Suite (et fin) du texte d'orientation sur l'Éveil

 

Travailler sur documents, dès l'âge du CM, c'est déjà se prémunir contre la tentation de croire vrai tout ce qui est écrit, même dans le journal le plus sérieux"

 

 

232.4. Biologie

 

Si la technologie considère ce que l'homme fait, la biologie s'intéresse à ce qu'il est, dans l'écosystème auquel il appartient, dont il est solidaire, dont la survie dépend aujourd'hui si fort de son action.

À vrai dire, à l'école élémentaire, la biologie doit se tourner à la fois vers l'homme et vers son milieu, dont elle est un mode d'exploration spécifique (il vaut mieux distinguer différentes approches d'un même milieu que des milieux, naturel et humain, dont les frontières ne peuvent être que méthodologiques).

La biologie est aussi une discipline modèle, avec sa méthodologie très élaborée et sa continuité pédagogique exemplaire, de l'école maternelle au premier cycle notamment. Elle met en évidence cette progression en spirale qui caractérise la démarche de l'éveil : dans la genèse d'un concept (l'exemple de la respiration est désormais classique) ; dans le passage de l'expérience tâtonnée au tâtonnement expérimental puis à la démarche hypothético-déductive (ou mieux hypothético-inductive) proprement dite, enfin dans l'enchaînement d'ensemble des phases successives de la scolarité élémentaire.

Dès l'école maternelle, l'observation libre des milieux des animaux, des plantes, des maisons, permet d'aborder, à un niveau adapté, tous les concepts biologiques dont l'école élémentaire poursuivra l'élaboration. Le CP approche globalement le concept d'une vie qui se manifeste par des actions ayant pour support des organes. Le CE reprend le concept pour l'analyser : il met en relation des fonctions (nutrition, relation, reproduction) et des appareils, sans séparer la vie d'un milieu que structurent des solidarités complexes, chaînes alimentaires ou cycles de reproduction ; il dégage les deux sous-concepts d'adaptation et de convergence ; il introduit, sous une forme encore simple et pour de premiers essais encore modestes, deux outils nouveaux, la biométrie et l'expérimentation.

Et le CM opère une synthèse des acquisitions précédentes, d'une part en abordant la classification des espèces et la détermination d'une espèce, d'autre part en reprenant l'étude des milieux extérieurs et de l'environnement, considérés comme totalités. Il y situe l'homme et son milieu intérieur, il amorce un inventaire des réseaux d'interactions dont l'équilibre est aujourd'hui en péril. Et ainsi se prépare le passage à l'étape scolaire suivante, celle du 1er cycle secondaire, pour laquelle la circulaire du 17 octobre 1968 accorde une double priorité à la biologie et au milieu.

On appliquera avec profit à l'homme lui-même – c'est-à-dire au sujet – la méthode scientifique utilisée pour explorer le milieu, dont au reste l'homme fait partie. . Le corps humain (celui de l'enfant d'abord) tel qu'on peut le voir en action dans la vie quotidienne, à l'école et hors de l'école, offre un terrain d'observation toujours présent, et particulièrement propre à susciter l'intérêt(1). Comme dans les activités technologiques, l'étude du corps humain part de la pratique, des problèmes hygiéniques, diététiques, sportifs… qu'elle soulève, et en retour ses résultats y trouvent leur application. Il est sain d'autre part de se considérer soi-même, en quelque sorte, de l'extérieur, objectivement, c'est-à-dire avec les mêmes exigences de méthode que devant un objet technique ou un autre vivant.

Toutefois, les problèmes posés par le corps cessent très vite de pouvoir être traités sur le strict plan biologique. Ainsi, les différences dites raciales, déjà évoquées, quand elles font réagir, sont de caractère surtout culturel : les fondements du racisme sont psychologiques et culturels, bien plus que biologiques.

C'est encore plus net dans le cas de la sexualité où continuent de régner des croyances aussi respectables qu'irrationnelles. Le maître s'y tiendra donc, comme le prescrit la circulaire du 23 juillet 1973, à une information strictement limitée au domaine de la procréation : "il sera parlé aux enfants de la transmission de la vie lorsque leur curiosité paraîtra éveillée sur ce point. Le maître donnera à leurs questions des réponses exactes, franches et adaptées à leur niveau de développement". Faute de quoi il serait inévitablement amené à empiéter sur le domaine de l'éducation sociale et morale, où débouche aussi d'ailleurs la réflexion biologique, quand elle considère cette nature qui n'en peut plus, et du fait des hommes.

 

232.5. Sciences humaines

 

2325.1 Du biologique au social

 

Si, biologiquement, l'enfant ne se perçoit que comme individu, en revanche le monde qui l'entoure peut s'analyser pour lui beaucoup plus aisément en emboîtements de structures et de groupes humains. Plus que d'une espèce vivante parmi les autres, il a conscience de faire partie d'une classe, d'une famille, d'une équipe, d'un club ou d'une bande. Son école est reliée topographiquement à un quartier, à un territoire, institutionnellement à la commune, ou au C.E.S. : elle est insérée dans un réseau qui comprend aussi (à moins qu'on en déplore l'absence) un stade, une bibliothèque, un théâtre, un centre de loisirs ; la correspondance interscolaire unit tangiblement sa coopérative à d'autres ; les circuits commerciaux, les liens économiques de production, les réseaux de transport et de communication peuvent être appréhendés par des opérations simples, comme des réalités palpables. Et l'actualité met chaque jour en évidence des solidarités plus lointaines, mais toujours associées à une image, à une préoccupation matérielle, à une émotion ressentie. Bref, l'enfant vit spontanément son rapport au monde, à travers les communautés restreintes les plus proches, sur un mode social. Et c'est, avec l'essor actuel des sciences humaines, une raison pour faire à celles-ci, dans l'école, une place que justifierait plus difficilement la simple anticipation au niveau élémentaire de l'histoire et à la géographie telles qu'on les enseigne dans le second degré.

 

2325.2. Dans la perspective du premier cycle : vers l'histoire et la géographie

 

Le souci d'assurer une continuité entre l'école élémentaire et le premier cycle secondaire nous impose toutefois de tenir compte de la façon dont ces disciplines vont se présenter aux enfants dès l'entrée en 6ème

Aussi bien y a-t-il tout intérêt à commencer dès que possible à élaborer les cadres historiques et géographiques nécessaires pour structurer la connaissance du milieu de vie. Il est clair qu'aussi bien dans leur expérience quotidienne hors de l'école que dans les exercices scolaires, en français notamment, les enfants vont être de plus en plus confrontés avec des événements, des personnages, des faits de civilisation qui appartiennent à l'histoire et ne se comprennent que par elle, ou qu'il faut rapporter à des environnements géographiques que même la télévision ne peut assimiler au milieu de vie immédiat. Ainsi tout à la fois parce qu'en 6ème les enfants vont étudier – sauf changement – l'histoire de l'Antiquité et la géographie de continents lointains, et parce qu'on va de plus en plus faire référence à la chronologie et à la localisation des phénomènes observés ou relatés dans les textes, il est nécessaire d'amorcer dès le CM une préparation adéquate. Cela ne signifie aucunement qu'il faille introduire des leçons d'histoire ou de géographie sur le modèle traditionnel de la 6ème, mais que, tout en conservant la démarche propre à l'éveil, on aura soin de munir les enfants des connaissances et de l'outillage indispensables.

L'objectif doit être qu'à la veille d'entrer en 6ème, les enfants connaissent, au moins sommairement, les grandes lignes de faîte de notre histoire, dans ses rapports avec l'Occident et avec le monde, les grandes périodes qu'elles ordonnent, un certain nombre de repères chronologiques suggestifs. Et ils devront être capables de placer convenablement sur cette trame élémentaire, aussi bien les épisodes, monuments ou réalités historiques locales qu'ils auront rencontrés que les faits relatés dans leurs lectures.

Parallèlement, après inventaire et révision des acquis antérieurs, on poursuivra l'enrichissement et le développement d'un vocabulaire historique élémentaire – concret, rationnel, technique, conceptuel.

Et l'on aura déjà, quand les situations s'y seront prêtées, jeté un premier coup d'œil curieux sur les moyens qui nous permettent de connaître le passé.

À la trame chronologique correspond la nomenclature géographique, non moins nécessaire, complétée et éclairée par un vocabulaire lui aussi repris des classes précédentes, enrichi et développé à l'occasion d'études de paysages et de milieux empruntés notamment à la région et à la France. Ces analyses seront conduites en liaison avec les sciences de la nature d'une part, avec l'initiation à l'économie domestique et au monde actuel d'autre part. Parallèlement, une meilleure maîtrise de l'outil mathématique devrait permettre d'affiner la lecture des cartes et la confection de documents cartographiques variés.

Histoire et géographie ne sont ici aucunement dissociées : ce sont deux dimensions complémentaires d'un même milieu de vie, et aussi deux voies de recherche pour sa compréhension. Ce milieu sera naturellement la première source, en raison notamment de sa valeur motivante : le rapprochement dans l'espace compense l'éloignement dans le temps, l'histoire ne se déroule plus sur une scène lointaine [ ], les protagonistes apparaissent, ils portent des noms qu'on retrouve dans la ville, le village ou la classe ; ils parlent quelquefois la vieille langue du terroir, et tout s'anime…

Il offre aussi des possibilités d'observation continue, de petites enquêtes, de travaux d'équipe, de modestes synthèses, bref de tout un travail tour à tour historique et géographique, selon qu'on plonge dans le passé pour expliquer les formes du présent ou que l'on compare le cadre de vie à d'autres différents, que ce soit l'angle physique, ou biologique, ou humain.

Naturellement, le milieu local, même enrichi des apports des media, n'est pas la source unique et suffisante de connaissances que l'on souhaite structurées, et il faudra très tôt y adjoindre le document : convenablement choisi, il doit permettre aux enfants d'élaborer eux-mêmes certaines de leurs connaissances au lieu de les puiser toujours toutes faites dans les livres. Et cette exploitation de documents variés fournit une excellente occasion de développer l'aptitude à l'étonnement, à l'observation, à la recherche, au raisonnement même et à la critique, en même temps qu'elle enseigne la relativité des informations de seconde main. Travailler sur documents, dès l'âge du CM, c'est déjà se prémunir contre la tentation de croire vrai tout ce qui est écrit, même dans le journal le plus sérieux.

Au premier rang des motivations nécessaires au déclenchement de la démarche d'éveil figure l'actualité, la presse écrite ou télévisée mettant chaque jour ou chaque semaine en vedette telle nouvelle technique, tel événement local, national ou international. Et l'on aurait tort de s'en priver, sans méconnaître toutefois le danger de vagabondage anarchique dans le temps et dans l'espace auquel on exposerait les enfants en prétendant suivre dans toute leur versatilité leurs "intérêts spontanés".

Il en va même d'une autre méthode, féconde si on l'utilise avec mesure, dangereuse si on en fait un système, celle qui organise l'initiation historique ou géographique autour de thèmes successivement empruntés à la vie concrète à travers le temps et l'espace ; l'histoire de la nourriture, de l'habitation ou de la locomotion na guère de sens si elle ne se déroule dans une période et un espace préalablement structurés, où il soit possible d'apercevoir la variété des rythmes de changement et leur relation avec d'autres éléments concomitants du contexte historique ou géographique.

La règle d'or qui permet de tirer le meilleur parti de ces diverses méthodes est de toujours en rattacher explicitement l'emploi à la compréhension du monde où vit l'enfant : la démarche d'éveil en la matière part de son expérience concrète de tous les jours (qui en fournit les meilleures motivations), et elle y revient en fin de processus pour le réinvestissement – qui prendra ici volontiers la forme d'une application pratique, d'un comportement mieux éclairé.

Ainsi, quelles que soient les perspectives de l'enseignement secondaire, l'initiation pré-disciplinaire dans les domaines historique et géographique ne doit pas se couper, au stade de l'éveil, de ses références concrètes. Complémentairement, les problèmes de la vie pratique, tels qu'ils se présentent chaque jour aux enfants, doivent faire l'objet d'une approche rationnelle et non simplement d'un apprentissage empirique, d'un dressage ou de l'acquisition de bonnes habitudes(2).

La problématique est ici tout à fait analogue à celle que nous avons déjà vue dans le domaine des activités à dominante physique et technologique. La toute première initiation aux démarches de la physique garde le contact avec le concret, et en sens inverse la technologie est déjà traitée dans un esprit scientifique, la formation de l'intellect et des attitudes restant à dessein associée à la résolution, même utilitaire, de problèmes concrets. Ici, de la même façon, les objectifs cognitifs ne sont pas séparés, il s'agit bien de comprendre le monde, mais pour y conduire sa vie de façon plus judicieuse et plus responsable.

