Puisque le ministre de Robien a exigé de ses Inspecteurs généraux un texte - dans les huit jours ! - interdisant la méthode globale d'apprentissage de la lecture dans les écoles françaises («J'ai demandé au doyen de l'Inspection générale de rédiger sous huit jours une circulaire destinée aux enseignants, aux inspecteurs et aux formateurs des maîtres en IUFM et demandant d'abandonner la méthode globale»), je viens au secours de ces braves gens, que j'imagine fort perplexes.
Ainsi, je mets en ligne ce texte qu'ils n'auront plus qu'à signer. L'autre n'y verra que du feu...
Ce texte de synthèse écrit il y a près de soixante ans - par une Inspectrice générale, justement ! - n'a pratiquement pas pris une ride. Mais cent fois sur le métier il faut remettre son ouvrage.
Surtout pour les ânes.

 

 

 

Examen comparé des différentes méthodes

 

Conquête d'un second langage

 

Le but de la lecture, c'est la compréhension des textes.

Apprendre à lire c'est, pour l'enfant, faire la conquête d'un second langage. Il sait lire lorsque, ayant découvert que les signes de l'écriture ont un lien, il les interprète comme l'expression d'une pensée.

Apprentissage difficile qui vient plus tard et exige plus d'efforts que l'acquisition de la langue parlée. Même si les suggestions du milieu familial ou l'art du maître réussissent à révéler l'enfant l'intérêt de la lecture, elle ne répond pas, en effet, pour lui, à un besoin aussi impérieux que la parole, à un besoin vital. Et, surtout, les signes écrits ne représentent pas directement des idées. C'est seulement dans les écritures idéographiques qu'un dessin figure chaque objet, chaque action et même chaque notion abstraite, et peut être immédiatement interprété. Ainsi que toutes les langues modernes, le français utilise une écriture phonétique : les vingt-cinq lettres de notre alphabet, isolées ou associées, correspondent aux sons du langage, notés comme des sons, indépendamment de leur valeur de signification mais qui, combinés en mots et en phrases, ont été associés à des idées par la pratique de la parole. Comme le dit Delacroix, la lecture est un "symbolisme à deux degrés"(1).

Le petit enfant qui apprend à lire a franchi le premier pas, il sait parler ; lorsqu'il veut exprimer une idée, il articule aussitôt les sons qui l'évoquent dans l'esprit des autres, et, inversement, l'audition d'une certaine suite de sons articulés éveille immédiatement en lui une certaine pensée. L'apprentissage de la lecture consiste à créer, entre les sons, déjà liés aux idées par la parole, et les lettres ou groupes de lettres qui correspondent à ces sons, des associations telles que la vue des signes déclenche automatiquement l'émission des sons et l'évocation des idées.

L'apprentissage terminé, il n'est plus nécessaire de prononcer les mots, les caractères de l'écriture évoquent, sans l'intermédiaire des sons, les idées auxquelles ceux-ci les ont soudés ; le jeu complexe des associations et des combinaisons devient inconscient, et le lecteur qui "lit des yeux", percevant les signes, a seulement le sentiment d'une suite de pensées : "le symbolisme à deux degrés est devenu un symbolisme direct".

Ce résultat ne peut être acquis qu'après d'innombrables exercices. Pour constituer des mécanismes aussi délicats et en rendre le fonctionnement sûr et rapide, il est nécessaire de beaucoup lire : c'est une grande règle de l'enseignement de la lecture. Mais le rôle de l'intelligence n'est pas moins important que celui de la mémoire. La compréhension d'un texte comme la compréhension de la parole, est fonction de l'exactitude, de la précision, de la richesse des idées ; à cet égard, les progrès en lecture reflètent fidèlement les progrès intellectuels.

 

Deux méthodes seulement

 

Toutes les méthodes de lecture se ramènent à deux : la méthode synthétique et la méthode globale.

Elles ont été l'une et l'autre parfaitement décrites par le docteur Simon, dans un passage souvent cité de sa "Pédagogie expérimentale"(2) :

