Cette Circulaire (non datée, mais qu'on peut raisonnablement placer dans l'année 1941) est signée de Jérôme CARCOPINO, ministre de l'Éducation nationale (1941-1942) sous Vichy. Elle surprendra, j'en suis sûr, plus d'un lecteur.
En tout cas, si la leçon d'histoire prête à sourire, celle de géographie peut encore être retenue.

SECRÉTARIAT D'ÉTAT
À L'ÉDUCATION NATIONALE
ET À LA JEUNESSE

 

LE SECRÉTAIRE D'ÉTAT À L'ÉDUCATION NATIONALE ET À LA JEUNESSE


à Messieurs les Inspecteurs d'Académie,
en communication à Messieurs les Recteurs,
et
à Messieurs les Préfets.

 

J'ai l'honneur de vous informer que j'envoie dans tous les établissements d'enseignement et écoles, un certain nombre d'exemplaires d'une étude schématique sur la Syrie, terre française, que les chefs d'établissements et directeurs distribueront le plus promptement possible à tous les professeurs et instituteurs.

Une copie de la présente circulaire est jointe à chacun de ces envois.

Vous voudrez bien veiller à ce qu'une causerie soit faite sur cette question dans tous nos établissements et nos écoles, soit en organisant une réunion générale des élèves de l'école, soit en demandant simplement à chaque maître de s'adresser directement aux élèves de sa classe. Il y sera donné lecture totale ou fragmentaire de l'étude précitée : chaque maître pourra en développer tel ou tel point sur lequel il estimera devoir mettre l'accent.

L'Université de France doit exposer à ses élèves avec l'impartialité dont elle est coutumière, les conditions dans lesquelles la Syrie française vient d'être attaquée et le courage avec lequel les soldats français la défendent, animés de cet esprit de sacrifice qu'inspirent le patriotisme et ses justes causes.

Au moment où certaines informations, venues du dehors, risquent de troubler notre jeunesse, il est bon que les éducateurs fassent entendre à leurs élèves la voix de la vérité et de la raison. Ainsi, ils contribueront à ramener le calme dans les esprits et à fortifier le sens de l'unité française, hors de laquelle il ne saurait y avoir de salut ni pour notre Empire ni pour nous-mêmes.

Vous me rendrez compte pour le 15 Juillet de la manière dont vous aurez assuré dans votre département l'exécution de la présente instruction.

 

J. Carcopino

 

 

 

Henri Boucau, Inspecteur Général de l'Instruction Publique

 

 

 

1e Conférence

 

 

 

 

Aux bords orientaux de la Méditerranée, nos soldats se défendent contre l'agression anglaise. Ils luttent et meurent parce qu'ils veulent garder la France aux Syriens et la Syrie aux Français. Entre vous, hommes de France et les hommes divers : Arabes, Libanais, Alaouites, Druses, égrenés de la mer éternellement bleue au désert toujours impitoyable, une histoire presque millénaire établit des relations à ce point multiples et intimes que la Syrie appartient à la chair vivante de notre pays et que la meurtrir, c'est vous meurtrir.

Des Croisés du XIe siècle aux soldats d'aujourd'hui, la tradition française en Syrie s'affirme par quelques épisodes dont la continuité dans l'esprit et les résultats, vous apparaîtra malgré la discontinuité dans le temps.

Remontez le cours des siècles : nous voici en l'an 1095 : au Concile de Clermont, en Auvergne, le pape Urbain II, qui est français, évoque devant la foule le sort des pèlerins chrétiens auxquels les Turcs Seldjoukides, venus des steppes asiatiques, interdisent l'accès de Jérusalem. Les Lieux Saints, où le Christ vécut et mourut, deviennent inaccessibles aux pénitents qui aspirent à se repentir et aux fidèles qui souhaitent, une fois au moins dans leur vie, prier sur le tombeau du Seigneur. L'ardente parole d'Urbain II entraîne les assistants à prendre la Croix, à mettre sur leur épaule l'insigne qui les engage à marcher contre l'infidèle. En quelques mois, dans un irrésistible enthousiasme, les troupes féodales s'organisent en trois armées où, sous les ordres de leurs seigneurs locaux, s'ordonnent les Français de Lorraine, de l'Île de France et de Normandie, enfin du Midi Languedocien. Par centaines de milliers, seigneurs et pauvres gens unis dans la même foi, les hommes de chez nous cheminent au travers de l'Europe vers Constantinople, lieu du regroupement final.

