit de partir de l'usage. On dit "ma honte et son honnêteté".
Est-il besoin d'apprendre que "devant un nom masculin commençant par une voyelle ou un h muet, on emploie l'adjectif démonstratif cet au lieu de ce" ? Il suffit de constater : nous disons ce chien et cet homme.
Enfin, comme exemple de règle strictement inutile et incompréhensible à cet âge, je citerai celle-ci : "le participe présent a tantôt valeur de verbe, tantôt valeur d'adjectif. Lorsqu'il garde sa valeur de verbe, le participe présent est invariable ; lorsqu'il a valeur d'adjectif, il s'accorde comme l'adjectif qualificatif - on l'appelle alors adjectif verbal. On doit donc écrire :
- une meute hurlant de fureur
- une meute hurlante de loups".

Ces subtilités sont, à cet âge, hors de raison et après tout, si un enfant de 10 ans écrit "une meute hurlante de fureur", il rejoindra Racine qui nous montre "la veuve d'Hector pleurante" aux genoux de Pyrrhus.

Bref, il est inutile d'encombrer la mémoire de ces règles : elles n'apportent rien.

2 - D'autres règles même sont dangereuses ou nuisibles. Par exemple, on dit et on apprend que "le féminin des noms se forme, en règle générale, on ajoutant un 'e' au masculin". Ce qui devient dans l'esprit de l'enfant "les noms féminins se terminent par e". Et pour avoir appris prématurément le genre des noms et la formation de leur féminin, on écrira avec un "e" final, la sœur, la fleur, la couleur, qu'auparavant on orthographiait correctement.
Je suis, pour ma part, convaincu que, dans un premier temps, il suffit de constater, de manipuler les techniques de l'expression orale et écrite et de se familiariser avec elles, de partir de l'usage et non de la règle dont souvent la connaissance n'est pas indispensable. Plus tard, viendra l'âge de la définition, plus tard encore celui de l'explication. Mais il est dangereux de vouloir forcer la nature et brûler les étapes.

3 - Il est tout aussi dangereux de céder à cette autre tentation, qui est de vouloir tout classer, tout identifier, tout distinguer. Et j'aborde ici la question délicate - et combien controversée - des fonctions dans la proposition et dans la phrase. Je vous ai indiqué ce qui est considéré comme acquis au sortir du CM 2. Je n'y reviendrai pas. Je crois cependant indispensable que nous admettions une bonne fois ce qui est évident : un enfant de 11 ans est capable de prendre conscience d'un certain nombre de faits et de phénomènes linguistiques, de distinguer des moyens d'expression et des fonctions simples et surtout de les utiliser. Mais il apparaît généralement peu apte à une réflexion méthodique sur l'infinie variété des formes et des tours qu'offre notre langue, quand il s'agit d'exprimer les nuances de la pensée, des modes, des temps, des rapports et des relations.

Or, dans bien des cas, tout se passe comme si l'essentiel était de placer des étiquettes sous des mots, des groupes de mots ou des propositions, de distinguer subtilement le sujet réel et le sujet apparent, le complément d'attribution et le complément d'objet indirect.

La méthode est certainement mauvaise pour de multiples raisons.

Tout d'abord, ces exercices exigent un temps considérable qui serait peut-être mieux utilisé à l'acquisition de techniques de l'expression orale et écrite.
D'autre part, des enfants arrivent en 6e stérilisés par cette mécanisation grammaticale, alors même qu'à la moindre difficulté, le mécanisme ne fonctionne plus.
Enfin, nous introduisons nécessairement dans de jeunes esprits des notions fausses, imprévues, confuses, qui ensuite à grand peine devront être reprises, rectifiées : par exemple "le sujet désigne l'être, l'animal... qui fait l'action exprimée par le verbe". Sans doute - encore convient-il de dissocier le cas des verbes passifs ou même de verbes actifs comme "recevoir" dans la phrase : "Pierre reçoit une gifle".
Un enfant de 10 ans, 11 ans, comprend parfaitement que Pierre ne fait pas l'action mais la subit.

Faut-il bannir l'enseignement grammatical de l'école élémentaire ? Je ne le crois pas. Je pense au contraire qu'il doit être renouvelé, rajeuni, aussi bien dans son contenu que dans ses méthodes et, quelles que soient les difficultés de l'entreprise, je voudrais brièvement vous indiquer ce qu'il pourrait être et comment il pourrait éveiller l'intelligence et contribuer à l'enrichissement de l'expression.

- 1er exemple : Les compléments du verbe.

Nous consacrons un temps considérable à préciser la nature de ces compléments, à déterminer leur fonction exacte. Ne suffirait-il pas jusqu'à l'âge de 10-11 ans, de constater les constructions possibles d'un verbe ?

- soit le verbe croire employé dans les phrases suivantes
(je crois
(je crois
(ce que tu dis
(avoir raison
(que tu as raison
(en sa sincérité.

On ne distinguerait ni l'objet direct ni l'objet indirect ni l'infinitive, ni la conjonctive - on constaterait simplement.