C'est pourquoi il y a intérêt, dès ce niveau du CM, non seulement à élargir à l'ensemble des sciences humaines le champ autrefois assigné à l'histoire et à la géographie, mais à faire une place importante à l'économie familiale et sociale, discipline dont l'objet propre est l'examen des problèmes concrets de la vie quotidienne(3)

 

2325.3. L'économie familiale et sociale

 

L'objectif est d'amorcer une formation générale qui, prolongée au moins jusqu'à l'issue de la scolarité obligatoire, permette à l'adulte de demain de jouer avec lucidité un rôle actif dans la société, d'y trouver une certaine "qualité de vie", dans un cadre de vie approprié. Il s'agit pour l'individu de devenir conscient et non point sujet des facteurs de l'environnement, de s'assurer, grâce à la réflexion critique, une relative maîtrise des données technologiques, économiques et sociales avec lesquelles il sera aux prises, de s'épanouir physiquement et culturellement, bref de participer à la vie sociale en préservant son autonomie et en développant sa disponibilité (ou, si l'on préfère, sa liberté de décision et sa capacité de réponse).

Et le meilleur moyen d'assurer cette formation en tenant compte de l'évolution rapide et complexe du milieu de vie est de la commencer dès l'enfance, en associant l'acquisition de savoirs pratiques à la promotion d'attitudes réfléchies et critiques, face aux situations concrètes que vit l'enfant ou qu'il peut observer autour de lui, dans sa famille, dans les divers milieux où il évolue.

En effet, à divers égards, l'enfant est déjà, par rapport à son milieu de vie, dans la même situation que l'adulte, soumis aux mêmes pressions et influences que lui, obligé comme lui de faire des choix et par conséquent de juger. C'est le cas tout particulièrement de la consommation – qu'elle corresponde à des besoins fondamentaux ou à des besoins artificiellement suscités et entretenus. L'enfant est déjà un consommateur de biens et de services, qui fait l'objet d'un bombardement publicitaire électif, en raison de sa vulnérabilité aux tentations et aussi parce qu'on sait à quel point il peut influencer lui-même les choix de ses parents. L'éducation du consommateur, dont l'urgence n'est plus à démontrer, ne saurait donc que gagner à commencer dès l'école élémentaire. Sans doute ne peut-il être question, à ce stade et dans une matière aussi complexe, que d'amorcer une analyse des critères de choix, en discriminant ceux auxquels il est rationnel de se référer et ceux dont se sert la publicité : il s'agit bien davantage de susciter des attitudes que de fournir des connaissances opératoires. Mais enfin c'est déjà beaucoup que d'être habitué à se dire qu'on risque fort d'être trompé quand on est sur le point de l'être en effet, et qu'il y a des moyens de l'éviter.

La conquête de l'autonomie est aussi pour une large part affaire d'organisation dans sa vie quotidienne. De ce point de vue, l'école peut jouer un rôle décisif, à la condition de ne pas mâcher totalement la besogne aux enfants, de leur laisser au contraire toute la part d'initiative et de responsabilité qui est compatible avec les exigences de la vie collective à cet âge. L'organisation coopérative de la classe interdit aux enfants de se borner à suivre en somnolant le déroulement immuable d'un horaire préfabriqué, mais les associe à la détermination de l'emploi du temps, à l'aménagement de l'espace selon les besoins des activités, à la préparation et à la gestion de celles-ci, qu'elles se déroulent en classe ou nécessitent un déplacement… : elle constitue le "vécu" idéal à partir duquel concevoir ce que peut et doit être une organisation de vie personnelle et collective. La même structure, bien entendu, fournit les bases d'une initiation aux problèmes de budget, sous une forme intermédiaire entre la gestion du petit budget individuel de l'enfant et celles qui incombent aux diverses cellules sociales, famille, entreprise, collectivités locales et nationales ; et cette expérience concrète fournit des analogies permettant de mieux appréhender les phénomènes économiques ou sociaux que l'actualité ou le retour des saisons ramènent au premier plan.

L'adaptation à la vie pratique nécessite encore une familiarisation précoce avec de multiples usages, comportements, relations avec des services publics ou privés ou des organismes divers dont l'enfant est déjà lui-même un usager – qu'il s'agisse des P.T.T., de la Caisse d'Épargne, de la S.N.C.F. ou des transports d'enfants, des organismes de loisirs, à commencer par ceux qui s'occupent spécialement de lui, sans pour autant s'y limiter… La frontière est ici très perméable entre l'économie familiale et sociale et l'éducation morale et civique ; la même expérience immédiate peut alimenter d'une part des réflexions sur la vie privée comme sur la vie publique, d'autre part l'adoption de comportements responsables en fonction d'une analyse conduite selon les règles qui gouvernent, dans toutes ses applications, la pensée objective. L'expérience est par nature interdisciplinaire, la qualité de la vie, l'aménagement du cadre de vie relevant aussi bien des sciences biologiques et technologiques que des sciences humaines, des arts plastiques et des travaux artisanaux que de l'esthétique motrice ou musicale, de la culture et de l'environnement : l'embarras du choix est plus à craindre que le manque de matière, et il faudra revenir, pour se déterminer, à ce qui constitue l'objectif majeur de toute cette initiation aux sciences humaines.

 

2325.4. Synthèse : de la vie quotidienne vers l'éducation morale et civique

 

Il s'agit, en dernière analyse et par delà les préoccupations scolaires à court terme, d'amener l'enfant à observer activement (en s'aidant progressivement de méthodes empruntées à diverses disciplines) ce milieu où il n'est que trop enclin, comme nous tous, à vivre sans rien voir, au moment même où les media l'élargissent pour nous à la dimension du cosmos. Il s'agit d'éveiller chez lui une curiosité avide de comprendre – mais pas gratuite, de l'aider à acquérir une méthode d'analyse, d'observation et de réflexion - mais aussi d'action…

Cette méthode, c'est, appliquée au donné de la vie quotidienne, la démarche même de l'éveil. Identique dans sa première phase à ce qu'elle est en biologie ou dans les activités physico-technologiques, elle commence par une exploration sans but défini d'avance : peu à peu divers intérêts s'ébauchent puis se fixent ; l'étonnement naît devant des phénomènes, ou des relations qui posent un problème susceptible d'étude méthodique. C'est ici que les méthodes se diversifient : l'enfant ne peut expérimenter sur les faits sociaux comme sur les faits naturels ; il les approchera donc par l'enquête, par l'étude de documents, en confrontant le réel à sa représentation figurée, plan, carte, photographie…, dans le cadre de travaux en petits groupes ou dans une discussion de toute la classe. En fin de processus, on retrouvera la similitude, dans l'élaboration collective ou individuelle de synthèses, matérialisées dans des maquettes, expositions, cahiers, diapositives… ou autres témoignages destinés aux archives de la classe ou aux correspondants.

La démarche met en œuvre et perfectionne tout l'outillage instrumental, méthodologique, verbal, conceptuel… dont nous avons fait mention plus haut. Elle permet surtout – et ce sont sas objectifs spécifiques – de se former peu à peu du milieu une connaissance structurée susceptible d'applications pratiques, de développer une attitude d'esprit et un sens des responsabilités, de jeter les bases d'acquisitions disciplinaires ultérieures, elles aussi conçues comme des instruments d'autonomie et de prise en main de ses affaires.

 

- Une connaissance du milieu de vie comme ensemble de structures en évolution

 

En explorant le milieu de vie, et en le comparant à d'autres, on découvre par morceaux qu'il existe (ou qu'on peut établir) entre les phénomènes comme entre les êtres, tout un réseau de liens, de relations, de structures emboîtées ou chevauchantes ; on décèle des analogies, des correspondances, des solidarités de toute nature, fonctionnelle, technologique, économique, culturelle ; on voit groupes et institutions coopérer ou s'affronter, l'homme s'unir à la nature pour le meilleur et pour le pire.

Simultanément (du fait notamment de l'accélération du changement qui caractérise notre époque), on saisit sur le vif le temps à l'œuvre, transformant les sites, renouvelant les devantures, multipliant les cabines téléphoniques ou supprimant les espaces verts pour en recréer ailleurs. Plus que le retour cyclique des saisons, une telle prise de conscience, renforcée par des plongées répétées dans le passé (à partir des affleurements dans le présent) aide à concevoir sous son aspect dynamique la notion de temps historique, dépourvue sans cela de relation sensible avec le temps vécu de l'expérience corporelle.

 

- Une attitude d'esprit

 

Ainsi naît peu à peu le sentiment que ce monde n'est pas mystère impénétrable ou absurde incohérence, que tout s'y tient au contraire par des liens visibles ou cachés, plus ou moins faciles à découvrir et à démêler ; structure qui le rend tout à la fois intelligible et malaisé à transformer. Le sentiment aussi d'un changement ininterrompu, qui fait que rien n'est jamais certain ni assuré de persister, dans son âtre propre ou par rapport à des éléments mouvants. La perception lacunaire de tous ces rapports et connexions sollicite l'esprit de synthèse, comme elle doit exercer aussi l'esprit critique : autrement la passion d'expliquer, la précipitation ou la paresse l'emporteraient sans mal, comme elles le font chaque jour.

À partir de là se forme la conviction sur laquelle repose toute sagesse, à savoir que les faits qui intéressent l'homme sont aussi difficiles que nécessaires à connaître, qu'on ne peut y parvenir sans beaucoup de prudence et de courage, d'esprit critique et de méthode.

 

- Des bases pour l'avenir

 

Ni le temps disponible ni les modalités de l'étude ne permettent de tisser (même à grandes mailles) u réseau de connaissances couvrant systématiquement le domaine disciplinaire considéré. On n'en aura pas moins, en fin de CM2, jeté les bases d'une culture commune, c'est-à-dire au moins un langage commun et une problématique commune face à la faim, à la peur et à l'absurde, qui sont les grands problèmes de l'homme.

Interroger méthodiquement son milieu de vie, c'est se préparer à comprendre le monde tout entier, dans son présent en structurant l'information chaotique diffusée par les media, dans son devenir aussi : une meilleure connaissance du passé éclaire l'avenir et le rôle que nous y assigne une tradition où s'exprime notre identité nationale, politique aussi bien que culturelle. Les études biologiques éclairent la conduite à tenir dans des domaines tels que l'hygiène ou la protection de la nature. La technologie débouche sur des applications pratiques et règle notre attitude vis-à-vis des machines. De la même façon, l'étude du milieu humain et de son évolution ne reste pas spéculation pure ; elle met en lumière les valeurs morales et civiques face auxquelles des options s'imposent à tous.

La tradition rattache d'ailleurs la morale et l'instruction civique aux sciences humaines. Mais cette liaison n'est pas de contiguïté ; on ne peut considérer l'éducation morale et civique comme une discipline à placer sur le même plan que celles que nous venons de passer en revue. En réalité, elle les prolonge toutes par une réflexion sur les valeurs qu'elles impliquent et les comportements qui en découlent.

 

232.6. Morale et instruction civique : enseignement ou éducation ?

 

2326.1 Difficultés

 

Avec l'éducation morale et civique, nous abordons un domaine épineux entre tous. Les problèmes n'y sont pas seulement de méthodes, mais de principe. Certains contestent même à l'école toute compétence en la matière, la morale personnelle et la morale civique engageant des valeurs controversées. Former les esprits par les lettres et les sciences, donner une information impartiale (éliminant tout sujet où l'on ne peut décrire, qu'on le veuille ou non, sans déjà juger), là s'arrêterait la mission de l'école, le reste appartenant à la famille ou à de substituts de son choix. Mais en sens inverse, l'école s'entend fréquemment reprocher, devant tel désordre des mœurs, notamment chez les jeunes, ou devant telle défaillance de l'esprit civique, d'avoir failli à ses devoirs. De fait, depuis une trentaine d'années au moins, si les maîtres n'ont pas renoncé à une action éducative diffuse liée aux obligations quotidiennes de la vie collective, l'enseignement explicite de la morale est encore plus généralement délaissé que l'éducation physique ou l'éducation esthétique.

Il serait très injuste de faire porter aux seuls enseignants la responsabilité de cet état de choses. Comme en matière – encore – d'éducation physique ou esthétique, leur attitude en ce domaine répond exactement à l'état général de l'opinion. Comme l'ont montré de récents sondages, les parents attendent de l'école d'abord qu'elle prépare à un métier, ensuite qu'elle donne une culture générale, et bien loin derrière seulement qu'elle forme les jeunes en vue de leur insertion active dans la vie sociale.

Au surplus, quelle morale l'école pourrait-elle enseigner en l'absence de tout consensus national, et sur les valeurs essentielles, et sur la fonction – de fait ou de droit – de l'école publique ? Dans un moment où l'esprit civique est sans cesse battu en brèche par les intérêts catégoriels immédiats (ouverts ou camouflés) ? Où se pose avec acuité le problème de savoir comment transmettre le respect de ce qu'on ne respecte pas ?

