Ce texte complète à merveille celui, davantage structuré parce qu'écrit en vue d'Instructions officielles, qu'on peut lire ici.
Il parvient, en effet, à l'aide d'exemples apparemment simples et sous couvert d'une aimable conversation, à faire comprendre ce qu'a de subtil cette notion d'éveil, si décriée car si peu comprise (et si rarement mise en œuvre).
Une petite remarque souriante, avant de laisser la parole à G. Belbenoît : sans doute a-t-il voulu persifler, en utilisant le mot profane dans l'intitulé de sa conférence. Car la moitié de son auditoire, au bas mot, était constitué du ban et de l'arrière-ban de frères trois-points du Grand-Orient...

 

 

La conférence est présidée par M. Clément Durand.

 

M. le Président

 

Monsieur l'inspecteur Général et néanmoins cher Ami, Mesdames, Messieurs,

 

Je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la Société Française de Pédagogie. Je vous remercie d'autant plus que nous nous trouvons, dans la région parisienne, dans une période de vacances scolaires et je remercie Monsieur Belbenoît, malgré ce handicap et malgré ses lourdes occupations, de nous avoir réservé quelques instants pour nous faire part de ses réflexions sur l'éveil, sujet d'actualité du plus grand intérêt, qu'il est particulièrement qualifié pour traiter devant vous.

Nous connaissons bien M. Belbenoît. Nous le connaissons d'abord comme l'Administrateur dynamique et clairvoyant, Inspecteur d'Académie, puis Inspecteur Général de l'Instruction Publique, mais je voudrais dire que nous le connaissons aussi et peut-être plus encore comme l'ami de nos mouvements post et péri-scolaires et qui souvent, au cours de ces dernières années, en toute simplicité, en toute liberté, nous a fait profiter de ses recherches pédagogiques.

Pour ma part, comme Secrétaire Général de la Jeunesse au Plein Air, je n'oublie pas la collaboration importante et précieuse qu'il nous a apportée en 1969 dans l'élaboration d'une pédagogie de l'initiative et de la responsabilité dans le domaine des loisirs éducatifs, au lendemain d'un drame du Maine-et-Loire qui avait coûté la vie à 19 enfants d'un Centre aéré.

Je n'oublie pas non plus le rapport qu'il présentait en 1970 aux 2èmes Assises Nationales des Francs-Camarades sur "l'Enfant et les co-éducateurs". Je n'oublie pas, enfin, l'attention constante qu'il porte aux problèmes de l'éducation permanente comme Vice-Président de la Ligue Française de l'Enseignement.

C'est donc tout naturellement que nous le retrouvons parmi nous et avec nous ce soir, et c'est pourquoi avec plaisir, après l'avoir remercié encore d'être venu et de nous donner cette conférence, je lui donne la parole.

 

M. Belbenoît

 

Merci beaucoup, cher Ami. Il y a dans vos propos un seul point que je relèverai : c'est quand vous dites que je suis particulièrement qualifié pour traiter du sujet qui nous réunit ce soir, et dont je tiens à préciser que je parle à titre strictement personnel.

Car je vois dans cette salle un certain nombre de personnes qui seraient plus qualifiées que moi pour traiter le sujet. Et sur cette estrade même, le représentant de la J.P.A. serait certainement aussi qualifié que moi pour dire ce que sont les activités d'éveil, car elles se pratiquent au moins autant dans les Centres de loisirs qu'à l'école.

D'ailleurs, à vrai dire, ce n'est pas exactement des activités d'éveil que je vous parlerai. Si je suis qualifié pour parler de l'éveil, ce ne peut être, si vous permettez ce paradoxe, que par mon incompétence même : je ne fais pas partie des experts qui peuvent traiter de l'éveil en raison de leur compétence dans une des activités, ou une des disciplines qui se trouvent actuellement réunies sous la rubrique de l'éveil, et qui, à l'école élémentaire, occupent désormais les 6/27e de l'emploi du temps.

Depuis l'arrêté du 7 août 1969, je le rappelle, 15 heures sont consacrées aux disciplines " fondamentales ", (on a tendance maintenant à dire plutôt " instrumentales ") : le français et les mathématiques. Il y a, d'autre part, deux blocs de 6 heures, un pour l'éducation physique et sportive, un pour les activités d'éveil - celles, dit le texte initial, qui figuraient autrefois à l'emploi du temps sous les noms d'histoire, géographie, sciences d'observation, travail manuel, musique, dessin, éducation morale et civique. C'est cet ensemble, c'est cela qui constitue les disciplines ou activités d'éveil.

Mais enfin le titre que j'ai donné par téléphone à cette conférence, ou à cette causerie, c'était "Réflexions sur l'éveil" et non "Réflexions sur les activités d'éveil".

 

 

 

Comment suis-je venu à m'occuper de ces questions ? Vous m'excuserez, le moi est haïssable, on ne devrait pas parler de soi, mais il me paraît intéressant de savoir comment j'ai pu arriver, moi professeur de lettres d'origine, à m'occuper d'activités d'éveil.

Il y a fallu une série de circonstances et notamment celle qui a fait de moi un Inspecteur d'Académie : l'Inspecteur d'Académie, c'est un touche à tout, qui se mêle de tout ce qu'il ne connaît pas, et qui apprend par là même beaucoup de choses. Il s'occupe entre autres d'éducation physique, et il y a dans la salle au moins un auditeur avec lequel j'ai travaillé jadis, d'ailleurs sous l'autorité du Recteur Debeyre, l'actuel Président de la J.P.A. : il présidait alors la Commission Scolaire du Haut-Comité des Sports, et il m'avait demandé d'animer un groupe de travail sur l'éducation physique à l'école élémentaire.

Et en 1968 et 1969, quand se sont succédé deux générations de commissions de rénovation pédagogique (parce qu'on oublie quelquefois que le Ministre Alain Peyrefitte en avait mis en place, d'un type un peu différent des suivantes, les unes et les autres aboutissant en gros aux mêmes conclusions), je me suis trouvé associé à ces travaux au titre, assez paradoxal pour moi littéraire, de l'éducation physique. Il y avait bien quelques spécialistes, qui prêtaient main forte, mais je me trouvais le porte-parole de l'éducation physique à l'école primaire J'ai commencé alors à entendre parler d'activités d'éveil ou de disciplines d'éveil.

Ce qui a beaucoup frappé l'ignorant que j'étais alors, c'est que les spécialistes, et les meilleurs, les têtes de file de la pédagogie de ce niveau, comme notre collègue Louis Legrand qui présidait nos travaux, ne semblaient pas très bien savoir ce qu'étaient proprement ces "activités d'éveil" : avait-on vraiment affaire à des activités ou à des disciplines ? Quel était le rapport entre ce groupe et les activités dites fondamentales, les grands langages ?

Posons le problème très crûment : avait-on simplement regroupé sous une étiquette "activités d'éveil" toutes les disciplines annexes, certes importantes et formatrices de la personnalité, mais malgré tout sans l'importance immédiate, à la fois utilitaire et culturelle, du français et des mathématiques ? C'était une hypothèse, que les premières utilisations du terme "éveil" dans le domaine pédagogique rendaient plausible : le terme "éveil" est apparu dans la langue pédagogique à propos des classes de transition, vers les années 1966, je crois, ou un peu avant. On disait alors : il y a des disciplines qui exigent un effort de mémorisation, d'apprentissage systématique, et d'autres au contraire où, libéré de cette servitude, on peut se préoccuper d'éveiller les curiosités et d'amener les enfants, même au niveau des classes de transition, à s'intéresser à beaucoup de choses, à prendre en charge un certain nombre d'activités, pour lesquelles on n'est obligé ni de les guider de très près ni de réparer les échecs relatifs de l'école élémentaire.

On avait ainsi deux séries d'activités, les unes très structurées, les autres moins. Le premier groupe était celui des activités fondamentales. Il comprenait aussi, quoiqu'à un autre titre, l'éducation physique. Il était bien entendu que, relevant d'un autre Ministère, elle ne relevait certainement pas de la même pédagogie (Je n'en suis pas du tout persuadé ; je pense, au contraire, avec les personnes qui représentent ici l'école maternelle et qui l'ont bien mis en lumière, que surtout chez les enfants très jeunes, ces activités physiques et psycho-motrices sont finalement la base de tout). Bref on avait donc ce groupe, français et mathématiques d'une part, l'éducation physique de l'autre. Quant au reste, c'était un domaine mal défini, dont la caractéristique essentielle était qu'on y pouvait " éveiller " la curiosité des enfants, les engager dans un certain nombre de recherches, toujours de caractère plus ou moins pluridisciplinaire.

Le deuxième problème était le complément du premier : y a-t-il un dénominateur commun à toutes ces disciplines ? Autrefois, quand on disait : l'histoire, la géographie, on savait ce que c'était : en histoire, on apprend des dates, des faits, d'autres choses aussi : à expliquer le passé en lui-même, à se servir de la connaissance du passé pour expliquer le présent... de toute façon c'était une discipline constituée, bien connue d'ailleurs au niveau où elle est enseignée par des spécialistes, les professeurs d'histoire. Pour la géographie, pour les sciences naturelles, c'était pareil.

Pour beaucoup, les activités d'éveil étaient essentiellement celles que je viens de nommer, c'est-à-dire celles qui servent à explorer le milieu extérieur. On distinguait des disciplines principales, celles pour lesquelles il y a des examens de passage (seul critère qui les rende "principales") ; et puis ces disciplines complémentaires, d'éveil, d'exploration du milieu, organisées autour de l'enquête en particulier ou de l'expérimentation ; et enfin un troisième groupe, celui des activités esthétiques et des activités sportives.

À l'époque, dans mes réflexions d'Inspecteur d'Académie sur la carte scolaire du 1er cycle, je répartissais moi-même toujours les charges d'enseignement, au CEG ou au CES, en trois groupes - deux de disciplines "intellectuelle", français, mathématiques et langue vivante d'une part, histoire, géographie, sciences de l'autre, - et un troisième, que j'appelais "les arts et les sports", la musique, l'éducation physique, le dessin et les travaux manuels, qui me paraissaient occuper une place un peu à part.

