Ah ! Jaurès ! Quel professeur de sagesse, comme eût dit Gaston Bachelard !

 

 

Les fripons ont assez de moyens pour faire des dupes ; ne leur prêtons pas les mains par un aveuglement charitable, et ne faisons pas de la bienveillance l'alliée et la complice du mal qu'elle voudrait guérir.

 

 


Mesdames, Messieurs, Chers Élèves,

 

La bienveillance a plusieurs formes ; il en est une, la principale, dont je voudrais vous entretenir : la bienveillance dans les jugements soit intérieurs, soit exprimés, que nous formons sur les hommes ; les deux choses n'en font qu'une, car on finit le plus souvent par dire des hommes le bien ou le mal qu'on en pense, et par en penser le bien ou le mal qu'on en dit.

La bienveillance n'est pas une complaisance d'esprit et de cœur qui s'étende également et aveuglément à tous ; elle ne serait qu'une variété de la sottise la plus rare, il est vrai, et la plus aimable de toutes. Il y a dans le monde des sots et des méchants : pourquoi l'oublier de parti pris, puisqu'à tout instant ils se chargent de nous le rappeler eux-mêmes ? La vérité n'est pas seulement la loi de nos pensées ; elle est aussi la loi de nos affections, et la bonté, la tendresse de cœur, les meilleures choses qui soient au monde, ne peuvent pas se passer de vérité. Encore si par une illusion généreuse sur les hommes on avait quelque chance de les amender, si par une estime excessive on les forçait presque à les mériter !

Le bon roi Robert jetait son manteau sur les pauvres pêcheurs qu'il prenait en faute ; je l'en louerais si les pêcheurs n'eussent continué à pêcher sous le manteau et plus à leur aise.

Sous le couvert de la bienveillance, et comme abrité par l'ignorance systématique des hommes de bien, le mal cheminerait en ce monde, plus fort et plus insolent. Et comment guérir la sottise par la complaisance, puisqu'elle vient le plus souvent de trop se complaire en soi-même ! Les fripons ont assez de moyens pour faire des dupes ; ne leur prêtons pas les mains par un aveuglement charitable, et ne faisons pas de la bienveillance l'alliée et la complice du mal qu'elle voudrait guérir.

Il est bon que la justice humaine fasse tomber ou dérange tout au moins certains masques, et je serais désolé que l'office de la bonté se bornât à les ramasser et à les remettre en place. Quant à la sottise, il faut bien l'avertir parfois, même un peu fort, car elle a l'oreille dure ; d'ailleurs, quand elle se complique de vanité, elle est comme un attentat public et permanent qui justifie l'éclat et la vivacité des représailles. Une bienveillance inflexible universelle, qui fermerait obstinément les yeux et les oreilles à l'évidence criante du mal ne serait guère à l'honneur de l'homme, car il ne pourrait soutenir, et elle serait une dérision de sa faiblesse ; les quelques rêveurs qui l'ont pratiquée tremblaient sans cesse de la perdre ; ils n'osaient pas regarder l'humanité en face, de peur de la trouver laide. Il faut à celle-ci une affection plus robuste et plus courageuse, qui sache voir le mal où il est et ne point s'en effrayer et s'en offenser outre mesure.

Ce n'est point aimer la vie que d'en ôter par la pensée les heures tristes et les jours mauvais, pour composer de ses heures joyeuses et de ses jours sereins une existence idéale où rien ne déconcerte le besoin de bonheur qui est en nous ; il faut la prendre tout entière vaillamment avec ses douleurs et ses joies, sauf à l'améliorer sans cesse par un sage et constant effort.

De même c'est aimer médiocrement l'humanité et avec une délicatesse offensante, que de dérober sous un voile ses misères petites ou grandes, pour ne contempler en elle que les traits brillants ou nobles ; il n y a là qu'une affection artificielle et provisoire, qu'un peu plus de lumière ou de franchise avec soi-même fait évanouir.

Ce n'est pas à l'aube grandissante du crépuscule et à l'incertaine clarté du rêve, c'est au plein jour de la réalité et de la vie que nous devons voir et juger les hommes, mélangés de bien et de mal ; et la bienveillance ne consiste pas à ignorer le mal au profit du bien, mais à voir nettement le bien comme le mal, avec une préférence de cœur pour le premier, et un souci constant de le rappeler à ceux qui le nient ou le méconnaissent.

