[On trouvera ci-après la suite de l'article rédigé par M. Rouchette : "Réflexions sur l'enseignement de la langue française à l'école élémentaire"]

 

Les retards scolaires sont importants à l'école élémentaire. Il convient donc d'adapter notre enseignement, en particulier celui du français, aux possibilités de nos élèves. Nous sommes assurément trop ambitieux, nous chargeons leur mémoire d'un vocabulaire à l'orthographe capricieuse, de conjugaisons difficiles, de règles de grammaire délicates et controversées...
Mais il est une autre manière d'envisager l'enseignement du français...

 

 

 

Il faut que nous nous rendions à l'évidence. L'ordonnance et le décret du 6 janvier 1959, ainsi que les textes postérieurs, ont prolongé la scolarité obligatoire jusqu'à seize ans et profondément modifié la structure de l'enseignement traditionnel. Le cycle élémentaire, "ouvert à partir de la 6e année, en principe pendant une durée de cinq ans" n'a plus pour vocation, comme le souhaitaient les Instructions de 1887, "d'assurer à l'enfant tout le savoir pratique dont il aura besoin dans la vie", ni, comme le prescrivaient les Instructions de 1923, "de préparer l'enfant à la vie". Sa vocation n'est pas de transmettre toutes les connaissances réputées autrefois fondamentales, c'est-à-dire qui permettaient à la majorité des enfants de douze ans puis quatorze ans, d'entrer avec un langage suffisant dans la vie active. Il est devenu la première étape - et l'étape essentielle - d'une scolarité s'étendant sur dix années et il doit, par priorité, fournir au plus grand nombre les instruments de la connaissance, permettre ou favoriser l'éclosion des aptitudes.

 

 

Le désir de s'exprimer

 

Or, que faut-il entendre par "instruments de la connaissance" ? Il convient qu'un enfant de onze ans sache lire, ce qui n'est pas seulement déchiffrer un texte, mais en saisir le sens et faire sentir aux autres ce qu'on ressent soi-même en lisant. Il est également indispensable qu'il soit capable de s'exprimer, avec le plus d'aisance possible, oralement et par écrit. Ce qui suppose la connaissance du vocabulaire fondamental, des conjugaisons usuelles, des accords essentiels sans lesquels toute communication est interdite ou incertaine.

Ces ambitions peuvent sembler minimes et cependant elles sont aujourd'hui admises. En effet, les Instructions complémentaires pour l'enseignement du français en 6e I et II, du 19 septembre 1968, précisent ce qui doit être attendu d'un enfant admis dans l'une ou l'autre de ces classes : "Le professeur s'assure que les élèves possèdent les connaissances fondamentales relevant des programmes de l'enseignement élémentaire : lecture courante et expressive et récitation de textes simples ; vocabulaire enrichi par l'observation des synonymes, des contraires de quelques familles de mots ; notions grammaticales sur les espèces de mots, la conjugaison des verbes réguliers et de quelques verbes irréguliers d'usage courant, le complément d'objet, les compléments de circonstance, les règles générales d'accord, les propositions dans la phrase... Le professeur fait apprendre ce qui est ignoré, retrouver ce qui est oublié. En grammaire, il ne se laisse pas enfermer dans le piège des mots et des classifications. Un élève qui nomme mal des formes et des fonctions sait pourtant parfois les reconnaître réellement, les comprendre et les utiliser".

En fait, pour le maître, cette simplicité dans les ambitions est plus apparente que réelle. Si nous admettons que l'enseignement du français à l'école élémentaire doit être délibérément orienté vers l'acquisition des techniques et moyens de l'expression, du même coup nous nous engageons dans la recherche et la mise au point d'une pédagogie nouvelle. Et nous savons combien il est difficile de renoncer à des pratiques et habitudes, fondées sur la tradition, de dépouiller le vieil homme.