Quoiqu'il en soit, on ne voyait très clairement ni quel était le rapport entre les activités d'éveil et les disciplines fondamentales, ni quelle était leur unité. Une façon élégante de sortir de cet embarras a consisté un moment à dire que les activités d'éveil étaient d'éveil aux disciplines : il s'agit, disait-on, d'une première approche, qui permettra aux enfants, quand leur maturité intellectuelle sera suffisante, quand ils auront affaire non plus à des maîtres polyvalents mais à des spécialistes, d'entrer véritablement dans le domaine des disciplines, qu'elles soient historiques, géographiques, ou, dans un autre domaine, esthétiques, voire sportives...

Voilà le type de problèmes qui s'est posé dès le départ. Une de ces activités m'a posé dès le début - et continue à me poser d'ailleurs aujourd'hui - un problème particulier : c'est l'éducation morale et civique.

Si l'on considère les activités d'éveil comme un groupe annexe, estimable certes pour ce qu'il apporte à la formation de la personnalité, mais enfin moins important que le français, les mathématiques ou l'anglais, comme en témoigne l'organisation des rites de passage, et qu'on y mette l'éducation morale et civique, cela me parait extrêmement lourd de signification : notre école reste quand même l'école publique, elle est de tradition l'école de la République, et elle a dû sa force en grande partie, pendant des générations, au fait que précisément elle apportait aux enfants non seulement des connaissances utiles pour leur existence, mais des principes moraux pour la conduite et de leur vie personnelle et de leur vie civique.

Et l'on invoque toujours la formation de l'homme, du travailleur et du citoyen. Au travailleur reviennent les activités utilitaires, les activités instrumentales. Elles ont d'abord la forme - parce que le travail de l'enfant, c'est d'apprendre à lire, écrire et compter - de la lecture, de l'écriture et du calcul, qui lui permettront ensuite de conduire tous les apprentissages nécessaires pour remplir dans la vie ses différents rôles, en particulier ses rôles professionnels. La formation de l'homme, du citoyen, elle, implique évidemment des problèmes de valeurs, et par suite une éducation morale et civique. Si l'éducation morale et civique se trouve rangée dans les disciplines annexes (dont chacun sait que, parce qu'elles sont annexes, on ne les enseigne pas, et c'est en fait ce qui se passe), cela me paraît extrêmement grave.

Mais peut-être fallait-il au contraire penser que c'était dans ce domaine-là qu'allait s'opérer la véritable rénovation pédagogique, auquel cas on comprendrait pourquoi ces activités d'éveil, considérées comme un ensemble, étaient couronnées par l'éducation morale et civique...

Voilà un premier thème de réflexion.

 

 

Je vous ai dit tout à l'heure que je me considérais comme non qualifié parce que je n'étais spécialiste d'aucune de ces disciplines. Ce n'est pas tout a fait exact parce que j'y étais qualifié par mon passé. J'étais professeur de lettres de mon métier, j'ai enseigné le français, le latin, le grec pendant un certain nombre d'années. J'étais donc par là même un polyvalent : contrairement à ce que disent certains, le français, le latin et le grec sont trois disciplines qui ont sans doute des rapports, mais qui restent très différentes. On le constate lorsqu'on est face aux élèves : certains réagissent bien à l'une ou l'autre de ces disciplines, mal dans d'autres, et vous vous apercevez que, finalement, vous mettez en oeuvre des approches et des qualités d'esprit différentes selon les cas.

Entre la langue latine et la langue grecque il y a de grosses différences. On approche le grec d'une façon beaucoup plus intuitive, il n'a pas une grammaire aussi logiquement constituée que l'est celle du latin étudié dans les classes, c'est-à-dire celui qu'on a fixé en deux ou trois temps, d'abord à l'époque latine " classique ", et puis surtout au 17ème siècle... Le latin dans bien des cas convient beaucoup mieux aux esprits scientifiques, logiques, le grec aux esprits intuitifs un peu fantaisistes, ceux qui papillonnent volontiers, qui sont aptes à saisir des détails subtils.

Bref, quand vous êtes professeur de lettres, vous êtes un polyvalent. D'autre part, en y réfléchissant après coup, en parcourant les travaux des spécialistes sur l'éveil (tel Victor Host(1), qui arrive, et qui m'a beaucoup appris), je me suis dit : au fond, la méthode qu'ils proposent, c'est exactement ce que j'étais amené à faire dans ma classe quand j'enseignais du français ou du latin.

Je vais vous en donner deux exemples... ceux d'entre vous qui sont venus en espérant avoir des vues concrètes et pratiques sur la façon de conduire les activités d'éveil dans une classe primaire me le pardonneront, mais je vais vous parler pendant quelques minutes, de ce que peut faire un professeur de 1ère face à un texte français et face à un texte latin.

Quel est l'objet de cet exercice fondamental de l'enseignement littéraire français qu'est l'explication de texte ?

Cela consiste tout simplement à mettre au point progressivement la lecture d'un texte. Vous mettez un jeune face à un texte dont on sait qu'il a un sens (c'est d'ailleurs pour cela qu'il a franchi les siècles, en général), un sens assez riche, mais qui n'est pas toujours totalement perceptible au premier abord. Selon qu'il s'agit d'un texte de poète, de philosophe ou de conteur, les problèmes d'interprétation seront différents, mais il y en aura toujours. Le travail du professeur, s'il suit les instructions officielles, c'est d'arriver à ce que les élèves saisissent de mieux en mieux, par leurs recherches personnelles et par la critique collective, et aussi avec l'aide de cet expert malgré tout qu'est le professeur en face d'eux, le sens réel ou le plus approché du texte, jusqu'à un seuil où l'on se dit qu'il faudra peut-être grandir encore, revenir un jour sur ce texte avec plus d'expérience, pour réussir à pénétrer ce que signifie véritablement la page expliquée en classe.

Et vous voyez comment on peut pratiquer une pédagogie d'éveil, qui consiste à laisser l'élève le plus possible découvrir par lui-même le sens du texte, en lui signalant simplement les cas ou il se fourvoie parce qu'il ne tient pas compte du temps où cela a été écrit, ou du fait que des mots ont changé de sens, etc... On peut l'orienter sur des sources d'information complémentaires qui éclaireront sa vision. Le professeur n'est qu'un médiateur, il n'a pas à dire quel est le sens du texte, il a à mettre en contact le plus possible les élèves et le texte.

La grande tentation, à laquelle vous poussent les élèves eux-mêmes surtout dans les classes d'examen, c'est de leur dire tout de suite ce qu'il faut en penser... : "Est-ce que ce passage est bon ou n'est pas bon ? Est-ce que cette pièce est intéressante ou non ? - Mes enfants, c'est votre affaire. J'ai peut-être mon opinion dessus, je vous la donnerai à l'extérieur de la classe mais dans la classe, à vous de trouver la vôtre et de la justifier".

Même chose avec un texte latin. Vous avez un texte, qui a un sens. Généralement le professeur le connaît, parce qu'il a utilisé, et intelligemment, une traduction - ou même sans traduction : quand ce sont des textes assez courants, on finit par savoir les lire, mais il y a bien des cas (parce que c'est comme cela qu'on travaille, quand on est pressé et quand on a suffisamment de modestie pour ne pas se croire la science infuse) où l'on va vérifier le sens du texte dans une traduction qui fait autorité. Au moment où l'étude s'engage, le professeur sait donc ce que signifie le texte - dans la mesure où on le sait, parce qu'il arrive que les experts eux-mêmes ne soient pas d'accord. Mais peu importe, prenons même le cas où le professeur sait très bien ce que veut dire le texte qu'il a choisi. Il l'a choisi parce que c'est un texte sans piège et que normalement, avec les connaissances qu'ont ses élèves, ils peuvent en trouver le sens à condition d'utiliser un certain nombre d'armes ou d'outils, qu'ils ont, mais dont ils ont l'habitude de ne pas se servir.

Vous laissez l'élève face à son texte, vous lui demandez une traduction. Généralement au premier essai, à moins qu'il ne reprenne une traduction préfabriquée, la traduction de l'élève n'est pas bonne, il y a une erreur dedans. Vous pouvez lui dire : "C'est absurde ! voici la bonne traduction". Vous n'avez pas éveillé quoi que ce soit. Mais vous pouvez aussi lui dire : "non, il y a une objection, et vous allez me dire pourquoi votre traduction est mauvaise. Je vous mets sur la voie : vous allez me dire quelle règle de grammaire très connue, élémentaire, vous interdit ce sens, le rend impossible".

L'élève cherche et dit : "oui, bien sûr !", il ressort l'exemple de la grammaire, il le connaît, mais n'a pas pensé à l'utiliser. Il l'utilise.., de proche en proche, il va affiner sa traduction, c'est à dire qu'il va finir par découvrir un sens justifiable, et l'exprimer dans un texte français, que je conseillais volontiers à mes élèves de soumettre à leurs parents. J'enseignais à Douai, j'avais beaucoup d'élèves, Polonais entre autres, de milieux relativement modestes et ils me répondaient : "Vous nous dites de montrer nos versions latines à nos parents, mais ils ne connaissent pas le latin !" - "C'est pour cela qu'il faut le leur montrer : s'ils n'y comprennent rien, il y a de fortes chances pour que cela ne veuille rien dire. Or ce que je vous demande avant tout c'est de me remettre un texte sur lequel vous vous engagez, c'est-à-dire que vous pouvez me dire vous-mêmes ce qu'il signifie. Nous vérifierons après s'il correspond au texte latin".

Vous voyez le type de démarche ? C'est une démarche scientifique : elle part d'une appréhension grossière du texte, dans laquelle on commet un certain nombre d'erreurs parce qu'on va trop vite, parce qu'on n'utilise pas les moyens d'investigation que l'on a ; mais en utilisant ces moyens on peut arriver à ce qui finalement aurait dû être la première lecture. Et le profit moral vaut l'intellectuel...

Si nous réfléchissons bien, nous nous apercevons que, même sur des textes français, nous commettons souvent des erreurs un peu du même ordre, que nous pourrions éviter si nous lisions moins vite, et si nous prenions la peine de suivre la démarche "spiralaire" qui caractérise l'éveil : elle consiste à partir d'une appréhension globale et sommaire d'un objet, intérieur à la classe ou extrait du milieu, auquel on a décidé de s'intéresser pour une raison ou pour une autre ; puis on critique cette première vision, en confrontant les impressions de chacun, en utilisant diverses techniques d'analyse ou d'examen ; et l'on revient enfin à une appréhension plus juste, mais à nouveau globale.

