Si je publie ce texte, à la veille d'une nouvelle (ultime ?) manifestation de la jeunesse (?) contre le CPE, c'est d'abord parce qu'il est, pour moi, délicieusement suranné (il date de 1968 !). Il parle en effet des belles-lettres, de professeurs qui enseignent, et d'élèves qui sont initiés à la littérature - bien au-delà, à la vie. C'est aussi qu'il est l'antidote parfait de la situation qui nous est présentée, que dis-je ? assénée quotidiennement par les médias : celles de jeunes tout juste capables de barbarismes, et qui donc s'enfoncent dans la barbarie (j'emprunte cette image à un bel article publié dans Le Monde du 8 mars dernier). Enfin, quelle remarquable langue, naturellement ! Et le discret rappel de Pierre Clarac en est, évidemment, un gage.
Il me semble voir se profiler, derrière ces pages, la belle figure de Julien Bézard(1)

 

 

Informer des jeunes gens sur un métier dont ils ont vu se développer l'exercice devant eux et pour eux pendant des années, plusieurs heures par semaine, peut sembler superflu. Tout naturellement et sans y prendre garde, ils ont bien pris quelques lumières sur le rôle du professeur de Lettres. S'il s'est trouvé que de tel ou tel enseignement ils aient reçu une vive impulsion, les voilà au mieux avertis. En est-il qui veulent prendre la même voie ? Ce souvenir leur sera instruction et tel maître un modèle. Et c'est fort bien ainsi. Cependant celui qui songe à passer de son banc d'écolier à la chaire du professeur (langage tout symbolique ; car l'un et l'autre sont en général assis - et pourquoi pas ? - sur les mêmes chaises) ne lira peut-être pas inutilement le témoignage de l'expérience qui lui est ici proposé. En outre, ce métier qui répugne aux changements abrupts, où l'efficacité veut la continuité, aussi bien se perd quand il glisse vers la routine ; ses fruits se gâtent lorsque le train d'habitudes dans le principe salutaires, ne s'accompagne pas d'une vigilance constante, d'une prise de conscience renouvelée des éléments en jeu. De là, à propos de l'enseignement du français l'opportunité d'une analyse, et même, si l'on veut, d'une relative mise en question. En particulier toute une irrécusable évolution peut donner à réfléchir. À une époque où les moyens de communication immédiate avec le monde semblent comme des sens nouveaux que l'homme s'est adjoints, d'une prise prodigieusement étendue et combien diverse, peut-on enseigner les Lettres comme au temps où la classe était pour beaucoup d'enfants la principale, sinon la seule ouverture véritable au monde des idées ? Il va de soi que les remarques qui seront présentées ne prétendent à rien d'autre que proposer le fruit de l'expérience, et elles ne prendront quelque sens que si elles se prolongent - fût contradictoirement - par la méditation personnelle de celui qui fera son chemin lui-même.

Je voudrais d'abord retenir l'interrogation de ceux, de celles qui, à l'heure du choix, sont peut-être tentés, sans pour autant se croire appelés : quelle raison de s'engager dans la voie de l'enseignement des Lettres, et particulièrement du français ? Avoir été remué profondément dans ses années d'adolescence par quelques œuvres maîtresses, éprouver une soif de cette exploration des livres où la délectation de l'art va de pair avec une prise de conscience plus profonde et plus étendue de la réalité humaine, prêter une oreille attentive, je dirai non accoutumée, à cette merveille d'usage permanent qu'est la langue, être sensible à ses tours, aux champs, dans les métiers et dans la rue même, ce sont là toutes dispositions qui, peu ou prou, établissent avec les Lettres un pacte définitif d'intérêt, de curiosité et de plaisir : c'est bien la condition première pour que l'on prenne place comme un chaînon actif dans la transmission des grandes œuvres, suivant cet instinct de projection vers l'avenir et d'accroissement qui est l'honneur de l'homme.

Je voudrais dire plus. Les Lettres sont les signes qui retiennent le réel, et le plus insaisissable, par l'imaginaire, l'animent d'une vie nouvelle et multipliée. Au creux de ce que je nommerai très prudemment les vocations, n'y a-t-il pas d'abord la garrigue, l'étang solognot, le roc breton ou l'église romane, et ces visages, tant de visages, qui sont les trésors intimes et pour ainsi dire premiers, des attachements humains ? Je sais bien que de cette source personnelle et cachée peuvent couler maintes et maintes activités diverses, grossies de beaucoup d'affluents. Si je dis que le métier d'enseigner les Lettres reçoit et garde beaucoup de cette source première, peut-être rencontrerai-je quelque assentiment.

Cependant une objection m'arrête, que je ne veux pas éluder : comment ? À cet amour des Lettres vous allez offrir la voie scolaire ? Vous ne lui ferez d'autre sort que le métier de pédagogue (un beau mot pourtant ; il ne dépend que de chacun d'en faire une belle réalité). vous allez, dit la voix, pour nourrir les élèves, leur présenter le meilleur de la littérature, accommodé à leur faible prise, afin de le rendre, comme on dit d'un aliment, assimilable ? Sans plus attendre j'affirmerai qu'en tenant compte, bien entendu, des convenances de l'âge et du développement de l'esprit, lesquelles déterminent le choix des auteurs et des textes, c'est une absurdité, une pauvreté que de ne pas soutenir devant les élèves un beau texte suivant sa plénitude de sens et de beauté. Il peut arriver, je ne le nie pas, que l'on s'abandonne, sous prétexte de pédagogie, à une pente assez commode : on rogne, on efface, on décolore ; on met les auteurs à une mesure basse, au lieu de se porter de tout son élan et de tout son goût, à leur mesure vraie ; on a fait alors de tant de belles pages une mouture qui, chose remarquable, n'a jamais rencontré l'appétit des élèves et ne gardera jamais pour eux la vertu des choses belles dont on a fait son bien. Voilà en effet la chute, le patatras ; mais rien ne le commandait, hormis à tout le moins un préjugé détestable. Non, ce n'est pas cela, l'enseignement des Lettres. Combien de professeurs sont ici ma caution, et combien d'élèves !

