Extrait d'une causerie faite à Bourg-en-Bresse, le 12 juillet 1913, à un congrès des instituteurs du Département de l'Ain, et publiée dans le "Bulletin trimestriel de l'Amicale primaire de l'Ain", oct. 1913

 

 

Je voudrais, Mesdames et Messieurs, puisqu'on m'y a si aimablement invité, vous dire pourquoi, à mon sens, la psychologie, et tout spécialement la psychologie de l'enfant, sont d'une très grande importance pour la pratique de l'éducation. Mais c'est là un thème bien vaste, et je ne puis en traiter ici qu'une toute petite partie...

C'est un lieu commun, que l'éducateur, l'instituteur, doit commencer par susciter l'attention et l'intérêt de son élève. Mais comment y parvenir ? C'est évidemment la question capitale. Si l'on parcourt les traités de pédagogie, on voit qu'ils donnent sans doute de bons conseils sur la façon de rendre intéressantes les matières que l'on présente à l'enfant, mais ils me paraissent ne pas aller assez profond, ne pas chercher quelle est la véritable source de toute activité mentale, source qu'il faut commencer par faire jaillir si l'on veut exploiter son pouvoir dynamique. La pédagogie usuelle est, en effet, tout imprégnée encore de la psychologie ancienne à laquelle on donne souvent le nom de "psychologie des facultés", parce qu'elle considérait l'activité mentale comme le résultat du jeu d'une série de facultés autonomes, agissant chacune pour son compte : la mémoire, l'imagination, la raison, la volonté, etc. Chacune de ces facultés était censée gouverner un petit domaine spécial dans les frontières duquel elle était souveraine absolue. Cette manière de voir avait le grave inconvénient, en érigeant ces facultés en entités absolues, de détourner le psychologue de la recherche de leurs conditions d'action.

Il suffisait, pensait-on, pour qu'une personne se souvienne, ou imagine, ou raisonne bien, qu'elle adresse un appel à sa faculté de mémoire, ou à sa faculté d'imagination ou de raison, et tout était dit. Cette psychologie était commode ; elle ne pouvait pas ne pas plaire aux pédagogues : pour faire n'importe quoi, il n'y avait qu'à commander à la faculté adéquate, et, si un individu accomplissait mal sa tâche, la faute en était à lui, qui n'avait probablement pas fait à ses facultés un appel suffisamment énergique !

C'était très joli, et, je le répète, très commode. C'était aussi, si l'on veut, au point de vue philosophique et moral, assez beau : l'individu était rendu responsable de tous ses actes. S'il ne faisait pas quelque chose, on ne supposait pas que c'est parce qu'il ne pouvait pas, puisqu'on lui attribuait des facultés, c'est-à-dire des pouvoirs tout-puissants ; on en concluait que c'est parce qu'il ne le voulait pas.

Malheureusement, la grandeur morale d'une théorie scientifique n'est pas un gage suffisant de sa validité. De fait, nous ne pouvons pas tout ce que nous voulons. Nous sommes soumis à certaines contingences, contingences physiques, corporelles, ou psychologiques, qui entravent l'action de notre meilleure volonté, ou qui l'empêchent de s'exercer. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, un enfant de six ans aura beau appliquer son esprit à saisir la démonstration du théorème de Pythagore, à moins d'être Pascal, il ne le saisira pas, parce que cette compréhension dépend d'une foule de circonstances psychologiques, cérébrales, qui ne se trouvent pas réalisées à cet âge-là.

Ce qui montre le mieux, du reste, l'insuffisance de cette théorie des facultés, c'est la pédagogie elle-même. Les praticiens sont les premiers à se plaindre de la difficulté de leurs élèves à comprendre, à faire attention, quelles que soient les punitions dont on les menace. De tous côtés, l'on voit les instituteurs réclamer une préparation plus psychologique, qui leur permette mieux de faire face aux difficultés qui se présentent chaque jour à eux. Hier encore, je recevais une lettre d'un de vos collègues de la Haute Savoie, M. Voiron, m'annonçant la création d'une section pédagogique au sein de l'Amicale des instituteurs de ce département. Croyez bien, me dit-il, qu'une grande partie des instituteurs actuels, et surtout ceux de la jeune école syndicaliste, en ont assez de la routine traditionnelle, et veulent baser leur enseignement sur une étude approfondie de la psychologie individuelle de chaque enfant.

