On songe à Jacques Brel :

T'as voulu voir Vierzon
Et on a vu Vierzon…


On songe aussi au pacifiste Louis Lecoin (1888-1971), l'homme qui fit plier De Gaulle, celui dont les souvenirs déchirants d'enfant pauvre à Vierzon, scandalisé par l'inconduite de sa mère, ont sans doute été depuis belle lurette oubliés…

Bref, le jeudi 3 mai 1883, jour de l'Ascension, le ministre de l'Instruction publique Jules Ferry vint à Vierzon poser la première pierre de l'école d'enseignement professionnel du lieu. Il était accompagné, entre autres, de MM. Gréard, recteur de l'Académie de Paris, et Buisson, directeur de l'enseignement primaire. À cette occasion, il prononça un grand discours…
Son discours fut cependant précédé par celui d'un (autre) franc-maçon notoire, M. Henri Brisson (1835-1912), président de l'Assemblée nationale (du 3 novembre 1881 au 6 avril 1885, du 18 décembre 1894 au 31 mai 1898, du 12 janvier 1904 au 10 janvier 1905, et du 18 juin 1906 au 13 avril 1912, soit 13 ans et 7 mois en tout - et qui se souvient de lui ?), venu en voisin (car natif de Bourges. En effet né le 31 juillet 1835 à Bourges d'un père avoué, il poursuivit ses études de droit à Paris puis s'inscrivit au barreau en 1859. Dès cette époque il fréquente les loges maçonniques et en devient bientôt un membre influent : en 1872 il est grand orateur de la Grande Loge centrale du rite écossais).

Mise en ligne dédiée à l'ineffable Jean-Luc Mélenchton...

 

 

Dans son discours, le président Brisson, après avoir rappelé tous les efforts auxquels il avait consenti en faveur d'une école primaire supérieure et professionnelle, qui "serait admirablement placée à Vierzon", et rappelé l'injustice qu'il y avait à laisser 150 000 à 200 000 jeunes poursuivre leurs études "jusqu'à 20 ans, 22 ans, 24 ans", tandis que pour les autres, 4 à 5 millions, "la tutelle nationale cessait à 12 ou 13 ans", acheva en citant l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (10e époque), de Condorcet :

"On peut instruire la masse entière d'un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l'économie domestique, pour l'administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés ; pour connaître ses droits, les défendre et les exercer ; pour être instruit de ses devoirs, pour pouvoir les bien remplir ; pour juger ses actions et celles des autres, d'après ses propres lumières, et n'être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine… Dès lors, les habitants d'un même pays n'étant plus distingués entre eux par l'usage d'une langue plus grossière ou plus raffinée ; pouvant également se gouverner par leurs propres lumières ; n'étant plus bornés à la connaissance machinale des procédés d'un art et de la routine d'une profession ; ne dépendant plus, ni pour les moindres affaires, ni pour se procurer la moindre instruction, d'hommes habiles qui les gouvernent par un ascendant nécessaire, il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières ou des talents ne peut plus élever une barrière entre des hommes à qui leurs sentiments, leurs idées, leur langage, permettent de s'entendre ; dont les uns peuvent avoir le désir d'être instruits par les autres, mais n'ont pas besoin d'être conduits par eux ; peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les gouverner, mais non être forcés de le leur abandonner avec une aveugle confiance".

 

Notre Jules Ferry prit alors la parole :

 

M. le président de la Chambre a déjà défini en termes excellents l'œuvre dont nous posons ici la première pierre. Si le gouvernement de la République a choisi Vierzon pour y faire cette grande et décisive expérience, c'est parce que Vierzon est avant tout et par-dessus tout une ville de travail (Approbations), parce qu'elle doit tout au travail, qu'elle ne peut attendre que du travail son développement et son avenir et que, grâce à la situation particulière que la nature lui a faite, elle associe et représente à la fois les industries mécaniques et l'industrie agricole.

Voilà les titres de Vierzon aux préférences du gouvernement, voilà pourquoi nous fondons ici, non pas seulement une école destinée à subvenir à des besoins locaux, mais un établissement véritablement digne de ce nom d'École nationale que nous lui avons décerné. Nous voulons essayer ici, de réaliser dans de vastes proportions une idée que la première République a poursuivie et caressée, qu'elle a formulée avec une précision étonnante, et qui s'est retrouvée dans l'esprit public toutes les fois que la démocratie a fait un pas en avant, aussi bien après la révolution de 1830 qu'après la révolution de 1848.