Assurément le goût des Lettres peut prendre d'autres aspects, d'autres voies. D'aucuns aimeront mieux retenir les œuvres de l'art dans une sorte de secret ou d'intimité. Pour eux tout contact au-delà est souillure. D'autres se plairont à goûter poètes, moralistes ou romanciers dans la marge - souvent étroite - de vrai loisir que leur laissera une vie consacrée, par choix, à une profession active et mêlée à tous les problèmes de la vie (puissent-ils n'être pas réduits par la fatigue à ne cueillir au terme de la journée que le dernier roman policier !). Il en est qui associeront la fonction d'enseigner et une exigence personnelle de créer à leur tour et à leur façon. De nos jours beaucoup d'écrivains, et non des moindres, ont été d'abord professeurs. Certains le sont demeurés jusqu'au bout. Dans cette heureuse diversité humaine il suffit que se trouvent des jeunes gens à qui les chefs-d'œuvre brûlent les doigts et qui, d'instinct, aiment multiplier le don qu'ils ont reçu. Ce n'est pas à dire que se connaît déjà professeur et porte en soi le signe d'une vocation, celui qui incline à exercer un empire sur les autres, sur les âmes. Je le donne comme une impression toute personnelle : je tiens la chose pour suspecte. Le goût des Lettres - beaucoup l'ont pensé et dit avant moi - va naturellement de pair avec le goût profond de la liberté, non pas celle du caprice instantané, mais la plus haute, celle qui s'exerce tant vis-à-vis de soi-même que vis-à-vis des autres : contre les empiètements de l'humeur, contre les pièges de la mauvaise foi, contre les tentations de l'impuissance, ou de l'importance - La Bruyère disait déjà de l'homme de Lettres, "trivial comme une borne au coin des places", qu'il ne veut point être "important" - et aussi bien contre les caprices de l'opinion ou la vague savante et obstinée des propagandes. Dans les pires chutes de l'histoire, les Lettres éclairent et défendent une certaine image de l'homme. Il ne s'agit pas d'un pouvoir d'illusion qui tient à la facilité des mots, et du rêve ; il s'agit d'abord de cette prise de l'écrivain à travers le réel, comme à travers le possible, qui, jusque dans l'horreur du fait, peut sauvegarder les vraies mesures de l'homme. Il en est qui ont porté loin le témoignage, y engageant leur vie. Toute l'histoire montre cette étroite solidarité des Lettres et d'un esprit de liberté. Enseigner les Lettres, c'est apprendre à chacun, comme à soi-même, à se faire libre. Aussi bien, j'ai vu se refroidir à l'épreuve des " vocations " qui n'avaient pas d'autre foyer qu'une ardeur anticipée de règne sur les esprits. Mais par l'épreuve et à la tâche aussi j'ai vu se révéler à ceux-là mêmes qui n'en portaient d'abord que le grain obscur, des enthousiasmes qui animaient chaque jour, sans pavois ni enseigne, le double entretien conjugué avec les textes, avec les élèves. Vertu du dialogue et de ce que Montaigne appelait la "conférence". "Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c'est à mon gré la conférence...".

Dans une classe de Lettres, il entre beaucoup de l'esprit du dialogue. Je tâcherai de le préciser. Mais en particulier, ces visages, ces yeux tirent de vous ce que vous ne saviez pas que vous portiez en vous (je ne parle pas d'un savoir proprement dit) ; ils vous appellent à faire vivre un texte d'une vie plus éclatante que la chose tue ; ils font lever ces impressions couchées au fond de vous. Ces visages, ces questions vous contraignent à la précision que peut-être vous ne cherchiez que mollement. Bref, vous voilà éveillé, et du même coup éveilleur. Si d'emblée je jette ces remarques qui nous portent, si je puis dire, au cœur du métier, c'est pour rappeler d'abord cette vérité, peut-être naïve à force d'évidence, que l'on n'est point professeur de Lettres sans l'amour des Lettres. À ceux qui, en particulier, s'inquiètent de ne point éprouver du côté de l'enseignement un irrésistible appel, je dis que ce n'est guère qu'à l'épreuve (mais on peut s'essayer avant les engagements) que l'on reconnaîtra si l'on peut voir s'ouvrir devant soi comme une carrière, comme une façon de vivre, et même comme une raison de vivre, ce dialogue infini avec la jeunesse des textes, quelquefois les plus vieux du monde, et avec la plus vivante et verte jeunesse des hommes.

Le professeur dans sa classe exerce le métier où peut-être, entre tous, la personne est le plus entièrement engagée, qu'il le veuille ou non, délibérément ou à son insu. C'est dire que rien n'est plus vain et absurde que de prétendre s'abriter derrière un personnage créé de toutes pièces : la sagacité des élèves aura tôt fait d'en percer l'artifice. Le ton naturel, c'est le droit et sûr chemin à prendre. Il porte en lui les ressorts d'une autorité qui n'a pas besoin, pour s'affirmer, de se jucher sur l'impérieux de la voix, de brandir des foudres ou déchaîner des orages. Le ton naturel porte en lui une autorité naturelle, à condition toutefois que ce ne soit pas pour autant chemin ouvert à telle complaisance ou abandon à soi-même, que s'amuserait à encourager une malicieuse complicité des élèves. Pas plus qu'un étalage indiscret, le ton naturel du professeur ne doit admettre je ne sais quel séjour dans la banalité. Simplicité oui, banalité non. Dès l'instant qu'il franchit le seuil de sa classe, le professeur doit se rendre libre de lui-même : qu'il dépose là ses soucis, ses humeurs, le quotidien de sa vie. D'ailleurs en fait cela ne demande guère d'effort ; le métier happe celui qui s'y rend de bon cœur et l'allège merveilleusement de tout ce qui pourrait entraver sa disponibilité. Ce n'est pas assez d'être libre ; le professeur de Lettres doit revêtir, que dis-je ? doit puiser au fond de lui-même une manière de gaieté, ou de gravité souriante, une humeur facile qui donne souplesse aux élèves autant qu'à lui-même, élan à l'effort, plaisir à la détente.