"Il n'existe vraiment que deux méthodes de lecture. Toutes deux cherchent à faire comprendre à l'enfant qu'il existe entre les signes de la langue écrite et les sons de la langue parlée, une certaine correspondance ; mais, pour cela, l'une des méthodes commence par l'étude des signes ou par celle des sons élémentaire, l'autre cherche au contraire à obtenir le même résultat en plaçant d'emblée le jeune enfant en face de notre langage écrit, si complexe qu'il se puisse présenter. La première méthode est généralement connue sous le nom de méthode synthétique, en raison du travail psychologique qu'elle demande à l'enfant pour un acte de lecture. Lorsqu'il a appris à lire chaque signe, l'enfant doit en effet condenser ces différentes lectures en une lecture unique et qui, généralement, pour chaque groupement particulier de ces signes, est différente de leur lecture particulière. Lorsque l'enfant sait lire j et e, il doit de ces deux lectures faire je. C'est donc bien d'une opération de synthèse qu'il s'agit. L'autre méthode part des groupements eux-mêmes. Elle part des mots. On l'appellera analytique lorsqu'on voudra rappeler le travail psychologique qu'on demande à l'enfant pour apprendre, d'après ces groupements, la dénomination de leurs parties ou les sonorités des syllabes. On désignera la même manière de faire sous le nom de méthode globale si l'on veut rappeler seulement son origine : cette mise de l'enfant en présence de phrases et de mots tels que nous les lisons nous-mêmes".

Les deux appellations, si exactement définies par ce texte, de méthode synthétique et de méthode globale, semblent avoir prévalu en France à l'heure actuelle. On peut regretter qu'elles ne soient pas rigoureusement antithétiques, l'une désignant, comme le remarque le docteur Simon, le travail de pensée que représente l'apprentissage, l'autre indiquant seulement le point de départ de ce travail.

Cependant, le vocabulaire de la pédagogie n'a jamais la fixité d'un vocabulaire scientifique et, pour prévenir toute équivoque, il n'est sans doute pas inutile de rappeler les autres dénominations qui sont appliquées à ces deux méthodes. Nous ne nous arrêterons pas à l'expression de méthode alphabétique, qui est claire pour tous, ni aux deux variétés de la méthode synthétique que distinguent encore les Instructions de 1923, la méthode d'épellation qui fait nommer les lettres avant de prononcer la syllabe bé - a : ba ; ou, be - a : ba) et la méthode syllabique qui demande, une fois les lettres apprises, de prononcer la syllabe sans épeler (directement ba). Mais nous devons mentionner que la méthode globale est appelée idéo-visuelle ou visuelle-idéographique par le docteur Decroly et ses collaborateurs, "parce qu'elle a l'idée pour point de départ et qu'elle est étroitement liée à celle-ci"(3) et que, par opposition, on nomme la méthode synthétique, méthode phonétique, notamment en Suisse ou dans les pays anglo-saxons, parce que, au point de départ, elle lie les signes aux sons et non pas aux idées. Évidemment ces deux termes ne doivent pas s'entendre dans un sens littéral et exclusif : pour une écriture, non pas idéo-graphique, mais phonétique comme la nôtre, c'est seulement au terme de l'apprentissage que la lecture devient un "exercice visuel dans lequel l'ouïe n'a que faire"(4) si tant est qu'elle puisse jamais devenir purement visuelle(5).

 

Parallèle entre les deux méthodes

 

1. La méthode synthétique commence par l'étude des signes et des sons élémentaires. Elle associe le son à la lettre en faisant répéter autant de fois qu'il est nécessaire l'articulation de l'un pendant la perception visuelle de l'autre. Le premier effort qu'elle impose à l'élève est un effort de pure mémoire et qui s'applique à des éléments abstraits et inconnus : signes nouveaux pour lui, et sons également étrangers puisqu'il n'a pas appris à les distinguer dans le langage parlé où ils ne se présentent pour ainsi dire jamais isolément. Si lire est essentiellement, comme nous l'avons dit, attacher une signification à des mots écrits, dans ces premiers exercices, la lecture n'est pas encore abordée.

Au contraire, la méthode globale met d'emblée l'enfant devant un texte, devant des mots et des phrases qui expriment une pensée. Sans doute, l'association qu'on lui demande d'établir entre d'une part la perception visuelle de ces groupes de signes que constituent des mots écrits et d'autre part la perception auditive et l'articulation de ces mêmes mots prononcés, est bien un travail de mémoire, de nature analogue à celui qu'impose la méthode synthétique. Non pas plus difficile cependant, comme certains l'imaginent : chaque mot forme un dessin qui peut être facilement reconnu sans qu'il soit nécessaire d'en percevoir tous les détails, simplement d'après sa longueur, son allure d'ensemble, son "gréement", "comme le matelot reconnaît son navire"(6). Mais ces opérations, dépourvues d'intérêt quand le dessin est lié à un son abstrait, deviennent passionnantes dès qu'il s'agit de reconnaître les mots d'un texte, car les mots expriment des idées, ils évoquent des objets connus, des personnages familiers, l'observation qu'on vient de faire, l'événement qu'on est en train de vivre. La mémoire est alors aidée par l'intuition du sens ; l'effort pour retenir est soutenu par le plaisir de lire. Dès la première leçon, l'élève découvre que lire c'est comprendre un message, qu'écrire, c'est exprimer une pensée. Et, dès lors, la lecture peut être associée exactement comme la parole à toute la vie de la classe, l'enfant peut lire et composer des textes qui traduisent son expérience, disent ce qu'il pense et ce qu'il sent. Différence essentielle, dont les praticiens de la méthode globale ont raison de souligner l'importance.