Imaginez cette longue marche épuisante qui devient le calvaire de la soif et de la fatigue meurtrière quand, à partir de l'été 1097, les Croisés eurent passé le Bosphore. Ce fut au printemps de l'année 1099, seulement, qu'ils longèrent la côte syrienne, obstinément tendus vers Jérusalem. Les survivants, 40 000 à peine, enlevèrent la cité sainte dans un formidable assaut, le 15 juillet.

Victorieux, les Croisés s'organisèrent comme en Europe occidentale : d'un seul coup, ils transportent en Orient la société féodale et la civilisation qui fleurit en France. Ils construisent des églises et, pour se protéger contre les Turcs et les nomades du désert, des châteaux-forts. Le territoire syrien semble refléter le visage de certains de nos sites provinciaux : Notre-Dame de Tortose, cathédrale échouée sur le sable, s'est maintenue au travers des vicissitudes politiques et des tremblements de terre ; le fameux Krak des Hospitaliers, qui pouvait abriter deux mille hommes d'armes, domine toujours le massif alaouite de sa double enceinte flanquée de tours.

L'influence française est désormais fixée sur des fondations de pierres. Notre langue se répand et, pour tous les hommes du Proche-Orient, le terme de "Franc", c'est-à-dire Français, devient synonyme de chrétien, d'Européen. Les États chrétiens d'Orient connaîtront d'étranges vicissitudes : l'idée française se maintient. Saint-Louis, au XIIIe siècle, reçoit encore les hommages du Vieux de la Montagne, chef des illuminés qui s'adonnent au kaschich sur la montagne alaouite. Les États chrétiens disparaissent même totalement de l'Asie méditerranéenne : peu importe, la tradition française ne s'éteint plus.

Au XVIe siècle, c'est à François Ier que Soliman le Magnifique de Constantinople, accorde une capitulation générale, c'est-à-dire le droit pour les chrétiens d'Europe d'être jugés selon les lois et coutumes de leur pays. La monarchie française ne cesse pas de protéger les fidèles et marchands qui fréquentent les Échelles du Levant.

La Révolution français met sa marque propre sur le Proche-Orient. Le jeune Bonaparte, dans la gloire de ses premiers succès, entraîne en 1798 ses soldats vers l'Égypte. "Vous y porterez à l'Angleterre, leur dit-il, le coup le plus sûr et le plus sensible". Victorieux dans le delta du Nil, il suit la côte syrienne et les soldats de la Révolution portent leurs pas sur le sol que foulèrent leurs aïeux des Croisades. Mais les murailles de Saint-Jean-d'Acre, défendues par un émigré français, les canons de la flotte anglaise et la peste, enfin, arrêtent le conquérant et le contraignent à regagner l'Égypte.

Au XIXe siècle, la France reste, en Syrie, celle vers qui se tournent les regards et, trop souvent, les supplications des chrétiens persécutés ou massacrés. Napoléon III reprend avec vigueur cette politique protectrice ; il s'oppose avec vigueur au Tsar Nicolas et à ses chrétiens orthodoxes ; la querelle des Lieux Saints est à l'origine de la guerre de Crimée.

Les événements de 1860 incitent l'empereur à agir plus énergiquement. Les musulmans massacrent les chrétiens de Damas ; les Druses massacrent les Maronites du Liban. La politique anglaise freine et atténue l'intervention française, mais nos soldats revinrent encore en Syrie afin de remettre l'ordre ; ils n'y restent pas longtemps, l'Angleterre veille, mais un résultat essentiel est obtenu : les Maronites acquièrent une certaine autonomie et peuvent moins redouter le fanatisme des Druses.