Il est dans la justesse qu'il soit à la fois modeste quant à sa personne, et ambitieux, de cette ambition qui prend sa mesure dans les auteurs et les textes mêmes. On s'éclairera sur ce point comme sur tant d'autres en lisant et relisant l'ouvrage si riche, si savoureux que Pierre Clarac a consacré à l'enseignement du français, et où il a ramassé une incomparable expérience(2). Pour entrer de plain-pied, si j'ose dire, dans les grandes œuvres, il faut que le professeur se porte à l'extrême de ses moyens, dans un effacement profond. Il doit être l'intermédiaire actif, convaincu, chaleureux, et qui ne se pique de rien. Ainsi le veut, disais-je, la justesse ; il se trouve que c'est aussi la joie propre de ce métier. On conçoit par là que l'éloquence, du moins comme procédé délibéré destiné à imposer, n'a ici que faire. Le mot de Pascal s'applique à celui qui cherchant la vérité de son propos dans l'objet qui l'occupe, et la convenance de son langage dans le regard même de ses élèves, n'aura d'autre soin que de n'être pas trop indigne des auteurs qu'il veut porter devant eux. S'il est éloquent, ce sera par une grâce, une rencontre heureuse, lorsque à travers sa personne qui n'y cherchait pas de lustre, et qui même y disparaît pour autant, se révèle et paraît un monde nouveau.

Rien de plus réel et de plus important que le climat d'une classe de français. Une fertilité de l'esprit, une aisance de l'expression (je songe aussi bien au professeur qu'aux élèves), une vivacité du dialogue sont liées à des conditions premières qui ne se laissent pas aisément définir ; elles prennent d'entrée une réalité naturelle, que les effets renforcent à tout le moins peut-on parler de la bonne foi du professeur règle d'or -, d'une confiance mutuelle qui va se fortifiant à l'épreuve des jours, et du caractère tonique de la classe, par l'intérêt que le professeur porte à ses élèves, par la richesse de son enseignement et sa force d'éveil. Plus que jamais la classe de français doit être aujourd'hui une amitié. Des enfants, des jeunes gens de toutes conditions, de milieux très différents se trouvent rassemblés pour mieux connaître les ressources de leur langue et se former par la fréquentation des grandes œuvres. Le professeur voit devant lui côte à côte le fils de l'ingénieur, de l'ouvrier, du commerçant, du fonctionnaire. Il doit sa sollicitude, cela va de soi, à tous et à chacun, et il dépend de lui essentiellement que dans cette communauté de travaux et de nobles conquêtes, les différences de l'un à l'autre soient pour chacun occasion d'ouverture et d'élargissement, au lieu de tracer d'invisibles, d'invincibles frontières.

Il y a plus : dans le temps qui est le nôtre, la classe de français peut remplir un rôle considérable en apportant aux élèves, ou plutôt en les mettant à même de conquérir ce que la prodigalité même du monde qui les entoure, leur refuse. Les jeunes gens sont beaucoup plus mêlés au siècle qu'on ne l'était jadis au même âge. Ils sont tentés, happés, saisis par tous les modes de transmission de l'image et de la voix. Une participation directe à tant d'éléments extérieurs, proches ou lointains et de toute nature, en multipliant les sources d'intérêt, favorise un mode d'enrichissement incontestable, mais dans la dispersion et la difficulté de se concentrer. Ce bruit du siècle, qui autrefois ne venait pas jusqu'aux oreilles, est pour eux une si chaude musique que, retirés dans leur chambre, le transistor leur assure encore le permanent murmure du monde. En général, nos jeunes gens "consomment" beaucoup ; ils sont souvent maladroits à produire. Cet élève qui peut se croire éperdument riche de tout ce qu'il cueille de la vie moderne - le bon comme le moins bon qui croit posséder ce qui la traverse, s'étonne, quand il se met à l'épreuve de penser et d'écrire, de se sentir déserté, de se voir si mauvais possesseur de lui-même. Aujourd'hui donc, par un besoin devenu plus grand encore que chez les Anciens, si avertis en la matière, la pesée des mots et des âmes, le juste usage de la parole, le soin de conduire sa pensée avec précision, rigueur, netteté, sont éminemment préparatoires aux tâches du bâtisseur, de l'ingénieur, du fonctionnaire, du médecin, autant que du professeur. La classe de français est le lieu par excellence, si c'est un lieu vivant, où nos élèves peuvent se dégager quelque peu de ce vaste et puissant enserrement du siècle qui les nourrit et les empêche à la fois. Il s'agit qu'ils prennent là une distance, par un effet naturel, plutôt que par raison démonstrative. Le rôle du professeur est à cet égard décisif. Erreur pour le maître de s'enfuir délibérément de son temps. Qu'il ne prétende pas, d'un puéril et impuissant veto, couper toute communication avec le monde environnant. Les élèves souriront de ce curieux nautonier qui veut les embarquer sur une île flottante et remonter paisiblement le cours des âges. L'heure sonne ; brouhaha ! joie de retrouver, dès le couloir, tout cela qu'on ne nomme pas et qui est la vie. L'erreur est aussi grave, sinon plus, de prolonger jusque dans la classe, tout un harcèlement des voix et des images de l'a veille ou du jour. Il ne faut pas plus ici d'horreur déclarée que d'excès de complicité. Quand la classe de français est, comme elle doit être, un véritable foyer d'intérêt, l'art du professeur est de ménager une distance libératrice, celle qui, sans faire rupture, dispose à la mobilité de l'esprit, comme à la possession de soi.

