"Ce qui me paraît le plus difficile dans toute éducation, c'est d'apprendre à lire, surtout par la méthode que l'on emploie"
(Louis-René Caradeuc de La Chalotais, Essai d'éducation nationale, 1763)

 

 

Sans doute est-ce l'égocentrisme du pédagogue qui a fait de l'apprentissage de la lecture le but majeur de la première école : "apprendre à écrire" est peut-être le plus difficile pour l'enfant ; mais l'entendons-nous bien ? Au moins, le symbole demeure-t-il et c'est autour de lui que se nouent les plus vives discussions de méthodes. Nous n'y pénétrerons pas, incompétent que nous sommes : malgré des dizaines de milliers d'examens de jeunes Français saisis à hauteur de la sélection militaire, nous n'avons pu reporter à une méthode d'apprentissage de la lecture définie le pourcentage - angoissant - de "rétro-analphabètes".

Aussi nous contenterons-nous de signaler quelques ébauches anciennes de la méthode dite globale.

Ne parlons pas des filles de Plantin qui corrigeaient sans les comprendre, les épreuves en langues mortes de la Bible. N'insistons pas davantage sur cette intuition, cette injonction, d'un esprit singulier de la fin du XVIe siècle, Pierre Le Gaynard, demandant de "lire d'une traite, à vue d'œil, sans épeler".

À propos de l'imprimerie à l'école (à laquelle Freinet aura, entre autres œuvres, attaché sa vie et son nom), nous reviendrons un jour sur l'une des plus extraordinaires expériences pédagogiques d'un siècle d'expérimentateurs et de pédagogues : Louis Dumas - un nom prédestiné - mit au point, vers 1730, le "système de bureau typographique" ; placés devant des cases contenant des lettres ou chiffres de carton, les enfants apprennent à composer, donc à lire : il n'est "pas nécessaire d'épeler, dit l'auteur, ni d'attendre que l'enfant sache écrire".

Un autre praticien, P. de Launay, publie, en 1741, un ouvrage présenté et appliqué par son père de 1713 à 1719 : Méthode pour apprendre à lire le français et le latin, par un système si aisé et naturel qu'on y fait plus de progrès en trois mois qu'en trois ans par la méthode ancienne. Certes, ladite méthode - qui reprend l'heureuse formule des "Messieurs de Port-Royal" quant à l'appellation phonétique des lettres - est-elle plus syllabique que globale ; mais l'auteur affirme que l'enfant doit lire (tôt et beaucoup) "sans attendre qu'il sache entièrement épeler, parce que le tout vient à la fois avec l'usage" : la troisième leçon comprend les mots cerfeuil, écueil, cercueil.

L'apport de l'abbé Berthaud sera plus riche encore. En 1744, il publie La théorie et la pratique du nouveau quadrille des enfants, nouvelle méthode pour apprendre à lire par le moyen de 160 figures dont les objets familiers aux enfants servent à imprimer, en très peu de temps, dans leur mémoire, tous les sons et toutes les syllabes de la langue.

Dès l'abord, selon un ton et des idées qui annoncent Rousseau, l'auteur s'en prend aux méthodes d'apprentissage de la lecture : techniquement, c'est jouer la difficulté que d'apprendre à lire à partir des éléments qui "ont en eux-mêmes quelque chose de rebutant et d'épineux" ; psychologiquement, "les défauts qui sont la suite naturelle de l'enfance contribuent encore beaucoup à augmenter les difficultés" ; l'abbé appuie son propos, dit-il, sur "les réflexions que j'ai faites sur ces défauts communs aux enfants" - aussi bien que sur "l'expérience que j'ai acquise sur leur génie". "Essayer, dit-il, de fixer la légèreté si naturelle aux enfants en exigeant d'eux une application fréquente à des lettres, des courbures de lettres, des mots et des sons, c'est vouloir forcer la nature […]".

Or, "en étudiant les figures dont on a rempli certains livres d'histoire […] et qui ont cet avantage qu'en fixant l'imagination d'un enfant, elles l'amusent et l'instruisent", l'auteur en vient à son idée. "J'ai fait graver les 160 objets dont les noms renferment chacun, un son […]. Ensuite, j'ai appliqué ces figures sur autant de fiches, au dos desquelles se trouvent les sons différents. Ainsi l'usage d'un couteau conduira au son cou qui figure au revers de la fiche - soleil à eil... ".

L'abbé Berthaud s'étend longuement sur les avantages de sa technique : "Dans la méthode vulgaire, les sons qui répondent aux lettres et aux syllabes sont quelque chose d'abstrait, qui ne frappe pas les sens, que rien de sensible ne fixe ; la liaison de la figure et du son du b est aussi insensible qu'arbitraire […]. Pour moi, je n'ai que faire à force de répétitions et de dégoût […] ni de lui faire épeler ces lettres, ni de lui faire répéter le son attaché à ces lettres […]. Par le moyen des figures représentant des objets familiers, on charge la mémoire de deux choses en même temps, la figure et le son. Je ne fais que me servir de cette idée qu'ils possèdent déjà pour leur faire retenir un son, je fais servir une connaissance que je ne leur donne point à en acquérir une autre qui leur manque ; rien de plus propre à fixer l'imagination et assurer la mémoire […] si l'objet est connu. L'expérience le prouve : on ne réussit jamais mieux […] ; sans cela, ils (les enfants) ne savent souvent qu'à demi des choses qu'on croit qu'ils possèdent parfaitement. D'ailleurs, autre avantage considérable de ma méthode, la figure suffit pour se faire ressouvenir du son, même en l'absence du maître".

L'abbé Berthaud insiste d'ailleurs sur cette notion de vision globale. Plutôt que d'épeler des lettres qui ne conduisent pas au son indiqué - cou, par exemple, -, il est plus simple d'accoutumer la langue à prononcer ce son dès que l'œil est frappé de l'assemblage de ces lettres par le moyen d'une figure. "Et que l'on ne vienne pas reprocher à cette méthode d'être trop amusante", elle exige "une application sérieuse" tout en s'éloignant de la besogne habituelle "sèche et rebutante appliquée à des études assez ennuyeuses d'elles- mêmes".

Quant aux planches, elles se présentent en 8 séries de 20 figures, précédées d'un mode d'emploi précis pour les maîtres : c'est à la fois une méthode d'observation et un plan logique.

Le livre devait connaître une trentaine d'éditions. Il disparut alors que s'organisait un enseignement collectif qui croyait n'avoir que faire d'une formule trop concrète et trop individualisée.

 

 

© Jean Vial, in l'Éducation nationale, n° 32, 15 XI 1962, pp. 18-19