La psychologie a substitué aux "facultés" une conception beaucoup plus féconde. On pourrait l'appeler la conception fonctionnelle : pour elle, la mémoire, la raison, l'imagination, etc., ne sont plus des entités, ce sont des instruments d'action qui ont pour rôle de répondre aux nécessités du moment. Il suffit, pour les susciter, de susciter le besoin qui les fait naître et qui en est la raison d'être. Pour qu'un enfant fasse attention, c'est donc une erreur de croire qu'on a fait le nécessaire en lui disant : "Fais attention !" Pour qu'un enfant fasse attention, il faut créer chez lui le besoin de faire attention ; il faut faire naître dans son esprit un problème qu'il aura envie de résoudre. Alors son attention s'éveillera toute seule, et se maintiendra aussi longtemps que le besoin persistera. Alors, ne seront plus nécessaires ni les menaces ou les promesses, ni les punitions ou les récompenses ; vous aurez remplacé ces mobiles extérieurs par des mobiles intérieurs infiniment plus puissants, et, au point de vue éducatif, plus sains, plus conformes à un développement rationnel et moral de la personnalité. Avez-vous jamais songé à la puissance dynamique du besoin momentané ? Le même acte, qui nous paraîtrait une corvée épouvantable si cet intérêt n'existait pas, nous l'accomplissons sans y penser quand cet intérêt est présent. Prenons un exemple banal. Vous êtes tranquillement dans votre chambre à lire, un soir d'hiver. La rafale souffle au dehors. Quelqu'un entre et vous prie d'aller, chez l'épicier d'en face, lui acheter une boîte d'allumettes. Il faut se déranger, mettre un pardessus, descendre les étages... Vraiment, c'est bien pénible ; vous cherchez tous les prétextes pour vous dérober à cette peu plaisante invitation. Mais supposez maintenant que ce soit vous-même qui ayez besoin de cette boîte d'allumettes, pour rallumer votre pipe ; vous ferez le trajet de votre chambre à l'épicier, et retour, presque sans vous en douter. Observez vos actes, vos mouvements, vos démarches, au cours d'une journée, et vous constaterez par votre expérience immédiate, qui vaut mieux que tous les discours, combien des actes, même pénibles en soi, deviennent aisés, faciles, et souvent même agréables, lorsqu'ils sont les moyens de satisfaire à un besoin.

Eh bien, l'activité d'un écolier ne devrait jamais être autre chose qu'un moyen employé par lui pour satisfaire à un besoin qu'on aurait su créer en lui. Sans doute, ce besoin suscité ne lui fournira pas eo ipso les moyens d'exécuter le travail à faire, la technique à employer. La question de la perfection de l'exécution est un autre problème. Mais le besoin suscité lui donnera envie d'exécuter ce travail ; il lui en donnera le désir. Et c'est déjà énorme. Une fois que vous aurez allumé le désir véritable de résoudre un problème, l'enfant s'intéressera tout naturellement à la technique à employer pour y parvenir.

Notons en passant que, si vous voulez faire faire une chose à quelqu'un qui n'en ressent pas le besoin, cette chose le dégoûtera. Le dégoût ! Pourquoi les pédagogues ont-ils tant négligé un phénomène aussi essentiel ! Un aliment vous dégoûte quand on vous l'offre à un moment où vous n'avez pas faim. Il est même curieux de voir à quel point la présence ou non de l'appétit peut transformer tout notre état mental du moment : vous avez parcouru toute la matinée une ville étrangère, et vous vous sentez, comme on dit, l'estomac dans les talons. Enfin, l'heure d'aviser un restaurant est arrivée. Vous entrez, et traversez les salles déjà pleines de consommateurs. Parmi ceux-ci, vous en voyez qui ont déjà fini, qui demandent leur addition, qui se lèvent et partent. Les pauvres gens ! pensez vous, en humant avec délices les odeurs de cuisine. Et vous vous félicitez d'avoir encore tout ce plaisir en perspective. Maintenant, c'est à votre tour d'avoir terminé, de vous lever, de partir. Et en retraversant la salle, vous croisez des convives qui, eux, ne font que commencer, qui en sont aux hors-d'œuvre, au poisson. Pouah ! pensez-vous, bien repu que vous êtes maintenant, comment peut-on manger du poisson à cette heure ! Les pauvres gens !

La présence ou l'absence de l'appétit a opéré, en quarante-cinq minutes, une révolution complète dans le monde de vos intérêts et de vos désirs. Et cette odeur de cuisine que vous humiez tout à l'heure avec délices vous répugne profondément maintenant. Ce vers quoi vos bras se tendaient il y a un instant vous fait fuir à présent !