Dans la perspective de mon propos, qui concerne l'attitude du professeur de français devant ses élèves, je voudrais ajouter une autre remarque. Par la mise en jeu des ressources d'imagination, de sensibilité, d'expression, qui presque d'entrée ont leurs riches et leurs pauvres, par le commerce avec de grands auteurs, auquel les jeunes esprits se prêtent avec plus ou moins de promptitude et de disponibilité, la classe de français, j'entends ici l'ensemble des élèves, prend une certaine configuration : d'une part les élus, désignés par leurs dons, d'autre part les réprouvés, une masse où du moins l'on peut se réconforter par la complicité du nombre. Ai-je besoin de dire que la scolarisation heureusement étendue amène de plus en plus nombreux dans nos classes des élèves qui ne bénéficient pas, comme d'autres peuvent faire, des secours d'un entourage, d'une facilité d'expression ? Que le professeur défende ses élèves, et se défende d'abord lui-même contre cette frontière quasi spontanée, qui pourrait sembler aux élèves répondre à la vérité des natures et préfigurer implacablement les destinées. Il ne s'agit pas bien entendu d'établir une sorte de nivellement qui, rabaissant injustement les meilleurs, élèverait les autres par une illusion mensongère. Il s'agit d'ouvrir un crédit, ce qui est tout différent. Cet élève de pauvre apparence, triste, quasi honteux, qui comme par hasard est dans le fond de la classe, et dont les devoirs sont grisaille, n'abondez pas dans le sens où il semble vous inviter. Le jour où, pour le plaisir, vous donnerez lecture d'un beau texte, vous verrez peut-être son visage illuminé, transfiguré ! Je ne parle ici que par la stricte leçon d'une expérience qui m'a beaucoup appris : dans l'ordre du français, chacun peut avoir des ressources cachées, ignorées de lui-même, correspondant à une personnalité en développement. Ces ressources, il appartient au professeur de les pressentir, de les dégager, de les aider à se confirmer, en ayant toujours égard à la diversité des esprits et des tempéraments. Pour ce qui est des idées et de l'expression orale et surtout écrite, qui ne sont pas seulement affaire de savoir, il faut chez l'élève la confiance, l'élan pour soutenir un vouloir. Que le professeur n'aille pas, d'un mot aveugle et malheureux, et comme malgré lui, poser une définition et des chaînes sur des enfants, des jeunes gens qui en sont encore à une maladresse un peu balbutiante. Réprouvés, ils seront vite résignés, jusqu'au jour où peut-être la nature plus forte en eux fera éclater ces liens de l'âge scolaire. Le professeur de Lettres qui, plus qu'un autre, avec chaque élève, prend en charge une personne, doit redresser inlassablement, encourager toujours et maintenir un crédit ouvert.

Portons maintenant notre regard sur l'enseignement proprement dit, qui est celui de la langue et de la littérature. Une règle fondamentale pour le professeur de Lettres est de s'exprimer dans une langue pure. Il enseigne la langue d'abord par la façon dont il la parle lui-même. Rien de guindé, de "perché". Qu'il assemble adroitement pour exprimer les choses les plus fines les mots les plus simples. Il doit entraîner ses élèves à parler, à s'exprimer. Qu'il évite donc le monologue imposant dont ils prendraient la tranquille habitude, dans le confort du spectacle. L'esprit du dialogue est bien celui de la classe de français. Les jeunes élèves s'y donnent en général avec spontanéité et vivacité. Au niveau de la troisième ou de la seconde, il arrive qu'une chape de mutisme pèse sur l'ensemble des élèves. Le professeur peut toujours leur rendre la parole, s'il sait s'y prendre (l'impératif parlez ! parlez ! étant évidemment d'effet contraire). Quand il a mis ses élèves en goût de parler, il les amène à bien s'exprimer. Il les reprend avec rigueur, mais sans excessive sévérité dans le ton, d'abord pour ne pas décourager une bonne volonté qui se réfugierait dans le silence, et aussi pour ne pas blesser ; cet élève qui s'exprime incorrectement parle peut-être le langage qu'il entend dans sa famille... Quoi qu'il en soit, si les défauts persistent, la correction doit être plus tenace encore. L'apprentissage de la langue qui commence dès les premières années de l'école n'a point de fin. Que les mots, instruments si familiers, deviennent quelque peu pour ces enfants, pour ces jeunes gens, les "passants mystérieux de l'âme" [Victor Hugo, 1885, in Les Contemplations]. Qu'on les considère comme on se passe de beaux objets de main en main ; mais ici instantanément, la voix les donne à tous. En sixième comme dans les plus hautes classes, le bain de la poésie rend aux mots leur pureté, leur intégrité, pourvu bien entendu que le professeur y veille et que son oreille soit juste, comme son parler. Le vers doit faire entendre les liaisons qui s'imposent, ainsi que les syllabes appelées muettes, et qui ne le sont pas. Que les enfants apprennent donc cette justesse de la prononciation, en un sens comparable à la justesse des sons musicaux, et qui n'exclut pas d'ailleurs la saveur des accents provinciaux, à condition naturellement que leur excès se tempère. Comme le dit Pierre Clarac, "les beaux vers sont le conservatoire de la bonne prononciation". Sur l'indication du professeur, les enfants s'aviseront de l'accent tonique. La comparaison avec telle langue étrangère leur fera sentir sa discrétion dans la langue française ; cette discrétion ne devrait pas aller jusqu'à l'usure et l'effacement. De même on s'apercevra en déchirant un voile d'accoutumance - de ce que Claudel appelle "le riche concert des terminaisons" dans notre langue. Que l'on dise, que l'on écoute dès la classe de sixième des vers de La Fontaine par exemple ; on sentira bien comment la justesse de la prononciation et de la diction sauve le mot corps et âme, tout de même que corps et âme il peut se fausser, se gâter, se perdre. Pourquoi à l'endroit du langage ne pas prendre un loisir, presque une audace, de s'étonner ? L'intelligence peut y trouver un essor nouveau, sans que la spontanéité s'y paralyse. Pourquoi ne nous rendrions-nous pas conscients que nous sommes tous et chacun porteurs et, à la vérité, responsables de ce monde des mots, qui se confond presque avec nous-même et qui, hors de nous, dans sa réalité subtile et infinie, apparaît comme l'âme de la civilisation ?

Il est devenu courant de constater que l'orthographe au niveau des élèves a connu un déclin. Or le signe écrit ne demande pas moins de soin que le corps sonore du mot. On pourrait appeler les élèves, même jeunes, à se rendre compte de ce vaste phénomène social : avant les inventions modernes que l'on sait, on passait nécessairement par l'écrit pour se former, s'élever, acquérir un savoir, entrer dans une carrière. Aujourd'hui la communication orale est devenue si facile, si riche, si pressante, que la forme écrite du mot semble en un sens s'imposer moins ; de là suit dans l'orthographe une manière de fantaisie ; il peut y avoir flottement là où régnait autrefois une sûreté acquise et quasi machinale. C'est là un fait et une constatation. Une autre constatation ne peut-elle, si l'on veut bien s'en saisir, ouvrir au remède, du moins dans une certaine mesure ? Il est permis de dire que le vaste système de signes que constitue le langage ne doit pas plus être altéré - l'erreur de la lettre entraînant l'altération de l'esprit - que tel ou tel code étroit en usage, par exemple, dans la navigation aérienne, et dont la pratique répond de vies humaines. De quelle conséquence peut être une erreur ! La communication générale, plus intense que jamais, des idées, des informations, des instructions précises - à s'en tenir à ce point de vue - donne à supputer l'importance qui s'attache à l'exactitude des signes convenus, autrement dit à l'orthographe. Dans une classe, devant la luxuriante végétation des fautes d'orthographe, l'effet de l'indignation tonnante (d'ailleurs elle s'y userait) ne me semble pas meilleur que celui d'une déploration résignée, le pire étant dans un laissez faire, laissez passer ! J'ai vu nombre de professeurs apporter méthode, patience à exercer les élèves et corriger par le menu les fautes. L'intérêt senti d'un beau texte dicté tout dépend ici de l'initiative du professeur - favorise singulièrement une attention spontanée et soigneuse aux mots de notre langue.

