Un renfort inattendu aux tenants des thèses "lecture naturelle" (je n'aime pas ce qualifiant, mais bon, c'est Freinet qui l'utilisait), on peut le trouver chez Bruno Lussato, auteur d'intéressants ouvrages sur l'informatique. Le texte qui suit donne une saisissante illustration de l'inanité du B-A BA, outre qu'il apporte des vues prémonitoires sur le développement de l'informatique à l'école. Mais ceci est une autre histoire...

 

 

Voilà deux ans que j'essaye d'expliquer à mon fils, qui en a cinq, que B et A font BA. Il connaît parfaitement les lettres de l'alphabet ; il sait compter, additionner, soustraire ; il comprend ce qu'est la combustion, comment l'acide carbonique se forme à partir de l'oxygène et du carbone ; il a même quelques notions sur le fonctionnement d'un moteur à explosion. Mais pour ce qui est de B - A - BA, rien à faire, et pas davantage pour B - O - BO ou M - I - MI !

De fait, si on y réfléchit, il n'a pas tort : B - A - BA, cela n'a aucun sens ! Nous y sommes habitués, bien sûr, mais il s'agit d'un pur code, d'une convention qui ne repose sur aucun fondement logique, ni sur aucune réalité naturelle - alors qu'au contraire deux molécules d'hydrogène et une d'oxygène donnent une molécule d'eau, H2O. Cette formule correspond à une réalité, elle a un sens que B - A - BA ne possède en aucune façon.

Au fond, les enfants ont une intelligence très puissante, qui se rebelle contre tout ce qui est arbitraire et artificiel. Aujourd'hui, des écoliers de dix ans, aux États Unis, au Japon et même en Europe, apprennent à manipuler un ordinateur. Cet enseignement va évidemment être généralisé dans les années à venir ; l'informatique ne sera plus une discipline "en plus", elle fera désormais partie de la formation de départ au même titre que la lecture, l'histoire ou la géographie. À quoi ressemblera dans ces conditions l'éducation de nos enfants d'ici dix ans ? Qu'est-ce que l'ordinateur changera dans ce domaine tout à fait essentiel ?

Tout d'abord, pour fabriquer des produits à très haute information ajoutée, il faudra des hommes encore plus qualifiés que les machines, puisque autrement celles-ci seraient capables de les remplacer. Cette qualification reposera, pour reprendre la distinction de Pascal, non sur "l'esprit de rigueur", où l'ordinateur excelle, mais sur "l'esprit de finesse", l'imagination, le sens créatif : l'irremplaçable facteur humain. À mon sens, l'ensemble du système éducatif doit être repensé dans cette optique.

L'ordinateur débarrassera la mémoire de l'enfant d'une foule de choses dont elle n'a que faire : tout ce qui est routinier, aisément formalisable, tout ce qui peut s'énoncer en "langage dur" - en matière de mathématiques, de physique et chimie, de chronologie, etc. Attention : je ne suis évidemment pas partisan de la suppression de ces disciplines. J'entends simplement confier à la machine ce qui peut sans dommage lui être laissé, pour que l'homme puisse librement consacrer à ce qui fait sa supériorité sur la machine. Quand on fait le compte de toutes les matières où l'informatique pourrait intervenir, il reste peu de choses que l'homme doive prendre tout seul à sa charge. Peu en quantité - mais beaucoup en importance, et notamment le sens du beau, du juste, du bon, toutes les valeurs qu'une véritable perversion intellectuelle donne pour "dépassées" et qui, contrairement à ce qu'on imagine, ne sont pas innées mais au contraire s'apprennent longuement, durement. Et certainement pas avec des machines, mais avec de vrais maîtres.

En aucune discipline le rôle du maître ne saurait disparaître du fait de l'informatique. Je concède que, quelquefois, un ordinateur vaut mieux qu'un mauvais maître. Mais un bon maître sera toujours supérieur au meilleur des ordinateurs, parce qu'il saura s'adapter à la personne qui lui fait face. Par exemple, l'apprentissage de l'histoire ne peut être réduit à celui d'une chronologie, ni même à certains enchaînements de causes et d'effets ; de cela, l'ordinateur pourra se charger, mais il se révélera incapable de communiquer l'envie d'apprendre l'histoire, la chaleur et la passion essentielles à toute bonne transmission du savoir. Apprendre, comme enseigner, suppose de l'amour...