2. Mais les défenseurs de la méthode synthétique les attendent là. Si un enfant qui a appris de petits textes sait les lire, il ne sait pas lire pour autant.

Allez-vous, diront-ils, enseigner globalement tous les mots de la langue, associer pour chacun, l'un après l'autre, sa signification à son dessin, ainsi qu'on le ferait pour une langue dont l'écriture serait idéographique ? Pouvez-vous perdre ainsi le bénéfice de cette merveilleuse découverte que constitue l'alphabet, qui permet de réaliser une immense économie de temps et d'efforts, rendant possible, une fois acquises les vingt-cinq lettres et compris le mécanisme d'association, le déchiffrage d'un nombre indéfini de mots, de tous les mots de la langue ?

Certes, il ne peut être question de revenir de plus de trente siècles en arrière et d'enseigner à lire le français comme les Égyptiens apprenaient à déchiffrer les hiéroglyphes. Pour savoir vraiment lire, tous seront d'accord qu'il faut finir par connaître parfaitement les phonogrammes-lettres et être capable de les combiner entre eux pour former et déchiffrer n'importe quel mot.

Seulement, si on applique la méthode globale, ces lettres ne seront pas présentées directement, éléments abstraits détachés des mots ; c'est l'élève qui les identifiera par un travail personnel d'observation et d'analyse dans les textes, qu'il aura appris globalement. Les procédés, pourront beaucoup varier, ainsi que nous le montrerons plus loin. Mais, qu'on le veuille ou non, toutes les méthodes globales conduisent plus ou moins tardivement à la distinction précise des lettres ; toutes sont analytiques ; notre écriture étant alphabétique, il est impossible qu'elles ne le soient pas.

Par le long chemin des acquisitions globales et de l'analyse, la méthode globale conduit ainsi les élèves à la possession des signes élémentaires que la méthode synthétique enseigne dès les premières leçons.

Détour inutile, temps et efforts perdus, pensera-t-on peut-être alors, en s'en tenant aux apparences. Mais ne voit-on pas la valeur capitale de ce patient travail de décomposition ? Perdre du temps ici, n'est-ce pas tout au contraire en gagner ? Non pas tant, ainsi qu'on se plaît parfois à le souligner selon une conception un peu formelle de l'éducation, parce que toute activité de l'esprit cultive les facultés qu'elle exerce, mais parce que la découverte que fait l'enfant des syllabes et des lettres en change complètement le caractère. Elles ne seront jamais pour lui ces signes abstraits, isolés, indépendants, vides de sens et d'intérêt qu'enseigne pour commencer la méthode synthétique(7). S'il le détache d'un mot, ce sera pour les introduire aussitôt dans un autre ; même séparées, elles seront toujours, sinon clairement pensées, du moins nettement senties, comme les éléments de mots familiers ; elles resteront liées à cette réalité vivante qu'est pour lui le langage qu'il parle. Ainsi, même s'il pratique une décomposition systématique des mots en leurs éléments - et nous verrons que son analyse peut avoir un tout autre caractère - il gardera l'habitude acquise dès le début de l'apprentissage de lier aux signes la chose signifiée ; il ne perdra pas le sens de la lecture.

3. Les lettres ne sont apprises (dans la méthode synthétique) que pour être assemblées en syllabes et en mots. Si elles sont isolées (dans la méthode globale), c'est en vue de comprendre et de composer de nouveaux textes. Ce travail de synthèse constitue proprement la lecture.

Pour un enfant, familiarisé avec des mots et exercé à l'analyse, cette opération ne peut présenter de sérieuses difficultés. Il lui paraîtra simple de reconstituer un mécanisme qu'il aura démonté lui-même. Bien mieux, on le verra pratiquer, spontanément et simultanément, analyse et synthèse, remarquer lui-même des ressemblances entre certains mots, en fabriquer d'autres avec les éléments, de ceux qu'il connaît. Et le besoin d'expression, le désir de comprendre seront de précieux stimulants.