Il faudra, tout d'abord, que le maître suscite chez son élève le besoin et le désir de s'exprimer, de communiquer. Il pourra partir, selon les circonstances et les possibilités, selon le niveau de la classe et son tempérament propre, d'un texte d'auteur, d'un texte d'élève, du film, de l'image, d'un disque, d'une expérience vécue, d'une leçon d'histoire, de géographie, de sciences. Peu importe. Ce qui est essentiel, c'est que l'enfant ait quelque chose à dire.

 

 

Pas d'horaire

 

Encore convient-il qu'il sache le dire, que lui soient fournis les tours et structures qui lui permettront une expression claire, précise, adéquate. Ainsi, tous les exercices seront orientés sur l'acquisition des techniques de la communication, et la tâche du maître deviendra plus malaisée.

En effet, l'enseignement traditionnel est morcelé en un certain nombres de disciplines partielles et fragmentaires : la lecture, l'écriture, l'orthographe, la récitation, la grammaire et les conjugaisons, le vocabulaire et l'élocution, la rédaction. Certes, les Instructions de 1938 précisent que "toutes les parties de l'enseignement du français se prêtent un naturel appui", mais on ajoute : "chacune a ses fins propres et l'on ne les confondra pas sans inconvénient". Or, dans la pratique, les "fins propres" vont prévaloir sur le "mutuel appui". Chaque exercice devient spécifique, distribué dans la semaine selon un horaire rigide. L'enseignement, ainsi, est cloisonné alors que tout est dans tout et que l'apprentissage de notre langue constitue un ensemble qui ne peut être dissocié en éléments. Il est souhaitable de nous libérer de ces entraves et de ces servitudes, de donner au maître une liberté plus grande, de lui conseiller d'organiser son enseignement à sa guise, compte tenu de l'horaire global mais aussi de son intention et des réactions de sa classe. Tout ne peut être prévu et, en particulier, on peut admettre que l'exploitation d'un texte - ou d'un document - exige ici trente minutes, ici une heure, ou une heure et demie. L'essentiel est que les élèves soient intéressés et que le résultat ne soit pas dérisoire ou inexplicable.

Tel est le premier impératif : le maître doit disposer de l'indispensable liberté d'organiser son enseignement. Mais cette liberté ne va pas sans  contrepartie ni sans obligation, ni sans risque. Et je voudrais ici proposer deux exemples d'exercices qui, dans nos classes, apparaissent traditionnels : la dictée et l'analyse grammaticale ou logique.

 

 

Solliciter la réflexion

 

Nous pouvons et nous devons nous interroger sur l'efficacité de la dictée traditionnelle, accompagnée de questions portant sur le sens de certain mots, l'analyse des fonctions grammaticales ou logiques et, éventuellement, le sens du texte. En réalité, ce qui importe c'est que l'enfant comprenne la signification de l'exercice. Quel est le sens du passage dicté, l'intention de celui qui l'a écrit ? Si je propose ce texte : "Ensuite, il ouvrit sa gueule toute grande et, durant quelques minutes, il poussa un long rugissement que les échos de la montagne répétèrent et qui se perdit enfin dans la solitude"(1), il sera inutile de demander une analyse en forme.

Il convient, par contre, de faire appel à la réflexion, de préciser au passage le sens de certains  mots, de demander aux élèves d'exprimer, à leur manière, ce qui leur paraît être l'intention de l'auteur. Et, partant de là, il sera possible d'enregistrer leur vocabulaire et de leur suggérer certaines structures que l'usage nous permet. Il suffira de poser des questions précises sur le sens, la valeur, la nature de tels mots dans la proposition ou de telles propositions dans la phrase. Nous renoncerons de cette manière au formalisme grammatical et, peut-être, solliciterons-nous davantage l'intelligence et la réflexion.