Voilà comment, à mon sens, un professeur de lettres qui a réfléchi sur son métier peut être amené à comprendre ce que disent les spécialistes de l'éveil parfois même peut-être, je m'en excuse auprès d'eux, un peu mieux qu'eux : n'étant spécialiste d'aucune de ces disciplines, il est plus sensible à ce qu'il y a de commun entre elles, à ce qui justifie la réunion, sous la même rubrique, de toutes les disciplines antérieurement séparées, qu'on avait tant de mal à coordonner, en attendant la "tarte à la crème" ou une des "tartes à la crème" d'aujourd'hui : l'inter-disciplinarité.

L'inter-disciplinarité, dans l'exploration du milieu ou l'examen d'un objet, elle est antérieure aux disciplines. Quand vous sortez de la classe, dans le quartier, dans la rue, cette rue a un certain nombre de caractéristiques qui peuvent s'expliquer par la géographie. Il y a une pente, un sous-sol, des éléments qui relèvent de la géographie physique, ou de la géographie humaine ; et puis des éléments historiques qui se traduisent dans le style des façades, dans la plaque au coin de la rue ; des éléments aussi qui s'expliqueraient par une technologie du bâtiment ou par une technologie urbaine. Bref, tous les objets auxquels vous pouvez vous intéresser dans une activité d'éveil font appel pour une explication complète, à plusieurs disciplines.

Bien entendu, certaines activités semblent dès le départ mieux circonscrites : par exemple celles qui relèvent de l'initiation scientifique. Ici je devrais laisser la parole à Victor Host... à défaut je vous renvoie aux publications de son département, où est lumineusement exposé ce que peut être l'activité d'éveil scientifique. Je ne prendrai qu'un exemple, non chez le biologiste, mais chez son voisin, le spécialiste de l'enseignement technologique.

Un exemple possible est celui de l'engin de chauffage. L'engin de chauffage est un objet qui répond d'abord à un certain usage. Il n'est pas là sans raison, il est là pour chauffer. On l'a conçu pour remplir cette fonction, en tenant compte à la fois de lois physiques, de contraintes variées, d'ordre proprement technique, ou d'ordre économique, ou peut-être d'ordre esthétique : le radiateur doit à la fois chauffer, ne pas encombrer, répondre à des normes de sécurité, et il a aussi quelquefois valeur d'ornementation ou au contraire il contrarie l'esthétique de la salle. Vous voyez qu'un objet quelconque peut être l'objet d'une approche naturellement inter-disciplinaire.

En général vous concentrez votre recherche sur un aspect particulier et c'est une des phases de la démarche d'éveil. Au niveau pratique de la classe, cela consiste à isoler pour un temps, et en ne laissant pas ignorer aux enfants que ce n'est qu'un aspect, un point qui fait problème et sur lequel on va faire porter l'analyse, pour essayer d'en découvrir le fin mot, quitte à réintroduire dans une synthèse ultérieure cette connaissance de détail après l'avoir approfondie et vérifiée.

Dans l'explication générale de mon engin de chauffage par exemple, on s'est intéressé particulièrement, je suppose, à savoir pourquoi on a un radiateur comprenant un certain nombre d'éléments au lieu d'un simple ballon d'eau chaude. Eh bien, quand on aura expliqué ou découvert pourquoi le radiateur est fait de cette façon, il faudra revenir tout de même après au fait que ce radiateur sert à chauffer, qu'il rentre dans un système beaucoup plus général, technologique, esthétique, que sais-je encore... et que sa construction par éléments entraîne dans ces divers domaines de contraintes qu'il faut concilier au mieux...

Le même type de démarche, se retrouverait aussi bien dans le domaine des activités esthétiques que dans le domaine des activités scientifiques. Et il se peut très bien que le même thème serve alternativement, pour ne pas dire conjointement, à des fins scientifiques et à des fins esthétiques.

Des papillons peuvent servir à l'étude d'un mode de sustentation dans l'air, ou comme motif à exploration graphique, picturale, ou peut-être encore des essais de mime : il y a toujours une variété de recherches qu'on peut faire à partir du même objet.

L'eau, par exemple, se rencontre sous des formes extrêmement variées.., prenons un cas particulier, qui vous paraîtra peut-être ne pas relever de l'activité d'éveil au premier chef : on emmène les enfants à la piscine (Je suis allé l'année dernière voir les enfants de l'école maternelle à la piscine d'Antony et c'était une expérience extrêmement intéressante).

Non seulement les enfants y apprennent à nager, ce qui est extrêmement profitable, mais ils y acquièrent une foule d'enrichissements de tous ordres. D'abord, tout en se familiarisant avec un milieu différent, le milieu aquatique, ils éprouvent cette espèce de satisfaction, à laquelle il faut attacher beaucoup d'importance, d'avoir surmonté des appréhensions, d'être devenus maîtres de leurs mouvements et de leur corps dans un milieu inhabituel.

Mais ils sont aussi allés dans une institution. Si vous les prenez un peu plus grands qu'à l'école maternelle, vous allez pouvoir lancer de là toute une exploration : comment est gérée la piscine, qui paie, quels sont les gens qui sont autour, quel est le rapport entre la piscine, le gymnase, l'école, la mairie, les services qui s'en occupent...

À l'intérieur, ils auront eu des expériences d'un type différent. Ils se seront déshabillés eux-mêmes. Ils auront vu leur maîtresse en maillot de bain dans l'eau au lieu de la voir dans sa tenue de classe. C'est une expérience (et pour elle aussi).

Vous avez là toute une série d'éléments très variés, interdisciplinaires, qui peuvent faire les uns et les autres l'objet d'enquêtes ou d'expériences. Mais le point capital, c'est que dans la démarche d'éveil, la première approche est toujours très globale.

Dans un deuxième temps, on va focaliser, si j'ose dire, l'attention générale sur un des éléments, qu'on va explorer plus à fond. À ce moment-là va intervenir un autre facteur, capital lui aussi, qu'est la confrontation des points de vue et la discussion entre les enfants, au sortir de la toute première situation de jeu et d'autonomie. Car, c'est un point très important et j'aurais même dû, commencer par là : pour que la mayonnaise prenne, si j'ose dire, pour que l'éveil démarre, il faut que l'enfant soit véritablement impliqué dans ce qui se passe, et il ne l'est pratiquement, surtout s'il est très jeune, que dans les situations de jeu. Dans le jeu, il est exactement dans la situation homologue de l'adulte qui étudie une question en rapport avec son travail ou avec ses préoccupations familiales ou sociales, politiques, syndicales, etc. À ce moment-là, l'adulte s'intéresse à la recherche, il apprend. C'est ce qu'enseigne l'éducation des adultes.

L'enfant, la plupart du temps, ne se trouve dans cette situation que dans le jeu. C'est quand il est engagé tout entier dans ce jeu qui devient son affaire, sa chose, qu'il commence à apprendre. Il commence à apprendre, mais pas tout seul, parce que tout notre système est un système d'éducation collective : un des éléments très importants de l'éveil, c'est que ce n'est jamais que démarche strictement individuelle. C'est quand même une démarche où l'enfant est engagé lui-même, où c'est lui qui manipule - mais, encore une fois, pas tout seul.

Je pensais à un autre exemple que l'eau. J'ai vu une séance organisée avec des ballons de baudruche. L'enfant qui manipule un ballon de baudruche, avec pour seule consigne de chercher (d'abord au gymnase) tout ce qu'on peut faire d'intéressant avec, est d'abord captivé par le jouet : il cherche comment le faire sauter, comment l'immobiliser, comment le lancer, avec la tête, le pied, la main, la hanche, debout, couché, etc... Vous voyez toutes les possibilités d'exploration de ce qu'est le corps et de bien d'autres choses aussi.

Chacun des enfants donc poursuit sa propre recherche, mais très rapidement il regarde aussi ce que font les voisins, pour les imiter, pour faire différemment, ou il discute, commente, explique... Le maître n'a plus qu'à essayer de centrer un petit peu ce qui pourrait être pure dispersion, dans cette discussion qui s'ébauche entre les enfants pour décrire ce qui se passe ou pour donner de premières explications sur les phénomènes observés, même malhabile, même confuse, cette phase revêt une extrême importance. On y constate, en effet, que les enfants sont très attachés les uns et les autres à l'explication qu'ils fournissent eux-mêmes, mais que d'un autre côté ils écoutent les autres, et qu'ils se rendent compte qu'après tout il y a des cas où les autres n'ont pas vu la même chose qu'eux et où les autres ont raison. Ce qui est encore plus fort, c'est que les autres ont peut-être raison, mais que cela ne veut pas dire qu'eux-mêmes aient tort.

Prenez l'analyse d'un lancer de ballon. Parmi les observateurs, l'un a été sensible au fait que le ballon est allé haut ou loin, un autre a été sensible au geste du lanceur ; un troisième au bruit que fait le ballon en frappant un obstacle ou par terre, à la façon dont il rebondit ; un autre encore à d'autres éléments, à une certaine harmonie, ou à la couleur du ballon.

Voilà toute une série d'observations, qui sont différentes, mais qui ne s'excluent pas les unes les autres. Et vous voyez déjà pointer ici la possibilité d'une acquisition, de caractère moral sinon civique, la capacité d'écouter autrui, soit parce que autrui a mieux vu, soit parce qu'il a vu autre chose qui ne contredit pas ce qu'on a vu soi-même. À moi s'expliquera peut-être que dans certains cas (et, dans un monde comme le nôtre, c'est extrêmement important) des gens également honnêtes et bien informés voient les mêmes réalités sous un angle tout à fait différent : il est tout à fait normal que ces gens confrontent leurs impressions ; et peut-être s'apercevront-ils que ce sont simplement des aspects différents de la même chose, ou encore que c'est un domaine dans lequel il faut faire un choix, mais entre deux positions également possibles.

 

 

Cette démarche se retrouve partout - je dois vous donner l'impression en l'évoquant d'être très décousu et je m'en excuse, mais c'est le propre de la démarche d'éveil : l'ordre n'apparaît qu'à la fin. On la trouve en mathématiques : aux termes mêmes des Instructions d'octobre 1970 la découverte de la notion de nombre ou l'apprentissage d'un certain nombre d'habitudes opératoires doivent se faire par cette succession de manipulations diverses et de recherches qui conduisent aux éléments communs, à la loi ou au concept.