L'ordinateur ne peut savoir à qui il a affaire. Il traitera le cancre et le "surdoué" de la même façon. Le résultat inévitable, c'est que l'individu devra s'adapter à la machine, au lieu de l'inverse. Dès à présent, certaines personnes prennent un réel plaisir à s'adapter ainsi ; ils ont l'impression de dominer la machine, alors que c'est le contraire qui se passe : l'ordinateur leur impose un modèle dans lequel ils se moulent. Car le langage de la machine reste "dur" et l'homme contraint de s'y plier doit renoncer à sa subtilité, sa seule vraie richesse.

Par contre, tenu dans les limites qui sont les siennes, l'ordinateur sera un merveilleux outil d'éducation qui soulagera la mémoire des enfants d'une masse d'informations désormais inutiles, qui les aidera à réviser leurs leçons et les assistera dans toutes les tâches répétitives. De tout cela, il est déjà capable aujourd'hui. Et demain, avec l'apparition de machines au langage de plus en plus souple, c'est une véritable révolution qui se fera jour. Le "voyage imaginaire" rendra passionnant le moindre cours d'histoire ou de géographie. L'ordinateur sera "self-programmable", c'est-à-dire adapté à chaque utilisateur, et parlera presque comme vous et moi, avec des inflexions quasi humaines. Les enfants d'aujourd'hui, formés aux langages rigides, sont tombés dans une période de transition et risquent d'en subir les conséquences : l'informatique au langage dur est déjà dépassée, et rien n'est pire que de verser du vin ancien dans des outres nouvelles...

Il est de bon ton de s'extasier devant ces enfants qui sont capables, à dix ans, de manier un ordinateur. Moi, je trouve qu'il n'y a rien là de bien admirable. Après tout, il s'agit d'un langage simpliste, sans ambiguïté aucune, beaucoup plus facile à maîtriser qu'une pièce de Shakespeare ou une sonate de Mozart.

Mozart, précisément, est considéré comme un génie parce qu'il jouait du piano à l'âge de cinq ans. C'était un génie, le fait est indiscutable. Mais, à l'époque, tous les enfants de musiciens savaient jouer d'un instrument à cet âge et donnaient même de petits concerts. Même aujourd'hui, je suis convaincu qu'un enfant quelconque en serait capable. Or, jouer du piano représente une opération incomparablement plus complexe que de manipuler un ordinateur. Enfants prodiges, ces pianistes en culottes courtes ? Pas le moins du monde : enfants normaux, à mon sens, simplement grandis dans une ambiance où on les traitait un tant soit peu comme des adultes, et tout de suite mis en contact avec une information hautement structurée.

Il arrive souvent que ces enfants, si "doués" dans leur plus jeune âge, semblent perdre leurs facultés par la suite. Que s'est-il passé ? Eh bien, ils ont été à l'école... Ils n'y ont pas trouvé Bach, Beethoven et Shakespeare, mais un enseignement banalisé, simplifié, dégradé. Ils ont fait la connaissance de B - A - BA...

Tel est le nœud, telle est la pierre angulaire du problème éducatif : un enfant qui débute par l'information "molle" - la musique, le théâtre, la danse - peut très facilement, dans un deuxième temps, acquérir des connaissances "dures" : disciplines scientifiques, langage de l'ordinateur. Alors que l'inverse n'est pas vrai. Le petit d'homme n'a pas grand mal à assimiler, dès le départ, les langages "durs" ; il y parviendra même plus facilement que l'adulte, n'étant pas arrêté par des préjugés. Mais, ensuite, il aura toutes les peines du monde à appréhender l'informalisable, l'indicible, la poésie, l'art, c'est-à-dire la véritable culture humaine.

J'en ai moi-même fait l'expérience à un niveau plus élevé, car mes étudiants sont destinés à devenir ingénieurs. En effet, plutôt que de leur conseiller des livres sur l'informatique, je les ai poussés à commencer par lire de grands classiques : La Bruyère, Shakespeare, etc. Eh bien, par la suite, ils saisissaient beaucoup mieux les théories de l'information que je leur expliquais ! Leur carrière s'en est souvent trouvée transformée, leurs rapports étaient rédigés avec plus de finesse, même leurs relations avec leurs supérieurs étaient plus subtiles...