L'école en France est laïque comme l'État. Cela exclut toute doctrine imposée, que ce soit en référence à une religion, comme dans un certain nombre de pays, ou, comme ailleurs, au nom d'une philosophie officielle. Le voudrait-on d'ailleurs que ce serait en vain. Les mêmes croyances religieuses inspirent aujourd'hui des comportements politiques et sociaux diamétralement opposés. Toute philosophie qui prétend étayer une morale sur une explication du monde est immédiatement démasquée comme idéologie de classe, liée à des intérêts qui la disqualifient. Et, par définition comme à l'évidence, la science peut démystifier, mais non fournir des fondements positifs à l'éthique…

On voit mal, dans ces conditions, en l'absence d'une décision politique, et sans même parler du spectacle du monde qui le démentirait à chaque instant, au nom de quoi l'instituteur aurait l'outrecuidance d'imaginer qu'il détient les valeurs universelles auxquelles de moins en moins vde gens se réfèrent. Les lois organiques toujours en vigueur assignent à l'école des finalités éthiques et civiques ; mais, en raison des changements intervenus dans les idées et dans les mœurs comme dans le contexte social, économique et politique, leur formulation au moins appelle une sérieuse mise à jour.

On peut donc comprendre une abstention dont la responsabilité est très largement partagée. Mais ce n'est pas une raison pour la perpétuer. Or, si l'éducation morale et civique est aujourd'hui particulièrement difficile, il est plus nécessaire que jamais, dès l'école élémentaire, de donner en la matière et une éducation et un enseignement conscients et délibérés. Ne pas le faire est un leurre et une démission.

Un leurre : c'est s'en remettre à des institutions elles-mêmes en crise, ou laisser le champ libre au lucre amoral, sans pour autant éviter d'exercer une influence qui n'est pas moins aliénante d'être involontaire, il s'en faut de beaucoup : même éluder un sujet, c'est encore laisser entendre soit qu'il est dénué d'intérêt, soit qu'il est tabou.

Et une démission, tant vis-à-vis de la société, qui ne peut se passer de morale et de civisme, que vis-à-vis de l'enfant, dont la liberté même exige qu'on le guide et le soutienne dans sa difficile conquête. Quand on a choisi le métier d'éducateur, on ne peut se dérober à cette responsabilité majeure, inéluctable : la conduite d'un adulte vis-à-vis d'un enfant n'est jamais neutre, à plus forte raison dans l'action pédagogique.

Cette responsabilité n'est d'ailleurs pas celle du maître isolé, elle est celle de l'institution toute entière. Sans doute quelque malaise peut-il naître de l'absence d'une idéologie explicite dans notre école publique d'aujourd'hui. Réaffirmons-le pour que nul n'en doute : l'école française entend faire honneur à sa mission, qui est d'éducation et non pas seulement d'enseignement, et à sa vocation, qui est nationale, au sens d'une fonction vitale de la nation, de la France. C'est pourquoi dès l'école élémentaire (et quoiqu'on n'y sente encore loin des responsabilités spécifiques du citoyen), il ne faut pas séparer l'éducation civique de la formation morale : au reste, nous l'avons vu, les comportements moraux sont d'abord vécus par l'enfant comme des expériences sociales. Quant au sentiment de solidarité qui nous lie à l'ensemble des hommes, voire à celui des êtres vivants, il ne fait nullement du patriotisme une vertu périmée : nous ne pouvons être utilement citoyens du monde et de la biosphère sans commencer par être français.

L'obligation est donc claire. Mais elle ne réduit en rien les difficultés évoquées plus haut. Un point est hors de doute : l'éducation morale et civique ne saurait aujourd'hui faire dans notre pays l'objet d'un enseignement à la fois dogmatique et honnête, puisque le seul consensus enregistré dans les consultations sur l'école porte sur l'absence de consensus. Il nous faut trouver un enseignement tel qu'un contestataire comme un conservateur puissent le dispenser sans se renier, dans le cadre d'une déontologie commune. Ce n'est pas inconcevable. Les valeurs orales, quand on les vit, s'apparentent aux valeurs esthétiques en ce sens qu'elles ne prennent de signification et de réalité que dans l'acte ou la création. Et elles s'apparentent aux vérités scientifiques dans la mesure où elles impliquent une convergence au moins momentanée des jugements dans un groupe donné. L'absence de vérité objective en art, de vérité toute faite et immuable en sciences n'interdit aucunement, nous l'avons vu, ni de concevoir ni de dispenser une éducation esthétique, une initiation scientifique. Pourquoi ne pas faire de l'éducation civique et morale une activité d'éveil du même type, obéissant aux mêmes règles de méthode, allant aussi du vécu au conçu, puis au réinvesti ? Seule pédagogie applicable dans une société conflictuelle et incertaine de ses valeurs, c'est aussi la mieux adaptée à une période de mutation rapide, où demain le bon citoyen sera moins l'homme simplement respectueux des lois que l'homme apte à faire des choix, à prendre des initiatives et des responsabilités, que ce soit dans le cadre de la participation ou de l'autogestion. Et elle est conforme à l'esprit même de notre laïcité constitutionnelle, sous la forme requise par l'évolution des mœurs et la volonté d'ouvrir l'école sur la vie ; si le dessein de l'éducation morale est bien de promouvoir, à partir du vécu, une attitude rationnelle face aux conduites humaines, la laïcité de protection d'hier doit faire place aujourd'hui à une laïcité de confrontation, la seule possible, la seule conséquente dans une école ouverte sur la vie.

 

2326.2. L'éducation morale et civique, activité d'éveil

 

2326.2.1 Remarques préliminaires

 

Traiter l'éducation morale et civique en activité d'éveil, cela veut dire surtout la conduire selon la démarche caractéristique de la pédagogie d'éveil, en partant d'un vécu brut pour alterner des phases de prise de conscience, de réflexion, d'élaboration, d'apprentissages méthodiques et de synthèses de mieux en mieux structurées où se réinvestissent les acquis.

Toutefois, on se heurte en cette matière à une double difficulté méthodologique.

D'abord, l'éveil moral et civique se distingue de l'éveil scientifique ou esthétique par l'urgence immédiate d'établir des règles de vie, indispensables au travail collectif : on ne peut pas ajourner le recours aux modèles ou la fixation de normes. D'ailleurs, dès avant de venir à l'école, l'enfant a déjà été astreint à une discipline qui, pour libérale qu'elle soit, n'en est pas moins imposée avant d'être comprise. Il en va de l'éducation morale comme de l'apprentissage de la langue maternelle, dont les normes préexistent à la découverte que l'enfant peut faire de ce qui les fonde. On ne part donc jamais de la pure création spontanée, d'une observation absolument libre. C'est toujours à partir d'usages et de règles d'abord imposés qu'on emmène progressivement les enfants à réfléchir sur les valeurs qu'on leur fait respecter, sans écarter l'éventualité qu'ils les remettent en question. Certains verront là un conditionnement abusif, d'autres une démarche conforme à la nature des choses comme au véritable intérêt des enfants : c'est, de toute façon, pour le maître comme pour ses élèves, une de ces multiples contraintes dont on ne se libère qu'à la condition d'en reconnaître d'abord l'existence. Le problème pédagogique est d'aider l'enfant à passer de cette contrainte à l'acceptation délibérée de ce qui la fonde en droit, au terme d'un examen critique analogue dans ses démarches à la réflexion scientifique en groupe : c'est en considérant collectivement toute action comme un fait et en l'étudiant comme tel que s'amorce une éducation morale faisant appel, entre autres, à la raison objective.

Au surplus, la situation de l'éducation morale et civique est ambiguë, en ce qu'elle est à la fois formation de l'homme et formation du citoyen. Formation de l'homme, elle couronne évidemment l'ensemble des actions éducatives : la tentation est même de considérer qu'elle en est la résultante naturelle, la culture intellectuelle engendrant la moralité, qui se traduit en civisme dans le domaine spécifique de la vie sociale et politique. Ce peut être un alibi subtil. Ou une confiance bien naïve dans le transfert des compétences de secteur à secteur. Car l'expérience n'établit guère de corrélations entre la culture littéraire ou scientifique et les conduites sociales ou civiques.

Il est vrai – et c'est le second terme de l'ambiguïté – que celles-ci sont appréciées en fonction des normes et des valeurs d'une société donnée, d'un régime politique donné, normes et valeurs évolutives par nature et toujours contestées.

Si soucieux que l'on soit de ne pas s'asservir au contingent, il faut bien, à l'école publique, tenir compte du monde où les enfants sont appelés à vivre, donner un contenu concret et actuel aux concepts génériques "d'homme" et de "citoyen". L'éducation nationale doit même poser en axiome que, si les deux concepts ne se recouvrent pas exactement, le premier n'est pas séparable du second, que l'on ne peut être pleinement homme sans exercer – de façon libre et diverse – les responsabilités du citoyen.

Il est donc particulièrement nécessaire de mettre ici au clair les objectifs correspondant à cette double perspective : former l'homme, former le citoyen, avant d'examiner la matière pédagogique utilisable et l'exploitation que le maître peut en faire ; les difficultés qu'il y rencontrera, du fait de l'ambiguïté signalée, mériteront un développement particulier.

 

2326.2.2. Les objectifs de l'éducation morale et civique à l'école élémentaire

 

Formation de l'homme : les objectifs ne sont autres que ceux des activités d'éveil dans leur ensemble. Prendre conscience de l'environnement dans lequel on vit et de la place qu'on y occupe, c'est s'y reconnaître du même coup des responsabilités, corrélatives de privilèges ou d'anomalies. À la différence d'une culture délibérément détachée du réel quotidien, la pédagogie d'éveil débouche nécessairement sur des responsabilités à affronter, tout de suite ou demain.

Formation du citoyen : au stade de l'école élémentaire, les objectifs se définissent par rapport à deux termes, l'un lointain encore, l'autre plus proche. Ces écoliers d'aujourd'hui seront les citoyens des années 1980 et suivantes : dans l'intervalle, il faut les préparer à tirer profit, au long de leur scolarité secondaire, d'une initiation économique et sociale désormais obligatoire pour tous, et aussi de la participation à la vie de communautés scolaires rénovées, pratiquant de manière cohérente une pédagogie du choix et une initiation progressive à l'exercice des responsabilités individuelles et collectives.

Les deux phases sont évidemment en continuité : il s'agit en somme d'amorcer, dès que possible et compte tenu des possibilités des enfants à chaque stade de leur maturation, l'acquisition des compétences et attitudes nécessaires à des citoyens actifs, dans une démocratie conforme à nos idéaux traditionnels comme à nos aspirations de l'heure.

 

- Des compétences

 

La démocratie, c'est le régime où tous les citoyens participent personnellement aux responsabilités communes, où les projets collectifs sont élaborés, décidés et contrôlés selon des procédures telles que les citoyens puissent successivement manifester leur volonté, suivre l'exécution de leurs décisions (en s'y pliant pour leur part), puis juger de la fidélité et de l'efficience de leurs mandataires et la sanctionner.

Dans une démocratie représentative comme la nôtre, le citoyen doit donc être capable d'abord de participer à l'élaboration et à la prise de décisions – donc de se former une opinion, en s'informant, en exploitant les avis des experts, de l'exprimer sous une forme opératoire, de la confronter aux autres, le cas échéant de la faire prévaloir au sein des groupes d'influence appropriés. Il doit être capable aussi de prendre part à l'exécution, soit par l'intermédiaire de ses mandataires élus, dont il doit contrôler l'action, soit comme mandataire lui-même, puis de prendre part à l'évaluation en fin de mandat.

Ce sont là des compétences pratiques.

Sans doute faut-il les enrichir, les éclairer de connaissances concrètes : à l'école élémentaire, c'est le rôle notamment de l'économie familiale et sociale, préparant l'initiation économique et sociale du premier cycle secondaire, puis l'éducation civique ultérieure jusqu'au seuil de l'action civique effective.

Malgré tout, ce qui compte, c'est moins ce que le citoyen sait ou ce qu'il pense que ce qu'il fait. Agir s'apprend par l'action : d'où la nécessité, on y reviendra, de trouver dans l'organisation des études comme dans la gestion de la vie scolaire des structures homothétiques de l'action politique. Encore faut-il que cette homothétie soit un jour explicitement perçue, pour que, par exemple, les méthodes et les disciplines de la démarche scientifique se transfèrent dans le comportement civique. L'expérience coopérative prouve que c'est possible dès l'école élémentaire – et cela par ses défaillances comme par ses réussites les moins contestables. La coopération à l'école ne se dégrade dans le mercantilisme que lorsqu'elle prend les moyens pour des fins, quand elle sépare l'économique de l'humain. Au contraire, quand elle est bien intégrée à l'action éducative d'ensemble, elle assure des assises concrètes à la formation de l'esprit et de la personnalité, et elle permet à l'un comme à l'autre de se manifester dans des actes qui leur donnent consistance et réalité. Coopérer n'est pas une fin en soi. Mais l'homme étant ce qu'il est, un être social, c'est un moyen (parmi d'autres) indispensable à l'épanouissement humain.

