Notre précédent article entendait souligner deux idées essentielles :
- l'importance intolérable des échecs scolaires entre sept et onze ans ne peut être massivement réduite que par un processus d'orientation continue ;
- la mise en œuvre d'une telle pédagogie d'adaptation est fondamentalement liée au décloisonnement total des structures d'accueil de l'école élémentaire.
Mais on conçoit aisément, quelque schématique qu'en ait été la présentation, qu'un système comme celui que nous avons préconisé ne saurait se réduite à une organisation nouvelle certes, mais purement administrative, des écoles.

 

 

 

II. Des structures d'accueil à la structure éducative

 

 

C'est à l'intérieur de ces structures que va se définir le travail scolaire, par référence à elles, et en fonction de leur dynamisme propre. Mais si elles conditionnent une organisation efficace de ce travail, elles reçoivent en retour leur signification véritable de cette organisation et de cette efficacité. En d'autres termes, la nature même de ces structures dépend finalement de l'usage qui en est fait et de la claire et constante perception des objectifs poursuivis.

C'est en ce sens que nous avons parlé, dans notre précédent article, de "conséquences obligées", naturellement impliquées par le projet dont nous avons présenté l'économie générale. Trois de ces conséquences retiendront ici notre attention : l'organisation du travail par groupes de niveaux, la constitution des équipes pédagogiques, l'orientation scolaire à six ans... On verra que leur importance respective tient précisément à leur nécessité en tant qu'éléments d'une structure pédagogique cohérente.

 

 

Travail scolaire et groupes de niveaux

 

Le décloisonnement instauré dans l'école demeurerait sans effet réel s'il ne se complétait pas par le décloisonnement interne de chaque classe. Car c'est dans la classe que commence l'orientation scolaire continue, et la condition technique nécessaire à sa réalisation est la constitution de groupes de niveaux.

Nous nous maintiendrons ici dans la seule perspective de l'organisation fonctionnelle sans aborder le problème des méthodes utilisées dans la classe.

Soulignons simplement que la technique des groupes de niveaux autorise tout autant la leçon de type traditionnel que le travail par équipes ou le travail individualisé. Précisons aussi que, dans notre perspective, elle concerne essentiellement les disciplines fondamentales que sont le français et le calcul ; s'agissant des activités d'éveil, et encore qu'elle garde tout son intérêt, cette technique ne présente pas le même caractère de nécessité.

Pour l'essentiel, l'organisation des groupes de niveaux repose sur un principe exactement contraire à celui qui régit implicitement l'organisation traditionnelle des classes. Celles-ci, même lorsqu'elles comprennent plusieurs "sections", regroupent des élèves dont le niveau est censé être homogène et dont la progression s'effectue selon un rythme unique. À l'inverse, la technique des groupes de niveaux suppose, par principe, l'hétérogénéité des niveaux scolaires. Un enfant, par exemple, peut être au niveau CE1 en calcul et CE2 en français (ou inversement) : dans l'organisation traditionnelle, il ne pourra être placé que dans un CE1. Dans notre système, il sera affecté dans la classe CE1/CE2 de l'unité de progression de type B où il pourra travailler, dans chaque discipline, à l'intérieur d'un groupe correspondant effectivement à son niveau réel. On voit ainsi comment chaque cas relève d'une analyse de situation et notamment d'une approche différenciée, analytique, du niveau scolaire. Et c'est finalement l'ensemble de ces analyses qui débouche sur la constitution des groupes et définit la physionomie vivante des classes.

Trois remarques encore pour préciser l'esprit dans lequel fonctionne une telle organisation :

- pour une discipline donnée, le nombre des groupes de niveaux n'est pas arrêté a priori. Il n'est pas lié au fait que la classe correspond à deux années de la progression scolaire : c'est ainsi qu'il sera souvent nécessaire de former trois groupes de niveaux pour couvrir l'ensemble de cette progression, en fonction de la dispersion des niveaux réels ;