Il est défendu à l'homme de bien d'ignorer le mal ; il lui est défendu de le taire à ceux qui pourraient en souffrir, mais il lui est bien permis, j'imagine, sans que personne puisse le soupçonner de naïveté, d'arrêter sa pensée aux bonnes et belles choses qui sont au monde, de s'attarder en leur compagnie, et d'en entretenir surtout ses amis qu'il croirait affliger, par le spectacle inutile du mal, qu'il espère au contraire, par des témoignages nouveaux de la noblesse humaine, le premier souci de tout homme digne de ce nom.

La bienveillance n'est pas l'abdication du jugement et du sens pratique, elle n'est pas la confusion volontaire ou involontaire de la réalité et de l'idéal ; elle sait fort bien qu'elle est l'écart de l'une à l'autre. Seulement, quand elle trouve dans la vie l'idéal réalisé, en partie du moins, quand elle rencontre sur son chemin des actions qu'il a marquées au passage des hommes dont il fait parfois sa demeure, elle est plus attentive et plus sensible à la part de loyauté, de droiture, de bonté qui s'est maintenue contre tous les assauts de l'égoïsme qu'aux revanches temporaires et au retour presque inévitable de celui-ci dans les cœurs les plus dévoués et les plus fermes.

Voilà longtemps qu'on a comparé le monde et la vie humaine à un grand livre ouvert devant nous ; ce livre, l'homme malveillant n'y jette les yeux que pour y découvrir les mauvais passages ; et ceux-là, au rebours de toute raison, il les savoure, il les apprend par cœur, pour les réciter ensuite à tout venant et discréditer le livre auprès des esprits légers ; l'homme bienveillant, au contraire, sans méconnaître les défauts ou les vices du livre, ses endroits ridicules ou bas, en souffre au lieu de s'en réjouir ; il les parcourt avec impatience et, se hâtant vers les beaux passages élevés et réconfortants, il s'y arrête et s'en pénètre et les propage ensuite de toutes ses forces, car il compte un peu sur l'admiration bienfaisante qu'ils excitent dans les âmes pour transformer à leur image, avec la collaboration de tous, le livre tout entier. La bienveillance est aussi une lumière généreuse et intelligente qui n'admet aucun mélange d'obscurité, qui éclaire tous les détails de la vie et tous les côtés de la nature humaine, mais qui réserve son éclat le plus doux, le plus profond et le plus durable à ce que l'homme et la vie humaine ont de plus grand. Pas plus qu'à la liberté et la sincérité de nos paroles, rien n'est plus opposé à la véritable bienveillance que cette charité hypocrite qui plaide sans conviction une cause perdue, car elle ne fait qu'aggraver, par la puérilité de la défense, la certitude de la faute commise et la passion des accusateurs.

Devant l'évidence du mal, l'honnête homme ne doit ni se taire ni subtiliser ; il compromettrait inutilement l'autorité de sa raison ou de sa parole et, par son entraînement généreux à accuser le coupable, il perdrait la force de justifier l'innocent. Bien plus, interrogé sur des bruits fâcheux qui menacent la réputation d'un homme, il ne doit pas feindre l'ignorance ; car si c'est la malignité qui l'interroge, elle interprétera ce silence comme une accusation d'autant plus terrible qu'elle n'ose se formuler, et si c'est la bonne foi, comme, tôt ou tard, elle sera instruite, il vaut mieux assurément, dans l'intérêt de l'accusé, qu'elle le soit par l'homme bienveillant et réfléchi, qui indique la source des bruits et en mesure la valeur, que par l'homme malveillant ou léger qui donne un faux air de certitude à de simples soupçons, et laisse ainsi dans les âmes une première impression mauvaise et tenace. L'homme bienveillant ne sera donc ni un sophiste plaidant le faux par bonté d'âme, ni un timide hésitant toujours à dire le mal qu'il sait. Seulement, il ne le dira que contraint par le devoir ou fortement sollicité par les circonstances, sans empressement et sans joie. Il ne se fera de le publier ni un métier ni un jeu, ni un moyen facile de succès mondain. Il corrigera le mal qu'on dit d'un homme par le bien qu'il en sait, insistant davantage sur celui-ci, par un contre-poids légitime à l'insistance contraire des médisants. Surtout il ne croira pas et ne reproduira pas à la légère les méchants propos ; il se tiendra en garde, et les autres avec lui, contre les apparences les plus fortes qui ne sont, bien souvent, comme il pourrait en donner maintes preuves, qu'un mensonge au hasard. Trompé comme les autres et coupable d'une parole imprudente, il aura le difficile courage de revenir ouvertement sur l'erreur une fois reconnue, et de réparer le tort qu'il a fait, il tempérera, par le souvenir discret de la faiblesse commune, l'âpreté des reproches et des haines, et ainsi, sans pédantisme, sans affectation de zèle, par l'autorité croissante du caractère, par la seule force de la droiture et de la raison, il mettra dans les récriminations et les inventions humaines un peu de paix et de vérité. Enfin, quand il lui sera permis d'échapper aux luttes et aux querelles, il se hâtera de revenir à l'innocence de ses occupations et de ses pensées ; au sortir des contestations et des rumeurs mauvaises où la vérité, pour se faire jour, est obligée de prendre l'allure d'un combattant et de blesser parfois, il retournera bien vite aux vérités pacifiques, à l'observation bienveillante et désintéressée de l'univers et de la vie ; et le rayonnement de sa curiosité sympathique et de sa bonté sera autour de lui comme une sphère de clarté aimable, visible même à l'œil grossier, où la malveillance ne pénétrera qu'en baissant la voix instinctivement. Oh ! il ne s'interdira pas la gaieté et l'observation moqueuse ; le monde fourmille de travers et les plus innocents sont toujours pour quelqu'un une source de chagrin.