 

- Des attitudes

 

Les compétences ne valent que par les attitudes : ce sont elles qui en orientent l'application, c'est par elles que le citoyen se distingue du politicien comme le poète du versificateur ou le phylosophe du sophiste. Sous le terme attitudes se cachent des entités complexes, mêlant le cœur et la raison, les sentiments et les croyances aussi bien (et aussi légitimement) que l'adhésion méditée à des principes : il est moins facile d'en traiter que des compétences.

Tout compte fait, le citoyen doit avoir face à la vie sociale et politique les attitudes qui font l'adulte digne de ce nom (c'est-à-dire l'homme qui assume la responsabilité de ses actes, jusqu'aux éventuels désagréments inclus et à la réparation des dommages causés) : l'autonomie créatrice, qui préfère les risques de l'initiative à l'acceptation passive, même décorée de scepticisme ou de modestie d'un destin forgé par d'autres ; et d'autre part, l'esprit critique, ou liberté de jugement, toujours disponible, jamais esclave de l'autorité ni de la routine (celle du conformisme ou celle de la contradiction), ni d'un de ces déterminismes pharisaïques (de tout bord) qui permettent de préjuger sans entendre ni se remettre soi-même en question.

Les deux points n'importent pas moins l'un que l'autre, et à la formation de l'homme et au fonctionnement de la démocratie, Dans un monde en proie à la hantise de l'aliénation, il importe de valoriser l'initiative, de dépasser l'incantation vengeresse, démobilisation comme tout fatalisme. C'est une affaire de foi et de volonté. Si puissantes que soient, plus ou moins cachées, les forces qui manipulent l'opinion au profit d'intérêts particuliers, la responsabilité du citoyen reste grande : sauf à abdiquer, il continue par son action propre, comme au travers des groupes dont il fait partie, à exercer une influence décisive sur le déroulement des affaires publiques. Mais la démocratie meurt dès qu'une fraction trop importante des citoyens renonce, s'en remet au protecteur ou aux experts, refuse de "faire de la politique"... On ne saurait donc trop développer les sens des responsabilités (sans lesquelles il n'est point de libertés), l'esprit d'initiative, le désir de participer à la gestion des affaires communes et d'acquérir les compétences nécessaires à cet effet.

C'est d'abord affaire de sentiment : le moteur essentiel en l'occurrence est l'amour propre, sublimé en respect de soi-même et de l'homme, en soi comme dans ses semblables. C'est au sentiment plus qu'à la raison que se rapporte spontanément la notion d'humanité. Est inhumain l'insensible, non le sot. Les droits de l'homme se ramènent à celui de ne pas souffrir du fait d'autres hommes, ni dans sa chair, ni dans sa dignité. Dans l'ordre de la morale comme dans celui de la culture, on s'attachera à développer d'abord la capacité de sentir : celle de percevoir les différences entre les comportements possibles et de se déterminer en conséquence, par libre choix et non par dressage, celle aussi d'éprouver, à travers les contacts les plus proches, par-delà leurs contradictions superficielles et face aux cruautés de la commune condition, cette fraternité fondamentale qui nous lie à l'ensemble de l'espèce et qui nous engage à son égard – sans pourtant que nous ayons eu le choix de lui appartenir ou non.

C'est là un sentiment instinctif, mais précaire, que d'autres submergent aisément : l'égoïsme, la peur, la presse, la misanthropie (restreinte ou généralisée, à base métaphysique ou pseudo-scientifique). Il faut d'autant plus le fortifier que, paradoxalement, ce monde fini d'aujourd'hui ne favorise guère l'amour de l'humanité. Le spectacle quotidien rassemble tout ce "ramas de crimes, de folies et de malheurs" à quoi se résumait pour Voltaire l'histoire passée de notre espèce, et lui donne la vedette, plus qu'à nos conquêtes sur la faim, l'insécurité, la maladie – moins spectaculaires sans doute à nos yeux blasés et toujours incomplètes. Et la division idéologique y entretient une forme renouvelée d'intolérance, qui érige en système le préjugé et le procès d'intention, en puisant dans les sciences humaines – au mépris de leurs règles de méthode – des raisons de se méfier de l'homme ; parce qu'elles sont habiles à débusquer les conditionnements de classe et jusqu'à la mauvaise foi inconsciente, tout dialogue loyal est interdit, tout effort de compréhension réciproque bloqué, l'interlocuteur a tort par avance, qu'on le catalogue fauteur de subversion ou valet du capitalisme. Il faut prémunir les enfants contre cette intoxication manichéenne qui empoisonne notre vie publique. C'est une question d'hygiène mentale, indispensable à la liberté du jugement. Pour cela, l'expérience de l'école elle-même doit leur prouver que des rapports humains fondés sur la confiance lucide et le respect mutuel sont possibles, sinon faciles et sans péripéties. Nous aspirons tous à un monde plus juste et plus fraternel (la différence est dans le prix que nous acceptons d'y mettre, et qui varie naturellement en raison inverse de ce que nous pourrions payer). La démocratie en est le chemin. Pour qu'elle soit possible, il faut que les jeunes acquièrent, tout au long de leur scolarité, l'habitude de la confrontation, de l'écoute, de la contestation, de la preuve ; le sentiment qu'ils auront toujours à penser et à agir non point seuls, mais comme membres d'une collectivité sociale, politique, économique, culturelle, où la diversité des opinions est la règle, où ils doivent assumer leur liberté come une responsabilité autant que comme un droit, et dans le respect de celle d'autrui.

Sur une telle base vécue, une réflexion morale bien conduite remettra dans leur vrai jour les grandes idées de fraternité humaine, de solidarité positive (bien différente d'un égoïsme de groupe qui tourne aisément au chauvinisme, au fanatisme, au racisme), de tolérance et de justice. Alors pourra renaître, avec le sens retrouvé des grands principes républicains et des droits de l'homme, la ferme volonté de mettre un terme aux violations dont ils sont quotidiennement l'objet.

 

2326.2.3. Les voies d'accès

 

Ces objectifs sont ambitieux – au moins dans les termes, qui expriment un idéal. En revanche, on cherchera à s'en rapprocher par une patiente accumulation d'actiens très modestes : l'éducation morale et civique a pour matière pédagogique le tissu quotidien du travail scolaire et de la vie des enfants.

 

- La matière pédagogique : un inventaire

 

Travail scolaire et vie des enfants : nous retrouvons, ici encore, deux sources, le vécu immédiat des enfants dans la classe ou l'école, leur environnement culturel de référence. L'exploitation pédagogique s'appuiera sur les deux.

On l'a vu à maintes reprises, l'étude du milieu, l'initiation scientifique, plus généralement encore la démarche de l'éveil offrent en permanence des occasions d'éducation morale vécue en groupe, donc sociale et déjà civique.

Toute recherche ou réflexion en commun pose des problèmes pratiques de comportement individuel et collectif, soulève s problèmes spéculatifs de valeurs qu'on peut sans doute éluder, que l'on peut aussi exploiter. Et les textes dont on s'aide pour apprendre la langue comme les exercices physiques et sportifs ont toujours aussi leurs composantes éthiques. Cette ubiquité de la dimension morale fournit même, elle aussi, un alibi spécieux à l'abstention – comme s'il suffisait qu'un sujet prête à réflexion morale pour qu'on s'u livre en effet. Disons que les occasions sont innombrables, mais qu'il appartient au maître d'apprécier l'opportunité de les saisir et de les exploiter, sur le champ ou plus tard.

Au-delà de ces occasions diffuses, les activités d'éveil offrent une ample matière à un enseignement plus spécifique, mais toujours appuyé sur l'expérience des enfants, celle qu'ils vivent dans l'école, celle dont ils sont porteurs quand ils y arrivent et qu'assurément ils ne déposent pas au vestiaire, comme étaient censés le faire, ave leurs galoches, les écoliers d'antan.

On ne saurait énumérer ici les expériences exploitables : toutes le sont, pour peu qu'elles éveillent chez les enfants assez d'intérêt pour amorcer une enquête, une réflexion, une discussion. On ne négligera pas la visite médicale. Les campagnes annuelles – Timbre antituberculeux, Jeunesse au Plein Air, Quinzaine de l'École publique – ne sont légitimes que si leur signification sociale est clairement mise en évidence, en relation avec les problèmes d'ensemble à la solution desquels elles ne prétendent apporter qu'une contribution partielle. Les collectes sur la voie publique auxquelles les enfants peuvent participer ou assister en dehors de l'école, les célébrations officielles, la commémoration des efforts que l'humanité répète, tel Sisyphe, pour sortir de la barbarie, sont autant d'occasions analogues, de même que, par exemple, l'organisation de plus en plus fréquente d'appels au "don du sang" (les enfants sont trop jeunes pour y participer, mais ils peuvent en saisir l'utilité et le symbole) – ou une simple campagne de fleurissement des écoles.

Le groupe-classe lui-même fournit matière à observation et à réflexion, à apprentissage aussi, pratiques autant qu'intellectuels. Ainsi la présence, en nombre parfois important, d'enfants de travailleurs immigrés attire utilement l'attention sur des problèmes délicats et complexes. Il y faut absolument un tact extrême, à l'égard de ces enfants eux-mêmes bien sûr, mais aussi éventuellement de parents dont on rapporterait les propos xénophobes ou racistes. Les mêmes remarques valent pour les enfants handicapés, pour eux dont les parents exercent des professions difficiles ou impopulaires... La devise républicaine au fronton de l'école évoque droits de l'homme et constitutions ; l'existence peut-être à proximité d'une école privée ouvre une autre perspective sur nos institutions et leurs principes. Les grands événements politiques et sociaux dont les enfants sont les témoins, des grèves, des calamités mondiales, endémiques ou subites, rien n'est indifférent dès lors que les enfants peuvent en tirer une vision plus exacte du monde où ils vivent, où ils ont (ou auront un jour prochain) des responsabilités à prendre, seuls ou au sein de multiples communautés. Une éducation civique pour notre temps ne peut ignorer ni la francophonie, ni ce que les pays développés doivent au Tiers-Monde (et l'on s'inspirera des efforts de l'UNICEF, par exemple), ni cette patrie de tout Français qu'est l'Europe (dans l'état actuel de nos institutions, c'est sans doute moins l'école proprement dite que ses œuvres complémentaires qui peuvent fournir ici les expériences de base, les activités socio-éducatives, musique, danse, protection de la nature, franchissant plus aisément la barrière des langues).

La multiplicité même de ces occasions d'apprendre exclut tout programme au sens usuel du terme. Il n'en faut pas moins s'efforcer de constituer, à partir de l'occasionnel, un réseau d'information sommaire, mais cohérent. Bien qu'utilisable surtout à terme (au temps des responsabilités d'adulte), cette information précoce doit accompagner, comme en contrepoint, la formation très simple, très modeste, qu'il reste indispensable de conduire au fil des jours, sans dogmatisme, sans complexe non plus.

Il faut en effet créer l'harmonie dans ces petites sociétés que sont la classe et l'école. On leur fera élaborer leurs règles et leurs lois, fondées sur le respect réciproque et sur l'exigence de justice qui est naturelle aux enfants. On fera éprouver et comprendre à ceux-ci que la propreté, la politesse, la probité en actes et en paroles... ne sont rien d'autre que des applications de ces principes fondamentaux. Et ainsi, loin de les conditionner à l'acceptation de conformismes sociaux, on leur apprendra à obéir certes, mais seulement à bon escient – c'est-à-dire à remettre aussi en question tous usages et toutes règles dont les fondements ne sont pas clairs.

Finalement, le pratique et le spéculatif se combinent ici comme nous l'avons vu en d'autres domaines, celui des activités à dominante physique et technologique, celui des sciences humaines. Dans tous les cas, on s'efforcera d'ancrer dans une expérience concrète des spéculations disciplinaires à poursuivre en leur temps ; et l'on aborde les problèmes pratiques de tous les jours sinon avec des méthodes scientifiques, du moins avec une attitude rationnelle. Dans cette perspective, tout peut être objet d'étude : c'est la façon de l'exploiter qui importe.

- L'exploitation pédagogique

En effet, si les situations exploitables abondent, elles demandent à être traitées avec soin. D'autant que des influences obscures y sont aussi à l'œuvre, qu'il faut mettre en lumière pour les intégrer ou les empêcher de nuire à l'action entreprise.