On l'a également en français - dans l'enseignement du français pour lui-même comme dans l'usage qu'on fait de la langue dans le cadre d'autres disciplines ou activités. La démarche qui consiste actuellement à partir de la langue telle que la pratique l'enfant pour le conduire vers la langue élaborée suit exactement la même méthode. Vous le voyez d'une façon très nette dans le traitement d'un texte libre, que la classe décide de mettre au point pour en faire un texte digne d'être imprimé, puis présenté aux parents, ou envoyé à des correspondants. Il faut, bien sûr, lui faire subir les quelques retouches nécessaires, d'abord pour obéir à un certain nombre de règles de grammaire, indispensables si l'on veut se comprendre et si l'on veut être apprécié, et d'autre part pour rectifier des imprécisions de langue, des maladresses de style. Mais ces retouches ont une contrainte extrêmement stricte à respecter, c'est celle de ne pas modifier ce que voulait faire l'enfant initialement.

Il en va du texte comme de l'appréhension du milieu. L'analyse qui suit la vision première n'a pour objet que de la rendre plus précise et plus exacte. De la même façon, quand on met au point un texte libre, ce n'est pas pour le changer, c'est pour veiller à ce que ce qui est finalement sur le papier reflète aux yeux de son auteur exactement ce qu'il voulait dire.

Nous touchons à un point par où l'école élémentaire diffère de l'école maternelle. À l'école maternelle, l'enfant est encore très facilement satisfait de ses propres productions, qu'elles soient graphiques ou autres. Au niveau de l'école élémentaire il commence, indépendamment même de l'influence de l'institution, à être critique par rapport à ce qu'il fait et qui ne le satisfait plus. Il se rend compte que ce qu'il a dessiné ne correspond pas exactement à ce qu'il avait vu ou à ce qu'il voulait traduire, ou bien que, ce qu'il a écrit ne répond pas exactement à ce qu'il avait pensé. Quelquefois cela donne des effets que l'adulte trouve poétiques et que l'enfant trouve aussi poétiques, mais d'autres fois cela traduit simplement une inadéquation entre l'œuvre et l'intention et c'est à ce moment-là qu'il faut faire appel à l'intervention des autres membres du groupe, les "pairs", comme on les appelle aujourd'hui volontiers, ou l'expert, qui est le maître, ou recourir à des ressources extérieures au groupe (ce groupe formé par les "pairs" et par l'expert), fiches de travail, dictionnaires, ou tout ce qu'on peut imaginer. Mais tous ces éléments n'ont finalement pour but que de rendre plus authentique, parce que plus exacte, l'œuvre initiale qui a été choisie et élaborée.

En éducation physique, c'est exactement pareil. Il y a plusieurs façons d'enseigner une tactique et je signale à ceux d'entre vous qui s'intéressent à ces problèmes de pédagogie sportive et générale la lecture d'un livre de Michel Piédoue, un romancier qui a enseigné l'éducation physique, livre intitulé "Les profs de gym", avec en sous-titre : "apprendre à vivre"(2). Apprendre à vivre, c'est l'éveil.

Il évoque la difficulté devant laquelle se trouve le professeur d'éducation physique lorsqu'il veut laisser découvrir à des enfants certaines données tactiques essentielles dans un jeu comme le football par exemple : les enfants ont tendance à foncer en direction du but, à aller tous vers le centre sans se rendre compte qu'ils sont plusieurs et le passage par les ailes leur permettrait de déborder la défense et d'arriver mieux à leur but, c'est-à-dire au but.

Il y a deux solutions. Dans le lycée de Montgeron, où j'habite, on utilise beaucoup les terrains pour des jeunes de l'extérieur qui viennent jouer le dimanche au football. Leurs dirigeants bénévoles, gens au cœur d'or et au langage vert, sont parfaitement directifs : "mais non, idiot, crient-ils, passe à l'aile ! Tu ne vois pas le trou, non ? Etc... " C'est pittoresque, touchant, mais peu judicieux.

Car si l'on veut que la démarche soit une démarche véritablement éducative, qu'elle soit transférable dans d'autres situations que celle où on l'a apprise, il faut laisser l'enfant s'enferrer un certain nombre de fois et c'est seulement après qu'on pourra lui suggérer qu'il y a peut-être autre chose à chercher. Il est très probable qu'il en aura l'idée lui-même, peut-être tout simplement parce qu'à un moment la situation évoluera de telle façon qu'il le fera. Seulement c'est lent en apparence, et l'on se croit pressé.

J'ai appris beaucoup, en matière d'éveil, en fréquentant mes camarades de la Commission Nationale de I'USEP (Union Sportive de l'Enseignement Primaire). L'USEP a une caractéristique très particulière dans la vie scolaire française : non seulement c'est une Association sportive scolaire, mais elle a dans ses attributions d'aider les maîtres dans la conduite de l'enseignement proprement dit. Elle organise à cette fin des stages nationaux régionaux, départementaux.

J'ai trouvé un jour l'équipe d'animation du stage national en grande discussion, non pas en principe sur une activité d'éveil, mais sur une nouvelle activité sportive, qui fait fureur depuis deux ou trois ans, à I'USEP et ailleurs, et qu'on appelle la course d'endurance.

Cette course a comme objet d'amener l'enfant à courir le plus longtemps possible en équilibre d'oxygène ; et le critère qui lui permet de savoir qu'il est en équilibre d'oxygène, c'est que son pouls ne dépasse pas 140. Il faut donc apprendre aux enfants, par groupes, à mesurer le pouls, et à contrôler leur allure sur des distances variées. Évidemment on veille à ce qu'ils ne s'emballent pas comme des fous, il y a des précautions à prendre, mais on arrive assez vite à les mettre dans cette situation où d'une part ils apprennent à être maîtres de leur allure, sans même avoir besoin de recourir à la prise de pouls par un camarade, et d'autre part ils sont amenés à réfléchir sur la raison pour laquelle, à partir d'un certain moment, le pouls bat plus vite.

Quand j'ai entendu mes camarades décrire cette organisation, le contrôle exercé par les enfants eux-mêmes, les conclusions auxquelles ceux-ci étaient conduits, je leur ai dit : "Ce n'est pas une activité sportive que vous êtes en train d'organiser, c'est un processus d'éveil"

Je rapproche cela d'une remarque entendue au cours de travaux dirigés par M. Host, où apparaît de même l'interprétation des disciplines. On interrogeait par écrit, et sans leçon préalable, des enfants de 9 à 10 ans sur le cœur, sur ce qu'il est, à quoi il sert. Il y a naturellement des enfants qui mélangent le cœur siège du sentiment et le cœur organe du corps... Mais en voilà un qui écrit "le cœur, ça sert à respirer".

On peut avoir la réaction dont je parlais tout à l'heure, en face du texte latin, dire : "mon garçon, c'est absurde, ce sont les poumons qui servent à respirer !" D'abord, on ne sait pas très bien s'il se représente mal les choses ou s'il les exprime mal, mais dans tous les cas il est sur la voie d'une découverte, qu'on pourra l'aider à parfaire, celle de la relation qui existe entre circulation et respiration.

Je rejoins par là ma course d'endurance : elle pourrait contribuer à nourrir une expérience vécue à la base, une expérience intense, qui captive les enfants, qui leur laisse des souvenirs bien enracinés ; et l'on pourra greffer là-dessus des réflexions diverses, qui pourront même atteindre à un niveau scientifique élevé, que l'on pourra en tout cas reprendre à des niveaux successifs aux étapes ultérieures.

Un des exemples qu'affectionnent les biologistes, dans ce domaine là, c'est le concept de respiration. Au départ, la respiration, c'est tout simplement le fait qu'on inspire, puis qu'on expire selon certain rythme. Plus tard, quand on sera un peu plus avancé, on examinera ce qui se passe à la jonction entre le milieu extérieur et le milieu intérieur, c'est-à-dire à hauteur du tissu pulmonaire. Puis on ira plus loin, jusqu'au niveau de la cellule, et finalement aux échanges électrochimiques ou autres qui se passent à l'intérieur. Caractéristique très intéressante pour nous, l'explication scientifique du plus haut niveau ne détruit pas la valeur de l'explication initiale et en particulier n'interdit pas du tout de tirer de celle-ci des conclusions pratiques sur le plan de l'hygiène : cela vous fait une belle jambe de savoir qu'à l'intérieur de la cellule il se produit des échanges énergétiques ; pour le commun des mortels, il est beaucoup plus utile de savoir que la respiration est tributaire de l'élasticité thoracique, des exercices qui l'entretiennent, ou d'un certain nombre d'autres facteurs pratiques.

De ces différents exemples se dégage une démarche, finalement toujours à peu près la même : elle part d'une activité globale, que ce soit ma lecture du texte de tout à l'heure, s'il est question de grands enfants, ou que ce soit le jeu des petits enfants ; suit une période d'analyse, dans laquelle on isole un secteur pour l'examiner de près, en utilisant des méthodes qui sont introduites par le maître, que les enfants ne découvriront pas tout seuls, méthodes d'observation, d'expérimentation, de mesure, selon leur niveau... Là encore, il faudrait pouvoir parler séparément de l'activité d'éveil au niveau de l'école maternelle ou dans cette période de 5 à 8 ans qui couvre l'école maternelle et la première partie de l'école élémentaire, et de ce qu'elle devient dans la deuxième partie de l'école élémentaire, où les enfants ont changé de mentalité, ont d'autres capacités, ont reçu un certain enseignement, si bien que les choses ne se passent pas tout à fait de la même façon.

Mais vous retrouvez à tous les niveaux ce même temps d'appréhension globale, et motivante, suivi d'une phase d'analyse où l'on met en œuvre un certain nombre de procédés d'investigation, de mesure - d'expression aussi : je me suis centré sur les disciplines d'exploration, mais j'aurais pu mener tout mon exposé en partant de disciplines artistiques, en m'appuyant sur la musique par exemple.