Celui qui a, d'abord, étudié les lettres, aura plus de peine à les associer en combinant les sons qui leur correspondent pour former des syllabes, puis des mots. Il sera d'ailleurs souvent arrêté par les difficultés que présente notre langue du point de vue phonétique : ayant appris o, il lui sera difficile de le reconnaître dans rose ou dans école ; après avoir étudié c, ou g, ou s, il lui faudra accepter que ces lettres se prononcent autrement dans ce, gelée ou maison ; toutes les lettres muettes lui poseront des problèmes. Aussi, s'il est vrai qu'on voit certains enfants se plaire à ces exercices de mémoire et se faire même un jeu des combinaisons variées de sons et de signes, si l'ambition d'égaler les grands, le prestige que confèrent les premiers succès, sont pour beaucoup des stimulants efficaces, nul ne contestera que pour le plus grand nombre la syllabation est un travail aride qui rebute et ennuie.

Cependant, la synthèse qu'est toujours la lecture ne se réduit pas à une combinaison de sons et de signes. Dès que le mécanisme d'association s'applique, non plus aux lettres pour former des syllabes, mais aux syllabes pour construire des mots, il introduit l'élève qui est parti des éléments dans un monde nouveau : celui des significations, celui des idées.

Ce que la méthode globale ne sépare jamais, la méthode synthétique le décompose en effet en deux opérations distinctes : l'élève énonce correctement les syllabes, il doit découvrir qu'assemblées elles portent un sens. Et cette découverte qui donne la clé de la lecture, on le sait, ne va pas sans peine : au début de l'apprentissage, l'enfant lit d'abord sans comprendre ; le déchiffrement absorbe toute son attention ; "il lit comme on bêche, dit Alain ; une motte de terre après l'autre ; et tout l'esprit est au tranchant de la bêche"(8), l'idée lui échappe et d'autant plus que la syllabation défigure un texte, modifie la prononciation, rompt le rythme de la phrase. Il lui faut répéter les mots pour les reconnaître, c'est-à-dire pour retrouver l'idée qu'ils expriment dans le langage parlé.

Cette pénible étape est parfois rapidement franchie ; le plaisir de comprendre excite l'esprit, la curiosité de savoir ce que dit le texte précipite les progrès.

Mais pour beaucoup d'enfants, c'est une entreprise ardue que de faire correspondre les signes qu'ils déchiffrent au langage qu'ils parlent, de détacher l'esprit de la lettre pour faire attention au sens. De longues séries d'exercices sont nécessaires pour les habituer à survoler en quelque sorte les syllabes et les mots, à embrasser d'un regard la phrase entière pour la comprendre. Et pour les moins bien doués, le risque reste grand de retomber, par faiblesse d'esprit ou par paresse, à la lecture qui ânonne. Alain raconte l'histoire d'un "illettré qui avait l'ambition d'apprendre à lire et qui parvint péniblement à épeler. Comme un de ses camarades lui demandait : "Que dit ton journal ?" il répondit : "Je n'en sais rien, je lis". "C'est qu'il était tout occupé à traduire les lettres en sons ; cela occupait toute sa pensée"(9). On voit encore, à leur sortie de l'école, des élèves qui, après avoir longtemps suivi la baguette du maître, de syllabe en syllabe, sur le tableau de lecture, ne savent pas ce que dit leur livre et sont condamnés à oublier rapidement le peu qu'ils ont appris...

Au contraire, est-il besoin de le souligner, la synthèse des signes et du sens se fait d'elle-même quand on applique la méthode globale, puisque celle-ci a placé dès l'abord l'élève dans la réalité psychologique du langage, qu'il n'a cessé tout au long de l'apprentissage, de voir dans les caractères de l'écriture la traduction d'une pensée.

 

Caractères des deux méthodes.

 

Ainsi, la méthode synthétique enseigne directement les lettres de l'alphabet telles que les a constituées, à partir des idéogrammes primitifs, un travail d'analyse poursuivi durant des millénaires ; l'enfant les apprend docilement sans pouvoir, bien entendu, en soupçonner la nature ni l'origine. C'est donc, au point de départ, une méthode dogmatique qui ne demande qu'un esprit réceptif, qui n'impose d'effort qu'à la mémoire.

