Il est très beau, ce texte (vrai) dû à la plume de Frédérique Hébrard. Née le 7 juin 1927 à Nîmes, Frédérique est la fille de l'académicien André Chamson et de Lucie Mazauric : l'histoire qu'elle raconte est donc celle de son grand-père maternel. L'histoire d'un temps où tout n'était pas dû, où le mérite n'était pas méprisé… C'était le temps de la gratitude, si l'on nous permet de reprendre le titre d'un ouvrage de Finkielkraut (on est en effet passé, peu après les Trente Glorieuses, "de l'élève qui apprend à l'enfant qui sait tout")…
Frédérique, épouse du comédien Louis Velle, est surtout connue pour avoir écrit avec son mari un feuilleton pour la télévision, la Demoiselle d'Avignon (1971).

 

Il va y avoir cent ans au printemps.

Cent ans que l'instituteur poussa la porte de l'échoppe de mon arrière-grand-père et déclara : "Votre fils doit continuer ses études".

Je vois la scène comme si je l'avais vécue, écrite, tournée. Je me la passe et repasse sur écran de tendresse à la lumière de la mémoire des miens, je l'arrête, je repars en arrière, je cours en avant avec l'image, et jamais je ne me rassasie de cette phrase-clef, de cette phrase-liberté, de cette phrase-promesse : "Votre fils doit continuer ses études".

Valleraugue, chef-lieu de canton du Gard, au bout du département, sous l'Aigoual, ni ville ni village, confluent de vallées étroites, maisons de pierre rassemblées autour du temple, de l'église et de la fabrique, haute filature où se retrouvent dans la même œcuménique pauvreté les descendantes des camisards et des papistes.

La scène commence à la fin claire et lumineuse d'une journée bourdonnante d'insectes neufs.

L'instituteur a fermé la porte de l'école et mis la clef sous la grosse pierre à côté de l'entrée, là où tout sait qu'elle est cachée. Puis il a pris le pont en dos d'âne sur l'Hérault, qui a sa voix des beaux jours, et, salué par petits et grands : "Bonjour, monsieur l'instituteur !", il a gagné, sur l'autre rive, le quai où s'arrêtent les diligences et les colporteurs avant d'attaquer l'ascension de la montagne.

Jean Mazauric, grand-père paternel de ma mère, était "tailleur d'habits" et, tous les jours de la semaine, il cousait, assis en lotus dans son échoppe ouverte, tirant l'aiguille aux yeux des passants, comme dans un conte arabe.

Que sais-je de lui ? Où apprit-il son métier, comment, pourquoi ? Je l'ignore. Fut-il compagnon du Devoir et s'en alla-t-il par les routes, un flot de rubans sur le cœur pour connaître les secrets ? Fut-il soldat et entendit-il sonner la mitraille ? Hélas, personne n'est plus là pour me donner les réponses, et ma trop tardive curiosité butte contre une mémoire éteinte. Je sais qu'avant lui il n'y eut chez les siens que des paysans aux mains dures, mais j'ignorerai toujours comment il passa de la charrue à l'aiguille, de la terre à l'étoffe, et personne ne me dira non plus où, comment, pourquoi il rencontra Pauline, la fileuse, qui devait devenir sa femme.

Être fileuse, dans les Cévennes, au moment de l'Année terrible et des terribles années qui lui firent escorte, c'était la chance des pauvres gens. Le mûrier de Chine croissait sur les contreforts de nos montagnes comme sur un paravent de laque, le mûrier de Chine, seule et indispensable nourriture du ver à soie, bête immonde à la mort miraculeuse. Dans ma petite enfance, il y avait encore des filatures d'autrefois ; leur visite me remplissait d'épouvante. D'abord l'odeur douceâtre des vers installés sur des branchettes, dans des débris pourrissants de feuilles semi-digérées, et puis le bruit d'acier que faisaient les mâchoires de ces larves molles et blêmes vautrées dans une chaleur humide, malsaine, suffocante. En 1905, les fileuses d'Alès gagnaient 5 centimes par heure...

Mais ce soir-là d'il y a cent ans, l'instituteur a poussé la porte de l'échoppe, Jean a lâché le pantalon de futaine qu'il finit pour un bûcheron de Cap-de-Coste, un de ces pantalons qui ne craignent ni la griffe des ronces, ni le coupant des rochers, ni les chutes dans les ravines, un de ces pantalons qui font une vie - il le faut bien, tout coûte, compagnon ! - et il s'est levé. Et Pauline, qui venait de rentrer de la fabrique, a avancé une chaise pour le maître. Les deux hommes se sont assis gravement l'un en face de l'autre. Pauline est restée droite, attentive, oubliant de cacher ses mains crevassées par l'eau bouillante dans laquelle elle trempe les magnans à longueur de journée pour leur ôter la vie et recueillir leur soie.

