Périmé, ce texte d'une rare intelligence ? Voire !

 

 

Instructions du 19 octobre 1960

(B.O. n° 29 du 27 octobre 1960)

 

La ventilation des élèves de sixième entre les deux sections classique et moderne et technique ne devant être opérée qu'au début du second trimestre de l'année scolaire, il appartiendra aux professeurs de tirer profit de ce trimestre de transition - de cette sorte de halte entre l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire - d'abord pour consolider les connaissances de base acquises dans les classes élémentaires, ensuite pour essayer de déterminer les possibilités et les goûts de l'enfant.

 

Quel est le potentiel de l'intelligence de l'élève ? Quelles sont ses aptitudes particulières ? C'est de la réponse, nécessairement provisoire, apportée par les professeurs, à ce double problème, que se dégagera un conseil d'orientation à peu près valable. Si le potentiel de l'intelligence est élevé, la solution est simple : comme les qualités d'esprit qu'exige l'étude du latin ne sont pas tellement différentes de celles qu'exige l'étude des sciences (à condition, bien entendu, que l'enseignement du latin se propose avant tout pour but d'habituer l'enfant aux abstractions et de fortifier en lui aussi bien l'aptitude au raisonnement que le goût de la découverte), l'élève très intelligent doit se trouver à l'aise aussi bien en face des difficultés d'un problème qu'au milieu des pièges d'une phrase latine. Que cet élève entre donc dans la section classique, si cela lui plaît : il ne renoncera d'ailleurs pas par ce choix à une carrière scientifique, puisqu'il pourra suivre plus tard les mêmes études scientifiques que ses camarades de la section moderne. Mais qu'il n'hésite pas à entrer dans la section moderne, s'il préfère l'étude des langues vivantes à celles des langues mortes. Car il serait vraiment inadmissible, à notre époque, de réserver aux seules humanités classiques le privilège de la haute culture. Administrateurs et professeurs commettraient une grave erreur s'ils dirigeaient systématiquement les meilleurs élèves vers les sections classiques.

 

Si le potentiel de l'intelligence est moyen - et ce sera naturellement le cas pour la très grosse majorité des élèves - la tâche des professeurs sera plus délicate et leurs responsabilités plus gravement engagées. En effet, ils auront pour tâche de déterminer la nature particulière de cette intelligence, puisque cette intelligence ne vaudra que si elle est utilisée dans le sens qui lui convient. C'est par l'observation du travail fait en classe - et surtout pendant les classes dirigées - que le professeur pourra déceler les qualités et les insuffisances d'esprit ou de caractère de l'enfant ; et ce sont les signes révélant ces qualités ou ces insuffisances plutôt que la valeur intrinsèque des résultats scolaires qui devront justifier les appréciations portées sur les élèves et présentées au conseil d'orientation - appréciations n'offrant pas le caractère brutal d'une note chiffrée, mais le caractère nuancé d'une impression. Un exemple précisera notre pensée. Soit un fait scolaire : la remise de devoirs corrigés. Supposons qu'il s'agisse d'un exercice de rédaction, et que la même note (car il faudra bien, par respect des traditions scolaires, inscrire une note chiffrée) ait été attribuée à trois élèves : l'un a rédigé un texte correct, mais plat ; le deuxième a mal ordonné ses idées, mais ces idées sont quelquefois originales ; le troisième a fait d'assez grosses fautes d'orthographe, mais il a montré en certains endroits qu'il avait le sens de la phrase. Il n'y a rien à dire ; chacun a la note qu'il mérite. Mais ces trois élèves qui ont la même note, ont-ils la même valeur, si on essaye de déterminer cette valeur, non pour cette heure même de la correction, mais pour une perspective plus lointaine, la carrière scolaire possible ? Dans le premier cas, il s'agit d'un élève consciencieux qui, grâce à son travail, arrivera sans doute à passer le baccalauréat, mais dont le niveau intellectuel n'est pas élevé ; dans le second, d'un esprit assez brouillon, mais capable d'éclairs, et qui réussira si son maître lui impose une discipline de pensée ; dans le troisième, d'un étourdi, mais qui a des dispositions pour les lettres, et dont l'esprit s'affirmera à mesure qu'il mûrira. Ce n'est pas la note qui importe au professeur orienteur, mais l'interprétation. Il n'est donc pas question pour le professeur de tenir une comptabilité des notes, mais un cahier des observations prises à l'occasion de tous les exercices oraux ou écrits que feront les élèves sous son contrôle.