La méthode globale part, au contraire, de la complexité de la langue écrite et procède du global - du "syncrétisme" - à l'analyse et à la synthèse combinées. Elle suit le chemin qu'emprunte naturellement l'esprit pour connaître un objet, quel qu'il soit ; qu'il s'agisse d'un visage humain, d'une machine, ou d'un caractère, nous commençons toujours par prendre des choses une vue globale, vague et confuse ; puis nous regardons de plus près, nous percevons des détails, nous découvrons leurs relations, chacun prenant sa valeur par son rapport à l'ensemble, et nous construisons ainsi de l'objet une idée précise, claire et distincte. Ces procédés de la pensée qui ont été décrits par Renan dans une page célèbre de "l'Avenir de la Science"(10) ne sont pas particulières à l'enfant, tout homme les applique spontanément quand, au lieu d'accepter passivement des notions tout élaborées, il s'efforce de construire lui-même son propre savoir, à partir du son expérience.

L'élève qui commence par percevoir globalement les mots écrits représentant la langue qui lui est familière, applique cette méthode naturelle ; il compare, il abstrait ; c'est par ce travail qui donne aux lettres leur vrai sens, qu'il s'achemine vers la lecture proprement dite.

La méthode globale est donc une méthode active, une méthode nouvelle de lecture au sens où on parle aujourd'hui d'éducation nouvelle. L'école active encourage la recherche personnelle, et, chaque fois qu'il est possible, entraîne l'élève à élaborer lui-même ses connaissances. Au lieu d'enseigner, d'emblée, les définitions et les classifications de zoologie ou de botanique, elle fait observer les animaux et les plantes pour en reconnaître les caractères et les rapprocher selon leurs ressemblances. Dans l'enseignement du français, elle ne commence pas par donner des règles, mais de la langue que parlent les élèves, elle fait sortir insensiblement la grammaire. C'est de la même manière que la méthode globale s'interdit de présenter d'abord des abstractions, qu'elle associe les dessins de l'écriture aux phrases que prononce l'enfant et qu'il entend tous les jours, et qu'elle l'amène, par l'observation et la comparaison, à la connaissance des lettres et à la lecture de mots nouveaux. Et l'avantage, croyons-nous, est identique ; de même que les notions que l'élève dégage de sa propre expérience en français ou en histoire naturelle ne risquent pas de rester verbales et creuses, de même les signes de l'écriture gardent toujours leur valeur de signification, ils restent liés à la langue vivante ; et l'apprentissage, nous croyons l'avoir montré, en est profondément transformé.

 

Les formes différentes de l'analyse dans la méthode globale

 

On s'étonne peut-être de nous voir insister sur la valeur éducative du travail d'analyse, dont la méthode synthétique fait l'économie, et qui nous apparaît si important dans la méthode globale. N'a-t-on pas coutume de réserver le nom de méthode analytique à une forme particulière de la méthode globale ? C'est qu'on entend souvent en effet, par analyse, une décomposition méthodique des mots, qui isole et classe les syllabes et les lettres, et on ne prend pas garde que la même démarche de l'esprit peut se présenter sous un autre aspect.

En réalité deux formes différentes de méthode globale doivent être distinguées ; mais l'une et l'autre sont analytiques.

Dans l'une, l'analyse et la synthèse sont systématiques. Les mots appris globalement, les mots-clés, sont choisis de telle sorte que malgré leur nombre restreint, ils renferment tous les sons de la langue. Le rapprochement de ceux qui représentent le même élément permet d'isoler tous les signes l'un après l'autre, de les étudier suivant un ordre défini et de les combiner entre eux méthodiquement. La progression est arrêtée d'avance, les procédés clairement conscients, tout le travail de l'enfant ordonné par le maître avec rigueur.

Dans l'autre, l'analyse et la synthèse sont spontanées et tout intuitives : les élèves lisent de petits textes que, souvent, ils ont composés eux-mêmes et qui relatent les événements de leur vie, une histoire qui leur a plu. Les mots n'ont pas été choisis pour les sons et les signes qui les constituent, mais pour leur sens : ce sont ceux qui se sont présentés naturellement pour traduire la pensée à exprimer. Ils les lisent ou ils les copient, ils les impriment ; et ils deviennent, tôt ou tard, sensibles à certaines ressemblances de forme et de son. Sans avoir à détacher les éléments identiques, à les écrire et à les prononcer isolément, ils s'aident de ceux qu'ils connaissent pour déchiffrer ou écrire immédiatement des mots nouveaux. Décomposition, addition, substitution sont essayées suivant les cas, mais dans des éclairs d'intuition plutôt que comme des procédés conscients et volontaires. Bien entendu, le maître intervient discrètement pour faciliter cette recherche, mais il ne se substitue pas aux élèves ; il attend que d'eux-mêmes ceux-ci deviennent attentifs aux ressemblances, il s'interdit de devancer l'heure où ils sont mûrs pour l'analyse. Dans ce cas, l'ordre des acquisitions échappe évidemment à toute décision préalable, et même à toute prévision. "Il n'y a pas une méthode, écrit Mlle Hamaïde, mais une évolution naturelle"(11).

