Promouvoir la lecture auprès des classes de collège conduit à s'interroger sur les méthodes d'apprentissage et leur évolution, largement ignorées par les professeurs du secondaire. Nous avons donc demandé à un spécialiste de la question, M. Record, de faire état, pour "Lire au Collège", des recherches appliquées menées actuellement par l'École normale de Grenoble.

 

QUOI DE NOUVEAU DU CÔTÉ DE L'APPRENTISSAGE DE LA LECTURE AU CYCLE PRÉPARATOIRE ? UNE CONTRIBUTION DE L'E. N. DE GRENOBLE

 

C'est une chose bien courante que le désaccord, chez les parents aussi bien que chez les instituteurs, sur le sens de l'expression "savoir lire". Mais quand on accepte de définir cette aptitude mystérieuse en termes de comportements observables, et quand on se met d'accord, au surplus, sur les conditions concrètes dans lesquelles ces comportements peuvent être observés, alors la communication entre toutes les personnes attelées à cette tache devient plus facile, et les enfants sont les premiers à bénéficier de cette clarification. C'est le sens de la démarche adoptée par les nouveaux programmes officiels de l'école élémentaire. L'objectif global "savoir lire" renvoie à un répertoire comportemental qui s'enrichit de palier en palier : un dispositif pédagogique est prévu, à chaque niveau, pour favoriser les émergences souhaitées, mais dès la fin du cycle préparatoire (fin du CP, début du CE 1), les deux "comportements" de base retenus comme pertinents au regard de l'objectif "lecture" sont définis avec précision. Il s'agit d'une part de la COMPRÉHENSION d'autre part de l'ORALISATION, lesquelles sont évaluées sur des rapports différents et dans des situations de lecture adaptées à la lecture oculaire et à la lecture à haute voix.

Les instructions officielles sont particulièrement nettes sur ce point : il ne s'agit pas de trancher dogmatiquement la question de savoir dans quelle mesure la "prononciation mentale"' accompagne l'évocation du sens, il s'agit, pédagogiquement, de faire la distinction entre un comportement qui consiste à prendre connaissance d'un message écrit sur un comportement qui consiste à l'oraliser, et donc de mettre en œuvre des situations d'apprentissage différenciées.

Compréhension et oralisation, distinctes mais également nécessaires, avec un dispositif précis d'évaluation, voilà donc la base du "savoir lire" en fin de CP.

Reste la question : qu'est-ce donc, dans ces conditions, "qu'apprendre à lire" pour l'enfant qui entre dans le cursus d'apprentissage ?

Certes la définition par objectif, telle qu'on la trouve dans les programmes officiels, ne règle pas tous les problèmes pédagogiques, mais elle permet de les poser correctement et d'éliminer d'emblée des solutions non pertinentes, même si elles ont la consécration de la tradition ou un vernis scientifique.

C'est ainsi par exemple que si on s'installe dès le départ dans cette idée que le déchiffrage est le seul moyen de découvrir le sens d'un mot nouveau, on court le risque de fausser tout le processus d'apprentissage et de manquer l'objectif : la lecture à haute voix envahira bientôt tout le dispositif pédagogique et le modernisme de la relation phonème - graphème ne changera rien à cette distorsion fondamentale.

Voici quelques-unes des présentations éducatives admises comme pertinentes au regard des nouveaux programmes par l'équipe des formateurs.

1°. - Appel à des supports de lecture aussi variés que possible : comptines, journaux, tous genres de textes que les enfants peuvent trouver dans leur environnement concret, albums, contes, bandes dessinées, manuels (mais à l'exclusion des "premiers livrets" qui ne présentent que des textes ou fragments conçus dans l'optique du déchiffrage), et, bien sûr, tous les textes que les enfants peuvent être amenés à produire en classe. Soulignons, à cet égard, l'importance des activités en bibliothèque dès le début du C.P.

2°. - Exercices spécifiques mettant les enfants dans une posture d'observation de l'écrit : séparation des unités lexicales dans l'écriture, rôle des majuscules, épellation (antérieurement à toute mise en contact systématique de l'oral et de l'écrit), reproduction de lettres, copies diverses, etc.

3°. - Exercices spécifiques de langage, selon des techniques inspirées des travaux de Laurence Lentin visant la structuration des énoncés et l'accès au langage "explicite".

4°. - Exercices spécifiques visant à munir l'enfant d'une méthode d'utilisation de l'acquis en présence de mots nouveaux : recours au contexte, repérage des indices susceptibles d'inférer une hypothèse sur la classe grammaticale et le sens du segment inconnu, recours aux préfixes et suffixes, le cas échéant, qui permettent "d'entrer" dans le mot, recours, en dernière analyse, à la relation phonème - graphème, ce déchiffrement devant se faire au moindre écrit (la première syllabe suffit dans la plupart des cas à confirmer l'hypothèse).

5°. - Exercices spécifiques ayant pour but l'identification des phrases de base, et manipulations des transformations élémentaires (changement de type, changement de forme, transformation pronominale). Ordinairement, ces exercices sont du ressort des exercices structuraux oraux. Mais l'expérience semble montrer que leur transcription dorme lieu à des situations de lecture très stimulantes.