Eh bien, l'écolier auquel on veut faire avaler une leçon sans lui en avoir donné le besoin est semblable à celui qui n'a pas d'appétit. Cette leçon lui répugne. Il n'y peut rien, c'est une loi de sa nature. Sans doute, en s'y efforçant, il pourra un moment faire attention. Mais il devra lutter en quelque sorte contre lui-même, exactement comme le dîneur de tout à l'heure si on lui avait fait remanger des sardines après le fromage. Cette contrainte ne peut aller bien loin. Elle n'est pas plus profitable à l'esprit qu'elle ne l'est à l'estomac. Si l'on veut qu'un enseignement profite, il faut qu'il intéresse assez pour que l'élève s'y plonge tout entier, et n'y touche pas seulement du bout du cerveau (si vous me passez cette expression), comme on touche du bout des doigts aux choses répugnantes.

Mais maintenant, comment créer chez l'écolier un besoin pour les mille choses qu'on exige de lui ? Question difficile à résoudre, certainement. D'abord on pourrait, et sans dommage pour personne, réduire beaucoup ces mille choses, et supprimer toutes celles qui ne peuvent pas correspondre, chez un enfant, à des intérêts naturels. Le temps me manque pour entrer dans les détails. Mais le principe, le voici : chercher à rattacher ce qu'on veut apprendre à l'enfant, ou ce qu'on veut lui faire exécuter, à ses mobiles naturels d'attention ou d'action. L'enfant est un être plein de curiosité, possédant une quantité d'impulsions qui le dirigent vers la conquête du nouveau. Mais comme nous savons mal profiter de toutes ces sources naturelles d'énergie que l'enfant recèle dans le tréfonds de son être et qu'il faudrait capter ! Imitons la nature qui sait si bien les faire jaillir. Arrangeons-nous pour que les activités que nous réclamons de l'enfant rentrent davantage dans le cercle de ses préoccupations naturelles. L'enfant est avant tout un être fait pour jouer. Le jeu, voilà l'artifice que la nature a trouvé pour pousser l'enfant à déployer une activité considérable, activité utile à son développement physique et mental. Usons un peu plus de cet artifice. Mettons davantage notre enseignement au niveau de l'enfant, en nous faisant de ses instincts naturels des alliés, non des ennemis.

Que les choses que nous voulons lui faire apprendre ou exercer soient présentées de façon telle qu'elles préparent ou facilitent une de ces actions vers lesquelles le pousse son instinct naturel. Et pour cela, ne séparons pas l'instruction de l'action. N'oublions pas que l'intelligence, l'attention ne sont que des instruments destinés à préparer l'action ; c'est là leur fonction propre. Vouloir les exercer en dehors de l'action, c'est les exercer à blanc, pour ainsi dire ; c'est les exercer en dehors des conditions normales de leur développement. C'est, encore, rompre cette continuité qui fait l'unité de la personne. Un homme digne de ce nom est un être dont les actions sont motivées, dont les efforts sont commandés par des mobiles intérieurs qui ont pour lui un sens et une valeur. En habituant l'enfant à travailler seulement sur commande, et sans qu'on lui ait fait saisir la signification de son travail, sans qu'on ait acquis son consentement intérieur pour l'effort qu'on réclame de lui, sans qu'on ait établi dans son esprit un lien rationnel ou affectif entre cet effort et un certain but qu'il ait le désir d'atteindre, on dissocie des rouages dont l'union est cependant indispensable au bon fonctionnement de la machine humaine, on fait de l'enfant un automate qui sait peut-être obéir, mais qui ne sait plus vouloir. Ah ! Jean-Jacques l'avait bien compris, quand il disait : "Il faut occuper l'enfant de manière que non seulement il se sente utile à la chose, mais qu'il s'y plaise à force de bien comprendre à quoi sert ce qu'il fait. À quoi cela est-il bon ? Voilà désormais le mot sacré, le mot déterminant entre lui et moi".

Pour savoir quels sont ces intérêts naturels de l'enfant, capables d'être exploités par l'éducateur, et comment ils varient avec l'âge, il faut beaucoup observer l'enfant. La psychologie de l'enfant mériterait d'être cultivée davantage par les instituteurs, qui sont précisément les personnes les mieux placées pour collaborer avec le psychologue à l'édification de cette science de l'enfant qui est reconnue comme indispensable...

Laissez-moi terminer, Mesdames et Messieurs, en vous citant notre devise de l'Institut J.-J.-Rousseau(1) : Discat a puero magister.

 

Le maître a encore beaucoup à apprendre de l'enfant !

 


Note

(1) l'Institut Jean-Jacques Rousseau a été créé en 1912 à Genève par E. Claparède (1873-1940) et P. Bovet (1878-1965) .

 

Édouard Claparède, in l'Éducation fonctionnelle, Delachaux & Niestlé, 1950.

 

 


 

 

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