On veut préparer à la vie et à la prise de responsabilités. En véhiculant une image désuète de la vie, des manuels sans arrière-pensées ne contribuent-ils pas à faire de l'école un univers aussi étranger à la vie réelle que celui des journaux enfantins ? Est-ce là favoriser le transfert des acquis éducatifs dans la vie pratique ?

Par respect de la neutralité ou de la sensibilité enfantine, on fait le silence sur des sujets controversés, dont les enfants sont souvent plus (sinon mieux) informés qu'on ne croit, par leur vie familiale, la rue ou les media ; le risque n'est-il pas du même ordre ?

L'architecture de l'école, la disposition de la classe, l'organisation du travail, les notes, les classements et jusqu'à la personne et aux attitudes du maître, selon qu'il prolonge le maternage ou se retranche dans sa technicité d'enseignant, selon qu'il laisse paraître l'aigreur d'un scepticisme résigné ou qu'il manifeste la confiance "malgré tout" d'une lucidité indulgente... tout cela forme aussi, cohérent ou disparate, un ensemble de facteurs qui renforcent ou contrarient l'enseignement explicite, l'action éducative projetée. On ne peut tenir une table ronde dans un amphithéâtre, ni préparer au changement dans un cadre immuable, ni développer la créativité en imposant des modèles, ni promouvoir l'égalité dans des structures ségrégatives, ni enseigner la liberté par voie d'autorité, etc... ; sans rien surestimer, il faut savoir que le cadre lui-même (et le maître en fait partie) a valeur de contenu, qu'il conditionne, qu'en démentant le message, il l'annule ou le retourne.

C'est un point capital. Dans un cadre hérité du passé, lent à évoluer comme toute institution humaine, le vécu scolaire contient en puissance aussi bien la liberté responsable que le conformisme (ou la révolte, symétrique). Selon l'exploitation, l'un ou l'autre prévaudra. Et le rôle du maître y est décisif.

Son premier soin sera donc de veiller à la cohérence entre ses intentions éducatives, les contenus d'enseignement, le climat de la classe, la structure institutionnelle de celle-ci. De son initiative dépend que la classe cesse d'être milieu apparemment neutre (et peut-être nocif) pour devenir un milieu de vie personnalisé, où le groupe des enfants se sente chez soi ; qu'elle cesse d'être une juxtaposition d'élèves pour devenir une communauté de travail, où chacun apporte ses talents et ses connaissances, au service d'un projet commun qui polarise et rassemble les énergies individuelles et sociales. La prédication y peut moins que l'organisation de la classe, et d'abord son climat.

Par son attitude personnelle, par celle qu'il saura favoriser dans le groupe, le maître peut faire que l'enfant se sente respecté, encouragé, reconnu dans sa dignité dans le moment même où l'on exigera de lui et qu'il fasse l'effort dont il est capable, et qu'il accepte les disciplines nécessaires pour que ses camarades aussi puissent, comme lui, vivre, travailler et réfléchir en paix. Adulte au milieu des enfants, il peut leur faire vivre la fraternité non seulement entre pairs, mais entre générations, en donnant lui-même l'exemple de ce qu'elle est vraiment, non pas camaraderie affectée, mais sympathie et soutien.

Son rôle est souvent de juger. Mais avant de le faire, il a le devoir de s'efforcer de comprendre et de faire comprendre ; s'il lui faut réprouver un acte, il ne doit jamais réprouver un être dont la richesse réside dans son devenir. Mais en revanche, tout homme, tout enfant, est irréductiblement unique, irremplaçable, et il a droit à la reconnaissance de cette originalité. Une telle notion fonde la tolérance, qui doit être d'abord vécue au sein de la classe ; allons plus loin : la différence des êtres enrichit chacun d'entre eux, de même que le groupe ou la société dont ils font partie ; il faut donc apprendre aux enfants, plutôt qu'à supporter cette différence inévitable et parfois irritante, à s'en féliciter et à s'en réjouir. Autrui ne me diminue pas du fait qu'il est différent de moi ; au contraire son point de vue élargit un horizon qui, sans son secours, demeurerait borné.

Mais ce qui est vrai des individus est aussi vrai pour les groupes, quelles que soient leurs dimensions. D'une part, il est naturel et souhaitable qu'une classe vive collectivement certains sentiments suscités par des faits ordinaires, mais aussi par des événements plus importants de l'actualité ou du passé ; alors les différences individuelles sont oblitérées par la conscience d'appartenir à un ensemble. L'affectivité des enfants est vive et primordiale et il leur arrive d'éprouver solidairement une satisfaction, une joie, une espérance, de l'inquiétude, de l'amertume, de la colère, voire de la révolte. Le maître distinguera avec soin, à cet égard, la "solidarité-contre" ou esprit de corps, égoïsme collectif trop facilement passionnel, de la "solidarité-pour", ou coopération véritable, généreuse et ouverte, plus exigeante, plus réfléchie, plus difficile aussi à mettre en œuvre en vue de résultats positifs, mais combien plus éducative.

Cet esprit de coopération, lui aussi, sera d'abord vécu concrètement dans le travail en équipe, à plusieurs sur un objet commun, où les efforts se conjuguent, non sans heurts quelquefois, pour ce qui sera l'œuvre du groupe, offerte à la classe, prise en compte par celle-ci, transmise éventuellement à des correspondants : c'est par l'organisation coopérative de la classe que s'amorce de proche en proche, du tout petit groupe aux plus vastes communautés, cette solidarité fraternelle dont notre époque menacée de fléaux universels a plus besoin que jamais.

Et le fonctionnement de la coopérative, s'il est institutionnalisé, offre les structures idéales pour une réflexion en commun sur ce qui est d'abord simple expérience, affective et fonctionnelle, plus que mise en œuvre délibérée d'une conception théorique ; ici encore le vécu précède le conçu, élaborée au cours du conseil de coopérative et réinvesti dans ses décisions. On relira à ce propos les instructions relatives à l'enseignement du français(4) : "la clarté des propositions présentées, l'attention de tous à la parole de chacun, l'ordre et la concision des interventions successives, l'accord sur une décision sans ambiguïté, sont progressivement perçus comme des exigences". Maîtrise de l'outil de communication et discipline morale vont de pair, les contraintes profitant finalement à la liberté de tous et de chacun. Le vieux précepte reste vrai : la démocratie, c'est la discussion. Qui s'apprend.

 

Cette réflexion, fonctionnellement nécessaire, enrichit aussi l'expérience vécue d'un apport irremplaçable : c'est la connaissance de l'institution qui prémunit contre le conditionnement, même involontaire, par l'institution. Il est très important que les enfants prennent, individuellement et collectivement, une claire conscience de cette classe et de cette école où ils vivent, de son cadre matériel comme de ses conditions de fonctionnement. Tous les procédés qui visent à organiser la cité scolaire en démocratie empruntent plus ou moins soit aux règles des jeux, soit aux lois et institutions politiques. Ce peut n'être qu'un artifice illusoire et sans vertu. Mais si les enfants eux-mêmes voient dans leur coopérative, ou leur république, avec ces clubs et ses équipes, les cadres, conventionnels certes mais indispensables, d'une vie collective tout à tour paisible et difficile, toujours enrichissante par elle-même autant que propice aux apprentissages obligés, ils se trouvent authentiquement dans la même situation que le citoyen conscient par rapport aux institutions de son pays.

Mais il faut pour cela que le maître les tienne en haleine, évite la soumission routinière au rite quotidien, l'assoupissement dans la discipline machinale. Il lui faut pourchasser l'automatisme, le sophisme et le préjugé avec autant de rigueur dans le domaine de l'éducation sociale (ou morale, ou civique : c'est tout un) que dans celui de l'initiation scientifique. Au cours de celle-ci, on amène les enfants à prendre conscience du fait que les diverses explications d'un phénomène ne sont pas équivalentes, que certaines méthodes et le recours à certains critères leur permettent d'en élire une qui, provisoirement au moins, est la meilleure. De même, ils doivent se rendre compte qu'en matière de comportements sociaux aussi, il existe des méthodes et des références qui, pour être sans doute plus contingentes, n'en permettent pas moins de justifier ses propres choix, de contribuer à l'élaboration de ceux du groupe.

Tout cet effort – et il n'est pas mince – pour structurer la classe en lieu d'animation et de vie véritable ne vaut d'être tenté que si on le tient pour ce qu'il est réellement. Son enjeu n'est pas seulement de créer un climat propice aux apprentissages scolaires traditionnels. Il en va de la démocratie à l'école comme de l'éducation physique : celle-ci a parfois été comprise comme un simple adjuvant hygiénique du travail scolaire ; et elle l'est, en effet. Mais elle est bien plus encore un ensemble d'acquisitions aussi précieuses en elles-mêmes que toute autre discipline. De la même façon, l'apprentissage de la démocratie par l'organisation démocratique de la classe est un objectif éducatif en soi, et même un objectif majeur de l'école publique ; c'est un contenu d'enseignement au même titre que la langue maternelle ou qu'une technique d'expression, d'observation ou de raisonnement, et qui mérite qu'on le traite avec autant de soin et d'ailleurs dans le même esprit, que les apprentissages fondamentaux. Apprendre la liberté vaut apprendre à lire – s'il s'agit bien, comme on l'a dit, de sauver aujourd'hui les enfants de la dérive, de leur donner une raison d'être et d'être ensemble, d'ébaucher ainsi une nouvelle culture sociale, une nouvelle mentalité qu'ils propageront une fois adultes, et de saisir ainsi notre meilleure chance de hâter l'avènement d'une société plus humaine ou d'une meilleure humanité.

Assurément, créer dans la classe le microcosme idéal ne saurait y suffire. Outre que ce projet serait aujourd'hui pure chimère, il irait à l'encontre de la nécessité reconnue d'ouvrir sur la vie une école qui entend préparer les enfants à la vie autrement qu'en les exerçant à penser bien. Il st dans la logique de l'organisation coopérative de la classe de s'élargir en coopérative d'école, de rejoindre la coopération adulte sous ses diverses formes. Et il est dans la logique de l'éveil de passer du milieu de vie immédiat à ce qui l'environne, du travail scolaire au travail des hommes, de la création naïve à l'interrogation des modèles culturels.

Or, dans le domaine qui nous occupe, le spectacle du monde contredit manifestement les valeurs que la classe s'efforce de mettre en pratique et en honneur. Et il ne contredit pas moins les principes officiellement proclamés dans les Déclarations des Droits, les Constitutions, les exhortations morales et les professions de foi électorales. Il y a là une double difficulté. On ne l'éludera pas. On ne renoncera pas à la surmonter.

Milieu de vie ouvert sur la vie et à la vie, la classe n'est jamais "la vie", au sens courant du terme. À l'oublier on s'exposerait aux mêmes déconvenues éducatives (et aux mêmes excès du dépit) que lorsqu'on entreprend de passer de la morale du sport (le "fair-play" ou le franc-jeu) à une morale sportive. La vie n'est pas un sport. La cité politique et sociale n'est pas non plus une république éducative ou une coopérative scolaire. Les données diffèrent, les enjeux aussi. Dans la classe, sur le terrain de jeu, la compétition, qu'il faut conserver, peut-être débarrassée de sa nocivité ; il n'y faut qu'une éducation, une hygiène appropriée. Il n'en est pas de même, dans la vie économique et sociale, de la lutte pour le profit ou le pouvoir, entre classes ou entreprises, pour la conquête d'un marché ou d'un statut. Il y a entre les deux mondes toute la différence qui sépare les bien de culture (ou de plus-être) dont le partage enrichit les deux côtés, et les biens matériels que l'on ne peut avoir sans en priver l'autre. C'est un fait, qu'il faut considérer. Ainsi, scandalisera-t-on moins, et ne renoncera-t-on pas à créer dans l'école, où il est possible – surtout à distance des concours et diplômes -, un climat de fraternité qui, dans le monde adulte tel qu'il est, reste utopie ou imposture.

Quant aux inconséquences de la morale sociale, elles sont de tous les temps. Mais jamais sans doute elles n'ont été à ce point claironnées, jamais elles n'ont soulevé tant de clameurs et d'anathèmes réciproques. Dans la classe, on fait la part des choses, on ramène les différends à leur proportion, qui n'est jamais celle de questions de vie ou de mort. Mais les pays et les classes s'entrechoquent en conflits de tous ordres, militaires, économiques, idéologiques : les enfants n'y sont pas épargnés, ni par les bombes, ni par la faim, ni par la corruption... Qui a tort, qui a raison, qui a commencé la violence (acte ou état), quels sont les enjeux légitimes ? Autant de questions que les enfants un jour ou l'autre ne peuvent pas se pas se poser. Leur répondra-t-on ? Ou s'y refusera-t-on dès lors qu'il est probable que les parents de tous ne répondraient pas dans le même sens ? Mieux vaudrait sans doute accepter ces divergences d'opinion comme des faits, résultant naturellement de la complexité des choses, de la multiplicité des paramètres que chacun pondère différemment, en vertu de postulats inconscients ou érigés à tort en vérités d'évidence.