Ainsi, quand après 1918, les puissances nous accordaient le droit de guider les peuples syriens vers la paix intérieure, la France revint dans une province française par le sang qu'y versèrent plusieurs générations de nos soldats. Nos hommes, qui pacifièrent au prix de lourdes pertes les tribus révoltées et notamment les Druses soulevés par les intrigues anglaises, retrouvèrent la tradition de gestes et d'épopées plusieurs fois séculaires. Les Méharistes du désert syrien ont repris les routes des chevaliers du Moyen-Âge.

Nous sommes chez nous en Syrie par le droit du sang versé pour l'idée chrétienne ou de la paix civilisatrice. Ceux des nôtres qui se battent là-bas semblent encouragés par ces châteaux-forts si semblables à ceux que l'on rencontre en maints pays français. C'est pour sauver une terre française, une position lointaine de chez nous, qu'ils acceptent le sacrifice suprême sous le ciel implacablement lumineux des montagnes et du désert syrien.

 

 

2e Conférence

 

Au lendemain de 1918, les puissances nous confièrent le soin de pacifier et d'organiser les peuples divers qui vivaient sous l'autorité du Sultan de Constantinople, entre les montagnes de l'Asie mineure et les frontières de la Palestine et de la Transjordanie, pays réservé à l'influence anglaise. Précisons à grands traits l'allure géographique de ce fragment du Proche-Orient et l'œuvre que la France y sut mener à bien.

Un bref voyage nous mène du rivage méditerranéen au désert mésopotamien. La Syrie s'annonce, sur la Méditerranée orientale, par une côte rude, rectiligne, médiocrement articulée, où alternent petits caps, petits îlots rattachés à la terre par des alluvions fluviales, petites plaines littorales. Véritable côte de fer, peu favorable au commerce maritime actuel, si elle fut au temps des Phéniciens et des Grecs un secteur actif du cabotage méditerranéen, quand florissait Tyr (aujourd'hui Sour) et Sidon (aujourd'hui Saïda).

À l'Est du rivage, s'amorcent immédiatement de hautes murailles qui montent par paliers successifs jusqu'aux sommets lourds du Liban. Aux calcaires puissants revêtus d'un maigre maquis, succèdent des grès où prospèrent oliviers, arbres fruitiers, cultures, où se maintiennent encore quelques centaines des cèdres qui furent, jusqu'à l'aurore des temps modernes, la parure et l'orgueil des montagnes libanaises, le matériau indispensable aux navires des Phéniciens, des Grecs et des maîtres de l'Égypte jusqu'au milieu du XIXe siècle.

La valeur du Liban, comme obstacle aux communications vers l'intérieur, se mesure par ses altitudes, qui atteignent 3 000 mètres, et par ses cols où la ligne des sommets lourds s'infléchit à peine aux environs de 1 500 mètres. Le djebel Ansarieh, ou massif des Alaouites au Nord de Tripoli, s'offre plus bas, compris entre 1 200 et 1 500 mètres. Au total, les montagnes de Syrie ferment le rivage et l'obstacle serait complet s'il n'existait quelques coupures transversales profondes, que les routes venues de l'Asie intérieure suivirent de toute éternité : ce sont les ouvertures du Nahr-el-Kébir, qui mène de Homs à Tripoli, celle de Latakieh et celle de l'Oronte inférieur, qui conduit d'Alep à la mer par Antioche.

À l'Est de ces montagnes côtières, de puissants mouvements du sol ont enfoncé des dépressions aux directions à peu près méridiennes : la Bekaa, que le Liban domine par une muraille gigantesque de 2 400 mètres, et le Ghab, que draine l'Oronte, dont les jardins enchanteurs amollirent les Chevaliers de la première croisade. Ces dépressions, souvent marécageuses, une fois assainies, aménagées, promettent de merveilleuses récoltes.

Au-delà, vers l'Est, recommencent les hauts massifs calcaires comme l'Hermon et l'Anti-Liban, au pied desquels le relief fuit en s'abaissant vers l'Euphrate et le Tigre. Nous sommes maintenant dans la dépression de Mésopotamie, accidentée parfois de reliefs calcaires et basaltiques et, au Sud, la montagne druse, extraordinaire ensemble de volcans éteints, de coulées basaltiques, rude terre noire, rouge et ocre où les sols décomposés du Haouran portent, quand les pluies sont suffisantes, d'admirables moissons de blé.