Quoi de plus inoffensif en apparence que la manie ambitieuse du bon bourgeois sans notoriété qui rêve la députation ? Mais comptez les frais d'affiches qui grèvent le budget domestique, les accès de mauvaise humeur qui se multiplient avec les échecs, et vous verrez qu'il n'est point d'offense au bon sens, si légère soit-elle, dont quelqu'un ne porte la peine. Que conclure de là ? Que les travers seraient chose bien terrible, si, par une sorte de compensation, ils ne faisaient circuler dans le monde une rafraîchissante gaieté ! Le temps est lourd, à certaines heures, et la vie comme languissante, mais voilà qu'un nuage aux formes fantasques, plus amusant que terrible, monte à l'horizon ; il crève, les ridicules pleuvent à flot ; le rire dilate les poitrines humaines, et la terre est désaltérée.

Pourquoi l'homme d'indulgence et de bonté n'aurait-il pas sa part de la gaieté universelle ? Si le monde est en un sens, une comédie, pourquoi ne s'amuserait-il pas ouvertement ? Il a payé sa place comme les autres, seulement, jusque dans sa gaieté moqueuse, je retrouve sa bienveillance ; sa raison est réjouie plus que sa malice par les ridicules des hommes. Les ridicules n'intéressent le malveillant que s'il peut y inscrire un nom propre ; les travers ne l'amusent que s'ils portent tel habit, s'ils logent telle rue, tel numéro, et si on peut donner l'adresse à toute la ville. Ouvrez-lui la collection la plus riche, le musée le plus divertissant et le plus merveilleux des sottises humaines, il s'ennuiera si les produits ne portent pas la marque individuelle de fabrique et d'origine. Le monde n'est pas pour lui une comédie, quoi qu'il en dise, car la comédie marque d'un nom imaginaire des défauts réels, et il serait plutôt tenté de marquer d'un nom réel des défauts imaginaires.

La comédie montre l'homme à l'homme ; elle ne livre pas l'individu. L'homme bienveillant au contraire est vraiment en ce monde comme en un théâtre ; il souffrirait volontiers qu'on débaptisât les défauts vivants qui passent sous ses yeux, et ils ne seraient notés pour lui que par des X ou des Y, qu'il leur trouverait la même saveur, car il n'y voit pas une arme contre telle ou telle personne, mais seulement une manifestation amusante de la nature humaine, un échantillon curieux de notre faiblesse, un incident impersonnel, une mésaventure anonyme du bon sens et de la raison. Il y a dans cette façon de voir les choses plus de bonté, plus d'indulgence aussi et d'élévation.

Nos meilleurs amis, ceux que nous estimons le plus, ont, comme nous-mêmes, plusieurs défauts ; les ignorer est difficile, n'en point parler du tout, plus difficile encore ; en amuser les indifférents c'est une trahison ; il ne reste qu'une chose à faire, c'est d'en plaisanter et d'en taquiner un peu ses amis eux-mêmes, avec bonté toujours, et, si on peut, avec esprit. L'esprit fait passer bien des choses, et la bonté plus encore. Il y a dans cette petite guerre inoffensive une épreuve tout à la fois et un privilège charmant de l'amitié assaisonnée d'un grain de malice ; rendue plus piquante et plus sûre par la franchise mutuelle d'une raillerie aimable, elle ne vaut pas moins et plaît davantage.