La grammaire prend naturellement place dans le trajet scolaire, essentiellement à son début; mais on ne peut imaginer qu'au-delà de la troisième on en a fini avec toute quête de ce côté. Le danger pour le professeur dans cet ordre de choses, est de se laisser prendre à un formalisme. Il arrive que, dans le travail d'analyse sur des phrases données on élève quelquefois les notions, loin du texte, à une sécheresse qui n'est plus saine abstraction, mais véritablement inanité. C'est la pleine connaissance de la valeur des mots, le contact maintenu avec l'effet de leur assemblage, c'est, pour mieux dire, l'intelligence du sens qui doit aiguiller l'élève vers les déterminations (nature des mots, fonction) qui, hors de là, et comme détachées de ce qui les appelle et les justifie, ne seront que des appellations de hasard. De fait, dans de telles conditions, l'élève interrogé, s'il n'a pas par lui-même un maniement facile de ces choses, répond, comme on dit, au petit bonheur. Le formalisme peut conduire à des égarements de ce genre à propos d'une expression telle que il y a des hommes, on entend dire il sujet apparent, hommes, sujet réel... Il vaudrait mieux faire comprendre aux élèves que l'expression : il y a est une manière de monstre qui défie, si l'on veut, la logique, mais qui s'autorise par la force même de l'usage, lequel tire ses droit et raison d'être de sa merveilleuse commodité. Et quelle lumière alors sur les ruses d'une langue comme sur ses franches articulations !

Nous voici maintenant devant ce qui constitue l'élément capital de l'enseignement du français dans nos lycées : je veux dire le contact direct avec les grandes œuvres de notre littérature. C'est proprement de cela qu'il s'agit sous le nom d'explication de texte ou étude de texte. Cette pièce maîtresse est souvent mise en contestation. Cela s'enfle quelquefois en rumeur. La critique peut se préciser ainsi : ce que l'auteur a si bien dit, à quoi bon le paraphraser, le redire de toute façon moins bien qu'il n'a fait ? S'il s'agissait de cela, qui n'y souscrirait ? Je ferai la part belle à de telles critiques : celui qui n'a pas eu la chance de prendre plaisir en classe à quelques auteurs de choix, et qui peuvent même être de son goût, apporte là le témoignage - avant toute analyse, irrécusable - de l'ennui. Or marier la littérature à l'ennui, c'est tout simplement et exactement, contre nature. Cela ne doit jamais être perdu de vue. Mais que l'on veuille bien réfléchir à quelques données fondamentales. Je n'hésite pas à faire une place ici à des vérités parfaitement incontestées, mais qui ont un sort curieux, j'entends dans un large public : à force d'être évidentes, elles se font implicites, puis s'enfoncent, se laissent oublier, et enfin trahir. La littérature, l'art, appellent par une admirable destination naturelle, le contact personnel. Une tragédie de Racine peut m'être résumée, voire analysée au mieux ; je n'ai rien fait tant que je n'ai pas pris intimement contact avec le dire racinien. Que m'importe que me soit contée La Chartreuse de Parme, si la manière de Stendhal ne vient pas susciter cet univers qui est le sien propre ?

Poussant jusqu'au paradoxe, Proust se plaisait à dire que "le fond des idées" est "toujours dans un écrivain l'apparence et la forme de la réalité". C'est que le style, ou la manière, inséparable bien entendu d'une matière, manifeste les choix les plus personnels ; "c'est comme la couleur chez les peintres, une qualité de vision", la révélation d'un univers particulier. Dans la voie des mêmes évidences, je pourrais aussi bien rappeler que rien ne peut se substituer, pour me les faire connaître, aux Passions de Bach ou aux quatuors de Beethoven. À considérer la littérature, ces moments de participation directe et intime où nous faisons pénétrer une lumière dans l'obscur de nous-mêmes, où prenant assiette sur le semblable et attirés par la différence, nous nous élargissons au monde de l'autre, c'est là ce que la classe de français peut offrir de meilleur et de plus fécond.

La classe de français ? On pouvait croire que je faisais ici avant tout l'éloge de la lecture. C'est de bien lire qu'il s'agit en effet, comme ailleurs de bien voir ou bien entendre. Or il est dans la nature même des choses que ce jeune homme voulant se porter jusqu'aux grandes œuvres - hors de ce goût et de ce vouloir, point de fruit - ait besoin, et plus qu'il ne peut croire d'abord, de quelque secours. Combien de taies insoupçonnées sur les yeux de l'intelligence, combien d'habitudes machinales dans l'ordre de l'esprit, combien d'ignorances qui ne se connaissent point, jusqu'au jour où cet amical conseilleur avertira ses élèves, les dégagera de quelque chrysalide, étant lui-même tout prêt à recevoir instruction ou éclairage nouveau, et à l'occasion, de ses propres élèves. Qui ne voit du même coup qu'il n'y a participation intime pour chacun, ainsi que je l'ai dit, que s'il y a dialogue ouvert, liberté réelle de se prononcer aux fins de mieux comprendre : un chemin large en somme, où l'on marche non par simple docilité, mais dans l'élan de l'initiative la plus éveillée ? Pour autant même que le professeur possède une autorité naturelle, il fait en sorte que ses élèves ne prennent pas le pli de se courber sous son langage ; à de certains moments, il retient et endigue cette autorité, pour ménager leur essor. Heureux moments où un élève, tranquillement, pousse loin une quête fine et juste... Ainsi peut-on esquisser l'esprit de l'étude de texte, tel qu'il existe, tel qu'il vit dans une tradition de notre pays. Le soin de pénétrer un texte, le soin de le faire comprendre ou sentir aux élèves requièrent tout naturellement une méthode, non pas recette à suivre aveuglément (le formalisme rigide se retournerait contre l'esprit), mais disposition la plus propre à servir conjointement et les textes et les élèves. Ce n'est pas ici le lieu d'exposer longuement une méthode d'explication de texte. Je me bornerai à quelques indications ou remarques qui, dans leur principe, je le précise bien, sont susceptibles de s'appliquer aux plus jeunes comme aux plus grands élèves.