- le fait qu'un niveau scolaire soit hétérogène n'implique pas, ipso facto, qu'il y ait retard scolaire. Il se peut tout aussi bien que l'élève soit en avance : tel serait le cas si, dans l'exemple cité plus haut, l'élève était âgé de sept ans, âge normal du CE1. Une telle organisation, non seulement tolère les différences de niveaux, mais d'une certaine manière les favorise. Elle les tolère quand il y a retard sectoriel, qu'elle permet des actions de récupération, évitant ainsi l'échec patent qu'est toujours un redoublement. Elle les encourage lorsque les possibilités de l'élève et ses motivations lui permettent, sans forçage, d'accélérer spontanément tel ou tel de ses rythmes d'acquisition ;

- signalons enfin que le passage d'un groupe de niveau à un autre peut s'effectuer à tout moment de l'année scolaire, soit parce que l'élève a comblé un retard, soit parce qu'il a pris une avance qui l'amène au niveau d'un autre groupe. On entrevoit ici comment un travail partiellement individualisé(1), greffé sur une organisation par groupes de niveaux, peut permettre d'atteindre de tels résultats.

Ces remarques permettent de mieux comprendre comment la technique des groupes de niveaux prolonge et actualise, à l'intérieur de la classe, le décloisonnement des structures de l'école, en leur donnant l'extrême souplesse qu'exige une orientation continue. Il faut d'ailleurs bien voir que cette organisation pédagogique ne représente qu'une option parmi d'autres possibles. Mais le choix est fondamental, dans la mesure où nous considérons le groupe-classe, comme une réalité psycho-sociale indispensable au processus éducatif (2). En ce sens, nous nous situons à l'opposé d'un système d'individualisation totale de l'enseignement comme celui de Dalton ou de Winnetka, aussi bien qu'à l'opposé du système britannique du "setting", où la constitution des groupes de niveaux, portant sur l'ensemble de l'école, entraîne pratiquement la disparition du groupe-classe.

Pour qu'une telle organisation du travail scolaire trouve sa pleine efficacité, il importe que les maîtres travaillent en étroite coopération. Il faut certes bouleverser des habitudes d'individualisme, mais le moment est sans doute propice, dans la mesure où nombre d'instituteurs souffrent aujourd'hui d'un isolement qui est surtout la rançon d'un système dépassé. Et il n'est pas interdit de penser que l'étroite collaboration requise par un processus d'orientation continue puisse constituer le moyen propre à calmer les inquiétudes nées des bouleversements et des ambiguïtés actuels.

 

 

Les équipes pédagogiques

 

Cette coopération est nécessaire au niveau de "l'unité d'orientation" pour au moins trois raisons : d'une part, les orientations méthodologiques doivent être les mêmes dans toutes les classes ; elles seront donc choisies en commun, ce qui n'implique pas standardisation, mais ajustement. D'autre part, du point de vue de la progression scolaire, des concordances horizontales et une continuité verticale doivent être instaurées entre les différentes classes de "l'unité d'orientation", de façon à permettre à tout moment les passages nécessaires. Enfin, la mise au point de techniques communes d'observation, de critères de référence, la préparation des décisions d'orientation, l'appel aux aides psycho-pédagogiques spécialisées, requièrent aussi, à l'évidence, un travail d'équipe.

L'équipe pédagogique de base sera donc celle de "l'unité d'orientation" ; elle comprendra, en principe, six instituteurs (3). Si l'école comprend plusieurs UO, ce qui serait le cas pour nombre d'écoles urbaines, des réunions de coordination entre équipes pédagogiques d'UO seront nécessaires. Pour tout ce qui relève du travail pédagogique courant et de l'observation des élèves, les équipes d'UO doivent disposer d'une large autonomie. Mais toute décision de passage d'une classe à une autre est prise en réunion de synthèse, sous la responsabilité du directeur de l'établissement. On voit comment l'école cesse d'être une juxtaposition de cellules pédagogiques isolées pour constituer, au vrai sens du terme, une structure pédagogique, un ensemble cohérent dont tous les éléments sont solidaires. Chaque école devient ainsi, par la nature même de son fonctionnement, un centre d'animation et de recherche pédagogique, aux ambitions certes modestes, mais animé par une réflexion constamment ouverte sur l'expérience vécue.