À société pluraliste, qui se reconnaît et se veut telle, il faut une école qui pratique la laïcité de confrontation ; elle doit admettre en son sein les opinions inconciliables et en organiser le dialogue, sans poser à l'avance que l'une a raison, donc l'autre tort, et renvoyer systématiquement les adversaires dos à dos. Elle ne peut en tout cas se borner à évacuer les sujets controversés. Il ne suffit pas qu'un sujet soit controversé pour qu'il soit vital, mais tout sujet vital est matière à conflit – et si on ne le traite pas dans le climat pacifié de l'école, où le fera-t-on ?

Dans la vie de la classe, nous l'avons vu, on passe sans trop de mal du vécu au conçu, grâce aux mécanismes de la gestion démocratique. Dès lors qu'on étend l'examen au monde extérieur (immédiat ou télévisuel), l'éducateur rencontre des problèmes bien connus des professeurs de lettres ou de sciences humaines comme des animateurs culturels. Les phénomènes observés impliquent des valeurs. Celles-ci ne peuvent laisser l'éducateur indifférent. Mais elles prêtent à des options trop respectables dans leur diversité pour qu'il puisse faire abstraction de celle-ci, soit en imposant son interprétation, soit en laissant entendre que les oppositions ne sont pas essentielles, qu'il existe une sorte de tronc commun de la morale, identique pour tous, les options prêtant seules à controverse ou relevant de la fantaisie de chacun. Or la vérité est tout autre : les options colorent même les énoncés du tronc commun et le sens que chacun donne à la totalité de sa vie importe beaucoup plus qu'un accord plus ou moins large et plus ou moins réel sur des conduites ou sur des mots.

Cette difficulté est sans doute moins aiguë à l'école élémentaire qu'en classe de philosophie. Elle n'en existe pas moins dès ce stade, dans la conscience de l'éducateur et dans son action auprès des élèves. Sans doute n'a-t-il pas lieu de faire partager à ceux-ci ses incertitudes ou ses scrupules, la réflexion restant avec eux au niveau des opérations concrètes, c'est-à-dire des comportements, sans remonter jusqu'aux principes. Mais il importe d'une part qu'il trouve son propre équilibre, indispensable à la sécurité affective des enfants, d'autre part que la réflexion morale, toute sommaire qu'elle reste, soit déjà authentique.

De fait, la difficulté pèse essentiellement sur le maître parce qu'il est le maître ; quelque soin qu'il prenne de ne pas entraver le libre épanouissement des personnalités dont il a la charge, et même s'il a renoncé au magistère pour le magistère, il conserve le pouvoir et le dernier mot : ne pas exercer du tout ce pouvoir est encore une option, qui vaut mûre réflexion. C'est à cette réflexion, que nul ne peut mener à sa place, qu'on voudrait, pour finir, le convier.

 

2326.3. Le maître devant la question essentielle

 

Le monde est ce qu'il est. L'éducateur en tant que tel n'y peut rien. En tant qu'homme, que citoyen, que syndicaliste... il a son mot à dire, ses responsabilités à prendre. Mais dans sa classe, au milieu des enfants, la loi écrite et non écrite du métier lui impose de faire abstraction de ses choix personnels.

Son rôle est d'aider les enfants, autant que faire se peut, à voir les choses comme elles sont, et à se déterminer, face à la diversité d'opinions incompatibles, dont aucune n'est assurée, dont il n'est pas une qui n'ait pour elle des hommes de bonne volonté (et quand il évoque ceux-ci, honnêtement, rien n'oblige le maître à taire auprès desquels il se range).

Il se doit aussi, quels que soient ses doutes et ses désillusions, de ne pas tuer chez les enfants l'espoir ni la foi en l'homme. Certes, tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, il serait sot et malhonnête de prétendre le contraire. Mais il ne le serait pas moins de nier que chaque jour, des hommes accomplissent des choses belles et bonnes qu'ils ont librement choisies, qui témoignent de leur grandeur et solidairement de la nôtre – d'où il suit qu'au lieu de déserter pour l'indifférence ou l'évasion, tout appelle à prendre sa place parmi ceux qui travaillent à rendre ce monde plus habitable, par des voies sans doute incertaines, mais hors desquelles on ne saurait trouver la joie... Quel maître peut refuser ce message dénoué de tricherie ?

 

 

Malgré tout, au niveau élémentaire, la vie de l'école, avec ses prolongements périscolaires, importe plus encore que le spectacle du monde et que les perspectives d'une action encore lointaine. Encore faut-il être parfaitement au clair sur le sens de ce qu'on y fait, c'est-à-dire se dégager de l'équivoque fondamentale qui obère depuis l'origine la notion même d'activité d'éveil.

Cette équivoque est double : elle touche aux relations entre disciplines d'éveil et langages fondamentaux, d'une part, entre les disciplines d'éveil et l'éveil aux disciplines d'autre part – le nœud du débat étant alors de savoir si l'éveil aux disciplines est un effet secondaire ou l'objectif principal. Trancher c'est prendre parti sur le sens de la rénovation pédagogique, sur la finalité de l'école, sa fonction ou sa mission.

Dans le droit fil d'une longue tradition, beaucoup n'ont vu dans le terme "activités d'éveil" ou "disciplines d'éveil" qu'une étiquette nouvelle couvrant collectivement les disciplines autres que principales ou fondamentales, donc secondaires, annexes. Sans doute, pour consoler les spécialistes de ces matières, leur attribuait-on la noble et vague fonction de "former la personnalité", qui imposerait de les traiter dans un nouvel esprit. Mais enfin, critère décisif, on n'en tenait aucun compte pour l'admission en 6ème, avec ou sans examen : c'était, chez nous, les vouer à l'oubli.

Le scandale (ou l'aveu) était dans ce cas d'y inclure l'éducation morale et civique.

Ce regroupement pouvait au contraire traduire une volonté proprement révolutionnaire : celle de valoriser une approche interdisciplinaire du système sujet-environnement considéré comme tel, les disciplines instrumentales venant s'y insérer sur le même plan que les autres tour à tour comme outils, matière d'œuvre, sources de savoir, occasions d'action, avec, au terme (sans cesse reculé), la conquête de soi et l'insertion dans la communauté. L'éducation morale et civique retrouvait alors sa place légitime dans une institution qui se déclarait "d'éducation nationale".

 

 

L'option est embarrassante. On peut essayer de l'éluder, en se plaçant dans une optique étroitement pédagogique. C'est reculer pour mieux sauter.

Ou bien en effet les activités d'éveil ne servent, dans l'immédiat, qu'à motiver les apprentissages fondamentaux en aidant à les rénover, à terme, qu'à préparer l'accès aux disciplines correspondantes. On recourt à elles, en les regroupant, parce que les enfants ne peuvent accéder à l'abstrait sans passer par le concret (qui est interdisciplinaire). Mais l'objectif majeur reste bien d'arriver, dès que possible, à l'enseignement spécialisé de disciplines autonomes, quitte à s'empêtrer ensuite, en cas de besoin, dans des combinaisons dont on ne sait jamais trop si elles sont pluri, multi, inter ou transdisciplinaires. Telle est la perspective de l'éveil aux disciplines, d'où l'éducation morale et civique est absente, faute d'agrégation ou de CAPES.

Ou bien on considère le bloc des activités d'éveil comme une panoplie d'outils et de techniques employés à une même fin, dépassant celle de chacune des disciplines dont on emprunte tour à tour les méthodes pour maîtriser tel ou tel aspect du réel. Dans cette conception, l'objectif final n'est pas moins interdisciplinaire que le point de départ, toute analyse n'est qu'un moment en vue d'une synthèse qui importe davantage, dans l'ordre de la pensée ou dans l'ordre de l'action. Il s'agit en définitive, par des approches explicitement conjuguées, à la fois de construire les cadres généraux de la pensée, de développer l'aptitude à apprendre par soi-même, en coopération avec d'autres, à même la réalité, enfin de donner l'habitude et le goût de prendre ses responsabilités. Tous ces objectifs sont communs aux diverses disciplines, et l'on peut les atteindre indifféremment par l'une ou par l'autre, à condition de respecter la méthodologie propre à chacune. Et la démarche pédagogique est l'essentiel : associer les enfants, à partir de curiosités effectivement ressenties, à la définition d'objectifs de recherche, aux choix des moyens d'investigation, enfin à l'appréciation des résultats, c'est développer chez eux une méthode et des attitudes applicables aux problèmes de tous ordres, personnels ou collectifs, que leur posera la vie. Alors l'éducation morale et civique apparaît à nouveau comme la discipline par excellence : les autres n'ont pas de fonction plus importante que de l'alimenter.

Toutes les analyses présentées dans l'ensemble de ce texte le montrent : la rénovation pédagogique n'a de sens que si l'on privilégie le deuxième terme dans chacune de ces alternatives.

La pédagogie de l'éveil repose en effet sur deux fondements : une vue scientifique de l'homme et des voies par lesquelles il devient ce qu'il est ; une conviction politique, l'attachement à la démocratie.

La psychologie, la sociologie, l'anthropologie sociale se sont conjuguées avec la biologie humaine pour affranchir la pédagogie d'un dualisme mal compris. Désormais, l'éducation sait qu'elle doit prendre en charge un être total, indissociablement corporel et social, spirituel, intellectuel, esthétique... Nul ne peut plus aujourd'hui, indépendamment de toute option métaphysique, négliger les composantes sensori-motrices et psycho-affectives (donc sociales) de l'accession, sous le double signe du verbe et du mouvement, à la pensée rationnelle, à l'activité artistique, à la vie morale et sociale, inséparables les unes des autres. Et la démarche spiralaire de l'éveil ne fait que traduire dans la pratique une des intuitions maîtresses de la psychopédagogie contemporaine : l'enseignement vécu ne va pas du simple au complexe, mais d'un complexe initial approximatif et confus vers un complexe plus clair et mieux ordonné, par un processus au cours duquel le sujet dégage peu à peu de son environnement aussi bien des éléments de problème que les relations qui en commandent la solution ; acquisitions et développement de l'intelligence vont ainsi de pair.

Tel est l'apport de la science. La visée démocratique, elle s'exprime aujourd'hui volontiers dans des formules propices aux malentendus, égalité de chances, réduction des inégalités... Elle continue la pure tradition républicaine. Toutefois, au temps de Jules Ferry, on pouvait croire qu'il suffisait d'assurer à tous une maîtrise suffisante des instruments intellectuels de l'autonomie. On sait aujourd'hui qu'il n'en est rien, que les attitudes à l'égard du savoir et de ses modes d'acquisition importent plus que l'accès au savoir achevé lui-même. Avoir progressé ensemble vers un savoir approché et perfectible est humainement plus riche que d'avoir reçu le savoir tout fait.

Aussi bien ne s'agit-il pas seulement de savoir, mais beaucoup plus de culture, si l'on entend par là non point seulement le patrimoine qui se transmet et s'apprend, mais surtout cette possibilité ouverte à tous de prendre conscience de leur situation, de s'exprimer, de communiquer, d'inventer les moyens de rendre leur vie plus libre et plus pleine. Mais alors cette vraie culture ne se sépare pas de l'éducation sociale et civique, au sens le plus large du terme : ce qui fait la culture d'un peuple, c'est avant tout la relation qui s'établit entre les individus, entre les individus et la société.

En réintégrant dans l'école des activités culturelles évacuées on ne sait pourquoi dans le périscolaire (étiqueté " socio-éducatif" ou "socio-culturel"), en remettant en honneur une éducation morale et civique tombée en désuétude, le tiers temps pédagogique ramène l'école élémentaire à sa mission traditionnelle en l'adaptant aux données de notre temps. Ce n'est d'ailleurs pas seulement le fait des activités d'éveil (sport compris). La rénovation de l'enseignement du français va évidemment dans ce sens, et celle de la mathématique aussi : engager les élèves à mathématiser au lieu de leur apprendre des vérités mathématiques préexistantes, c'est non seulement tenir compte des observations de la psychologie génétique, mais modifier radicalement la relation entre enseignant et enseigné d'abord, puis de proche en proche toute relation d'autorité. Si bien que moderniser l'enseignement mathématique à l'école, c'est contribuer à former les libres citoyens d'une démocratie. Cela justifie que l'ensemble soit couronné par l'éducation morale et civique.