Rien n'est plus important, plus au vif de l'exercice entrepris que la lecture des textes en classe, à haute voix. Il est de toute évidence qu'elle ne doit pas être une formalité, où le ton, loin de s'assouplir étroitement aux exigences, aux convenances du texte observerait je ne sais quelle uniformité doctorale. Dans ce procédé la fleur du texte instantanément sèche et meurt. La plus laborieuse et même la plus ingénieuse explication ne pourra restituer ce que la lecture devait d'abord, nous communiquer la vie singulière du texte. À cet égard l'exemple que peut donner le professeur a un rôle capital. Par exemple il lui appartient de faire sentir à ses élèves, contre l'habitude de somnolentes cadences, que dans l'alexandrin de nos tragédies classiques, moule maintenant désaffecté au théâtre, ont pu se former des vers à jamais durables où la régularité fait mieux éclater, tout à coup, la surprise, où la fameuse et aujourd'hui trompeuse césure fait mieux paraître par ses effacements les soubresauts de l'émotion - Où suis-je ? qu'ai-je fait ? que dois-je faire encore ?... - le flux d'une rêverie - ... Digne sujet des vœux des filles de Minos... - en un mot la spontanéité pure, et cela à travers une disposition artistique conforme à une époque, à un milieu, mais souverainement élaborée, où l'on voit, où l'on sent varier la distance de soi à soi-même. D'emblée la lecture le donnera à sentir. À la suite une explication, autrement dit une analyse, sans peser, le donnera à comprendre. Au-delà de ce foyer de l'impression directe et de l'émotion, sans lequel on ratiocine, sans lequel on erre avec une lourde prétention, la réflexion sur les ressorts de cette psychologie et de cet art raciniens, pris ici pour exemple, pourra rejoindre une méditation générale. Cette intimité personnelle avec le texte sera source, régulateur, et comme garant de la pensée jusque dans les moments où nous ferons intervenir, par un jeu de comparaisons et d'éclairements mutuels, tout cela que Racine ne connaissait pas, je veux dire ce qui la suivi. Placé dans de vastes perspectives, Racine ne sera pas un astre mort. Il brillera de son feu propre, inextinguible. Il sera Racine.

Voilà, entre autres choses ce que signifie ce moment de contact vrai qu'est la lecture, que je n'ai pas besoin de qualifier d'une épithète ou d'une autre ; je dis la lecture. Comme on le voit, je ne fais ici que rappeler la vérité la plus incontestable, mais qui n'est pas toujours le chemin le plus foulé, pour cette raison que son évidence en quelque sorte élémentaire se laisse couvrir plus d'une fois par d'aveugles habitudes. Quand la lecture est confiée, comme de juste, aux élèves, il est naturel que l'on procède à des reprises, à des mises au point successives. Peut-on imaginer que d'emblée une perfection (relative) puisse être atteinte ? Ou bien quelle faute de consentir à l'erreur sur le texte qu'une mauvaise lecture porte en elle, et qui est instantanément répandue et multipliée ! Un murmure baudelairien éclatant en fanfare n'est plus qu'une burlesque parodie, qui ne se connaît point.

Une délicatesse du tact et de la prise, dès l'amorce, vous met en harmonie avec cet objet de choix, auquel vous voulez consacrer réflexion, analyse, à seule fin, non certes, de le réduire en poudre, mais de le mieux comprendre et goûter. Ainsi la vue d'ensemble que l'on est amené à donner d'abord, ne contrariera point les impératifs tacites du goût et de la convenance particulière : on ne "résume" pas une fable de La Fontaine. Parler de l' "idée générale" d'une scène de Racine a un effet immédiat d'éloignement, etc. Autant d'écueils qui n'en sont pas le moins du monde pour celui qui, de l'esprit et du cœur, se tient près du texte, et reçoit donc de lui cet éclairement et cette invite qui le mettent dans la justesse du langage. L'analyse appelle d'abord, par une voie somme toute logique, un aperçu touchant la composition. Pour un texte assez long il est bon que la claire intelligence en soit facilitée par la mise en évidence des parties successives et des articulations. Pour des textes courts (un sonnet par exemple), l'exercice dans cet aspect risque d'être oiseux, inutile, et par là même franchement mauvais ; j'entends par là que le commentaire qui doit être vif, serré, se teinte alors d'ennui, et se met en dissonance avec l'œuvre elle-même. Mais il revêt au contraire un grand intérêt s'il s'agit de discerner qualitativement la démarche d'une pensée, d'un sentiment et de reconnaître ainsi ce que j'appellerai l'esprit de la composition. L'étude même du texte qui, par nature, est menacée (à la différence de la lecture proprement dite) de se laisser enclore dans le détail par les stations successives, s'établira sur des perspectives larges et dans la conscience d'un véritable courant ; la valeur relative de chaque élément en sera mieux ressentie. Je m'explique par des exemples : dans le monologue d'Hermione au cinquième acte d'Andromaque, tout n'est que désordre chez cette jeune fille qui s'aventure, hagarde, sur la terre inconnue du crime. Mais dans le désordre certain, je reconnais cet ordre, que dis-je ? ce mécanisme de la jalousie qui porte d'un bord à l'autre ce cœur torturé, par un mouvement de balancier : s'attendrir, faire grâce à un Pyrrhus qui s'échappe, c'est faire affluer la haine meurtrière ; les images de sang appellent à leur tour la pitié... Hermione est en proie à cette terrible oscillation.