"C'est au sujet de Félix", a dit l'instituteur, et le cœur des parents a battu comme si leur fils était sorti du droit chemin. Et pourtant ce n'était pas du droit chemin qu'il allait sortir, Félix, mais du chemin aveuglément suivi par les siens depuis toujours ; et ce que Jean et Pauline comprenaient, retenant leur souffle, suspendus aux paroles de l'instituteur : "Il apprend bien, ...boursier, ...partir d'ici, ...école normale d'instituteurs, ...", c'est que quelque chose d'immense arrivait, quelque chose sur quoi ils ne pouvaient poser un nom mais qui était bien. Car ce qui était proposé à Félix, c'était de cesser de subir pour comprendre.

L'instituteur venait d'offrir à un enfant parce qu'il le pensait digne de ce cadeau.

J'éteins ma lanterne, la scène est finie ; je quitte ces temps héroïques pour retrouver le fil de l'histoire ; elle est consignée jour après jour dans les cahiers de mon grand-père, de cet adolescent qui s'en alla de sa montagne, les pieds dans ses gros souliers avec la bénédiction de la IIIe République.

"Il est parti apprendre"», disait sa mère.

Voyage irréversible.

D'autant plus que les gradins sur lesquels l'écolier allait devoir s'asseoir étaient ceux de Nîmes.

Comment résister à Nîmes ?

Le grand-père ne résista pas. La ville l'engloutit comme si la nymphe qui sommeille encore dans le gouffre de la fontaine l'avait attiré jusqu'au fond des eaux.

Il apprit. Fut instituteur, frappa à des portes modestes et prononça à son tour la phrase-clef :

"Votre fils doit continuer ses études". Et, tout en remplissant de savoir et de civisme les petites têtes qui lui étaient confiées, il continuait ses propres études, abordait le latin, le grec, jouait du violon, composait, se faisait spéléologue, archéologue, écrivait un livre sur les arènes, devenait conservateur des Musées d'art et d'histoire qui sont encore pleins de ses croquis, de ses dessins, de ses notes sur toutes les trouvailles faites dans Nîmes et ses environs autour de 1900. J'ai sous les yeux le fac-similé de l'épitaphe de Chrysis, une jeune Grecque qui finit sa courte vie à Nemausa au temps de la splendeur romaine, une jeune Grecque qui implore la compassion du passant car, dit-elle, "Chez les morts aussi il y a de la reconnaissance".

J'aime cette rencontre du bon élève et de Chrysis, cette rencontre impossible entre deux êtres séparés par le temps et la mort, cette rencontre que permet l'accession au savoir, à la culture, aux choses de l'esprit.

"Oh ! mère, mes sabots, j'entends sonner l'école"*, chantait cet hiver la Dictée, l'admirable film de Jean Cosmos et Jean-Pierre Marchand. Et en voyant ces petits paysans se hâter dans la neige et la tempête pour aller vers le maître, il me semblait voir le fils de la fileuse et du tailleur d'habits courant jusqu'à sa place sur le banc de l'école, où il ouvrirait grand ses yeux et ses oreilles sur la leçon, sur les cartes (Ô la blessure de l'Alsace-Lorraine !), le banc de l'école, où il entendrait parler de Clovis et du chemin de fer, de Jeanne et du chien Brisquet, de l'abolition des privilèges, de Gutenberg, de la cigale, de la fourmi, des Misérables...

Voyage irréversible...

Je n'ai connu ni Jean ni Pauline. De leurs pauvres biens il ne reste que le pot de la fileuse. Le pot rempli de châtaignes qu'elle emportait entre ses mains douloureuses, et qu'elle posait, chaque matin, comme le faisaient ses compagnes en arrivant à la fabrique, au milieu d'un tas de cendres chaudes, en ces matins de gloire où, quand on lui demandait des nouvelles de son fils, elle répondait : "Il est parti apprendre".

 

[© Frédérique Hébrard, in Le Monde du 18 février 1985 (publié dans le supplément au journal, n° 12 458 – Dimanche 17 - Lundi 18 février 1985)].

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

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Complément : Paroles de La Dictée

 


Ô mère mes sabots
J'entends sonner l'école
Malgré le vent il faut
Que j'y sois bientôt


Ce que je sais, comment je pense
Je le dois à l'ardente, douce ou sévère
Leçon du maître qui guidait ma main


Ma mère mes cahiers
J'entends sonner l'école
Malgré l'orage il faut
Que j'y sois bientôt


Ce que je sais, comment je pense
Je le dois à l'ardente, douce ou sévère
Leçon du maître qui guidait ma main.


Mère, mon tablier 
J'entends sonner l'école
Malgré la neige il faut
Que j'y sois bientôt


Mère un jour je serai maîtresse de l'école
Pour à d'autres donner ce qu'elle m'a donné
Pour à d'autres donner ce qu'elle m'a donné.

 

Paroles de Jean Cosmos et Jean-Pierre Marchand, musique de Jean-Marie Senia.

[Dans l'ouvrage de Jean Cosmos (1923-2014), La dictée, (Éditions Robert Laffont, 1987), on ne trouve à trois endroits que les "couplets" de cette chanson : "malgré le vent... malgré l'orage... malgré la neige"]