- soit le verbe savoir
(je sais
(je sais que tu as raison -
(je sais lire
(je sais ce que je dis
(je ne sais si tu as raison
(quand il reviendra
(pourquoi il l'a fait
(comment il l'a fait

Nous apprendrions donc, dans un premier temps, à manier ces constructions, à constater leur existence. Et ensuite, au moment opportun, si nous le jugeons utile ou indispensable, nous pouvons distinguer et définir avec plus de précision.

- 2e exemple : J'aborderai le notion si complexe, confuse et incertaine de l'attribut - non de l'objet, mais du sujet. Ne suffit-il pas, avant 11 ans, de constater qu'une qualité - ou un défaut - peut être attribué à un sujet de diverses manières et en recourant à divers procédés ? Je puis dire :

(cet animal est patient
(cet animal est d'une remarquable patience
(cet animal est remarquable par sa patience.

ou encore : cet animal a une patience remarquable. Le futur latiniste ne serait pas nécessairement désavantagé par cet entraînement. Il analyserait moins bien, mais il comprendrait mieux ce qui lui est demandé,

- 3e exemple : La valeur d'une préposition "de"
"De" est généralement analysé comme une préposition introduisant un complément de nom, de pronom, de verbe, d'adjectif. Or, quel est l'intérêt de cette analyse ? Le sens du mot ou du groupe de mots introduit par "de" s'en trouve-t-il éclairé ? Il est cependant facile de faire découvrir ce sens par les enfants eux-mêmes dans les groupes suivants :

Le livre de Pierre - un vase d'or - la ville de Paris - le retour de Paris...

Un enfant de 10 ans se tire fort bien d'affaire dans ce genre d'exercice, et il débrouille fort bien la valeur de la préposition dans la phrase très embarrassée que je cite :

"La décision du Maire d'annuler la foire de novembre a été très discutée".

- 4e exemple : Est-il souhaitable de distinguer - dans cette période de la scolarité - comme les instructions et les programmes le proposent, le complément de circonstance et la proposition subordonnée de circonstance ? Comment procédons-nous, en effet ? Dans l'exemple suivant 
"Quand la nuit fut tombée, il partit"
nous analysons logiquement une proposition temporelle et une principale ; si j'écris "la nuit tombée, il partit", je ne découvre qu'une proposition renfermant un complément circonstanciel de temps. Ces subtilités laissent perplexe ou indifférent, un enfant de 10 ans. Il serait peut-être préférable de l'inviter à constater que, dans l'un ou l'autre cas, une action exprimée par un verbe ("partit"), est située par rapport à une autre action ("la tombée de la nuit"), que pour exprimer cette relation nous disposons d'un certain nombre d'instruments ou d'outils grammaticaux, que nous pouvons, selon notre intention, dire et écrire :

- quand la nuit fut tombée, il partit
- la nuit tombée, il partit
- la nuit était tombée lorsqu'il partit.

Je suis, personnellement, persuadé qu'en renonçant au formalisme, à la mécanisation grammaticale par un entraînement méthodique et progressif, nous apprendrions plus sûrement que par l'analyse traditionnelle à débrouiller l'écheveau des liaisons logiques. Nous savons, par expérience, combien il est difficile d'introduire dans de jeunes esprits les notions de conséquence - de but, d'opposition. Nous le pouvons cependant, si nous renonçons au dogmatisme, bref si nous montrons comment on passe de la juxtaposition des idées à leur liaison.

Je citerai ici quelques exemples dont je vous prie d'excuser la platitude et la banalité
a) soient deux idées : il travaille et il réussit.
Il s'agit de montrer le lien qui les unit et d'exprimer cette liaison avec les ressources qui nous sont offertes par l'usage.

- Grâce à son travail, il réussit
- Parce qu'il travaille, il réussit
- Il travaille (si bien qu'il réussit
(assez pour réussir

Au contraire, dans la phrase : il travaille et ne réussit pas, un enfant de 11 ans découvrira aisément deux idées qui s'opposent, et on lui demandera d'exprimer cette opposition de différentes manières

- Il travaille et cependant il ne réussit pas
- Bien qu'il travaille                                 il ne réussit pas
- Malgré son travail                                il ne réussit pas
- Quelle que soit son ardeur eu travail     il ne réussit pas.

et il ne sera pas utile de procéder à une autopsie de la phrase ou des propositions. Du même coup, nous éviterons de tomber dans l'artificiel ou même l'absurdité. Je citerai un exemple emprunté à un ouvrage fort répandu. Le texte suivant est proposé : "Pour qu'il ne se sentît point trop isolé, pour l'habituer à leur présence, pour qu'il s'attachât plus vite à eux, les maîtres laissèrent dormir Miraut dans la salle à manger". Que demande-t-on aux élèves ? d'analyser les propositions introduites par les subordonnants soulignés. L'enfant est ainsi invité à découvrir deux propositions de but et, arbitrairement, on élimine la 3e (pour l'habituer) qui n'entre pas dans la catégorie. Même à un âge plus avancé, on peut être surpris et égaré par ces subtilités.