Terre de contrastes par le relief, la Syrie l'est aussi par le climat. Si la muraille méditerranéenne reçoit des pluies assez abondantes pour que la grande forêt de cèdres ait existé, et même assez de neige pour que l'on pratique le ski sur les pentes du Liban, très vite vers l'intérieur s'affirme le régime désertique. Sur quelques dizaines de kilomètres on passe des cultures arbustives propres aux sédentaires méditerranéens, à la vie des pasteurs nomades, des Bédouins qui déplacent leurs troupeaux et leurs tentes sous la protection et la surveillance des compagnies méharistes.

Cette Syrie, au relief et au climat si rudes, sauf sur la côte méditerranéenne reste peuplée d'hommes très divers par la race et surtout la religion qui, là-bas, différencie mieux que les caractères physiques. Bédouins et Arabes pratiquent la religion musulmane et constituent la majeure partie de la population. Dans les montagnes refuges, vivent trois peuples originaux : les Alaouites, du djebel Ansarieh, les Maronites du Liban, les Druses du djebel druse. Les Maronites sont des catholiques rattachés à Rome, autorisés à quelques pratiques particulières. Les Alaouites n'ont pas de mosquée ; ils admettent un ensemble assez confus de croyances, résidu, semble-t-il, de toutes les religions qui apparurent en Syrie au cours des siècles, et l'on rencontre chez eux maintes réminiscences chrétiennes. Les Druses, paysans et farouches guerriers ne sont pas des Musulmans et les croyances hindoues ont laissé chez eux des traces indéniables. La France eut fort à faire pour amener des peuples, séparés par des siècles de terreur et de luttes farouches, à vivre côte-à-côte.

Après l'ordre; nous avons assuré là-bas le développement des ressources matérielles. Nous avons d'abord répondu à la vocation de la Syrie qui est d'être, en dépit de son relief, le pays des routes qui mènent de l'Asie intérieure à la Méditerranée orientale. Deux lignes parallèles de villes-ports jalonnent le rivage du désert et le rivage de la mer. Face au désert, Damas, Homs, Alep recueillent les caravanes et, aujourd'hui, les camions automobiles. Les bornes kilométriques françaises, qui ont remplacé les bornes miliaires romaines, indiquent comme terminus Bagdad, la ville enchantée dont parlent les Contes des Mille et une Nuits. Sur la Méditerranée, Beyrouth, Tripoli, Lattaquié concentrent le trafic maritime. Pays de transit, la Syrie l'est devenue plus que jamais depuis l'occupation française, grâce à l'amélioration des voies ferrées, grâce aux routes que nous avons multipliées, et pensez que le pétrole de l'Irak passe en partie par la Syrie, grâce au pipe-line français qui suit à son tour la vieille route classique de Homs à Tripoli par la coupure du Nahr-el-Kébir.

Là-bas, nous avons assaini les terres, nous avons établi le cadastre, essayé de résoudre les problèmes fonciers, assuré l'eau au djebel Druse, amélioré la culture des arbres fruitiers dont le plus bel ensemble se trouve dans la Ghouta, l'oasis de Damas, oasis sans palmiers-dattiers, mais forêt véritable d'abricotiers, de noyers, d'oliviers, de figuiers. Notre œuvre est loin d'être achevée ; il ne saurait en être autrement à cause des vicissitudes que notre protectorat connut du fait des intrigues étrangères. Nous savons pourtant que là, comme dans l'Afrique du Nord, nous reprenons l'œuvre civilisatrice de Rome : à l'abri de la force française, encourager les sédentaires à la culture des céréales et des arbres fruitiers, assainir, drainer, irriguer, modifier l'état social parfois si rude aux humbles comme les paysans alaouites, voilà notre mission.

Plus que jamais nous entendons la mener à bien et marquer de l'empreinte française cette Syrie où, depuis les Croisades, tant des nôtres ont souffert et lutté pour l'honneur national.