Cette pensée mère, cette préoccupation qui remonte déjà à près d'un siècle dans notre pays, et qui voit aujourd'hui la réalité s'ouvrir devant elle, l'idée qu'il faudrait pouvoir graver sur le fronton de cet édifice, c'est que l'école nationale, dans une démocratie de travailleurs comme la nôtre, doit être essentiellement l'école du travail (Applaudissements).

Oui, Messieurs, c'est à ce point de vue que nous avons révolutionné l'école, nous avons commencé cette transformation bienfaisante, et, si l'avenir nous est donné, elle ne périclitera pas entre nos mains (Nouveaux applaudissements).

La visée suprême, le but final, la mission sociale de l'école moderne, c'est l'éducation de cette démocratie ouvrière qui n'est pas seulement la majorité du nombre, mais dont les vertus laborieuses font la force du pays (Vive approbation).

De là le caractère professionnel de notre éducation primaire, telle que les nouveaux programmes la constituent.

Je le dis bien haut, et je signale ce fait considérable aux travailleurs qui m'écoutent, et auxquels on ne se lasse pas de répéter que notre politique est, pour ce qui les concerne, stérile ou indifférente, l'école primaire d'aujourd'hui, celle que nous avons organisée d'après l'idéal entrevu par la Révolution française, cette petite école est, dès la première heure, professionnelle, c'est-à-dire qu'elle a pour but de préparer l'enfant à devenir, comme l'immense majorité des citoyens français, un travailleur (Vifs applaudissements).

Qu'est-ce que c'est, en effet, Messieurs, que ces méthodes nouvelles que vous voyez appliquer dans l'école ? Qu'est-ce que c'est que ces leçons de choses, que ces musées scolaires dans lesquels l'industrie du maître ou des élèves s'étudie à rassembler les différents produits, soit du sol, soit les métiers locaux ? Qu'est-ce que c'est que tout cela, sinon le commencement, la première forme de l'enseignement professionnel, la préparation élémentaire à la vie pratique, à la vie laborieuse qui donne à chacun dans cette France le droit de porter le front haut et de s'appeler citoyen ? (Applaudissements).

Tous les nouveaux programmes reposent sur cette double idée : l'enseignement primaire, dans une démocratie, doit consister d'abord dans une éducation générale, sans laquelle il n'y a pas de spécialité durable, pas d'enseignement professionnel solide et sérieux (Très bien ! très bien !) ; et, en second lieu, dans une série d'exercices tendant à mettre l'enfant, par des initiations progressives et ménagées, en contact avec les réalités de la vie. Former dès l'enfance l'homme et le citoyen, préparer des ouvriers pour l'atelier, c'est notre tâche, et, si la génération actuelle a le temps de la remplir, elle pourra se coucher glorieuse dans sa tombe ! (Double salve d'applaudissements).

Ainsi se passent les années de l'école primaire, messieurs ; mais, quand l'enseignement primaire a parcouru ce premier cercle - comme le disait tout à l'heure M. le président de la Chambre - un vide singulier et inquiétant s'ouvre sous les pas de l'adolescent : plus d'école, plus rien entre la douzième ou la treizième année et le commencement de l'apprentissage.

C'est ce vide que nous voulons combler par l'école professionnelle, et c'est un type d'école professionnelle de cet ordre que nous voulons instituer ici ; je tiens à en bien définir le caractère, à en limiter avec précision l'étendue et la portée. Nous ne voulons pas créer à Vierzon une école professionnelle qui double ou qui copie les écoles d'arts et métiers de Châlons, d'Aix, d'Angers. Non ; ces écoles ont un but déterminé : elles se proposent de former des contremaîtres, des sous-officiers pour l'armée du travail ; ici, nous voulons préparer des soldats pour cette armée.

Ingénieurs, conducteurs de travaux, dessinateurs, contremaîtres, ce sont les cadres du travail et de l'industrie française. Ce n'est pas de cela que nous nous préoccupons ici ; c'est de la grande masse ouvrière elle-même ; c'est le travailleur que nous voulons élever ; c'est à lui que nous voulons donner une éducation pratique et intellectuelle qui le rendra supérieur à sa tâche journalière, et qui, loin de l'en dégoûter et de l'en distraire, le rattachera à elle par un lien plus intime et plus profond.