Bien des objets peuvent servir à des exercices rythmiques, à des affinements de la perception. On peut de la même façon, après une phase de jeu autonome, se fixer sur un aspect déterminé et essayer de mettre au point non pas une connaissance, mais une création. Dans les deux cas, la discussion entre les enfants, le recours à l'expert qu'est le maître, joueront un rôle et puis, dans un temps ultérieur, si c'est nécessaire, si le groupe n'a pas d'éléments suffisants pour résoudre son problème, il fera appel à des sources d'information extérieures, qu'il ira chercher, selon les cas, dans des documentations s'il s'agit du domaine scientifique, dans des œuvres s'il s'agit du domaine esthétique, du domaine artistique.

Je suis plus préoccupé de vous montrer les difficultés dans lesquelles nous nous débattons que de vous indiquer l'ébauche de vérité que nous entrevoyons. Je voudrais surtout insister ici sur le fait que cet enchaînement d'une activité aussi autonome et motivante que possible, puis d'une investigation méthodique, enfin d'un retour à des applications globales, convient particulièrement à l'enfant dans la phase de développement qu'il traverse en même temps que l'école élémentaire. Comme nous l'ont appris les psychologues généticiens, c'est une période où il se dégage d'une première phase extrêmement égocentrique, où il avait beaucoup de mal à se détacher de son impression immédiate, où d'ailleurs l'instrument essentiel de son appréhension du monde était sa motricité en même temps que ses sens. Il arrive à l'âge de ce qu'on appelle les opérations concrètes, c'est-à-dire que pour avancer dans la direction de la pensée objective, à laquelle nous souhaitons qu'il arrive par la suite parce que c'est une qualité essentielle de l'adulte, il est obligé de passer par des manipulations, par un certain nombre d'expériences tout à fait concrètes.

C'est aussi une méthode qui est particulièrement adaptée à notre temps, que l'on pense aux enfants ou aussi aux adultes, et en raison de deux caractéristiques à mon avis fondamentales de notre époque... La première, tout le monde le sait et le dit, c'est le changement accéléré, c'est le choc du futur, c'est l'impossibilité où nous sommes de prévoir à vingt ans d'avance et même quelquefois moins. La crise actuelle fait que tout le monde se demande si notre société fondée sur une certaine exploitation de l'énergie n'est pas appelée à s'effondrer demain.

Or, nous savons qu'elle peut s'effondrer de cette façon-là, mais nous savons aussi qu'elle peut être transformée par des découvertes dont nous n'avons aucune idée, qui se produiront peut-être dans les quelques années ou décennies qui viennent, qui risquent de transformer complètement les données de survie même de l'espèce, au moment où les enfants que nous prenons en charge seront des adultes.

Il est donc nécessaire de les habituer dès le départ à prendre une attitude de recherche face à une situation nouvelle qui les intéresse, au lieu de se contenter de la première explication qui leur vient à l'esprit. Le changement accéléré du monde autour de nous est une raison suffisante pour mettre en place, par "une pédagogie de l'étonnement" pour parler avec Louis Legrand, cette attitude qui consiste à toujours s'interroger au lieu de prendre pour argent comptant la première impression ressentie ou la première parole entendue.

La deuxième raison, qui est liée en grande partie à la première, c'est qu'aujourd'hui nous sommes en plein désarroi des valeurs. C'est d'ailleurs un des problèmes fondamentaux de l'éducation morale et civique : actuellement, dans une société comme la nôtre, disons carrément dans la France de 1974 et dans le monde occidental de 1974, il y a véritablement un certain nombre de valeurs sur lesquelles l'accord n'existe plus, même parmi celles qui semblaient les plus solides parce qu'elles avaient l'éternité pour elles, les valeurs religieuses : quand vous voyez par exemple les positions prises récemment, dans deux articles du " Monde ", par le Cardinal Daniélou et par l'Abbé Oraison, vous constatez que des gens qui ont la même foi la vivent d'une façon totalement différente, que les comportements pratiques induits par les mêmes croyances peuvent être diamétralement opposés : bref la religion elle-même ne semble plus fournir aux croyants des références qui leur permettent de déterminer d'une façon certaine leur comportement au jour le jour.

À plus forte raison la science. La science est en question pour différentes raisons : parce que les produits technologiques nous paraissent quelquefois plus dangereux qu'ils ne sont bénéfiques ; parce que, si l'on suit son développement, on s'aperçoit qu'elle bute sur un certain nombre d'impasses. Elle bute sur l'indéterminisme, le principe d'indétermination qu'on réussit à contourner dans le domaine des sciences physiques, mais non dans le domaine des sciences humaines, qui sont aujourd'hui d'une importance extrême. L'indéterminisme des sciences humaines résulte du fait que décrire un phénomène suffit à le modifier. C'est pour cela qu'aujourd'hui on emploie tant ce terme de " démystifier ". On démystifie, c'est-à-dire que même en décrivant d'une façon qui se dit objective, et qui peut-être se croit ou se veut sincèrement objective, par le seul fait de mettre en évidence ce qui se passe et qui restait caché, on transforme tout. Deux exemples : l'école et le sexe. L'école est, en principe et par tradition, un instrument d'égalisation, puisque c'est la même école pour tous, au moins au niveau élémentaire. Or, on nous montre aujourd'hui qu'en fait elle aggrave les inégalités. Ce qu'on ne peut dire, à coup sûr, c'est qu'elle les aggrave exprès. En le disant on passe de la science pure à l'idéologie en confondant présomption et preuve. Mais le seul fait de montrer qu'elle aggrave pose un problème et conduit à remettre en cause l'institution. Deuxième exemple, le sexe. Le seul fait d'avoir décrit la façon dont se comportait la majorité des gens, (je pense aux travaux de Kinsley puis de Masters et Johnson, au rapport Simon en France), ou ce qui se passe dans d'autres civilisations, a démontré l'existence d'un certain nombre d'usages qu'on avait l'habitude de taire. Les dire change tout, à tel point qu'on n'ose pas, et qu'on distingue une information limitée à la procréation de tout ce qui est information sur les autres aspects de la vie sexuelle, et que l'on considère pourtant déjà comme éducation. Et cela se comprend parce qu'effectivement le fait de dire ce qui se passe, et de le dire comme si on pouvait le faire sans porter de jugement de valeur dessus, cela rompt un tabou, au sens propre du terme, dans un domaine où la plupart des gens ont pris position - position qu'il faut respecter, toute irrationnelle qu'elle soit...

 

 

Voilà bien des raisons d'aborder les choses, dans le domaine de la morale, d'une façon tout à fait empirique, c'est-à-dire en procédant par expériences, par essais et erreurs, par tâtonnements, en construisant à partir de ce qui résiste.

Alors, quelles sont les valeurs qui résistent aujourd'hui ? Nous sommes en un temps où il est de bon ton de condamner Descartes (il est à la source de tous nos maux) mais qu'avait-il fait ? Il avait commencé par douter systématiquement de tout. Ayant été enfant, il avait emmagasiné, pensait-il, un certain nombre de sottises qui continuaient à troubler son jugement. Il était loin de croire que l'enfant a naturellement les capacités intellectuelles qu'on lui découvre précisément quand on le met en situation de créativité ! L'enfant, il faut le dire, se contente assez souvent d'explications qui satisfont son goût de la poésie et sa paresse, au lieu d'aller au fond des choses. Descartes a donc douté de tout, jusqu'à la donnée indubitable : " Je pense, donc je suis. " Le doute méthodologique ne pouvait aller plus loin.

Aujourd'hui nous sommes un peu obligés de faire comme Descartes, de tout mettre en doute, puisque plus rien n'est sûr. Et si nous analysons notre temps, nous voyons que dans ce conflit profond des valeurs, qui chez nous se traduit grosso modo par l'importance qu'on attache, pour l'accepter ou la condamner, à la lutte des classes, il y a peut-être quand même un dénominateur commun : le fait lui-même d'abord qu'on n'est pas d'accord. C'est pour cela que je soulignais tout à l'heure l'importance d'amener les enfants, très jeunes, à constater qu'on peut ne pas avoir vu la même chose et pourtant avoir raison l'un et l'autre.

Un autre élément commun me frappe. Je ne sais pas si c'est le fond de la nature humaine, mais c'est au moins un thème que la grande presse d'un certain niveau exploite volontiers ou qui fait les best-sellers de ces dernières années : c'est l'importance attachée à tout ce qui fait de l'homme un animal parmi les autres en même temps que différent, radicalement, de tous les autres. L'homme est lié aux autres animaux par certaines solidarités, d'abord parce qu'il a des fonctions qui sont du même ordre, parce que la façon dont il se conduit avec eux, comme avec l'ensemble de la biosphère, les met en péril solidairement ; mais c'est un animal qui, par d'autres points, est fondamentalement différent. On le constate dans l'importance de son néo-cortex, disent les neurophysiologistes, aussi dans la possibilité qu'il a de ne pas réagir immédiatement par instinct, mais d'appliquer en quelque sorte spontanément la démarche même de l'éveil, c'est-à-dire de se donner un temps d'arrêt et d'examen avant de repartir vers une action qui ait un sens, à la fois une signification et un but.

À ces deux sens du mot correspondent des caractéristiques, liées elles aussi, qui me paraissent manifestes chez l'homme : il a besoin de comprendre, il a besoin de donner un sens à ce qu'il fait. Étant donné que cet homme vit en société, qu'il est tributaire d'une culture à travers laquelle il pense, vous arrivez au troisième niveau, celui de l'animal politique, comme on traduit habituellement la formule d'Aristote, que je traduirais volontiers quant à moi par l'animal-citoyen. Et à travers cette trilogie de l'animal, de l'animal raisonnable et de l'animal citoyen, on retrouve toute la démarche de l'éveil.

On part de ce qui est en dernière analyse, le premier instrument de pénétration du monde et de soi-même, le corps, l'élément animal, l'élément sensori-moteur. Le corps est nécessairement impliqué dans notre présence au monde. Nous voyons à travers nos yeux, nous entendons à travers nos oreilles ; certains sont daltoniens, et cela modifie leur vision du monde, d'autres sont sourds et cela modifie leur équilibre ; et nous savons qu'un certain nombre de maladies ou de substances sont tout à fait capables de modifier notre façon de penser. Nous sommes donc tributaires de cette espèce de substrat ; mais en même temps il nous apporte beaucoup pour ne pas dire tout.