6°. - Dans la même perspective, mise en place méthodique des opérations syntaxiques de base : commutation, déplacement, expansion, réduction. Un corpus de phrases parfaitement assimilé donne très vite accès, par le jeu de ces opérations, aux premiers essais personnels des enfants.

7°. - Entraînement systématique à la mise en mémoire des mots les plus fréquemment rencontrés, à commencer par les morphèmes et les verbes qui constituent plus de 60 % de tout corpus. Les quatre mémoires (motrice, auditive, articulatoire, visuelle) sont constamment sollicitées : affichage, toutes formes de copie, présentation rapide d'étiquettes, etc... Sur ce point, on notera la rupture avec les méthodes traditionnelles : selon ces méthodes, la combinatoire une fois acquise, la lecture se perfectionne par une sorte de dynamique interne qui accroît insensiblement le stock des mots mémorises et donc "reconnus". Un tel schéma est encore très communément adopté, il est fondé sur une évidence. Le code de transcription du français étant alphabétique, il semble absurde de vouloir faire apprendre le français comme une langue à transcription idéographique. Mais il faut sortir des querelles d'écoles et consulter les faits : les enfants qui réussissent le mieux à tous les tests d'évaluation sont ceux qui ont "en mémoire" le plus grand nombre de mots. Or l'enseignement de la combinatoire, tel qu'on le conçoit dans la plupart des méthodes traditionnelles, marginalise nécessairement ce problème du stockage, sauf pour la période dite "globale" dans les méthodes mixtes.

Parmi les multiples causes de l'échec en lecture, c'est là, sans doute, une des plus importantes. L'enfant bon lecteur mémorise, sans le savoir, au gré de ses lectures : il prend bien vite le large. Mais celui qui reste empêtré dans la combinatoire, lit peu, et mémorise peu et mal. On ne peut donc abandonner la mémorisation aux aléas de l'apprentissage : sans vouloir enseigner le français comme le chinois, il faut mettre en œuvre un dispositif d'aide au stockage, en choisissant avec soin ce qui doit être mémorisé : articles, pronoms, conjonctions, adverbes courants, suffixes et préfixes, unités lexicales de grande fréquence, morphèmes caractéristiques de quelques transformations comme "est-ce que", "c'est qui", etc.

8°. - Enseignement méthodique de la combinatoire. Ce qui précède pourrait laisser supposer que cet aspect de l'apprentissage est délaissé : il n'en est rien. L'enseignement de la combinatoire est simplement différé : il ne commence qu'au deuxième trimestre de C.P. Dans la perspective de la lecture, l'opération qui consiste à passer des lettres aux sons, puis aux syllabes et au sens n'est pas présentée comme un élément constitutif de l'acte de lire, mais comme un moyen de vérification d'une hypothèse quand le mot à découvrir n'est pas mémorisé. Mais surtout, la découverte du code phonographique est un moyen d'asseoir les bases de l'orthographe par une mise en évidence, aussi complète que possible, du mode de fonctionnement des lettres et des syllabes graphiques par rapport aux sons et aux syllabes orales. Au lieu, par exemple, de subordonner l'enseignement de la combinatoire aux besoins du déchiffrage, en étudiant les transcriptions des sons, on met en évidence un premier sous-code utilisé dans les mots qui "s'écrivent comme ils se prononcent", ce qui permet de découvrir un premier mode de fonctionnement des lettres et des digrammes en valeur de base, puis on passe aux valeurs de position, aux valeurs auxiliaires, etc. A terme, les regroupements en séries phonologiques et en séries morphologiques sont en place. Quant au déchiffrage, il se trouve, du même coup, mieux assuré.

Voilà donc quelques-unes des propositions que nous avançons pour porter les résultats en lecture au niveau des objectifs assignés par les programmes.

Mais le plus important reste, bien sûr, leur traduction dans une stratégie pédagogique cohérente et dynamique. Il faut, avec tout cela, respecter les rythmes individuels, déterminer les bons supports de lecture, équilibrer les situations fonctionnelles et les situations d'apprentissage, et, dans ces dernières, faire leur juste part aux séances où on observe l'écrit, ou l'on manipule les phrases et les mots, et aux séances ou l'écrit est véritablement un moyen de communication. Le dernier mot sera toujours au pédagogue.

 

G. Record, in Lire au Collège n° 3, septembre 1982

 

Le texte qu'on vient de lire - avec lequel je suis presque entièrement d'accord, mon objection portant essentiellement sur l'affirmation que "le code de transcription du français [est] alphabétique" n'a guère vieilli, preuve de la solidité intellectuelle de celui qui l'a rédigé (et mis en œuvre, ne l'oublions pas).
Les "nouveaux programmes" auxquels il fait allusion sont ceux contenus dans l'Arrêté du 18 juillet 1980 (publié au BO n° 31 du 11 septembre 1980). Nouveaux programmes d'une haute tenue, quand bien même ils sont aujourd'hui totalement oubliés, ensevelis sous les décombres de six ou sept autres livraisons qui ne les valent en rien - tant la fuite en avant tient lieu en France de réflexion pédagogique

 

 


 

 

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