Il n'est pas mauvais que nos amis aient des défauts, car nous apprenons par là que des défauts, même nombreux, ne gâtent pas un fond de droiture et d'intelligence, et le reste des hommes profite de cette expérience. Combien faut-il pardonner de défauts ? Je souffrirais volontiers que la liste en fût longue, pourvu qu'elle fût avouée tout entière par le détenteur, et qu'on pût de temps en temps, dans les crises aiguës, lui en appliquer une lecture avec commentaire. On m'a conté que sur les navires, où la vie en commun très resserrée, serait insupportable sans beaucoup d'abandon et de liberté, chacun avait son signalement moral dressé par les autres, c'est-à-dire nullement flatté, et accepté par lui. Je parle bien entendu des jeunes gens ; un tel passe sa matinée à sa toilette, et redouble de soins en vue de la terre ; tel autre est mauvais joueur et se fâche vite ; un troisième a des histoires interminables, et comme la vérité est une ancre incommode qui fixe la parole et en empêche les évolutions, il lève l'ancre et livre la voile à tous les souffles de la fantaisie. Tous ces défauts, minutieusement observés et décrits, font désormais partie de la personne ; ils ont été embarqués avec elle ; ils sont du voyage, on s'arrange pour en souffrir le moins possible, mais on ne les maltraite pas trop, et on ne leur en veut pas ; quand ils se produisent, les camarades les notent d'un seul mot, tranquillement, devant le coupable, avec une sorte de froideur scientifique, comme ils noteraient sur le journal du bord les sautes de vent, les brumes, les contre-courants ou tout autre incident banal et inévitable de navigation. Comme on a droit à tant de pieds carrés sur le navire, on y a droit à tant de défauts.

Messieurs, la terre est un gros navire et la vie est un voyage, comme disent les brochures de propagande que les bonnes âmes oublient exprès sur les banquettes de chemin de fer ; et malgré le nombre des passagers, il y a plus de place pour chacun que sur un cuirassé de premier rang ; les froissements sont plus rares et moins dangereux ; aussi, raisonnablement, aurions-nous droit, les uns et les autres, à plus de défauts que sur un navire ; si vous voulez passons un contrat.

Vous le voyez, messieurs, la bienveillance a perdu pour nous, si je ne me trompe, ce faux air d'illusion juvénile ou de contrainte monacale qui prête à rire aux esprits mûrs ou effarouche les âmes libres. Elle est faite de tendresse, de vérité et de bonne humeur. Les vérités d'où elle dérive sont la plupart d'un ordre élevé et vraiment digne de cet auditoire ; mais le temps me presse ; je ne voudrais pas les trahir et vous fatiguer par un exposé incomplet ; je me borne à une vérité très simple, très familière, et, si on s'en pénètre bien, très efficace.

La plupart des propos qui courent, et vous savez qu'il n'y a guère que les méchants propos qui aient de bonnes jambes, sont faux ou tout au moins incertains. C'est une expérience à faire, à laquelle je vous convie sans crainte, parce que je l'ai faite souvent et qu'elle a toujours tourné dans le même sens. Sur dix histoires (c'est le mot convenu et je ne m'en plains pas, histoire voulant dire non ce qui est vrai, mais ce qu'on raconte), il y en a tout au plus une de vraie et encore c'est par hasard et sans qu'on puisse au juste savoir laquelle.

Messieurs, je tiens le pari ; j'en ai perdu d'autres ; je gagnerai celui-là. Homme bourru ? vous dit-on. Approchez un peu : homme intelligent qui a rebuté quelques imbéciles. Femme acariâtre, orgueilleuse, qui méprise sans doute ses voisines puisqu'elle se dérobe à leurs visites ? pauvre malade, à peu près mourante que la gaieté importune et qui ne veut pas ennuyer les autres de son mal. Garçon pédant et fier qui tient la tête haute ? charmant garçon et fort modeste, qui porte seulement des cols un peu raides, et ne paraît empesé que parce que sa chemise l'est un peu trop. Relations coupables, commerce criminel, que sais-je ? affection pure et loyale qui ne soupçonne même pas dans sa droiture les railleries des sots et les interprétations calomnieuses.