Restent deux problèmes qui ne peuvent être passés sous silence, encore qu'ils débordent singulièrement un propos centré sur l'organisation fonctionnelle de l'école : celui de la formation des maîtres et celui de la psychologie scolaire. S'agissant de la formation des maîtres, la situation semble enfin évoluer favorablement : nous émettrons seulement le vœu que cette question de l'organisation fonctionnelle de l'école soit largement traitée dans la formation initiale comme dans les stages de recyclage, ce qui n'est pas le cas actuellement. La création d'un service de psychologie scolaire n'apparaît malheureusement pas dans les objectifs proches des responsables de l'Éducation nationale. Nous ne pouvons que souligner ici sa nécessité. en nous étonnant que le concept de psychologie scolaire demeure rivé la notion d'inadaptation : la recherche de "l'optimum éducatif" implique lui aussi la participation du psychologue scolaire, qui aurait tout naturellement sa place dans les équipes pédagogiques d'écoles.

 

 

L'orientation scolaire à six ans

 

Cette participation serait notamment utile lors de l'arrivée des enfants à l'école primaire. Il peut paraître surprenant de parler d'orientation scolaire avant même que ne débute la scolarité obligatoire. Et pourtant... Faut-il rappeler la fréquence des échecs au cours préparatoire ? Faut-il rappeler que, selon une étude récente, "les enfants de QI 99-90 ne parviennent pas à assimiler la lecture dans le laps de temps d'une seule année scolaire. Il leur faudrait, sans doute, trois à six mois de plus d'enseignement donné sur un rythme très ralenti [...]. Les sujets 89-80 sont incapables d'assimiler à cet âge la série des sons composés : ils ont besoin, à six ans, de deux années complètes pour apprendre à lire" (4).

Pratiquement, en fonction de l'organisation proposée, la question se pose ainsi : qui entrera dans la classe Attente-CP de l'UP de type B ? Qui entrera dans la classe CP-CE1 de l'UP de type A ? Le principe même de cette organisation implique que la répartition des élèves ne soit pas livrée au hasard.

Deux catégories de situations doivent être envisagées : d'une part, celle des enfants déjà scolarisés à cinq ans, qui constituent l'énorme majorité d'une classe d'âge ; d'autre part, celle des enfants non encore scolarisés à six ans. Pour les premiers, le problème est relativement simple : les observations des institutrices d'écoles maternelles - qui pourraient être utilement étayées par l'observation armée des psychologues - permettent de classer les enfants en trois groupes :

• ceux pour qui la réussite au CP ne paraît pas faire de doute : ils seront orientés vers la classe CP-CE1 de l'UP de type A ;

• ceux pour qui une période d'attente de plusieurs mois, voire d'une année, paraît nécessaire : ils seront orientés vers la classe Attente-CP de l'UP de type B. Soulignons encore que ces enfants ne sont nullement condamnés à un retard scolaire du fait de cette affectation. Ceux qui infirmeront le pronostic pourront parfaitement apprendre à lire dans la première année (5) ;

• ceux pour qui la réussite au CP paraît pratiquement impossible, en fonction de handicaps caractérisés de nature psychologique : ils seront maintenus à l'école maternelle, dans la classe d'adaptation prévue à cet effet pour les enfants de quatre à sept ans (6).

Quant à l'orientation des enfants non scolarisés avant six ans, elle pourrait se faire en fonction des mêmes critères, à l'occasion du bilan médico-psychologique qui doit être effectué, réglementairement, avant l'entrée au CP. L'absence actuelle d'un service médico-pédagogique digne de ce nom rend cette procédure illusoire. Pour pallier empiriquement cette carence, on pourrait répartir les élèves de la manière suivante : les plus jeunes (5;9 à 6;3) iraient dans la classe Attente-CP de l'UP de type B ; les plus âgés (6;4 à 6;11), dans la classe CP-CE1 de l'UP de type A. Les réorientations qui, à l'expérience, se révéleraient nécessaires ou souhaitables seraient faites dans le cours du premier trimestre. Ici encore, le psychologue scolaire pourrait jouer un rôle important.