 

Mais quels sont les exercices que, en ce qui concerne l'enseignement du français, nous pouvons considérer comme les exercices d'élection ? Étant donné le but que nous nous proposons d'atteindre pendant ce premier trimestre, nous affirmons sans hésitation que ce sont les exercices portant sur la nature de la phrase qui doivent être considérés comme les exercices de choix.

 

Certes, il conviendra, pour consolider les connaissances de base, de continuer à appliquer les instructions officielles concernant l'étude et le contrôle de l'orthographe et de la ponctuation, etc., mais il faudra attacher une importance particulière aux exercices d'analyse. Ce sont ces exercices qui, mieux que d'autres, permettront à l'enfant, d'une part, de passer de la phase de la pratique empirique de la langue à la phase de la pratique raisonnée, d'autre part, en ce qui concerne les textes, de passer de la compréhension globale à la compréhension analytique, enfin, de prendre conscience, d'une façon sans doute encore confuse, des relations qui existent entre le fond et la forme. Mais il faut que ces exercices soient définitivement dépouillés de tout leur appareil mécanique (l'application automatique de certains procédés rendant inutile tout effort de réflexion), et qu'ils débordent le cadre étroit dans lequel on les enferme.

 

Supposons que le professeur veuille faire analyser par des élèves cette phrase de Loti  : "Toute courbée, toute cassée, portant sur le dos une charge énorme de bois mort, cheminait la pauvre vieille, le long d'une route de montagne, dans la splendeur du soir d'été". Fera-t-on une analyse logique ? Il n'y a pas la matière. Une analyse grammaticale ? Sans doute. Mais si nous nous contentons, suivant l'habitude, de faire l'analyse des formes de mots et l'analyse de leurs fonctions, quel bénéfice l'enfant et le maître qui doit l'observer, tireront-ils de cet exercice ? Il nous semble possible d'utiliser autrement cette phrase. Comment ? Il s'agira d'abord, par une série de questions, de repérer dans la classe les élèves qui ont remarqué que la construction de la phrase citée n'était pas ordinaire. Cette première enquête faite, on demandera en quoi cette construction pouvait paraître extraordinaire, et enfin pourquoi elle a été préparée par l'auteur. Si la première question a permis de discerner ceux dont la curiosité est en éveil, la seconde établira une ligne de démarcation entre ceux qui n'ont encore de la phrase française qu'une connaissance empirique et ceux qui en ont déjà une connaissance raisonnée, enfin la troisième servira pour faire un tri des enfants vraiment doués - nous entendons par là des enfants qui sont déjà sensibles à l'art de l'expression. Il appartiendra alors, non au maître, mais à l'un de ces "découvreurs" de montrer à ses camarades que si l'auteur, au lieu de la construction banale (sujet, verbe, attribut ou complément d'objet, complément circonstanciel) a choisi une autre construction, c'est qu'il voulait que la construction grammaticale même suggérât, dans un certain ordre, la succession des images.

 

Si au lieu d'une phrase simple, comme celle de Loti, nous présentons une phrase complexe, le travail portera alors sur l'ordre des propositions ; et la façon adroite ou embarrassée avec laquelle l'enfant saura trouver non seulement le nombre et la nature, mais aussi la hiérarchie des propositions dans la phrase, nous donnera sur les possibilités de son intelligence des renseignements précieux. Encore faut-il que ce travail d'analyse ne soit pas réduit à la répétition de certains rites !