Il en est de même pour la pensée. Nous pensons toujours à travers un certain nombre d'idées, que nous nous sommes formées, généralement en les empruntant à notre entourage. L'enfant, quand il vient au monde, l'explore par son activité motrice, mais il entre immédiatement aussi dans un monde de signes, de mots, qui deviennent très rapidement pour lui ce que sont pour nous les boutons électriques. L'enfant sait très rapidement qu'avec un certain nombre de mots, ou d'autres manifestations, il obtient certains résultats, et c'est de là qu'il part : il est donc d'emblée à l'intérieur d'une culture.

Voilà les premiers éléments de la pédagogie d'éveil : l'utilisation des apports sensori-moteurs, l'utilisation du langage et de tout l'environnement culturel. La mode est actuellement de dire que celui-ci est aliénant, et c'est vrai qu'il l'est : mais sans lui nous ne sommes rien. Et cette réflexion suggère une dialectique assez difficile, qui sera un des objets de notre éducation : il faut amener les enfants, par leurs propres investigations, à voir parmi les règles que leur impose la société, celles qui sont réellement nécessaires au fonctionnement de la société (comme les règles d'un jeu sont nécessaires au déroulement de ce jeu), et celles qui ne sont rien d'autre qu'un instrument de domination pour certains. Et vous voyez comment, de l'analyse de l'acte d'éveil, on monterait assez facilement à ce qu'est l'homme et à ce que doit être l'éducation du jeune.

Vous remarquerez que la démarche que je suis en train d'évoquer ici reproduit exactement l'histoire de la pédagogie, selon Georges Snyders dans " Pédagogie progressiste ". Ce premier stade est celui de la pédagogie des modèles. Nous la rejetons ici (c'est une chose que j'aurais peut-être pu dire, mais on ne peut tout dire sans être trop long), car si vous introduisez la réponse dogmatique ou le modèle tout de suite, vous tuez la curiosité dans un cas, la créativité dans l'autre ; et Snyders montre de même que la pédagogie des modèles empêche l'esprit de s'exercer.

Mais si, par réaction, on laisse le foisonnement aller dans tous les sens, tellement on a peur d'aliéner les gens, on n'arrive à rien non plus. C'est le procès que fait Snyders à une non-directivité absolue qui, en fait, n'existe qu'à l'intérieur de l'école et laisse donc le champ libre à d'autres forces, dénuées des mêmes scrupules, qui finalement manipulent les gens beaucoup plus que nous ne les manipulons, nous, en pleine connaissance de cause et comme à titre de vaccination, à l'intérieur de l'école.

Et le troisième stade est celui de ce qu'on pourrait appeler une pédagogie du projet, celui de Snyders ou un autre : on sait bien que le modèle n'est qu'un adjuvant, un élément de référence, ce n'est pas par rapport à lui qu'on organise l'enseignement, mais en vue d'un objectif précis, que l'autorité politique fixera dans son optique, de l'extérieur, qui pourrait être fixé dans d'autres optiques selon d'autres critères mais qui, dans tous les cas, devra être fixé.

C'est toujours la même dialectique, refusant l'enseignement dogmatique initial, lui substituant une phase de découverte, mais qui doit finalement se structurer en un système, déterminé si possible démocratiquement.

Cette démarche rejoint également - et je reviens par là à mon expérience initiale - la conception traditionnelle d'un enseignement de culture, essayant toujours de dépasser l'apparence du moment : ce texte que vous relisez, avec le temps vous lui trouvez des connotations nouvelles, des résonances nouvelles. Peut-être est-ce parce que vous-même vous avez changé, parce que vous avez enrichi votre expérience et par là votre capacité de percevoir ; ou parce que vous pouvez le confronter avec de nouvelles sources d'informations. Ainsi pouvez-vous aller plus loin, toujours au-delà d'une culture qui a tendance à se scléroser en routine, à devenir également une culture bourgeoise, c'est-à-dire simplement un ensemble de mots de passe, qu'il faut toujours dépasser. Et je retrouve ici encore Snyders, quand il dit : ce n'est pas parce que la culture bourgeoise a récupéré ou annexé un certain nombre de méthodes, de connaissances, de savoir-faire, en particulier dans le domaine du langage, que nous devons ignorer que ce langage, enrichi par toutes les ressources de la culture, est finalement un moyen de libération et un moyen de progrès.

Quel est l'enjeu de toute cette affaire? Je reviens à une de mes toutes premières questions : est-ce que les activités d'éveil sont un petit secteur, intéressant certes et complémentaire, qui permet d'équilibrer l'éducation de l'enfant, ou bien est-ce que ce n'est pas finalement le nœud de la rénovation pédagogique ?

À travers la façon dont j'ai présenté les choses, parce que je n'ai pas masqué mon jeu si longtemps, vous avez dû comprendre où je penche. Et si je viens de terminer en évoquant la culture, la vraie culture humaniste qui cherche toujours par-delà le sens d'aujourd'hui, celui, plus profond, qui vaudra encore pour demain, c'est que je pense qu'avec la pédagogie d'éveil, qui correspond à la psychologie de l'enfant et à sa nature, qui correspond aux nécessités de notre temps, qui correspond à l'idée que nous pouvons nous faire de l'homme aujourd'hui, c'est l'éducation permanente qu'il s'agit de mettre en route dès le départ : un processus où on remettra toujours en question, soit sous la pression d'événements extérieurs, soit par un besoin intérieur de savoir plus, les connaissances que l'on a, sans négliger aucune des sources de ces connaissances, ni les sources directes sensorielles, ni l'imagination, même si c'est une puissance d'erreur, ni le langage, même s'il véhicule des quantités de représentations dont nous ne sommes pas maîtres et qu'il nous appartient de démystifier, sans nous priver non plus de tous les apports culturels de l'extérieur, même s'ils sont, dans une certaine mesure, suspects.

Nous devons toujours veiller aussi, et c'est un des autres éléments de cette pédagogie d'éveil, à établir un rapport permanent entre le sujet et son environnement. C'est une des raisons pour lesquelles il est très important de mettre sous la même rubrique les activités d'expression et de création qui sont des activités esthétiques, les activités d'observation extérieure qui sont des activités scientifiques. Encore faut-il se garder de voir là-dedans une sorte d'équilibre encore, entre, d'une part, la créativité, qui serait le domaine des arts, et puis l'objectivité, qui serait le domaine des sciences : il y a autant de créativité dans les sciences que dans les arts, et il y a, dans les arts, une certaine forme d'objectivité, qui met en regard la création nouvelle et les modèles préexistants. L'originalité de la création n'est pas incompatible avec le recours au modèle - non pas en tant qu'exemple à imiter, mais en tant qu'approche de problèmes comme ceux qu'on a affrontés. Cela dit, ne rien négliger de ces deux éléments qui, finalement, sont indissociables l'un de l'autre, c'est encore une des idées fondamentales de la pédagogie moderne : je pense à ce qu'en dit un homme comme Arnould Clausse, qui considère l'individu et son environnement comme les deux pôles d'un même champ, n'ayant d'existence que l'un par l'autre.

Notre objet, c'est finalement d'aller toujours vers plus d'éveil, au sens plein du terme, un sens qui nous est très familier, au moins à ceux qui ont mon âge et au-delà, depuis les Comités de Vigilance de l'avant-guerre. Il est certain que si vous mettez en œuvre une pédagogie d'éveil, c'est pour faire des citoyens vigilants autant que pour faire des hommes éveillés.

Une pédagogie d'éveil ne se conçoit que dans un système démocratique où l'on tient à avoir des citoyens vigilants. Si on ne veut pas de citoyens vigilants, il faut bannir la pédagogie d'éveil. Mais, si on croit à la démocratie, c'est sur la pédagogie d'éveil, et sur les activités d'éveil qui sont leur lieu privilégié, qu'il faut mettre l'accent.

Une dernière remarque, pour conclure, sur le Bouddha. Le Bouddha c'est " l'éveillé ", c'est l'homme qui est allé au-delà des apparences, celui qui à travers un certain nombre d'expériences a fini par les assumer toutes. Je vois dans la notion de vigilance et dans la figure mythique de Bouddha deux repères indiquant le sens et l'enjeu de l'éveil.

Il vous reste à les chercher : car si vous pensiez savoir maintenant ce que c'est que l'éveil, j'aurais perdu mon temps et le vôtre... Je vous remercie en tout cas de m'avoir écouté si patiemment.

(Applaudissements)

 

M. le Président

J'ai quelque scrupule à rompre l'intérêt que l'assistance a manifesté devant vos propos. Je crois que, contrairement à ce que vous avez dit au début, vous étiez particulièrement qualifié pour nous amener tous à réfléchir sur cet important problème, à essayer de définir une attitude que vous avez appelée une attitude de recherche.

Pour nous, éducateurs, il s'agit d'être en question perpétuellement, c'est bien cela, dans tous les domaines, pour être des citoyens vigilants, des démocrates éclairés.

Je ne vais pas en dire plus pour le moment, je vais simplement vous remercier très vivement de nous avoir présenté cette très intéressante réflexion. Je crois que pour vous elle n'aura de sens vraiment, vous l'avez exprimé dans vos derniers mots, que dans la mesure où elle provoquera des réactions.

Un auditeur - Monsieur Foëx (ancien Directeur de l'E N I d'Auteuil)

Vous avez évoqué les séances de travail de l'Éducation physique, Monsieur l'Inspecteur Général ; j'y ai été très sensible puisque je fus celui qui eut l'honneur d'être des vôtres et j'ai retrouvé dans la causerie d'aujourd'hui cet esprit libéral et divers dont vous usiez pour animer ces séances de la rue de Châteaudun.

J'ai été extrêmement sensible, en tant que professeur de lettres "retiré des affaires", au fait que vous avez commencé une causerie sur l'éveil en évoquant votre expérience de professeur de lettres françaises et de langues mortes. J'ai fait cela aussi autrefois, pas dans le secteur des langues mortes mais dans les lettres françaises et une langue vivante qui était la langue italienne.