Sous cette forme, la méthode globale ne peut que surprendre et déconcerter les maîtres qui ont toujours appliqué la méthode synthétique. Ils s'inquièteront d'un si grand crédit accordé à la spontanéité enfantine. Habitués à la sécurité d'une gradation étudiée, ils craindront que des textes choisis pour leur sens et non pour les particularités graphiques des mots qui les composent, ne fournissent pas l'occasion d'enseigner toutes les combinaisons de signes qu'ils font eux-mêmes étudier méthodiquement l'une après l'autre. Ils douteront qu'en procédant ainsi, on puisse réellement apprendre à lire.

Ici, l'expérience seule peut répondre : il est des classes dans lesquelles les enfants ont surmonté aisément les difficultés de l'apprentissage sans avoir été astreints à suivre une progression régulière.

Et comment s'en étonner ? N'est-ce pas ainsi que tous les enfants du monde apprennent à parler ? Ils n'entendent pas l'un après l'autre des mots isolés ; ils ne font pas d'exercices méthodiques ; c'est en écoutant les propos qu'on leur tient et les conversations de ceux qui les entourent qu'ils parviennent à découper, dans le "continu sonore" qu'ils perçoivent, les mots et les groupes de mots dont le sens leur importe le plus et qu'ils deviennent capables de les employer à leur tour dans des phrases de plus en plus complexes. Dans l'acquisition du langage parlé, et dans l'apprentissage de la lecture ainsi compris, l'analyse et la synthèse présentent exactement le même caractère. Ce ne sont pas des opérations nettement séparées l'une de l'autre et méthodiquement conduites, mais une découverte tâtonnante qui exploite les occasions favorables, essaie des interprétations, les rectifie si elles se révèlent inexactes, précise peu à peu ses procédés, soutenue et stimulée par le besoin de comprendre et de se faire comprendre.

En effet, les efforts sont d'autant plus vifs et efficaces qu'un intérêt spontané entre en jeu dans la lecture ainsi comprise. Certes, nous l'avons déjà remarqué, le langage écrit est plus artificiel que le langage parlé, mais, dans notre civilisation, il répond aussi à une nécessité, et de jeunes enfants peuvent s'en rendre compte : nouvelles, avis, prescriptions, l'écriture et l'imprimé jouent aujourd'hui un rôle dans l'ordinaire des vies les plus simples. Et surtout, si, déjà entraînés en classe à s'exprimer oralement ou par le dessin, les petits élèves sont amenés au cours de leurs activités scolaires à découvrir le rôle de ce nouveau mode d'expression, qui n'est pas fugitif comme la parole et qui permet de communiquer à distance, alors ils éprouveront à s'en servir une joie inépuisable. Noter ce qu'on a observé au jardin ou en promenade, inscrire dans le livre de classe le fait dont on a été le témoin, écrire ou imprimer, pour les parents ou de petits camarades inconnus, une histoire qu'on a entendue ou inventée, ces occupations sont si intéressantes qu'on ne saurait être surpris si, en liaison avec elles, l'acquisition de la technique se fait aisément et sûrement.

Mais, est-il nécessaire de le souligner ? Un tel apprentissage de la lecture n'est évidemment possible que dans les classes dont les élèves éprouvent le besoin de s'exprimer, parce qu'ils jouent, observent, inventent, fabriquent, construisent, parce qu'ils vivent en un mot, c'est-à-dire dans les classes actives. La méthode globale de type intuitif ne saurait se concevoir qu'associée à l'ensemble des activités qui caractérisent "l'école nouvelle", l'école "pour la vie, par la vie", selon la belle formule decrolyenne.

Les maîtres habitués à la méthode synthétique, s'ils veulent appliquer la méthode globale, trouveront plus de sécurité à procéder suivant un ordre bien défini, à préparer l'analyse en groupant des mots-clés qui présentent le même son ou la même articulation, à passer en revue toutes les associations possibles des différents signes.