On voit toute l'importance d'une collaboration fonctionnelle entre l'école maternelle et l'école primaire. Réclamée ici et là, elle s'est en fait limitée jusqu'à maintenant à quelques expériences de décloisonnement de la grande section maternelle et du CP, exceptionnellement du CE1. Intéressantes certes, ces expériences n'ont eu toutefois qu'une portée limitée, faute de s'insérer dans un schéma général d'organisation fonctionnelle de la scolarité élémentaire. Nous souhaitons donc la mise au banc d'essai d'un projet plus vaste, mieux défini, et plus résolu dans ses objectifs.

 

 

Un pari sans risques

 

Une telle expérience n'irait certes pas sans difficultés, mais, à l'examen, aucune ne nous paraît irréductible. L'organisation que nous proposons n'entraîne par elle-même aucune dépense supplémentaire(7). Elle est immédiatement applicable, car ses modalités ne nécessitent pas de mesures législatives ou réglementaires nouvelles. En outre, elle peut parfaitement intégrer les thèmes de la rénovation pédagogique en cours, avec lesquels elle n'est ni en contradiction, ni en concurrence. Mieux encore : le principe de l'orientation continue et le décloisonnement des structures peuvent en faciliter grandement le développement, à condition toutefois, répétons-le, qu'on ne veuille pas tout faire en même temps.

Où seraient donc les obstacles possibles ? Sans être négligeables, les difficultés techniques semblent en réalité mineures. Les vrais obstacles seraient-ils donc d'ordre psychologique ? On nous interroge : "Comment les maîtres accepteront-ils un décloisonnement qui les contraint à rompre avec leurs habitudes ? Dans quelle mesure s'engageront-ils dans la coopération indispensable à la vie des équipes pédagogiques ?..." Donnons ici notre pensée sans fard : de telles questions impliquent insidieusement des réponses qu'on n'ose pas formuler. La première laisse entendre que l'instituteur des villes, fier de ce qu'il croit être une supériorité sur l'instituteur des champs, abandonnerait difficilement le monolithisme didactique au profit d'une action éducative différenciée. Il supporterait mal le chambardement de la routine scolaire... Même signification implicite pour la seconde question : l'instituteur, homme tranquille dans ce cocon qu'est sa classe, ne tiendrait nullement à se frotter à ses collègues, au risque de se voir imposer des remises en question...

Nous disons tout haut ce qui se dit, ici et là, tout bas. Les instituteurs doivent y prendre garde : pour l'opinion publique prenant conscience de l'hécatombe scolaire, ils risquent fort de "porter le chapeau" (8). Ils doivent parler haut, clair et vite. Pour nous, nous parions sur leur bonne volonté, leur réalisme et leur désir de progrès. Une vraie réforme de l'école élémentaire est possible, qui ne saurait se faire sans eux. Des enfants, par dizaines, par centaines de milliers, doivent être sauvés de l'échec scolaire et, partant, de l'échec social. L'expérience proposée est sans risque : ne vaut-elle pas d'être tentée ?

 

 

Notes

 

(1) Selon les techniques de Dottrens, par ex. Cf. L'Enseignement individualisé de R. Dottrens (Delachaux et Niestlé, Neuchâtel-Paris, 5° éd., 1967).
(2) Nous ne pouvons justifier ici ce choix essentiel. Nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage, Inadaptation scolaire et délinquance juvénile, tome 2, à paraître aux éditions A. Colin.
(3) Quelques-uns de plus si, en fonction des effectifs, certaines classes de l'UO doivent être dédoublées.
(4) Cf. A. Leroy-Bousson, "Maturité sociale et apprentissage de la lecture", Enfance, 3, avril-juin 1971, pp. 153-208.
(5) Cf. notre précédent article.
(6) Cf. Circulaire ministérielle du 9 février 1970 sur les enseignements d'adaptation.
(7) Ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle pourrait servir d'alibi à une stagnation des crédits dont l'école a de toute manière besoin.
(8) On nous pardonnera ce changement de niveau de langage, sinon pour l'amour de la linguistique, du moins pour la valeur signifiante de l'expression.

 

 

© Guy Villars, in L'Éducation n° 147, 28 septembre 1972

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.