Vous avez admirablement retracé la démarche du professeur de lettres qui autorise au départ un certain nombre de tâtonnements chez ses élèves, qui a l'air de ne rien voir et qui cependant aide, secourt lorsqu'il le faut et sollicite le cas échéant. Au bout du compte, lorsqu'on atteint un certain niveau de recherche dans ce genre de travail, il y a bien un mot qui doit tout de même apparaître in fine c'est le mot rigueur. Il est bien évident que le mot rigueur apparaît nécessairement dans le terme le plus évolué d'une explication de lettres françaises, de langue latine ou de langue italienne.

On n'ignore pas que les quatre premiers vers de "La Divine Comédie", personne ne sait encore exactement la façon dont il faut les traduire. Et cela incontestablement qui eût pu apparaître comme la propriété des études littéraires et d'une étude du professeur de lettres, j'ai été très heureux que vous le fassiez déboucher sur l'éveil. Et cela m'amènera à mon observation et à ma suggestion, plutôt à mon point d'interrogation car il n'est pas nécessaire que je vous dise que je suis d'accord à peu près sur tout ce que vous avez dit hormis peut-être quelques menus détails.

Cette rigueur au terme de la démarche, Dieu merci je l'ai encore entrevue il y a deux ou trois jours dans un CAEAA où la maîtresse, après une longue phase de tâtonnements en apparence très libres, non directifs comme l'on dit maintenant, avait su intervenir pour mettre un point final rigoureux à la recherche qu'il fallait faire.

En revanche, deux ou trois fois depuis ma retraite, dans mes contacts avec les écoles, "sur le tas" comme on dit si mal, et avec mes élèves des Batignolles que je rencontre encore une fois par semaine pour ma joie, j'ai observé la tentation dans ces disciplines-là non pas d'aboutir à la rigueur mais de se laisser aller parfois à quelque chose qui ressemble peut-être trop à quelqu'un qui aurait dans une forêt perdu le nord et ne le retrouverait point, ou bien à quelqu'un qui ne sait pas trop dans quelle direction aller.

Histoire, géographie, milieu, etc, cela provoque parfois des démarches qui sont un peu trop... comment dirai-je floues, incertaines. Ce n'est pas tellement grave, mais au bout du compte on peut se demander si elles apportent vraiment quelque chose.

C'est une question qui, je crois, se pose de temps en temps et les normaliennes me la posent, ce qui prouve bien qu'elles vivent ce genre de problème.

Pour conclure, je pense que ce qu'il faut retenir de votre péroraison aussi bien que du corps de votre conférence et de son point de départ c'est qu'en définitive, dans notre métier d'instituteur, celui que vous appelez l'expert doit être paré de rares vertus morales, car au bout du compte dans une démarche où il n'a comme contrôle que sa conscience, que le savoir dont il est muni qui est parfois léger comme le mien, il n'est pas nécessairement historien s'il est scientifique, initié au grec s'il est littéraire, il faut que nos jeunes gens et jeunes filles se rendent compte que dans ce domaine-là on n'avance pas n'importe où n'importe comment et que ce ne sont pas des choses qui se passent comme on croque des biscuits dans une soirée de la Préfète, qu'une discipline d'éveil cela requiert de la part de celui qui a la mission d'être un expert une méditation profonde sur les disciplines mêmes sur lesquelles elles déboucheront plus tard, sur les démarches qu'il peut avoir à conduire, à soutenir, et au bout du compte l'éducation civique et morale elle commence ici, je le dis avec fierté pour les jeunes qui nous remplaceront, elle commence par l'éducation d'eux-mêmes. Si l'expert est démuni de cette rigueur morale, de cette exigence dont il doit faire preuve à tout moment, c'est encore ici que sa pauvreté sera la plus patente. Voilà tout ce que j'avais à dire.

 

M. Belbenoît

Je vous remercie beaucoup de cet enrichissement. Sur trois points surtout. Vous avez repris mon premier exemple du professeur de lettres : je voudrais en profiter pour dire que cette position est très inconfortable, et beaucoup plus difficile que le style dogmatique, d'autant que la pression publique pousse à faire l'inverse, et même les élèves.

Je me rappelle la seule fois où, peu satisfait du chapitre du manuel, j'ai décidé de faire un cours aux miens : à la fin les élèves sont venus me trouver en me disant : "Pourquoi est-ce que vous ne faites pas cela toutes les heures ?" J'ai répondu "Précisément parce que vous me le demandez !" Je savais pourtant que la méthode que je suivais était sévèrement jugée par un certain nombre de mes collègues, qui pensaient que mes élèves ne seraient pas reçus au baccalauréat.

Si je reprends cela, ce n'est pas pour revenir sur mes souvenirs personnels, mais pour vous dire qu'il faut parfaitement comprendre la difficile position du maître qui accepte cette démarche de l'éveil, surtout s'il veut à la fois laisser le tâtonnement initial se développer, et obéir, non seulement en fin de course - Monsieur Host le dirait mieux que moi - mais dans le cours de l'analyse intermédiaire, à cette exigence de rigueur sur laquelle vous insistez à juste titre !

À partir du moment où on passe à l'expérimentation, même chez des enfants, cette expérimentation doit ressembler, au moins par l'attitude d'esprit, à celle du savant plus tard. C'est là déjà un élément de rigueur technique à laquelle s'adjoint, et je vous remercie beaucoup de l'avoir souligné, une rigueur morale.

Vous avez parlé aussi de la compétence du maître. Elle est essentiellement de l'ordre de l'attitude, pédagogique et morale. Peu importe après tout qu'il soit, comme vous l'avez dit, peu solide dans telle ou telle discipline, s'il sait qu'il existe des gens plus solides auxquels il peut avoir recours et d'abord dans l'équipe que constituent, que devraient constituer, les maîtres d'une même école. S'il n'y en a pas dans l'équipe, il existe toujours d'autres ressources, un inspecteur départemental, un maître itinérant d'école annexe ou un conseiller pédagogique, des centres régionaux de documentation pédagogique, ou des centres départementaux, des antennes d'animation pédagogique, éventuellement le Service de la Recherche... Bref si l'on veut se lancer dans cette pédagogie si inconfortable, et qui exige tant du maître, il faut que cela rentre dans un cadre d'équipe, cela implique un réseau d'équipes.

C'est un des paradoxes de cette pédagogie d'éveil. Le système traditionnel de l'enseignement dogmatique est très simple : au niveau national on édicte des instructions générales à l'usage des maîtres... mais je vais vous faire une confidence : j'ai appris l'existence des instructions pour l'enseignement des lettres seulement quand je suis devenu censeur des études ; avant, personne ne m'avait dit qu'elles existaient, et je n'avais pas eu l'idée de le demander. Ayant été prisonnier, je n'avais pas eu la moindre formation. J'essayais de faire ce que faisaient mes maîtres lorsque j'étais élève, et après j'ai inventé des choses différentes. Malgré tout le principe demeure que le professeur (ou l'instituteur) isolé dans sa classe est censé mener l'affaire comme il l'entend à partir de ces instructions qui ont été conçues directement à son intention.

Dans une pédagogie d'éveil, cette formule est impossible et on est obligé de déplacer le centre de gravité de la classe à l'établissement. C'est ce qu'a dit la Commission des Sages et cela me paraît une de ses conclusions les plus importantes, reprise dans les textes officiels sans qu'on en mesure toujours les incidences.

Le professeur ou l'instituteur qui prend le risque de ne pas être à coup sûr en mesure de répondre avec son propre fonds aux questions que les enfants vont soulever (un autre enfant fournira peut-être la réponse, mais il arrivera aussi que personne dans le groupe ne puisse la fournir), il faut qu'il dispose d'éléments d'appui auxquels il puisse se référer, et d'autres auxquels renvoyer les élèves.

Je crois que les trois idées, l'inconfort, la nécessité de rigueur dans une pédagogie par objectif et la nature de la compétence nécessaire dans le cadre d'un travail d'équipe, sont également importantes.

À partir du moment où on passe de l'enseignement ou de l'instruction à l'éducation, c'est beaucoup plus la rectitude d'esprit et de caractère qui compte que la science, que la connaissance d'une discipline même approfondie. Et comme nous savons aujourd'hui à quel point la rectitude d'esprit est fonction de la santé de l'individu, au sens le plus large du terme santé, vous imaginez les réflexions que l'on peut faire concernant le recrutement et la fonction des maîtres...

 

Un auditeur

 

Y aura-t-il assez de temps à l'école primaire ou dans la scolarité primaire pour pouvoir exercer pleinement cette démarche de l'esprit qui veut qu'on aille d'abord des observations faites par l'enfant pour arriver à la rigueur dont vient de parler Monsieur ?

 

M. Belbenoît

 

Tout dépend sur quoi porte cette rigueur. Si vous avez déterminé un programme précis de connaissances, fait une liste des sujets à traiter comme en comportent les programmes traditionnels, la réponse est certainement négative. Si en revanche, vous avez formulé vos objectifs en aptitudes, en capacités de manipuler un certain nombre d'outils, de méthodes, de vocabulaires, je crois qu'on peut y arriver. Il faut alors ajourner l'inventaire des connaissances requises, c'est-à-dire ne pas établir la liste des connaissances que tous les enfants auront obligatoirement acquises à 12 ans. Vous êtes obligé d'étendre sur l'ensemble de l'école fondamentale - je le dis sans intention de publicité pour qui que ce soit - au moins sur toute la période de la scolarité obligatoire, cette préoccupation des connaissances dites indispensables : en effet votre démarche va être extrêmement incertaine ; incertaine d'un enfant à l'autre, incertaine pour un même enfant selon les domaines. Dans la mesure où vous aurez formulé vos objectifs sous forme de comportements ou d'attitudes, vous aurez des chances de les atteindre. Si vous le formulez sous forme de notions précises à avoir à chaque niveau, comme on avait l'habitude de le faire, vous ne pourrez pas y arriver. Une cohérence s'impose entre pédagogie et objectifs.

La pédagogie d'éveil appelle une définition des objectifs dont les biologistes ont poussé très loin l'analyse : il faut concevoir des objectifs qu'on puisse atteindre à des niveaux différents, le seul problème étant alors que le maître qui reçoit les enfants sache vite où ils en sont, en confrontant ses observations personnelles avec celles qu'on lui aura transmises de l'amont.

On aborderait ici deux questions extrêmement importantes pour l'école élémentaire : la liaison maternelle et première partie de l'école élémentaire, la liaison fin de l'école élémentaire et premier cycle.

