Pour qui voyage (ou a voyagé) en avion, ce texte est un véritable délice : culture, humour, détachement... Un régal de lecture. Naturellement, c'est M. Le Lannou (1906-1992), brillant universitaire, fils d'instituteur (de l'école primaire de Plouha - Côtes d'Armor) !

 

 

 

Les voyages, qui ont formé ma jeunesse, continuent d'informer mon âge mûr. À l'expérience que donnaient naguère les parcours terrestres et marins s'est ajoutée la vue plus large de la Terre prise de l'avion, qui permet d'embrasser les ensembles. Comme il est regrettable que nos pédagogues ne puissent utiliser cet instrument souverain ! Beaucoup d'argent est dépensé sous prétexte de géographie pour une "recherche" pseudo-scientifique qui multiplie les missions farfelues, les expéditions inutiles aux marges de l'œkoumène, loin des problèmes fondamentaux et des cadres qui nous étreignent, mais on en trouve peu pour montrer aux adolescents la terre des hommes, et moins encore pour la leur faire percevoir de l'altitude qu'atteignent nos quadrimoteurs.
Je viens - hors de toute mission de recherche - de parcourir deux fois, entre 4 000 et 10 000 mètres, la route de Paris à Athènes et à Beyrouth. Puis-je dire sans cuistrerie que je m'en suis émerveillé ? Des vingt-cinq mille pieds où s'élève la Caravelle, l'ossature du relief, la structure agraire et la disposition du peuplement apparaissent en parfaite clarté, et je vois par exemple que les glaciers alpins sont en nette régression. Mais je veux bien admettre que ce sont là observations de professionnel, banales pour moi, sans écho pour les autres. Puisque mon avion va très haut et très vite, il permet du moins de raccourcir les distances et l'histoire, et ainsi de rassembler la réflexion. Je n'ai jamais si bien réalisé que la fortune de Rome - l'idée est d'Élisée Reclus - était due à la position toujours centrale de la ville par rapport aux trois cercles - de croissance, de conquête et d'empire - marqués par le Latium, la péninsule italique et le monde occidental de Lutèce à Balbek. J'ai compris aussi pourquoi le Christ s'était arrêté à Éboli : aperçue presque du même coup d'œil que le reste de la péninsule, cette Italie du Sud apparaît vraiment comme un monde très particulier, chaos d'argiles croulantes et brûlées où, nonobstant le relief abaissé, la confusion des topographies est telle, sous un climat implacable qui fait les hydrographies excessives, qu'elle peut bien décourager un rédempteur ; il est faux de dire que les Grecs ont trouvé là une réplique de leur pays : les établissement helléniques ne sont qu'accrochés à cette pseudo Grande Grèce à la faveur de quelques analogies du ciel et de la mer.
Mais voici la Grèce véritable, qui s'offre tout de suite au regard avant qu'ait disparu la terre d'Otrante. L'avion survole la côte septentrionale du Péloponnèse, presque au-dessus du golfe de Corinthe. Il est alors plus bas, car Athènes approche, mais l'altitude reste suffisante pour que l'on voie d'un coup d'œil tout l'essentiel de la Grèce antique. On saisit tous les traits des fondements géographiques sur quoi reposa une civilisation qui, d'emblée, se refusa aux démesures. Il y fallait ce cadre étroit par ses dimensions, mais étonnamment élargi par son morcellement topographique et son émiettement insulaire. Il y fallait aussi ce dépouillement des lignes et des volumes qui accentue le fini des horizons et n'y laisse d'autre mystère que le caprice peu déguisé des dieux. Les îles Britanniques ne sont, au regard de ce véritable archipel, qu'un massif continent brumeux. L'histoire de l'Europe est ainsi celle d'une progressive continentalisation. Pour l'Athénien, qui déjà méprise l'homme du bassin trop large de Béotie, le corps de notre continent finit à la Thessalie. La longue échine italique était plus propre que le squelette déchiqueté de l'Hellade à inspirer l'audace et à donner l'expérience des conquêtes profondes qui ont vraiment constitué l'Europe. Profondes, mais tout de même, aux temps romains, limitées par de solides fronts de stabilisation. C'est une dernière et saisissante image que je prends cette fois de mon Douglas italien par un splendide clair de lune d'après minuit, en atteignant le brusque écran montagneux du Liban. L'automobile me permettra par la suite de la compléter en me conduisant, à travers le rude bastion arrosé et par les lourdes ruines de Balbek si différentes déjà des légères colonnes du temple de Poséidon que l'on est en train de redresser sur le net promontoire du cap Sounion, aux marges du désert syrien et aux limites des possibilités d'un établissement à l'européenne.