Voilà, messieurs et mesdames, ce que j'ai vu dans le petit cercle de relations et d'expérience où j'ai vécu ; et sans aucun doute vous avez vu semblable chose. Je ne dis pas que le dernier mot ne reste à la vérité, mais quoi d'étrange si les premiers bruits de toute affaire qui se propagent si vite et durant si longtemps sont presque toujours faux ? La vérité sur le moindre fait est si difficile à connaître. Il faut tant de loisir, de réflexion, de lumière et de désintéressement ! Voyez un peu aux cours d'assises : il s'agit d'un fait circonscrit, particulier et relativement considérable, c'est-à-dire facile à saisir. Il y a des douzaines de témoins, déposant sous la foi du serment, et seulement de ce qu'ils ont vu, donnant ce qu'ils ont entendu dire non pour un fait, mais pour un simple propos. On a sous les yeux le prévenu ; on peut le voir, l'entendre, confronter ses différentes réponses ; son passé est connu, soit par des documents, soit par des témoignages ; les jurés n'ont l'âme égarée par aucune haine, l'intelligence obscurcie par aucun intérêt ; leur attention est tenue en éveil et leur force d'esprit surexcitée par le sentiment de la responsabilité ; enfin ils mettent en commun leurs lumières. Et quel est bien souvent le résultat de tout cela ? Le doute, l'inquiétude des consciences droites qui ne savent pas au juste où est la vérité.

Étonnez-vous que les hommes dans la vie courante, jugeant bien dix affaires par jour, sans enquête sérieuse, sans débats contradictoires, sans confrontation des témoins et de l'accusé, sans connaissance directe de celui-ci, se trompent au moins neuf fois sur dix, alors surtout qu'il s'agit non seulement d'un fait matériel et palpable, mais aussi des sentiments secrets et des mobiles cachés de l'âme. L'étonnant, c'est qu'ils rencontrent parfois la vérité ; car il nous est aussi difficile d'atteindre le vrai, guidés seulement par la rumeur publique, qu'il est difficile au chasseur d'atteindre l'oiseau invisible dans un fourré épais guidé seulement par le bruit des branches pliantes et des feuilles remuées.

Messieurs, je n'ai qu'une médiocre espérance d'arrêter le courant des méchants propos ; il me semble même qu'il se développe de jour en jour ; ce qu'autrefois on se contentait de dire, on l'imprime aujourd'hui ; les petites médisances qui ne passaient pas la ville font maintenant le tour du département et même de la région ; c'était jadis un modeste ruisseau urbain qui se perdait bien vite, je ne sais où, dans le sable. C'est aujourd'hui un ruisseau ambitieux, et qui veut voir des pays ; nos histoires locales se déversent dans la presse toulousaine comme nos rivières, dans la Garonne ; seulement nos histoires font ce que nos rivières ne font pas. Elles remontent vers leur source, et bien leur en prend ; car au retour du voyage leur pays d'origine les accueille avec un redoublement de faveur. Mais laissons cela : la géographie n'est pas mon fait, et les nouveaux affluents albigeois de la Garonne ne me regardent pas. D'ailleurs, il s'en faut que la presse ait canalisé et absorbé toutes les menues histoires ; les plumes trottent, mais les langues ne s'arrêtent pas, et le grand mouvement de nouvelles, rapide et incessant qui, par la presse, traverse la France d'un bout à l'autre, jetant à toutes les villes la petite circulation des histoires locales, détruira le mensonge plus vite que les chemins de fer n'ont tué le roulage et les voitures de place.

Les médisances ont en chaque ville des véhicules innombrables, et j'ajoute : des véhicules charmants ; il est des personnes qui vont, par état, de maison en maison, semant et récoltant les nouvelles. La faute n'est point tout à elles ; il faut bien plaire la pratique qui aime fort ce qu'on dira des autres, aujourd'hui, et ne soupçonne pas ce qu'on dira d'elle, demain. Comment, par exemple, quand l'aiguille et la langue vont aussi bien l'une que l'autre, la robe ne serait-elle pas accomplie ? Et quand on fait si bien babiller le prochain, comment n'habillerait-on pas bien la cliente ? Et, en effet, elle peut être tranquille, on l'habillera. Et les servantes ? Les écoliers, quand ils vont à l'école, font cette prière : saint Nicolas, mets des prunes dans mon panier. Je ne sais pas le nom de la sainte qu'invoquent les servantes quand elles vont au marché, mais elles lui disent assurément bonne sainte, mets des nouvelles dans mon grand panier.