Ils doivent cependant se rendre compte que cette progression régulière qui les rassure ne peut être suivie sans que l'apprentissage ainsi ordonné perde beaucoup de sa vertu éducative. Sans doute pourront-ils demander aux élèves un effort personnel d'analyse ; mais comme les exercices dont la succession est rigoureusement réglée ne peuvent s'adapter au rythme de développement de chaque enfant, ils seront forcément conduits à provoquer les rapprochements, sinon à les imposer ; leur enseignement restera donc dans une large mesure dogmatique. Sans doute, les textes qu'ils apprendront pourront, avoir un sens, familier aux élèves qui, dès les premières leçons, éprouveront le plaisir d'interpréter les signes de l'écriture ; mais dès que le choix des mots doit tenir compte de la nature de leurs éléments, la liberté d'expression se trouve nécessairement entravée ; il est plus difficile de composer des phrases qui répondent directement aux intérêts actuels de l'enfant ; il est impossible que celui-ci les rédige lui-même ; et la lecture ne peut être liée aussi étroitement à toutes les occupations de la classe, à tous les événements de la vie. Leur méthode n'est donc plus exactement la méthode active telle que nous l'avons définie. Si elle satisfait les esprits prudents ou systématiques, on s'explique que les éducateurs les plus attachés aux principes de l'éducation nouvelle la rejettent comme un compromis inacceptable.

Au terme de cette étude comparée, nous espérons que les deux méthodes de lecture apparaissent avec une clarté suffisante pour qu'il soit aisé d'en reconnaître les traits distinctifs sous toutes les formes diverses qu'elles peuvent emprunter.

La méthode synthétique satisfait l'esprit logique de l'adulte par sa rigoureuse ordonnance. Mais elle commence par enseigner des abstractions sans intérêt pour les enfants, et par faire exclusivement appel à la mémoire. Elle retarde ainsi le moment de la lecture intelligente, de la vraie lecture, que les moins bien doués risquent de ne jamais atteindre, et, retenant trop longtemps les élèves à l'ingrate besogne de la syllabation, elle ne réussit pas toujours à éveiller le goût de lire.

La méthode globale est plus conforme à la démarche naturelle de l'intelligence. Aussi, "à toutes ces étapes, en tous ses aspects" (comme le dit Delacroix de l'acquisition du langage parlé), "toute l'âme de l'enfant est au travail"(12). D'emblée, elle donne à la lecture sa nature propre d'une communication entre les esprits ; elle fait éprouver aux élèves la joie de comprendre la langue écrite, de penser, d'imaginer, de s'émouvoir, sous la suggestion des signes. Lorsqu'on l'applique, l'apprentissage ne se réduit pas à l'acquisition d'une technique ; c'est un des moyens essentiels du développement et de l'éducation de l'esprit.

Cependant, notre analyse, à dessein générale et forcément schématique, ne doit pas faire perdre de vue qu'entre les types fortement contrastés que nous avons opposés l'un à l'autre, et dont on peut trouver des exemples "purs" dans l'enseignement actuel, se situent des pratiques variées, plus ou moins apparentées à la méthode synthétique ou à la méthode globale.

Nous avons tenu à préciser que ce qu'on appelle communément méthode globale analytique emprunte à l'une son principe général, à l'autre son souci d'ordre et de progression.

Nous indiquerons plus loin que la méthode synthétique, influencée par la méthode globale et l'évolution générale des principes d'éducation, ne se présente plus guère aujourd'hui avec ses caractères originels.

Et peut-être conviendrait-il aussi de remarquer que les enfants ne respectent pas toujours dans leur travail les distinctions rigoureuses des pédagogues. Ainsi que le note l'auteur d'un ouvrage récent, "ils apportent dans cet apprentissage des habitudes diverses, complexes, contradictoires même, tout au moins en apparence"(13) ; et on voit leur instinct de globalisation et leur esprit d'analyse entrer en jeu tour à tour, même si la méthode adoptée n'a pas prévu cette intervention.

Quoi qu'il en soit, le maître doit savoir clairement le but qu'il poursuit et choisir, en connaissance de cause, la méthode qui lui permet le plus sûrement de l'atteindre. Un examen objectif des diverses techniques en usage éclairera ses réflexions sur sa propre expérience et l'aidera à prendre parti. Mais ce qui importe avant tout, c'est qu'il ne perde jamais de vue que la lecture est un langage et que l'apprentissage doit contribuer à l'éducation de l'enfant : "Il s'agit d'apprendre à lire et aussi d'apprendre à penser sans séparer jamais l'un de l'autre"(14).

© P. Méziex, Inspectrice générale des Écoles maternelles, in Méthodes de lecture, Éd. Bourrelier, 1947, pp. 7-16.

 

===> On pourra éventuellement consulter mon examen critique du brûlot de M. Le Bris, Et vos enfants ne sauront ni lire... ni compter !