 

Supposons qu'il doive porter sur la phrase suivante de Chateaubriand : "Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai besoin de guide : je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux où je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment". On peut se contenter de décomposer cette phrase en ses éléments, c'est-à-dire de reconnaître les propositions qui la constituent. Depuis le cours moyen, les élèves sont dressés à ces exercices. C'est ainsi que, dans la phrase citée, l'élève signalerait des propositions subordonnées conjonctives, dont l'une est accompagnée d'une relative, une proposition principale, puis une proposition indépendante à laquelle se juxtaposerait une première, puis une seconde, propositions principales, chacune d'elles agrémentée d'une proposition relative. Ce ne peut être évidemment là qu'une caricature d'analyse logique, puisque cet exercice formel ne suppose, en aucune manière, ni l'intelligence de l'art de l'écrivain, ni même la compréhension de la phrase. On a bien mis des étiquettes sur les valises, mais on ne sait pas ce que contiennent les valises. Un exercice ainsi pratiqué est sans valeur. Mais posons aux enfants des questions analogues à celles-ci dans le membre de phrase "si nul être qui m'aima ne demeure après moi pour me conduire à mon dernier asile", il est bien exact que nous trouvons une proposition conjonctive, puis une proposition relative, mais ces subordonnées sont-elles sur le même plan ou l'une d'elles n'est-elle pas elle-même subordonnée à l'autre ? Dans la phrase prise dans son ensemble, pourquoi les deux propositions conjonctives du début sont-elles juxtaposées au lieu d'être coordonnées ? Est-ce une raison de grammaire ou une raison de sens (la reprise de la même idée sous une autre forme) qui explique cette juxtaposition ? Pourquoi, entre les deux propositions " ... j'ai besoin de guide" et "je me suis enquis du chemin", l'auteur a-t-il employé le signe de ponctuation (:) ? N'y a-t-il pas d'autre part, dans cette phrase, une proposition relative qui n'a qu'une valeur d'adjectif ? D'autres questions - et fort nombreuses - pourraient être posées, qui seraient plutôt des questions de stylistique que de grammaire. Mais peu importe ! Il suffit pour qu'elles soient bonnes, qu'elles tirent du texte tout ce qui est enrichissant pour l'esprit d'un enfant.

 

Entendons-nous bien : ces exercices d'analyse, tels qu'ils ont été proposés plus haut, constituent une limite vers laquelle doit tendre le professeur de 6e, pendant le trimestre d'observation. Pour la plus grande partie des élèves, il conviendra d'être beaucoup plus modeste : le maître saura placer la barre plus ou moins haut suivant la force des sauteurs. Mais, outre que des exercices de ce genre pourront être utilisés, si la classe comprend des élèves dont l'esprit est déjà très éveillé et que nous avons le devoir de distinguer, ils nous ont permis de montrer dans quel esprit nous devons pratiquer un exercice, dont la routine a durci les traits et qu'il faut rajeunir.

 

S'il s'agit pour le professeur de discerner dans sa classe les élèves qui lui paraissent particulièrement aptes à l'étude du latin, il est bien certain que les réactions des enfants en face d'exercices de cet ordre seront précieuses. Qu'un enfant de onze ans soit capable de comprendre la structure d'une phrase comme celle de Chateaubriand, il y a là pour un professeur de sixième une raison suffisante de penser que cet élève sera plus tard capable de débrouiller l'écheveau d'une période cicéronienne.

 

Ces exercices d'analyse devront être naturellement assortis d'exercices de vocabulaire. Remarquons d'abord que l'expression "accroissement du vocabulaire" qui est employée dans les programmes, ne concerne pas seulement le nombre des mots à acquérir, mais aussi le nombre des acceptions que peuvent prendre les mots les plus usuels. L'intelligence des textes n'est en effet possible pour l'enfant que s'il connaît ces diverses acceptions et s'il a été habitué à choisir entre ces diverses acceptions.

 

 

Nous croyons inutile de commenter les autres parties du programme de français de la classe de sixième. Il nous a suffi, à propos de certains exercices, dont l'importance est particulièrement grande dans les classes d'orientation, d'indiquer aux professeurs dans quel esprit et de quelle manière ils pouvaient être pratiqués.

 

Pour le Ministre de l'Éducation nationale et par délégation :

Le Directeur général de l'organisation et des programmes scolaires,

L. Paye