Et comme au retour la maîtresse de maison vérifie la marchandise, les nouvelles s'en échappent, frappent son oreille ; elle les recueille et les loge dans sa corbeille à ouvrage jusqu'à sa prochaine visite. Autre servante, autres histoires, et, voilà peut-être pourquoi on en change si souvent, mais il faut bien dire quelque chose ! Le bon Dieu nous a donné la langue pour parler ! Ajoutons, si vous voulez, qu'il nous a donné les dents pour mordre, et le plaidoyer sera complet.

Messieurs, je ne dis point que ces choses soient bien coupables. Dans la plupart des méchants propos, il y a plus de légèreté que de méchanceté véritable. Je ne dis point non plus qu'elles soient bien terribles : sans doute la calomnie est une douleur pour l'honnête homme quand il la connaît ; sans doute aussi sa destinée peut en être traversée ; mais, presque toujours la lumière finit par percer l'épaisseur des mensonges amoncelés, et le jour vient de la vérité réparatrice. Le plus grand mal, le mal véritable, le voici : l'âme se rapetisse à ce jeu de médisance par l'habitude de colporter et de commenter les faiblesses humaines, vraies ou supposées ; elle s'y complaît ; elle les attend ; elle en fait sa nourriture et sa joie ; c'est son pain de chaque jour et sa friandise. Insensiblement, tout ce qu'il y a de bon et de grand dans le monde lui devient étranger et en quelque façon ennemi. Elle y voit un obstacle à sa passion de dénigrer, une hauteur rebelle dont l'admiration seule peut toucher le sommet et qui n'offre pas un sentier suffisamment praticable à la malveillance la plus alerte. Peut-être aussi ces lumineuses révélations de bonté, de grandeur, par où l'humanité se rachète des petitesses et des mépris, sont-elles pour l'âme malveillante une source de peines et presque de remords. Elle a le sentiment rapide qu'en se dérobant à elle-même la joie d'admirer et d'aimer, elle n'a pas pris la meilleure part, ni la plus belle, et elle se venge sur les bonnes et grandes actions de sa déconvenue et de son trouble ; sans doute elle ne devient pas tout à fait incapable de rendre justice à la beauté morale, à la droiture, au désintéressement, à la bonté, quand ces nobles choses forcent tous les regards par une irrésistible clarté ; mais elle n'a pas la joie de les découvrir à l'occasion et de les saluer la première. Elle n'a pas l'orgueil d'être allée la première au devant des vertus humaines ; elle attend avec une froideur méfiante qu'elles lui soient portées par la foule, et imposées â son estime par l'acclamation de tous.

Et cette estime contrainte n'est jamais entière. Quand on est devenu, par la pensée, le familier du mal, on ne rompt jamais entièrement avec lui. Il retient et obsède la pensée qui est détournée vers d'autres objets ; il mêle un doute et une réserve ironique à l'hommage que le bien a surpris, et les souvenirs médiocres ou bas qui occupent et amusent l'âme étendent leur ombre jalouse sur les plus nobles spectacles. La malveillance s'est ainsi punie de ses propres mains, car il est triste de ne plus pouvoir franchement estimer personne !

Quel plaisir trouvons-nous, en effet, quel intérêt avons-nous à nous amoindrir les uns les autres ? Pourquoi tant insister sur la misère commune ? Surtout pourquoi l'aggraver par la légèreté et le mensonge ? N'est-ce pas au fond nous décrier nous-mêmes, que de décrier obstinément nos semblables ? Ne sommes-nous pas de la même étoffe, et s'ils valent peu, que vaudrons-nous ?

Les bonnes et belles actions, les sentiments élevés et purs sont, en un sens, l'honneur et le patrimoine commun de l'humanité ; pour moi, je vous avoue, il me semble que je suis plus riche quand j'ai trouvé un honnête homme de plus ; et je ne comprends pas que le trésor des vertus humaines ne nous soit pas le plus cher et le plus sacré. Il est pauvre, déplorons-le ; il contient plus de cuivre que d'or. Qui le conteste ? Mais n'allons pas, parce que l'or tient peu de place, ne voir que le cuivre et ne faire sonner que lui aux oreilles ; ne mettons pas l'or dessous, et tout au fond, et le cuivre dessus et bien en vue ; car le meilleur moyen d'appauvrir en effet l'humanité et de la décourager de l'effort moral, c'est de lui persuader qu'elle est plus pauvre qu'elle ne l'est véritablement.

 

Distribution des Prix du Lycée d'Albi - 5 août 1883 - Discours de Jean Jaurès, professeur de philosophie

 


Extrait de Cahiers laïques, Cercle parisien de la Ligue française de l'enseignement, n°s 53-54, septembre-décembre 1959, pp. 243-251.