Je me suis efforcé de vous montrer qu'un enseignement grammatical conçu de façon différente pouvait contribuer d'une manière efficace à l'acquisition des techniques de l'expression écrite et orale, c'est-à-dire des moyens de la communication. Cependant il ne s'agit là que d'un aspect d'un problème infiniment plus vaste et plus complexe.
Si nous voulons vraiment donner à un enfant entre le 6e et la 11ème année, la maîtrise la plus complète de sa langue maternelle, il convient que nous expérimentions, que nous mettions à l'essai les techniques les mieux appropriées dans tous les domaines et sans nous borner au seul enseignement de la grammaire. Très brièvement, j'aborderai ce point.

L'enseignement traditionnel, nous le savons, est morcelé en un certain nombre de disciplines partielles : la lecture, l'écriture, l'orthographe, la récitation, la grammaire, les conjugaisons, le vocabulaire, la rédaction. Les Instructions de 1938 soulignent que "toutes les parties de l'enseignement du français se prêtent un mutuel appui" mais, ajoutent-elles, "chacune de ces parties a ses faits propres et l'on ne peut les confondre sans grave inconvénient". En sommes-nous tellement certains ? Ne constatons-nous pas que dans la pratique, "les fins propres" c'est-à-dire la spécificité, ont, à des degrés divers, prévalu sur le mutuel appui ? Or, il est indispensable d'affirmer que ces disciplines, que ces exercices doivent délibérément être orientés vers les techniques de l'expression, que tout ce qui s'en écarte doit être considéré comme inutile et superflu. En d'autres termes, l'enseignement de la langue, doit être admis comme constituant un ensemble indissociable. Je prendrai un exemple : l'exercice traditionnel de dictée. On peut s'interroger sur son efficacité. On peut se demander s'il ne serait pas préférable d'exiger dans tous les exercices scolaires une orthographe correcte, d'apprendre le plus tôt possible à l'enfant à utiliser un dictionnaire, puisqu'aussi bien l'adulte n'en refuse pas le secours. De toute façon, quelle que soit la manière dont cet exercice est conduit, il est souhaitable de lui donner tout son sens. On peut dicter à la classe un texte simple d'où les pièges orthographiques seront bannis, demander à l'enfant d'en découvrir le sens, l'inviter ensuite à réfléchir sur la valeur exacte et précise de certains mots ou de certains tours. La dictée perdra ainsi son caractère artificiel et formel et ne deviendra pas un exercice privilégié.

Or, de même qu'il apparaît souhaitable d'échapper à la dispersion et au morcellement, il est nécessaire de créer ou de maintenir chez l'enfant le besoin d'expression. Il faut qu'un enfant ait quelque chose à dire et que nous lui fournissions les moyens de l'exprimer correctement, clairement, exactement. Bref, tout notre enseignement doit recevoir une "motivation". On peut partir, selon les possibilités, selon le niveau de la classe, selon le tempérament du maître, du texte d'auteur, du titre, de l'image, du disque, de l'expérience vécue, de l'histoire, de la géographie, des sciences d'observation. Peu importe. Ce qui compte, c'est que l'enfant ressente le besoin de s'exprimer, de s'affirmer, de communiquer. Ce qui suppose aussi que soient bannis certains thèmes : une soirée au coin du feu, le meilleur souvenir de vacances, les réflexions que vous inspire la contemplation d'une vieille pendule...

Tel est le sens de ce qui a été expérimenté en 1967-68 dans un certain nombre d'Écoles normales. Il convient de préciser que la liberté la plus grande a été laissée à chacun, comme il est normal, puisque nous ne détenons aucune certitude. Plus tard, à la lumière des expériences, il sera possible de dégager des enseignements et de revoir ou reprendre l'avant-projet d'instructions dont la valeur est souvent indicative. Cependant, d'ores et déjà, nous pouvons procéder à un bilan partiel et sommaire.

Les enfants parlent et écrivent et leur développement intellectuel ne semble pas souffrir de l'absence de formalisme dans l'enseignement grammatical.

Bien plus, il semble bien que nous ayons été trop modestes dans nos ambitions lorsque nous avons établi un projet de progression grammaticale. On peut - en sollicitant l'intelligence et en renonçant au formalisme - aller plus vite et plus loin, aborder plus tôt certaines notions ou certains rapports logiques, par exemple de cause, de conséquence, les oppositions.

Mais, il faut l'avouer, les maîtres sont inquiets et cette inquiétude est fondée sur deux causes. D'une part, les exercices traditionnels donnent un sentiment de sécurité. Il est aisé de noter une dictée ou les questions posées à la suite ; il est plus difficile de noter les progrès accomplis dans l'expression écrite et orale.

D'autre part, l'information des maîtres est insuffisante. Leur formation antérieure les a mal préparés à cette démarche pédagogique qui exige d'eux plus d'efforts et aussi une culture plus étendue. Des stages de perfectionnement seront certainement indispensables, si nous voulons poursuivre et réussir. C'est ici que pourraient être déterminants le rôle et la mission des Écoles Normales.

 

M. Rouchette, in Journées de la Rénovation pédagogique, Sèvres, 6-10 octobre 1969, Grenoble, 23-24 novembre 1969

 

 


 

 

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