J'ai sans doute dépassé mon propos, qui était de mettre l'accent sur le rôle que pourrait jouer l'avion dans la formation géographique. Revenons aux réflexions pratiques en disant que le voyage aérien de haute altitude permet de faire un utile raccord entre le paysage et la carte, le premier qui dérobe sa réalité profonde sous le fourmillement d'images difficiles à ordonner, la seconde qui est une abstraction vide de chair. Le tableau vu du ciel garde assez de couleurs et de relief pour que son ordonnance schématique autour des grandes lignes à quoi l'atlas se borne ne le prive pas de contenu substantiel. Pierre Deffontaines, dans les volumes parus de son admirable Atlas aérien(1), utilise avec une belle efficacité la photographie d'avion. Avec l'accroissement des altitudes et des vitesses de croisière, qui augmente les échelles et rapproche la réalité de la carte, les voyageurs curieux qui auront feuilleté ces somptueuses planches auront le moyen de développer leurs enseignements.
Mais il faut le dire : je suis, ce jour-là, le seul à regarder par le hublot. N'y a-t-il plus de voyageurs curieux ? Ou - la cause ici se confond avec l'effet - de voyageurs conscients ? Je suis le seul - avec, j'imagine, les gens du poste de pilotage - à savoir où je me trouve. Il est vrai que les passagers sont livrés à eux-mêmes, quand ils ne sont pas trompés par l'intervention prévenante du haut-parleur. Le steward français, qui est d'autre part un remarquable professionnel, montre l'île d'Elbe quand il s'agit de Monte-Cristo. L'hôtesse italienne me confie que nous survolons la Crète quand nous sommes au-dessus de Chypre ; elle se trompe de 600 kilomètres quand son pilote, lui, trouvera au mètre près la piste de Khaldé-Beyrouth. Au retour, l'hôtesse française en annonce une plus grosse : alors que nous laissons Rhodes pour nous engager sur l'Égée, elle décide que nous entamons la traversée de la mer Ionienne. Mais peu importe. Fausse ou vraie, l'information trouve tout le monde indifférent. Le passage s'est installé dans son confort. Les rideaux sont baissés au moindre soleil. La cigarette gratuite et le whisky ont plus d'attraits que l'Hymette, puis le voyageur céleste s'endort, en plein clair de lune, sur la magnificence de l'Attique et des Cyclades.
Je ne demande pas qu'on les dérange, ni non plus qu'on les enlaidisse, en les bourrant de géographie, nos hôtesses de l'air. Je regrette, tout simplement, et plus vivement l'indifférence que l'ignorance(2). Je pardonne à la dame diserte qui, l'île de Sardaigne étant signalée au loin sur tribord, demande si l'on va apercevoir Palerme : celle-là du moins tient à s'informer de quelques jalons. Les autres se réservent pour les accrochages majeurs. Saint-Pierre de Rome a du succès, même s'il n'est vu qu'en un éclair au prix d'une douloureuse contorsion. L'Acropole agglutine la troupe sur bâbord, et ferait chavirer un appareil moins assuré. Mais ce ne sont plus là que des noms, des poncifs, des vedettes. Peu importent la position de ces merveilles, leurs rapports avec l'ensemble des contrées qui les unissent ou qui les séparent. L'essentiel n'est pas de les avoir vues, mais de les avoir survolées et d'avoir eu conscience un instant qu'on est de l'élite puisqu'on les a, sans erreur, reconnues.
L'homme ne voyage pas : il se déplace d'un point à un autre. La géographie et l'histoire n'ont laissé en lui d'autres points de repère que ceux qu'ont consacrés les modes du tourisme cossu. Le spectacle de la terre ne l'émeut pas parce que la terre elle-même ne l'intéresse en aucune manière ; c'est tout à fait en dehors d'elle, de sa chair, de ses rudesses et de ses dons que s'organisent aujourd'hui les cultures et les éthiques, voire les programmes de reconstruction du monde. Le voyage facile a tué le voyage profitable. Mais l'avion est-il le premier instrument de progrès qui ait contribué à amenuiser les pensées à voiler les yeux ?
En écrivant ainsi mon regret de voir la terre échapper proprement aux intentions de cet humanisme moderne que tout professeur appelle maintenant de ses vœux, je cours le péril d'être rejeté parmi les ennuyeux régents de collège. J'accepte pourtant d'être comique en m'apitoyant sur cette humanité accélérée, décrochée de ses sièges, oublieuse de ses demeures, ignorante du cadre terrestre qui regroupe tous ses problèmes, et se réjouissant d'orgueilleuses abstractions. Et j'ai bien peur qu'avec l'ère du monde fini n'ait commencé, lamentablement, celle d'un monde dangereusement inconnu.

 


Notes

 

(1) Publié (en cinq tomes) chez Gallimard.
(2) Ces maux ne sont pas sans remèdes. Larousse vient de publier un Atlas général et une Géographie universelle aussi attrayants qu'instructifs.

 

 

© Maurice Le Lannou, in Le Monde du 15 août 1959, p. 7 - l'une de ses 202 chroniques publiées dans ce journal

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.