 

Le même auditeur

 

On en arrive à la chose suivante : les esprits et les intelligences étant divers, vous en arrivez à multiplier les groupes de niveau ce qui nécessiterait pour chacun de ces groupes de niveau un maître...

 

M. Belbenoît

 

Je ne pense pas...

 

L'auditeur

 

Si, parce que tous les enfants en fin de scolarité n'arrivent au même niveau et à des âges différents...

 

M. Belbenoît

 

Cela ne nécessite pas plus de maîtres, cela veut dire que les maîtres vont se répartir les enfants de façon différente selon les moments. Si on se lance dans la question des groupes de niveau, c'est autre chose.

Vous avez autant de maîtres que de groupes de niveau, c'est vrai. Mais d'abord ces groupes de niveau sont par matière : il n'y a pas un groupe formé de tous les élèves faibles partout, et un autre des élèves forts partout. Chaque groupe rassemble, pour le français, pour les mathématiques, pour la langue vivante (si on est dans le 1er cycle), les élèves d'un niveau à peu près homogène. Selon les moments, les maîtres considérés peuvent être chacun avec un des groupes, mais à d'autres moments il y aura peut-être un seul maître pour accompagner tous les élèves à une projection ou à une manifestation quelconque, les autres maîtres se trouvant disponibles pour d'autres tâches.

Vous arrivez à l'idée de l'enseignement en équipe : au lieu qu'un maître soit toujours attaché à un même groupe d'élèves, c'est une équipe de maîtres qui prend en charge un ensemble d'enfants. J'ai suivi une expérience sur le français en 4ème, dans l'Essonne : les professeurs de français de la classe s'étaient mis d'accord pour travailler en répartissant leurs élèves en ateliers différents selon les moments. Il y avait des moments notamment où tous les élèves se trouvaient ensemble. Ce qui a empêché la poursuite de l'expérience, c'est qu'en raison de l'accroissement des effectifs il n'y avait plus de local susceptible d'accueillir les élèves tous ensemble aux moments où rien n'exigeait que le maître fût en face d'un groupe restreint.

 

L'auditeur

 

Est-ce que tout ceci ne pose pas quand même des problèmes pratiques, difficiles à résoudre ?

 

M. Belbenoît

 

Très certainement, mais croyez-vous que le système traditionnel ne pose pas de tels problèmes ? II y a des difficultés à surmonter et je crois qu'on les mesure mal parce qu'on ne pense pas par système. C'est ce que je reprocherais à certains projets de réforme actuellement à l'étude : ils préconisent un certain nombre de mesures très défendables, chacune prise en elle-même. Mais il se trouve que ces mesures ne sont pas compatibles entre elles, ou ne s'inscrivent pas dans la même problématique. Les difficultés dont vous parlez, on ne les résoudra qu'à condition de reprendre le problème dans son ensemble et depuis le départ.

 

Un auditeur

 

N'y a-t-il pas nécessité pour l'éducateur de recevoir une formation professionnelle, chose qui n'existe pas actuellement à tous les niveaux, depuis l'école primaire jusqu'au professeur ?

 

M. Belbenoît

 

J'en suis un bon exemple, je vous l'ai dit tout à l'heure. Vous avez raison, mais on ne peut définir une formation des maîtres si l'on ne sait pas quelle pédagogie on veut leur faire appliquer, c'est à dire en fin de compte quelles finalités on assigne au système éducatif. En quoi par exemple un corps unique de professeurs bivalents convient-il pour mettre en œuvre des pédagogies différenciées, répondant à la diversité des besoins des élèves ? Et quel rapport y a-t-il entre ces dispositions et une rénovation pédagogique d'envergure, qui tienne compte enfin de la fragilité, jusqu'ici méconnue, des pré-adolescents ?

Pour que la formation réponde aux besoins de l'enseignement, il faudrait plutôt s'inspirer des méthodes du Professeur G. de Landsheere, qui associe étroitement formation continue et recherche " opérationnelle ", sur le terrain. Définir les objectifs d'une part, s'appuyer sur la réalité quotidienne de la classe de l'autre, ce sont les deux piliers d'une formation à la fois rationnelle et réaliste.

 

Un auditeur

 

Nous aurons des tranches d'âge d'enfants, en attendant que nos méthodes soient au point, qui vont être la victime de notre enseignement.

 

M. Belbenoît

 

Pas plus qu'hier. Il ne faut pas être perfectionniste, ni se faire une montagne d'une réforme qui exige plus un changement d'attitude que des connaissances nouvelles, comme le disaient fort sagement les instructions de mathématiques.

 

M. le Président

 

Pas d'autre remarque ? Encore une fois, je voudrais vous remercier de nous avoir fait cette conférence et remercier nos amis d'avoir participé à un dialogue extrêmement intéressant.

 

© Georges Belbenoît, conférence du 13 Février 1974, publiée dans le Bulletin de la société française de pédagogie, n° 179, juillet-septembre 1974, pp. 25-56].

 

 


Notes

 

(1) Victor Host (1914-1998), pionnier de l'éveil scientifique, comme on l'a parfois appelé. Lors de sa disparition, Jeannine Deunff, IGEN honoraire, a rédigé le texte suivant :
Victor HOST n'est plus...
On dit, dans notre société, que les paroles s'envolent et que les écrits restent. Ce n'est pas vrai. Les paroles ne s'envolent pas vraiment, elles peuvent rester dans les mémoires. Mais les écrits restent plus durablement, heureusement. Et les écrits de Victor HOST sont là, qu'ils soient strictement personnels ou collectifs, ces témoignages sont permanents, vive Gutenberg, leur diffusion a malheureusement été jusqu'ici tout à fait insuffisante : et c'est INTERNET qu'il faudra appeler au secours !
Comment pourrait-on tenter de le faire ? C'est l'œuvre qui parle d'elle-même, novatrice, pionnière, j'allais dire visionnaire, rigoureuse, sans concession.
Ce n'est ni le lieu ni le moment d'envisager un cours de didactique pour expliciter l'intérêt novateur et pionnier de ces travaux. L'I.N.R.P. le fera, et le publiera. Je ne décrirai ici, pour mémoire, que quelques caractéristiques de l'atmosphère du travail que Victor HOST impulsait, dirigeait, coordonnait, dans le cadre de la section "didactique des sciences" à l'I.N.R.P., à partir des années 70. Je vais parler au nom des "équipes", au nom de ceux qui s'appelaient eux-mêmes les "enfants pédagogiques" de Monsieur HOST, et qui l'appelaient, un peu familièrement, "Papa HOST". Victor HOST n'était pas un "patron" facile à suivre, par la quantité de travail qu'il assumait, et par le rythme auquel il l'assurait.
On parle actuellement de travailler 35 heures. Et ce sera sans doute une nouvelle société. Victor HOST travaillait au bureau 40 heures par semaine, et ensuite, assurait, le soir et le week-end, l'essentiel du travail de rédaction, de préparation des stages, d'analyse des documents étrangers. On peut bien dire que Victor HOST travaillait 35 heures par jour, si l'on se réfère à la continuité et à l'intensité de la réflexion ! Et il faut rendre ici hommage à Madame HOST, et à Jean-Michel, qui partageaient les soucis de ce travail si assidu.
Victor HOST n'était pas un patron facile à suivre à cause de la complexité et de la densité de sa pensée...Il allait si vite qu'il pensait possible de sauter "à pieds joints" du début à la fin de la démonstration ... À nous, ses collaborateurs, d'introduire le aérations et les explicitations intermédiaires qui rendraient le texte plus accessible à un plus grand nombre de lecteurs ... Et c'était l'occasion d'âpres discussions et de mises au point qui faisaient progresser non seulement la formulation finale elle-même, mais toute la réflexion...
On ne peut omettre dans cette description la modestie de Victor HOST, une modestie exceptionnelle, invraisemblable, irritante et même exaspérante : elle empêchait que justice lui soit rendue... J'espère que la postérité rétablira...
Et, pour utiliser à nouveau l'adjectif "extraordinaire", il faut évoquer sa jeunesse d'esprit. Acheter un ordinateur lorsqu'on a plus de 70 ans ! Maîtriser l'utilisation du traitement de texte dès les premières explications ! Extraordinaire, exceptionnel...
Sa volonté d'améliorer l'éducation scientifique pour TOUS les enfants, pour TOUS les jeunes ne faiblissait jamais. Le fait que 100 ans d'enseignement généralisé en France ait laissé tant d'adultes éloignés d'une réelle culture scientifique constituait pour lui une inquiétude permanente. D'éminentes personnalités, y compris des prix Nobel constatent maintenant, eux aussi, l'insuffisance qualitative et quantitative de notre éducation scientifique... Ils vont à Chicago ou en Californie observer de nouveaux modèles. Nous n'avons jamais eu, à l'I.N.R.P., de crédits pour aller observer ce qui se faisait à l'étranger, ni en grande délégation, ni même en petit groupe... Mais nous faisions la bibliographie, nous traduisions les documents anglo-saxons et chaque fois que c'était possible, nous les faisions publier...
Et que dire aussi de l'humanisme de Victor HOST, de son souci que l'éducation scientifique soit au service d'un développement global de la personnalité, et de la formation du futur citoyen. Sa volonté de lutter contre ces idées racistes et xénophobes qui sont une honte pour l'humanité.
Si Victor HOST était là, ils nous dirait : "Qu'attendez vous ? Travaillez..."
Il y a encore tant d'enfants exclus ... exclus d'une école valable, exclus d'une école qui devrait être plus attrayante, plus moderne... Que dis-je moderne ? Elle devrait être futuriste !
OUI, Victor HOST, nous allons travailler, par respect pour vous,
pour votre mémoire,
pour l'amour des enfants,
et pour vous rejoindre dans votre foi en l'avenir...

On peut lire (et télécharger) ci-dessous le dernier texte de Victor Host, consacré à L'évolution de l'enseignement scientifique.
(2) Piédoue, Michel (né en 1936), Les profs de gym, apprendre à vivre, Paris, Mercure de France, 1972, 163 p.

 

 

 

L'évolution de l'enseignement scientifique


  • victor_host.pdf (120.54 ko - 08/08/2023 17:33) téléchargé 1 fois dernier téléchargement le 31/12/2023 14:44

 

 

 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.