 

 

Éveiller l'intelligence

 

 L'analyse elle-même - grammaticale ou  logique - semble suspecte. Si je dis ou j'écris : "quand la nuit fut tombée, il partit", je découvre deux propositions, une temporelle et une principale. Mais si je dis - ou j'écris - "la nuit tombée, il partit", une seule proposition apparait, comprenant un verbe "principal" et une circonstance de temps. La distinction est sans doute fondée et répond à des "catégories logiques". Mais, à l'école élémentaire, nous nous adressons à des enfants de six à onze ans et nous pouvons nous demander s'il ne serait pas opportun de leur épargner ces subtilités. Il suffirait de leur apprendre que, dans l'exemple cité, deux idées sont exprimées : l'une "l'action de partir" est située par rapport à une autre action (ou à un autre état) "la tombée de la nuit". Et, dans un deuxième temps, nous demanderions aux élèves d'exprimer cette relation, en usant des moyens dont ils disposent ou que nous leur fournirons. Par exemple : Quand la nuit fut tombée, il partit - La nuit était tombée lorsqu'il partit.

Nous pouvons, sans aucun doute, et comme il est prouvé par l'expérience, pousser très avant dans cette voie, à condition de renoncer, résolument et systématiquement, aux exercices traditionnels d'analyse logique ou grammaticale dont les élèves de l'enseignement élémentaire ne comprennent ni le sens ni la finalité. Il nous suffit, excluant tout dogmatisme, de recourir à une méthode inductive, de partir du langage courant et habituel, d'enrichir les moyens d'expression, puisque, aussi bien, les enfants apprennent leur langue maternelle sur les bancs de l'école mais aussi dans la rue et dans leur famille.

Ce que nous devons à ce niveau de la scolarité, c'est éveiller l'intelligence, susciter la curiosité et l'appétit des connaissances, et ne pas nous draper dans la dignité de grands prêtres d'une religion morte ou moribonde.

Ce qui est essentiel n'est pas qu'un enfant de dix ou de onze ans "analyse" de comme une préposition, mais qu'il comprenne le sens exact du mot ou du groupe que cette préposition introduit : "Le livre de Pierre, un vase d'or, la ville de Paris, je reviens de Paris".

Ce qui est essentiel, c'est qu'un enfant constate les constructions possibles d'un verbe ; par exemple :

je sais

je sais que tu as raison

je sais reconnaître mes torts

je sais ce que je dis

je ne sais s'il a raison

Je ne sais pourquoi il l'a fait

je ne sais quand il reviendra

Je ne sais comment il l'a fait.

 

Plus tard, avant le terme de la scolarité obligatoire, il sera possible - si on le juge opportun - de s'engager plus avant dans l'étude et l'appréhension de ces tours. Mais, dans un premier temps, il suffit de présenter un inventaire des possibilités qui nous sont offertes. Il suffit de faire découvrir que dans la phrase : "il travaille et il réussit" deux idées sont exprimées, entre lesquelles il existe un lien logique - de cause et de conséquence - qui peut être énoncé de diverses manières :

Grâce à son travail, il réussit - Parce qu'il travaille, il réussit - Il travaille si bien qu'il réussit - Il travaille assez pour réussir.

Au contraire, dans la phrase, "il travaille et ne réussit pas", on fera découvrir deux idées mais qui s'opposent. Il s'agira alors de fournir les moyens d'exprimer cette opposition :

Il travaille et cependant il ne réussit pas ;

Bien qu'il travaille, il ne réussit pas ;

Malgré son travail, il ne réussit pas.

Un enseignement ainsi conçu assure et affirme la liberté du maître mais aussi de l'élève. Au premier, il laisse le choix de la méthode, de l'organisation de son enseignement, des procédés et techniques pédagogiques. Au second il appartient de choisir, entre diverses structures, celle qui répond le mieux à son intention - à son tempérament - à son goût ou à ses aptitudes.

Mais il n'est pas de liberté sans contrainte. Il faudra que les maîtres de l'enseignement élémentaire acceptent d'être informés, instruits de ce qu'ils peuvent et doivent. Ce pourrait être le rôle, la vocation, la mission des écoles normales départementales.

 

 

Note

 

(1) Flaubert, Salammbô.

 

 

© Marcel Rouchette, in l’Éducation n° 9, 14 novembre 1968

 

 

 


 

 

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