Emprisonné par Vichy (comme d'autres parlementaires juifs - épisode du Massilia), l'ancien ministre Jean Zay se souvient...

 

"Le Conseil Supérieur de l'Instruction publique ! La moins connue, la plus discrète des assemblées françaises, était à coup sûr la plus éminente. En quel autre lieu aurait on vu se coudoyer les académiciens et les professeurs au Muséum, les maîtres du Collège de France et ceux des Langues orientales, les gloires de la Recherche scientifique et les érudits des archives nationales, les représentants de toute l'Université française, depuis les recteurs jusqu'aux instituteurs ? Les uns et les autres, assis sur des bancs d'écolier, dont les rangées parallèles se faisaient face, composaient un aréopage en général avare de paroles, - pas toujours, car on y connut des débats passionnés, et il avait ses orateurs -, mais que baignait une grande atmosphère de science et de dignité. Le ministre y venait rituellement ouvrir la session semestrielle par un discours dans lequel il commentait les textes sur lesquels le Conseil aurait à donner son avis, et en profitait pour développer les grandes lignes de sa politique. On l'écoutait dans un silence attentif. Il arrivait qu'on l'applaudît, mais le fait était rare et revêtait alors une particulière signification. Il se retirait ensuite pour laisser à l'assemblée toute sa liberté de discussion, et passait le fauteuil au vice-président [...]. De toutes les circonstances solennelles où, dix fois par semaine, le ministre de l'Education nationale était appelé à prendre la parole, celle-là constituait, pour certains esprits du moins, dont je fus, la plus impressionnante. Un jeune ministre à ses débuts ne découvrait pas l'épreuve la plus redoutable dans la tribune de la Chambre ou même dans celle du Sénat, ni dans la harangue traditionnelle de la distribution des prix du Concours général, ni dans les inaugurations en présence de chefs d'Etat étrangers, ni même devant cet auditoire dangereux que constituaient trois mille jeunes garçons réunis à la Sorbonne pour quelque fête de boy-scouts, mais derrière la petite table du Conseil Supérieur, avec un encrier antique et son sous-main de buvard vert. Certains projets ministériels devaient être obligatoirement soumis à l'avis du Conseil Supérieur, d'autres l'étaient facultativement. Dans tous les cas, le ministre restait maître de passer outre à une opposition. On devine bien que, s'il le faisait, c'était grand émoi dans l'Université. L'aventure ne m'échut point car, de 1936 à 1939, le Conseil supérieur donna son approbation à tous les textes qui lui furent envoyés. Mais ce qui vous emplissait d'une crainte respectueuse, au début du discours semestriel, ce n'était point l'inquiétude de voir repousser des arrêtés ou des décrets, c'était le sentiment obscur d'être jugé soi-même, pendant qu'on parlait, par ces augures bardés de parchemins. Rentrés chez eux, dans leurs instituts et leurs laboratoires, ils feraient des commentaires, émettraient des appréciations lapidaires, dont le poids serait plus lourd à votre renommée que tous les ordres du jour parlementaires. Derrière la porte, dans l'antichambre ténébreuse où débouchait un escalier en tire-bouchon plein de traîtrise prémonitoire, les directeurs de cabinet et les attachés écoutaient anxieusement leur ministre, épiant les moindres rumeurs et guettant les ondes favorables. De retour à son cabinet, ledit ministre n'était point quitte. Dès la fin de la matinée et tout au long des journées suivantes, - la session durait deux ou trois jours -, des émissaires, ses directeurs en général, grimpaient le tenir au courant des délibérations : "Un tel a dit ceci ... Mais tel autre a répondu ...". La session close, les projets de décrets, ayant reçu l'auguste visa, prenaient fièrement le chemin du Journal Officiel. Sous son lustre toujours éteint, enveloppé d'une housse grise, la modeste salle du Conseil Supérieur retombait alors dans le silence lourd des lieux saints".

 

Jean Zay, Souvenirs et Solitude, Journal, 17 déc. 1941