 


Notes

 

(1) H. Delacroix, Le langage et la pensée. (Alcan, éd. 1930, p. 351) .
(2) Dr Simon, Pédagogie expérimentale (A. Colin. éd., Paris, 1924, p. 101-102).
(3) A. Hamaïde, la Méthode Decroly, Delachaux et Niestlé, éd., 3e édition, p. 157.
(4) R. Dottrens, L'apprentissage de la lecture par la méthode globale, Delachaux et Niestlé, éd., p. 7.
(5) Précisons que tout au début de l'apprentissage, Mlle Hamaïde, collaboratrice de Decroly, met sous les yeux des enfants, des ordres écrits qu'ils doivent exécuter, sans prononcer les mots qu'ils lisent ; mais, parallèlement à ces exercices muets, après avoir fait observer un objet, elle demande aux élèves de résumer verbalement leurs impressions qui sont écrites sous la forme de phrases très courtes : les signes de l'écriture sont ainsi associés à la fois aux idées et aux sons du langage parlé (Hamaïde, op. cit., p. 172). De même, Mlle Margairaz, quand elle présente les premières petites phrases qui expriment des ordres, lit ces phrases et les fait lire successivement par les élèves (Dottrens et Margairaz, op. cit., p. 53). Mais pourquoi insister ? La lecture du français ne peut être purement idéo-visuelle que pour des sourds-muets.
Quant à savoir si, une fois qu'on sait parfaitement lire, la lecture silencieuse n'exige pas au moins une ébauche des mouvements phonateurs, la question est encore controversée.
"L'articulation intérieure joue un rôle chez bien des lecteurs ; Quandt [Ivan J Quandt, pédagogue américain] a vu des mouvements des lèvres chez tous les enfants qu'il a examinés"... Lire des yeux est "affaire de type, de degré d'instruction et aussi d'entraînement" (Delacroix, op. cit. pp. 351-352).
(6) Alain, Propos sur l'Éducation, Rieder, 1932, p., 150.
(7) Ferdinand Buisson le remarquait déjà en 1878 : "Un maître novice veut apprendre à lire à un enfant, il se rappelle aussitôt la fameuse maxime : il faut aller du simple au composé ; le simple, se dit-il, c'est un A, un B, un C ; je vais donc apprendre à l'enfant d'abord l'A, le B, le C, toutes les lettres, puis leur combinaison deux à deux, trois à trois : les lettres d'abord, puis les syllabes, puis les mots, puis les phrases. Cette marche est très logique, elle est progressive, elle va du simple au composé. - Oui, pour nous, mais non pour l'enfant, parce qu'il ne se meut pas comme nous dans l'abstrait, il ne se reconnaît bien que dans les réalités concrètes, sensibles, dont il a quelque expérience. Les sons et a et les signes pa lui sont bien moins accessibles que le mot Papa. C'est que ce mot, éveille une idée, représente quelqu'un à son esprit ; une syllabe coupée dans ce mot, une lettre isolée ne lui dit rien. Ce n'est pas simple pour lui ; c'est vide de sens". (Les Conférences. pédagogiques, p. 349, Hachette et Cie, Paris, 1878.).
(8) Alain, op. cit. (p. 150).
(9) Alain, op. cit. (p. 163).
(10) De même que le fait le plus simple de la connaissance primaire s'appliquant à un objet complexe se compose de trois actes : 1° vue générale et confuse du tout ; 2° vue distincte et analytique des parties ; 3° recomposition synthétique du tout avec la connaissance que l'on a des parties ; de même "l'esprit humain, dans sa marche, traverse trois états qu'on peut désigner sous les trois noms de syncrétisme, d'analyse, de synthèse... Le premier âge de l'esprit humain qu'on se représente trop souvent comme celui de la simplicité était celui de la complexité et de la confusion. On se figure trop facilement que la simplicité, que nous concevons comme logiquement antérieure à la complexité, l'est aussi chronologiquement, comme si ce qui, relativement à nos procédés analytiques, est plus simple, avait dû précéder dans l'existence, le tout dont il fait partie... L'homme primitif ne divise pas : il voit les choses dans leur état naturel, c'est-à-dire organique et vivant. Pour lui, rien n'est abstrait, car l'abstraction, c'est le morcellement de la vie...; la première vue est générale, compréhensive, mais obscure, inexacte ; tout y est entassé et sans distinction" (Renan, l'Avenir de la Science, Calmann-Lévy, p. 301).
(11) A. Hamaïde, op. cit. (p. 174).
(12) Delacroix, L'enfant et le langage, Alcan, 1934, p. 116.
(13) R. Thabault, L'enfant et la langue écrite, Delagrave, 1936, p. 134.
(14) Alain, op. cit. (p. 150).

 

 


 

 

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