Ah ! Messieurs, je connais la doctrine ancienne, la doctrine aristocratique qui disait : Il est imprudent de donner de l'éducation au peuple ; il est imprudent d'apprendre à l'ouvrier quelque chose de plus que ce qu'il faut à sa tâche journalière ; il prendra son métier en dégoût s'il en dépasse les humbles horizons. Messieurs, c'est là une conception aristocratique et une conception fausse. La conception démocratique, qui est la nôtre, est placée juste à l'antipode. Nous estimons, en effet, que plus l'ouvrier sera familiarisé avec les lois naturelles dont il est trop souvent l'auxiliaire inconscient, mieux il connaîtra son travail quotidien, plus il honorera et aimera son métier.

Il y a là-dessus un très beau mot de Channing, un des hommes qui ont le mieux aimé le peuple et le mieux connu la démocratie moderne. Channing a fait remarquer que le travail industriel, que le travail des ateliers, met en œuvre incessamment toutes les découvertes de la science, toutes les notions scientifiques les plus anciennes comme les plus neuves, et il recommande aux hommes d'État de répandre dans les ateliers ces connaissances scientifiques, ces conquêtes positives de l'humanité : "Car, dit-il, il n'est pas de plus sûr moyen d'ennoblir une profession manuelle que de montrer le rapport intime qui la relie avec les lois naturelles du monde".

Ennoblir le travail manuel, messieurs, nous le voulons aussi ; ce vœu, nous l'avons inscrit en grandes lettres dans nos programmes. Le programme d'enseignement moral et civique, arrêté par le conseil supérieur de l'Instruction publique, porte un article ainsi conçu : "Noblesse du travail manuel". Et pour que la noblesse du travail manuel soit reconnue, non seulement de ceux qui l'exercent, mais de la société tout entière, on a pris le moyen le plus sûr, le seul pratique : on a placé le travail manuel dans l'école même ! Croyez-le bien, lorsque le rabot et la lime auront pris, à côté du compas, de la carte géographique et du livre d'histoire, la même place, la place d'honneur, et qu'ils seront l'objet d'un enseignement raisonné et systématique, bien des préjugés disparaîtront, bien des oppositions de castes s'évanouiront, la paix sociale se préparera sur les bancs de l'école primaire, et la concorde éclairera de son jour radieux l'avenir de la société française. (Applaudissements répétés).

Messieurs, l'enseignement professionnel qui sera donné ici aura pour caractère distinctif de ne point constituer un enseignement spécial pour une industrie quelconque : il sera professionnel sans spécialité ; il distribuera les principes généraux sur lesquels reposent toutes les industries ; il associera, par exemple, les notions qui président à l'industrie du fer à celles qui dirigent l'industrie du bois. Pendant les trois ans que les jeunes élèves de Vierzon passeront à l'école professionnelle, entre la douzième et la seizième année, ils deviendront sans peine - l'expérience en est faite, les programmes arrêtés, le temps d'études fixé dès à présent -, ils deviendront experts dans ces deux branches fondamentales du travail manuel, le travail du fer et le travail du bois. Et quelle sera la conséquence de cette éducation professionnelle générale, qui ne lui donnera pas encore un métier, mais qui le rendra capable d'apprendre beaucoup plus vite et beaucoup mieux celui qu'il lui plaira de choisir ?

Cette conséquence est double : d'abord, il est évident que la durée de l'apprentissage lui-même sera singulièrement réduite, ce qui est un avantage considérable, et, en second lieu, pendant ces trois ans d'études, l'enfant aura le temps de faire ce qu'il ne peut pas aujourd'hui, de choisir librement et en connaissance de cause la carrière qui lui convient, de déterminer sa vocation. Enfin, il sera armé contre ce danger de la spécialité mécanique, de la division du travail à l'infini, qui est une des nécessités du progrès industriel moderne, mais qu'il est de la sagesse humaine, de la sagesse du gouvernement, des éducateurs du peuple, de prévenir et d'atténuer dans ses mauvais effets ; il pourra donc lutter contre une spécialité tyrannique, il pourra, au besoin, changer de métier, et il ne sera pas nécessairement attaché à l'industrie du fer, puisqu'il sera aussi bien préparé à celle du bois. (Approbation)