Dans la perspective ainsi tracée, cette éducation morale et civique n'offre pas plus qu'une autre matière d'enseignement de difficulté assez forte pour justifier l'abstention. L'efficacité éducative y dépendra, comme ailleurs, avant tout de l'attitude du maître, dans la relation pédagogique proprement dite, dans la relation humaine, de personne à personne autant que d'adulte à enfant. Le didactisme engendre la société autocratique ou le rejet sans nuance de toute organisation. La pédagogie coopérative conduit à la démocratie, qui combine et alterne initiative et discipline, autonomie et solidarité, toujours responsabilité, personnelle et partagée. Et si le maître sait d'abord s'accepter lui-même et se présenter tel qu'il est, sans renier ses convictions ni les ériger en dogme universel, alors il lui est possible de conduire efficacement, à travers les activités évoquées plus haut, une action éducative ouverte, où l'acquisition de savoir-vivre utilitaires et de connaissances (qui se réduisent le plus souvent à la maîtrise du sens et à l'emploi de certains mots à partir de faits vécus ou observés) se combine dialectiquement avec une réflexion critique sur les uns et sur les autres.

 

 

"Morale et instruction civique : enseignement ou éducation ?" demandions-nous en tête de ce développement. Les réflexions qui précèdent permettent de répondre.

Il ne s'agit certes pas seulement d'un enseignement (transmission d'un savoir spéculatif ou pratique), mais bien d'une éducation (visant à instaurer des comportements - aussi librement divers qu'on voudra). Mais cette éducation ne peut atteindre ses objectifs sans un enseignement,

- de caractère technique (il faut apprendre les pratiques de la vie collective, civile et civique),

- de caractère culturel (il y a toute une information, actuelle et historique, à explorer),

- de caractère réflexif enfin (la prise de responsabilité devant s'appuyer sur une prise de conscience préalable).

Dans la démarche de l'éveil, cet enseignement vient tout naturellement, comme en d'autres domaines, s'intercaler entre deux "vécus". Mais en outre, dans ce cas particulier, c'est lui qui permet le recul libératoire par rapport au conditionnement initial, qui peut être légitimé, mais seulement après avoir été reconnu pour ce qu'il est et consenti par libre adhésion. À l'école élémentaire ce processus de libération et de réengagement éventuel ne peut que s'amorcer - mais il n'est pas trop tôt.

Si délicate que soit la tâche, le maître ne peut se dérober ni à l'éducation, ni à la part nécessaire que celle-ci comporte d'enseignement.

Aussi bien n'est-il pas seul face aux enfants : dans ce domaine difficile plus encore que dans les domaines proprement techniques, le travail en équipe apportera aux maîtres, tout à la fois, le soutien et les contrepoids dont chacun a besoin, tout en démontrant par l'exemple la vertu de l'organisation coopérative proposée aux élèves.

 

 

CHAPITRE III

 

CONSEILS POUR L'ÉLABORATION DES PLANS DE TRAVAIL

(Dans le cadre d'une pédagogie par objectifs)

 

 

I. UNE NÉCESSAIRE DÉCENTRALISATION DES RESPONSABILITÉS

 

Le premier chapitre de ce texte a entrepris de définir les finalités des activités d'éveil (c'est-à-dire l'éveil), et d'en déduite les caractéristiques maîtresses de celles-ci.

Le second chapitre a passé en revue :

- les objectifs (d'une façon très sommaire pour le cycle initial, de façon déjà plus détaillée pour le cours moyen),

- puis les voies à emprunter et la démarche à suivre (ou encore la matière pédagogique et la façon de l'exploiter) pour atteindre ces objectifs.

Ces indications sont forcément restées au niveau des généralités abstraites. Il reste l'essentiel, c'est-à-dire à les traduire en activités pratiques, susceptibles d'être organisées pour chaque classe dans le cadre d'un planning annuel ou d'un contrat de travail avec les élèves.

Cette troisième phase - du travail qui prépare la mise en œuvre - appartient au maître. C'est une question de cohérence : évoquer la possibilité d'un contrat de travail avec les élèves, c'est reconnaître au maître la liberté de décision nécessaire pour passer ce contrat. C'est aussi une nécessité pratique : si les objectifs généraux peuvent être définis pour tous à l'échelon national, le choix des sujets d'étude ou des activités à organiser dépend étroitement de l'environnement local.

C'est pourquoi on ne trouvera pas ici de programmes, ni par matière, ni par niveau. La rénovation pédagogique appelle en effet une nouvelle répartition des responsabilités, qu'il convient de préciser avec la plus grande clarté.

La tradition associait autrefois, à des horaires détaillés, des programmes, énumérant les sujets à traiter dans un ordre prescrit, et des instructions précisant de quelle façon et par quels exercices il convenait de les traiter. En général, un examen venait sanctionner les études en fin de cycle. C'était un système qui avait sa logique : la responsabilité de la prescription "tait sans partage, quelles que fussent les latitudes consenties dans l'application. L'arrêté du 7 août 1969 a globalisé l'horaire des disciplines d'éveil ; un texte d'orientation tient lieu ici d'instructions ; il n'y a plus d'examen en fin de scolarité élémentaire : c'est un autre système, dont la logique exclut des programmes nationaux de type traditionnel, et implique un partage de la décision.

D'une manière générale, mais surtout en matière d'éveil, les maîtres ne doivent pas considérer des instructions officielles comme un bréviaire de vérités révélées, ou un livre de recettes (également dédaignés du véritable artiste), mais comme un instrument de travail individuel et collectif, indispensable autant que de portée limitée.

Leur rôle est triple :

- dans le cadre des finalités assignées par la nation à son école, rappeler les finalités particulières du domaine considéré, compte tenu des données disponibles des sciences humaines, de l'état présent des structures scolaires et de l'environnement culturel ;

- éclairer à partir de là une problématique valable pour tout éducateur (ou équipe d'éducateurs) ;

- suggérer une méthodologie pour l'approche de ces problèmes.

Les instructions officielles constituent ainsi un inventaire de référence, énumérant les questions que doit se poser l'éducateur appelé à remplir, auprès d'une collectivité d'enfants, une mission définie à grands traits. Mais elles n'ont pas à aller plus loin : elles ne peuvent dire à chacun ce qu'il doit faire dans la situation concrète où il est. C'est à lui qu'il revient d'analyser celle-ci et d'établir son plan d'action en conséquence.

Au niveau de l'action réelle auprès des enfants 'qui est finalement le seul important), quel est en effet le problème ? Essentiellement de concilier les deux impératifs complémentaires de l'éveil :

- partir d'une phase d'autonomie vraie (c'est-à-dire où les enfants soient véritablement engagés dans une action significative pour eux, et non simplement abandonnés à eux-mêmes ou manipulés en sous-main) ;

- aboutir à un résultat identifiable, que l'adulte aussi bien que l'enfant puisse considérer comme valable et intégrer dans un ensemble.*Ce n'est pas chose facile d'atteindre un objectif qualifié en s'interdisant de fixer d'avance les chemins. Ce l'est moins encore de faire en sorte que les résultats s'organisent en une structure cohérente. Cela exige un contrôle permanent de la progression par celui-là même qui a désigné les objectifs : seul le maître peut remplir les deux fonctions. Il faut donc substituer aux programmes traditionnels, énumérations de sujets à étudier, une pédagogie par objectifs, qui implique une nouvelle conception des programmes et de leur mise en œuvre. Sa nouveauté s'éclairera par un rappel du système à remplacer.

 

II. PROGRAMMES TRADITIONNELS ET PÉDAGOGIE PAR OBJECTIFS

 

Très schématiquement, il consistait à tracer une fois pour toutes un itinéraire, avec des points de passage obligés, calculés pour chaque étape en fonction du niveau requis en fin de parcours dans chaque domaine (disciplinaire ou conceptuel), par exemple celui des "mécanismes de base" dont la maîtrise conditionnait l'accès aux études secondaires. La responsabilité essentielle du maître était de parcourir avec ses élèves, cet itinéraire dans le temps prévu. L'évaluation finale par l'examen était préparée par des épreuves à l'image de celui-ci.

Cette méthode a des inconvénients bien connus, celui notamment de ne pas tenir assez compte des différentes individualités. Et d'autres moins apparents, mais tout aussi néfastes : elle mène à privilégier à l'excès le mesurable, donc le parcellaire (alors que le développement harmonieux de la personnalité - dépourvu par définition d'étalon de référence – importe plus que l'acquisition de compétences particulières) ; elle tend à éliminer les activités gratuites, dont les bénéfices sont aussi certains qu'impondérables, et qui contribuent si utilement à créer un climat "d'enseignement heureux". Enfin, elle est incompatible avec le premier impératif de la pédagogie d'éveil, qui est de ne pas imposer de rythme par avance aux phases initiales de création ou d'exploration autonomes.

À partir du moment où l'on n'a plus ce point de mire de l'examen (ou de ses substituts), où d'autre part on se place résolument dans une perspective d'éducation au sens plein du terme, il faut procéder autrement, par projets combinant objectifs, moyens (matériels et humains) et procédures d'évaluation : quels résultats se propose-t-on d'obtenir, compte tenu des moyens disponibles ? Comment s'y prendra-t-on ? Comment mesurera-t-on l'écart entre le but visé et l'impact réel, en vue d'une rectification ultérieure (c'est ici que le mesurable conserve son intérêt, comme repère d'efficacité, sous réserve d'une mise au point docimologique qui laisse encore de la besogne aux chercheurs) ?

Notons-le au passage, c'est par cette association à des moyens donnés, à leur mise en œuvre et à des critères d'évaluation, que les objectifs se distinguent de finalités beaucoup plus larges et par essence idéales, les finalités exprimant une aspiration à des valeurs posées comme inaccessibles (ce qui ne diminue ni leur signification, ni leur puissance d'appel), les objectifs en revanche sont faits pour être atteints, ou du moins approchés d'assez près pour qu'on puisse exploiter l'échec relatif. Il reste, et cela explique les flottements de la terminologie, qu'objectifs et finalités sont liés : les objectifs ne valent d'être atteints que par les finalités auxquelles ils se rapportent ; les finalités descendent seulement du monde des vœux pieux quand la confrontation du souhaitable et du possible permet de les traduire en objectifs concrets.

Concrets, les objectifs le sont à deux niveaux : celui des comportements attendus (où se manifestent – et parfois se mesurent – les compétences acquises ou les attitudes instaurées), celui des situations pédagogiques au travers desquelles on escompte les atteindre. Ces dernières sont évidemment fonction des ressources locales, non les premiers. L'échelon national peut établir un inventaire des comportements souhaitables, éventuellement organisé en grilles d'objectifs(5), ou en trames d'acquisitions conceptuelles(6), ou en tableaux de connaissances minimales(7). Il peut aussi fournir des indications méthodologiques sur la façon d'articuler objectifs et sujets d'étude(8). En revanche, on ne peut apprécier que localement, dans cet inventaire, les objectifs effectivement accessibles aux moyens dont on dispose et les voies par lesquelles on les approchera. Encore faut-il ici distinguer deux catégories d'objectifs (on ne doit pas les dissocier dans a pratique, bien au contraire, mais ils sont de nature différente) :

- des objectifs d'éducation générale (surtout non-cognitifs), qui sont liés davantage au climat de la classe, aux méthodes et à l'attitude personnelle du maître, et dépendent relativement peu de sujets d'étude : on peut développer l'initiative, le soin, l'attitude à coopérer... dans toutes sortes d'exercices ;

- des objectifs cognitifs, savoirs ou savoir-faire spécifiés qui, eux, ne s'atteignent qu'au terme de situations d'apprentissage également spécifiées, et tributaires des moyens du bord.

C'est naturellement sur ces derniers que porte le travail de programmation proprement dit, c'est-à-dire l'articulation dans le temps des séquences d'apprentissage.

Résumons. La pédagogie d'éveil s'accommode mal de programmes fixant d'autorité à l'avance les répartitions à prévoir et les progressions à suivre. Elle exige que soit confié au maître le soin d'établir son plan de travail, en fonction de deux séries de données :

- les instructions officielles (ou ce qui en tient lieu), qui lui fournissent les grandes orientations et un inventaire des objectifs à atteindre, exprimés en termes de comportements ou de compétences (maîtrise des cadres d'organisation de la pensée, de méthodes de travail, de moyens d'expression, de techniques, etc...) ;

- les contingences locales en fonction desquelles il devra répartir le temps globalement imparti entre les activités les plus susceptibles de conduire aux objectifs précités.

Entre les deux, le maître dispose de la plus grande autonomie et porte la responsabilité correspondante.

 

III – LE MAÎTRE FACE À SON AUTONOMIE

 

3.1 Une lourde charge

 

Cette promotion de statut a en effet pour contrepartie une lourde charge. Et l'on comprendra que certains regrettent la sécurité d'un itinéraire tout tracé et le verdict extérieur de l'examen.