Dans telle page des Essais, la fantaisie de Montaigne peut nous conduire dans les sentiers de traverse et les voies imprévues. Composition libre, c'est le plaisir de Montaigne, le charme des Essais. Mais il m'est loisible de reconnaître dans la démarche le progrès d'une pensée qui, jusque dans ses ébats, ne cesse de se surveiller, de se régler elle-même. Je puis faire apparaître cette extrême exigence qui, fuyant le pédantisme, admet le sourire, les jeux, une grâce de la vie. Le sonnet Recueillement de Baudelaire est, dans la perspective qui nous retient, bien intéressant. Deux quatrains qui semblent frôler la prose, expriment la difficile conquête de soi sur une contagion et un entraînement dégradants, ascèse personnelle, travail de Sisyphe. Les deux merveilleux tercets, c'est cette conquête achevée, c'est l'illumination de l'âme répondant à sa plus fine exigence, et qui veut s'assurer contre la chute prochaine, se justifier et s'accomplir dans la création durable de l'exquis sortilège, au sommet de la poésie. On pourrait évoquer maint exemple qui illustrerait l'intérêt de cette étude qui vise à reconnaître l'esprit de la composition.

Si l'on prend ensuite comme il se doit le fil du texte, ce n'est point certes pour affaiblir le langage de l'auteur, l'envelopper dans le nuage du commentaire, c'est bien au contraire pour le faire valoir au mieux. C'est là que le goût, la pénétration, l'humanité du professeur trouvent leur plus nécessaire emploi. Étude libre sans doute, au service du texte, et où la richesse de celui-ci se découvre à raison même de ce que le lecteur apporte. La méthode y a cependant son rôle. Il convient d'abord de s'assurer de la signification des mots en s'établissant au niveau des élèves, de leurs ignorances connues ou supposées. La langue du XVIe siècle est quelquefois presque à traduire. Dans celle du XVIIe, il y a par rapport à la nôtre, comme on sait, de fausses et donc trompeuses similitudes. Au-delà de cette nécessaire mise au point, qui peut se faire dans le courant même de l'étude, il s'agit de faire vivre le texte dans son âme et dans sa chair inséparables et qui se donnent la vie réciproquement. L'analyse ne doit point distendre ce qui par nature ne se sépare pas, mais faire valoir cet étroit commerce ininterrompu de ce que nous sommes convenus d'appeler le fond et la forme.

Que de périls, il faut le dire, dans cette entreprise, qui, s'assurant à juste titre sur une méthode éprouvée, requiert avant tout l'art du professeur. Danger de se prendre excessivement au détail en perdant de vue l'ensemble. Ainsi peut échapper cet élément diffus, volatil et réel : la nuance du ton, l'ironie. Danger d'avoir l'œil, si j'ose dire, sur une masse, en restant aveugle à un détail qui donne à toute la pensée une valeur particulière. Il est des auteurs qui peuvent, à juste titre, inquiéter auprès de la légèreté de Voltaire, comment ne pas faire poids ? Comment ne pas faire écran auprès de ce cristal des mots ? Je n'évoque pas une impossibilité, mais une inquiétude, qui est peut-être après tout mère de la réussite. J'ai vu, entre les mains de professeurs avisés, un Voltaire qui était vraiment Voltaire, devant des élèves qu'illuminait la vive découverte de l'auteur de Candide. De toute façon, il faut se retenir de trop dire. Dangereuse intempérance, lorsque le commentaire se fait si insistant et si épais que le texte qui n'est plus que prétexte, est étouffé. Que ne laisse-t-on plutôt une part à un silence qui serait non vacuité, mais pause méditative ? On ne s'étonnera pas que j'évoque ici des difficultés naturelles, puisqu'il s'agit du moment par excellence où l'on se mesure à l'auteur. Je dois dire tout autant - j'en ai été le témoin ravi - que ces difficultés semblent fondre comme neige lorsque le professeur possédé par le texte et le possédant, participe à sa vie d'un sentiment fin et chaud, en gardant la liberté du dialogue, l'aisance et la souplesse du commentaire. Ce sont dans les classes de beaux moments.

La prise en charge des textes par le professeur de Lettres ne peut être évidemment d'égale sûreté et de même bonheur pour tous les auteurs. Chacun peut éprouver, du côté de tel ou tel, des résistances personnelles et comme une difficulté de communication. Il n'y a rien là que de normal. Le professeur de Lettres ne récite pas un dictionnaire. Mais il arrive que des préjugés tombent si l'on veut réellement tenter de joindre ce qui a paru d'abord peu accessible. Bien des découvertes sont possibles au-delà de l'univers où nous avons pu d'abord nous croire circonscrit.

En ce lieu de la classe où l'on rencontre les œuvres dans un contact droit, franc, sincère, il y a occasion pour le professeur de redresser l'image d'un auteur contre telle autorité qui a pu lui imprimer une marque contestable et tenace, ou contre une tradition paresseusement suivie. Il pourra rendre Montaigne à sa vérité qui n'est pas celle - tant s'en faut - de l' "éternel sceptique", apprendre en le lisant qui était La Bruyère, au lieu de jurer sur quelques mots de Sainte-Beuve que la noire envie entrait dans le faisceau de son inspiration, faire tout le chemin avec La Rochefoucauld, déceler avec lui les pièges de la mauvaise foi, au lieu de l'effleurer et de se jeter dans la rassurante vérité des contraires, délivrer Hugo des vues sommaires et courtes qui voudraient réduire ce géant.

Le professeur de Lettres n'en a jamais fini, lui qui prend son eau à la source même, de défendre les auteurs contre les défigurations. Il est même une conspiration qui rôde autour de l'enseignement littéraire et qui vise tout un imposant héritage. À en croire certains, bien des œuvres maîtresses du passé ne seraient plus que pièces de musée pour amateurs curieux. Il appartient au professeur de faire parler les chefs-d'œuvre qui ont traversé les siècles de cet accent qui est le leur, et dans toute sa force. Nous leur rendons alors le viatique qui les porte jusqu'à nous ; il arrive qu'ils nous touchent, qu'ils nous pressent plus fort, dans notre actualité même, d'être venus de si loin. Pour remonter plus haut que nos lettres françaises, n'y a-t-il pas autant de brûlante vie dans l'Antigone de Sophocle que dans un chef-d'œuvre contemporain ? N'aimons-nous pas goûter dans les faits et les dires de l'homme la couleur des âges, les signes de la diversité, en même temps que la marque des constantes ? Chacun le sait d'expérience : s'estranger n'est point déplaisir. D'un autre côté, c'est un tort de s'enfermer dans le préjugé du passé une part belle peut être faite aux auteurs de notre temps. Le piquant de les avoir rencontrés, le prestige de leur voix entendue ne leur donnent pas brevet, mais n'enlèvent rien non plus à un langage qui, d'hier comme d'aujourd'hui, vaut par sa seule force et une portée éprouvée. Ils peuvent être, comme de fait il apparaît, singulièrement attachants.