C'est là que gît le principal danger de l'intrusion de l'informatique dans le système éducatif : attention aux années de la première ouverture d'esprit de l'enfant ! Tous les spécialistes, comme Jérôme Bruner par exemple, s'accordent à dire que l'apprentissage de l'utilisation du cerveau se fait dans les premiers âges de la vie. Alors, attention à la nourriture éducative qu'on donne alors à l'enfant ! Si elle est principalement constituée de langage "dur", compréhensible par l'ordinateur, le mal risque d'être irrémédiable ; nous courons le danger de former des générations gravement atteintes par la maladie qui touche déjà beaucoup d'informaticiens : celle du IF - GO - TO.

"Si..., allez à..." telle est la logique de l'ordinateur. Si vous recevez telle réponse de ma part, allez à tel autre chapitre qui vous répondra à son tour, et ainsi de suite. L'esprit de l'homme, si subtil, risque alors de se transformer en gare de triage.

"Haker : personne qui apporte constamment des modifications de peu d'importance à un programme d'ordinateur pour son plaisir plutôt que pour améliorer le programme"(1). Aux États-Unis une guerre amicale fait rage parmi les hakers, c'est la wheel war, ou "guerre de la roue", qui se pratique en général de nuit et dont le seul terrain est l'ordinateur. Les utilisateurs émettent des signaux parasites dans le seul but de se perturber les uns les autres ; celui qui réussit à bloquer la programmation de l'adversaire a gagné. Chacun est affublé d'un nom de code et l'anonymat est garanti. Le jeu peut tourner mal (mais est-ce seulement un jeu ?)... Une nuit, émanant d'une source non identifiée, ce message s'inscrivit sur les écrans des hakers : "Faites quelque chose, nous sommes en train de perdre le contact avec la race humaine"(2).

Si l'ordinateur reçoit une place inconsidérée à l'école, c'est toute la race humaine, au moins dans les pays développés, qui risque d'être gagnée par la folie des hakers. Aujourd'hui déjà, les enfants issus d'un milieu familial qui les a mis en contact avec la culture, l'art, la musique, se trouvent dans une position très inconfortable parce qu'ils ne sont pas comme les autres. La pression normalisatrice des stéréotypes, du cadre scolaire et de leurs propres camarades peut être redoutable. Car l'enfant dit "surdoué" est à l'image de ces jeunes bourgeons qui apparaissent avant les dernières gelées et risquent d'y succomber. On se moque de lui justement à cause de cet épanouissement précoce, parce qu'il sait des choses ne figurant pas au programme mais ignore qui est Goldorak. Il risque d'en être brisé. Je ne défends pas la cause d'une élite surdouée. J'estime au contraire que si l'éducation commençait du bon côté, le nombre de prétendus enfants prodiges augmenterait énormément.

Maintenue à sa vraie place, l'informatique peut représenter un formidable moyen pour cela. Elle libérerait le couple maître-élève de presque toute l'ennuyeuse transmission du savoir dur, pour leur permettre de se consacrer aux mille et une subtilités du véritable échange humain. Et le micro-ordinateur sera ici encore précieux, rendant possible de démassifier la connaissance, c'est-à-dire de l'adapter à toutes les conditions particulières, par exemple aux traditions locales. Mais le "grand chaudron", idéal pour répondre sur une grande échelle à des besoins de base identiques, pourra lui aussi s'avérer une bénédiction pour ceux qui manquent de tout, les habitants des pays sous-développés. Grâce à lui, le Sud de notre planète pourra massivement apprendre à lire et à écrire, assimiler un certain nombre de techniques, acquérir une langue étrangère. […]

 

 


Notes

 

(1) Psychology today, août 1980, p. 62-69.
(2) Cité par G. Gondolf dans Haker papers, ainsi dédicacé : "À tous mes amis du centre qui vivent dans une culture aliénée".

 

© Bruno Lussato, Le défi informatique, Fayard, 1981, pp. 261-267

 

 

 


 

 

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