Il incombe désormais au maître :

1) d'abord de distribuer de sa propre initiative les six heures hebdomadaires globalement dévolues à l'éveil, selon des schémas divers et variables, d'une part entre les différentes matières incluses sous la rubrique (en tenant compte de leurs interférences, entre elles et avec les disciplines instrumentales), d'autre part entre les différents types d'activités : sorties dans le milieu, activités "d'ateliers" ou de "laboratoire", travail sur documents, par groupes, par classe entière, en travail individuel, etc...

2) de s'assurer prévisionnellement, de contrôler en cours de route et de vérifier en fin de parcours que cette exploitation des ressources locales conduit bien à l'ensemble des objectifs définis, sans déséquilibre notamment entre objectifs d'éducation générale et objectifs cognitifs spécifiques.

C'est une tâche délicate et astreignante. Elle n'est toutefois pas impossible. En effet, comme on l'a vu tout au long du chapitre II, même les objectifs cognitifs essentiels sont pour la plupart communs à diverses activités. Ils peuvent être atteints à partir de situations diverses, beaucoup plus nombreuses, et au surplus polyvalentes, c'est-à-dire pouvant servir de base de départ pour atteindre différents objectifs. Le maître est ainsi conduit à se poser en permanence deux questions complémentaires :

- quelle situation puis-je faire surgir pour lancer une démarche en direction de tel objectif ?

- la situation étant ce qu'elle est, quels objectifs permet-elle d'atteindre, par quelles voies, à quelles conditions ?

Une différence essentielle, on le voit, entre la programmation classique et la programmation par objectifs est que cette dernière est continue, qu'elle donne lieu à de fréquentes mises au point en fonction d'une observation et d'une évaluation également continues.

 

3.2. De nouveaux rôles pour le maître

 

La hiérarchie des rôles assumés par le maître s'en trouve profondément modifiée. Traditionnellement, le devant de la scène appartenait à l'enseignement proprement dit, c'est-à-dire à la transmission de connaissances élaborées, et au contrôle de leur réception. En pédagogie d'éveil, les premiers rôles reviennent à l'organisation, à l'animation et à l'évaluation – que l'on ne doit d'ailleurs dissocier que pour la clarté de l'exposé.

Organisateur, le maître l'est évidemment dans la planification des activités comme de son propre travail. Il lui revient aussi "de préparer à l'intention (des enfants) et de leur offrit un milieu, un matériel et une technique susceptibles d'aider leur formation", de produire des documents (en les réalisant lui-même ou en les rassemblant). Le moment venu, il distribue le travail, répartit les tâches, intervient personnellement, pour relancer la recherche, apporter les compléments de connaissances appropriés et permettre l'intégration des acquis en synthèses cohérentes.

Animateur, il est celui qui libère les enfants, qui crée le climat favorable au déploiement de leur curiosité, de leur initiative, de leur besoin de créer et de s'exprimer, qui facilite discrètement la communication et la vie de groupe en maintenant des relations saines entre les enfants, entre enfants et adultes, entre lui-même et chacun d'eux. Comme l'animateur de centre de loisirs, il est toujours en éveil, prompt à exploiter une situation qui motive puissamment les enfants, habile à susciter des situations conduisant à ses objectifs. Et il n'oublie jamais que les objectifs majeurs sont d'éducation générale, qu'il est – quel que soit son sexe – le substitut du père, cette puissance dont tour à tour l'enfant recherche la protection ou nargue l'autorité, comportements l'un et l'autre nécessaires à la formation de sa personnalité.

Évaluateur enfin, l'observation attentive (des élèves, des groupes, des difficultés rencontrées) lui permet d'apprécier au jour le jour les acquis mesurables (en y associant les élèves eux-mêmes, il les aide à se sentir responsables de leur propre formation), à plus long terme l'efficacité de l'action éducative d'ensemble (elle dépend des activités effectivement mises en œuvre, qui commandent le choix des indicateurs ou critères de succès).

La combinaison de ces rôles appelle ce qu'on peut définir une attitude expérimentale en pédagogie. Elle exige, nous l'avons dit, au premier chef vigilance et disponibilité – et par conséquent une très large autonomie.

 

3.3. Une nécessaire autonomie

 

L'autonomie du maître n'est ni une concession, ni un transfert de responsabilité : c'est une nécessité psychologique, pédagogique et fonctionnelle.

Une nécessité psychologique d'abord. Le type de relations qu'il doit établir avec les enfants exige, on le sait, qu'il leur apparaisse (et à lui-même) dans toute l'authenticité et la "congruence" d'une personne pleinement adulte, et non comme un personnage n'ayant d'autorité que par délégation. Sans doute n'a-t-on jamais considéré l'instituteur comme un simple exécutant, ni contesté son droit à l'autonomie pédagogique. Il reste que dans le cadre d'horaires et de programmes trop stricts, il pouvait être pris (et se prendre lui-même) plutôt pour un relais d'autorité, sans responsabilité réelle autre que d'exécution : situation psychologiquement peu favorable à une relation coopérative avec les enfants.

Elle ne l'était pas non plus pédagogiquement : si le maître n'est pas entièrement libre de ses démarches, si les points de passage obligé sont trop nombreux, comment peut-il adapter son action à la vie de la classe ? Déférer éventuellement à une décision de conseil de coopérative, ne fût-ce que pour la soumettre à l'épreuve des faits ? Laisser se développer, aussi longtemps que la situation l'exige, le temps d'autonomie vraie, où les enfants se motivent et se révèlent, permettant ainsi et d'engager la recherche, et d'en préparer l'évaluation ?

Fonctionnellement enfin, l'évaluation qui couronne une démarche d'éveil ne peut être conduite de façon pertinente que par le responsable de l'articulation entre objectif et sujet d'étude – ce qui implique d'ailleurs une transformation sensible dans les modalités de l'inspection.

 

 

Il est donc indispensable que le maître dispose de la plus grande latitude de principe pour organiser son travail comme la vie réelle du groupe dont il a la charge lui paraît l'exiger.

On remarquera la similitude entre cette méthode de programmation et la démarche même de l'éveil. Et elle est la mieux adaptée à une situation où l'action éducative ne peut être guidée par aucune certitude, dogmatique ou scientifique (la seule étant que nul ne peut prouver qu'il détient la vérité)...

Toutefois, une telle attitude de disponibilité et de recherche ne saurait se conserver longtemps en solitaire : la nécessaire autonomie du maître a pour corollaires un travail en équipe dans l'école, et l'ouverture de celle-ci sur divers réseaux de soutien.

 

IV – TRAVAIL D'ÉQUIPE ET RÉSEAUX DE SOUTIEN

 

4.1. L'équipe des maîtres

 

Hormis dans le cas de la classe unique, un plan de travail par objectifs ne peut se concevoir ni dans le cadre d'une seule classe (et d'abord pour des raisons concrètes, de matériel et d'organisation), ni dans le cadre d'une seule année. La définition même des objectifs annuels suppose un diagnostic de départ, que tout invite à établir en début d'année par contact entre es deux maîtres, celui que les enfants quittent, celui qui les accueille. Et l'exploitation du milieu impose une concertation en tous points comparable à celle de professeurs de lettres s'assurant que les élèves n'étudieront pas trois années de suite la même comédie et qu'ils aborderont chaque œuvre au moment le mieux adapté à leur point de maturation.

Ainsi amenés à se concerter par des nécessités objectives, les maîtres y trouveront aussi des raisons de se constituer véritablement en équipe pédagogique, pour établir ensemble le plan de travail de l'école pour toute la scolarité. Une équipe n'existe qu'en fonction d'un projet à conduire ensemble, d'une responsabilité commune – supposant une autonomie corrélative. Dans cette perspective, on commence par répartir les sujets d'étude et les ressources communes(9), puis on échange des compétences, des documents, des réflexions, notamment en matière d'évaluation. Le plus grand bénéfice, peut-être, du travail d'équipe, pour les maîtres en conseil comme pour les enfants dans la classe, c'est la communication, qui oblige à savoir ce qu'on dit, à préciser sa pensée, à écouter autrui, à prendre conscience des solidarités comme des divergences légitimes... toutes choses qui n'arrivent pas tous les jours hors de l'école, faute peut-être jusqu'ici d'une éducation qui ait suffisamment mis en honneur ces pratiques.

 

4.2. L'ouverture de l'école, corollaire de son autonomie

 

La concertation des maîtres autour d'un plan de travail se prolonge naturellement vers l'extérieur, ici encore sous l'effet conjugué de nécessités logistiques et d'une dynamique interne. On est amené à prendre des contacts extérieurs, en vue d'enquêtes ou de visites, pour recueillir des informations ou des concours bénévoles ; à informer les parents de ce qu'on entreprend avec leurs enfants ; à associer à la définition des objectifs les autres éducateurs : une bonne partie des activités d'éveil se pratique en centre de loisirs ou de vacances, aussi normalement qu'à l'école, et une coordination des efforts comme des ressources ne peut être que bénéfique.

Et puis les compétences cumulées des maîtres ne suffisent pas toujours pour surmonter les difficultés (techniques ou méthodologiques) rencontrées : par une démarche homothétique de celle des enfants en activité d'éveil, on cherchera au dehors ce que le groupe ne peut fournir. On le trouvera aussi bien auprès des mouvements périscolaires ou pédagogiques (animés par des collègues), auprès des équipes d'animation pédagogique et des instituteurs de formation continue, auprès des Centres de Documentation Pédagogique départementaux ou régionaux, sans négliger ni les Ateliers de Pédagogie de la R.T.S., ni les cours du C.N.T.E. (pour l'éducation artistique notamment)... Cette énumération n'a rien d'exhaustif, et si elle se limite à l'Éducation nationale, c'est sans arrière-pensée monopolistique (on peut penser notamment que dans bien des cas, des parents pourront faire bénéficier maîtres et enfants de leurs compétences techniques, et de multiples expériences ont montré ce que pouvaient apporter les animateurs de musées, archives, bibliothèques, etc...).

Il reste dans l'Éducation nationale un service, dont le rôle est souvent mal compris, et qui peut aider puissamment les maîtres dans l'effort continuel d'invention qui leur est demandé : c'est le service de la Recherche Pédagogique. Sa fonction n'est pas d'inventer à la place des maîtres (usurpation qui ruinerait dans son principe même la rénovation pédagogique) ; elle est de faire en sorte que leur invention soit féconde, de fournir à celle-ci des instruments, de lui faire gagner du temps, en s'inspirant des expériences conduites par les équipes de recherche, et sans attendre (en vain) que celles-ci aient mis au point les formules-miracles qu'il suffirait désormais d'appliquer. Recherche et animation ne se suivent pas, chacune à son tour ; elles progressent de front. Bien entendu, il faut user avec la plus grande prudence de résultats qui ne valent que rapportés aux conditions bien déterminées de l'expérimentation qui les a fournis. Mais c'est notamment, par exemple, au service de la Recherche que l'on peut emprunter aujourd'hui les documents les plus stimulants pour un travail par objectifs.

 

 

 

 

CONCLUSION

 

Toutes ces liaisons sont indispensables. Et nous nous arrêterons pour conclure sur ce qui n'est un paradoxe qu'en apparence. Les programmes et horaires nationaux, détaillés et impératifs, qui caractérisent encore, pour bien des étrangers, notre système centralisé, permettaient en fait à l'enseignant de vivre en vase clos. En revanche, l'autonomie d'un maître laissé libre de définir ses objectifs, de déterminer et de conduire son action en conséquence et d'en évaluer lui-même pour l'essentiel les résultats, ne peut se concevoir sans un travail en équipe, à l'intérieur de l'école comme dans son environnement proche, sans le recours à des réseaux de soutien où collaborent les instances de formation, d'animation et de recherche,

C'est pourquoi il importe que ces réseaux, expressément prévus par les textes, fonctionnent effectivement. C'est pourquoi aussi ce texte d'orientation a été conçu, comme nous l'avons dit, pour nourrir entre les différents partenaires l'échange et la concertation.

 

 

 

Notes

 

(1) Cf. supra, & 2121.2 La musique, passim.
(2) On rattachera à cette préoccupation l'éducation de la sécurité, et notamment de la sécurité routière, dont l'importance, à la jonction de l'éducation physique et des activités d'éveil, est soulignée par […].
(3) C'est une première amorce de "l'initiation économique et sociale" prévue pour le premier cycle par la loi du 16 juillet 1971.
(4) Instructions de 1972.
(5) Par exemple RP 62, Activités d'éveil scientifiques à l'école élémentaire, T 1, p.
(6) 6 et 8 : il en existe d'excellentes pour la biologie.
(7) Par exemple en musique (cf. chapitre II, & 232.1 sq.
(8) Il en existe d'excellentes pour la biologie.
(9) De la même façon qu'en éducation physique, la programmation des activités peut fort bien partir d'un inventaire précis des équipements.

 

 

© Georges Belbenoît, IGEN, Instructions officieuses sur l'Éveil, 1973, pp. 93-149.