Voilà, Messieurs, ce que je tenais à dire ici du caractère distinctif et du but pratique de la nouvelle école. Je n'hésite pas à déclarer que c'est une des œuvres les plus populaires et les plus démocratiques qu'on puise tenter en ce temps-ci - et j'ajoute que c'est une œuvre éminemment nationale. L'enseignement professionnel tel que nous le voulons, nous parviendrons à l'organiser, car nous sommes merveilleusement secondés par le mouvement de l'esprit public. Il y a à ce sujet des chiffres magnifiques que je veux vous signaler en passant : l'enseignement professionnel s'est déjà associé à l'enseignement primaire supérieur en plus d'un lieu, sur une moindre échelle, avec un moindre luxe que dans notre école de Vierzon ; on peut le tenir pour formé, constitué et sérieusement établi dans 400 villages ou chefs-lieux de cantons de France ; et depuis combien de temps, Messieurs ? depuis 1789. En 1789, il y avait 40 écoles primaires supérieures et professionnelles, en France, nées un peu au hasard de la bonne volonté des municipalités et de la spontanéité de l'esprit public ; et, depuis 1789, sans intervenir autrement qu'en tendant la main au bon vouloir naissant, il s'en est créé 400 sur cette terre de France ! (Bravos).

Messieurs, cet enseignement, qui a, comme vous le voyez, de si profondes racines dans la nation elle-même, répond à un double intérêt, un grand intérêt moral et social, à un grand intérêt économique.

Messieurs, le savoir est pour l'ouvrier, sans doute, un grand instrument de force, de puissance sur la matière, mais c'est aussi un grand moyen d'apaisement et de pacification : les passions anarchiques sont toutes filles de l'ignorance. (Vifs applaudissements) Apprendre à l'ouvrier, non seulement les lois naturelles avec lesquelles il se joue dans l'exercice de son métier, mais lui apprendre également la loi sociale, lui faire voir clair dans ces phénomènes économiques que les adversaires de la société actuelle, qui est pourtant la plus démocratique et la plus libre des sociétés, cherchent à travestir ou à obscurcir autour d'elle, donner à l'ouvrier des notions justes sur les problèmes sociaux, c'est en avancer beaucoup la solution. Ce qui n'était dans d'autres temps qu'une résignation religieuse ou sombre à des nécessités incomprises, peut devenir, par les progrès du savoir et l'habitude de la réflexion, une adhésion raisonnée et volontaire à la loi naturelle des choses, adhésion qui se rachète et se compense, en quelque sorte, par une conception plus pratique des moyens à l'aide desquels on peut espérer en atténuer les rigueurs. (Vive approbation)

J'ai dit enfin, Messieurs, qu'il y a dans cette affaire un grand intérêt économique à considérer. Certes, la France est une grande nation laborieuse : elle a remporté sur les champs pacifiques de la libre concurrence européenne de bien grandes victoires ! Mais tout annonce aux yeux prévoyants qu'ici, sur d'autres champs de bataille, il importe de ne pas s'endormir sur les victoires passées. Nous avons, tout autour de nous, à nos portes comme au-delà de l'Atlantique, des concurrents extrêmement redoutables dans l'ordre du travail. Ce qui nous arrive de leurs produits, les rapports qui nous sont faits et, par-dessus tout, la concurrence que nous rencontrons sur les marchés du dehors, nous donnent à cet égard des avertissements qu'il ne faut pas dédaigner !

Oui, Messieurs, sur le champ de bataille industriel comme sur l'autre, les nations peuvent tomber et périr : sur ce champ de bataille comme sur l'autre, on peut être surpris, on peut, par excès de confiance, par adoration de soi-même ou par l'inertie des pouvoirs publics, perdre en peu de temps une supériorité jusqu'alors incontestée ; c'est à ce grand danger que doit parer l'enseignement professionnel dans notre pays ; il n'est pas d'intérêt national plus considérable, et je puis dire et répéter ici, sans crainte d'être démenti par personne : à l'heure qu'il est, Messieurs, relever l'atelier, c'est relever la patrie !

(Double salve d'applaudissements - Cris de Vive la République !)

 

Après la cérémonie, un banquet de quatre cents couverts a réuni les invités de la municipalité de Vierzon, au nombre desquels se trouvaient cinquante ouvriers, délégués par leurs camarades des différentes manufactures, et deux élèves des écoles de la ville

 

Revue pédagogique, 1883, 1er semestre