Je voudrais revenir ici aux conditions propres du temps que nous vivons. J'ai déjà eu occasion d'avoir regard de ce côté. Les jeunes gens d'aujourd'hui, je l'ai dit, sont plus mêlés au siècle qu'on ne l'était autrefois. Dès l'âge scolaire, par les moyens modernes, ils ont les possibilités considérables - bien au-delà de la capacité - d'une sorte de participation à la vie proche ou lointaine. Certes il s'établit des lignes de préférence. Mais pour celui qui vient s'insérer dans ce vaste réseau de communication instantanée, la surprise est ouverte. Une irruption abrupte rapproche tout à coup l'inconnu, l'étranger, l'écrivain de grand nom. Du haut-parleur, de l'indifférent monologue à mille voix, surgissent tout à coup des propos capiteux et forts. Je pose cette question : l'enseignement du professeur ne sera-t-il pas débordé par de dévorantes concurrences ? La classe ne peut ni ne doit s'assimiler au monde qui la presse, prendre ses rythmes, devenir un tournoyant kaléidoscope. Tout au contraire.

Nous avons pu affirmer déjà que la classe de français est le milieu par excellence où, par le jeu d'une distance appropriée, on assure, on refait sa liberté. Ajoutons maintenant ceci qui va dans le même sens : nous sommes dans le temps où, en classe de Lettres, littérature doit être pleinement littérature. Qu'est-ce à dire ? L'image conquérante est bien loin d'avoir tué le livre, les libraires peuvent en témoigner. Des écrivains qui ne font pas de concession à la facilité sont avidement lus. Savons-nous bien que nos élèves attendent toujours beaucoup de la classe de français ? Ne faisons pas en sorte que leur déconvenue soit à la mesure de leur attente. C'est le temps de porter les virtualités que sont les textes à la plus haute intensité de présence et de vie. Que la routine, qui est usure, cède à l'effort de pénétration, qui est renouvellement et jeunesse (à tout âge). Que le siècle lui-même, où tout prend une voix, incite le professeur de Lettres à faire parler haut nos chefs-d'œuvre, dans le vrai, le sincère dialogue de la classe. C'est là un vœu qui est d'abord raisonnable et qui s'inscrit dans la logique même de notre temps.

Je préciserai qu'un professeur de Lettres doit redouter que ses élèves quittant le lycée ne rencontrent la vie comme un autre monde. Les humanités doivent éclairer la jeunesse sur l'homme, sur les hommes. Certes la terrible histoire récente que beaucoup ont vécue répand encore son instruction, sur le pire comme sur le meilleur. Mais si les fidélités du souvenir sont grandes, la puissance d'oubli, comme on sait, ne l'est pas moins. L'art, le grand art ne peut laisser "oublier", puisque par nature il projette toujours vers l'avenir, du fond même du passé, un éternel possible. Lire Homère, Virgile, Molière ou Balzac, pour ne retenir que ces noms, c'est prendre le parti de la vérité humaine, dans sa diversité, son changement ou sa permanence, assuré que dans cette prise roide ou enchantée de l'homme sur lui-même, il y a déjà l'indéfectible marque d'une noblesse. J'évoquerai ici un ami qui dans les prisons hitlériennes se rendait inexpugnable et fort par la lecture de Montaigne. Il ne vivait pas d'une illusion. Il prenait assurance sur une vérité plus essentielle que son malheur, et se fortifiait de l'invincible réalité de ce que, autour de lui, fût-ce à large rayon, il voyait bafoué et nié.

La formation littéraire me paraît éminemment préparatoire aux responsabilités d'aujourd'hui et de demain. Elle est ouverture à l'homme et aux hommes. À côté des sciences humaines, dont nous voyons aujourd'hui le développement si nécessaire, et qui sont de l'ordre de la connaissance, les lettres proposent - effet naturel de l'art - une participation, et diverse, à l'autre, bien au-delà des connivences rassurantes, des ralliements reposants. Dans une société telle que la nôtre, de grande production et de large consommation, il peut bien se faire que le mot de culture soit curieusement manipulé : la culture, si l'on en croyait telle affiche publicitaire, se définirait presque comme un objet à consommer.. Ce mot qui ne prend son sens que dans la personne et par elle, glisse vers les choses dont il devient un attribut, que dis-je ? une étiquette. Mais cet écart ne peut rien contre une donnée humaine fondamentale : un homme ne s'affuble pas d'objets "culturels". Il se fait, se forme, se cultive pour remplir des tâches dont on veut penser qu'elles ne le dépasseront pas, qu'elles ne le dépasseront plus. La formation littéraire, au regard de notre temps, ne peut pas être seulement l'accès au jardin clos d'une "élite" qui a ses mots de passe. Elle n'est pas seulement l'assiette indispensable d'une profession. Elle est l'apprentissage du dialogue étendu que les souffrances réelles du monde, comme les dangers qui le menacent, rendent nécessaire, par dessus tous les cloisonnements aveuglants, quels qu'ils soient et de toute nature, qu'il s'agisse des professions, des frontières, des continents mêmes, ou de ces barrières que la technique multiplie et renforce au moment même où elle donne à l'homme de prodigieuses facilités de communication, d'inouïs porte-voix. Ce n'est point rêverie, mais d'abord réalité de notre temps. Tel est le noble sens, je le crois, de la tâche qui s'accomplit, jour après jour, entre les quatre murs de la classe, lorsque le professeur de Lettres dialogue amicalement avec ses élèves autour des œuvres inépuisables. Grande tâche, oui, et grande peine aussi. La tâche vaut la peine.

 


Notes

(1) J. Bézard, De la méthode littéraire, journal d'un professeur dans une classe de Première, 8e édition, Paris, Librairie Vuibert, 1960, 747 pages.
(2) Pierre Clarac (1894-1986), L'enseignement du français, PUF, 1964, 148 pages.

 

P. Andrieu, Inspecteur général de l'Instruction publique, brochure n° 52 TC de l'Institut pédagogique national, Sevpen, 1968, 21 pages.