Ce rapport "à la recherche des vraies questions" - dont nous ne donnerons ici que l'introduction et la synthèse d'ensemble - a vu le jour à la suite d'une lettre de mission (datée du 15 avril 1987) du Ministre de l'Éducation nationale d'alors, M. René Monory. On ne sait dire ce qui retient l'attention, puis l'admiration : l'étendue de la culture, l'absence de parti-pris (et, vraisemblablement, d'illusions), la noblesse du propos. Naturellement, ce texte inestimable a été enterré à peine rédigé. On rappellera pour la petite histoire (bien triste) que Monory a été, en son temps, au moins aussi honni qu'Allègre, un syndicat d'instituteurs ayant même eu l'idée d'aller manifester bruyamment jusque dans sa bonne ville de Loudun... Triste syndicalisme de courte vue et d'intérêts particuliers. On peut donc se demander légitimement ce que veulent les enseignants, et jusques à quand ils continueront à contribuer au déclin de la France, imposant leurs Diktats suicidaires à l'ensemble de la population (ils ne forment, rappelons-le, que 3 % de la population active). Mais il serait équitable de dire qu'il y a aussi les routiers, les agriculteurs, les anti-OGM, et j'en passe, bref des tas de groupes de pression minoritaires usant de la violence pour maintenir en l'état leurs intérêts particuliers. On rappellera enfin qu'un autre rapport, bien plus ancien (et donc bien plus oublié que le présent rapport Lesourne) avait noté que les enseignants se faisaient les chantres de comportements qui les desservaient

 

En collaboration avec le Professeur Michel Godet

 

Cette introduction n'est pas de pure forme, car après avoir rappelé le contenu de la mission, tel qu'il a été défini par le Ministre de l'Éducation Nationale, elle précise la nature du rapport et présente une synthèse des principales interrogations qu'il soulève.

 

La mission

 

Tenter de "formuler les questions essentielles qu'il convient de poser, à moyen et à long terme, pour préparer l'avenir du système éducatif de notre pays"(1), telle est la mission confiée par le Ministre de l'Éducation Nationale à l'auteur de ce rapport dans une lettre du 15 avril 1987.

Une mission à la fois immense et limitée.

Immense puisqu'elle concerne "l'ensemble de notre système éducatif; y compris l'enseignement supérieur"(2) et doit tenir compte tout à la fois "de l'influence de l'environnement international, de l'évolution des demandes que la société française peut exprimer et des possibilités de transformation de celle-ci" (3).

Limitée puisqu'il ne s'agit pas de proposer des réponses, mais de se borner à formuler des questions.

Cette restriction du champ n'est pas de simple commodité. Elle répond à une nécessité profonde. En effet :

- Devant la difficulté d'appréhension d'un système très complexe comme le système éducatif, la tendance naturelle est de ne saisir que des parties et de proposer d'emblée des mesures partielles avant même d'avoir défini les problèmes à résoudre. D'où des querelles de chapelles où chacun a beau jeu de mettre en évidence le caractère discutable et restreint des hypothèses des autres. Aussi, semble-t-il préférable de commencer par cerner les questions qu'il convient de poser.

- L'évolution du système éducatif dans les prochaines décennies ne résultera pas de la volonté d'un homme ou d'un petit groupe d'hommes, mais du jeu d'un grand nombre d'acteurs, enseignants, élèves, parents d'élèves, entreprises, médias, administrations, syndicats, partis politiques... Et maintes transformations ne pourront se produire que si elles recueillent le soutien, au moins passif, de groupes d'acteurs suffisamment larges. Il est indispensable, dans ces conditions, que l'éducation devienne l'objet d'un débat social majeur dans la société française, mais ce débat, il faut commencer par le situer en amont, en le centrant avant tout sur la formulation des questions essentielles en ce dernier quart du vingtième siècle.

Cette affirmation de l'utilité d'une approche globale des problèmes de l'éducation, en des termes susceptibles de faciliter un débat social, repose sur trois convictions qui sont à la base de ce rapport :

(i) Parmi le tout petit nombre de défis véritablement cruciaux pour l'avenir de la société française figure celui de l'évolution de notre système éducatif.

(ii) Ce défi n'est pas simple. Toutes les sociétés industrielles avancées - même le Japon - s'interrogent sur les déficiences de leur système éducatif. Définir la place de l'éducation dans le vaste effort qui doit permettre de se réaliser au plus grand nombre des individus de notre société ne constitue en rien un problème facile et dont la solution serait déjà connue. Cette solution, les membres de notre société la construiront ensemble, plus ou moins bonne, à travers leurs coopérations et leurs conflits dans l'avenir.

(iii) L'avenir, en effet, n'est pas écrit. Il est le fruit de la nécessité, du hasard et de la volonté. Nécessité des tendances lourdes qui ne peuvent être infléchies que lentement sur des horizons longs. Hasard des découvertes, des conjonctions d'événements et des apparitions de personnalités exceptionnelles. Volonté des acteurs d'influencer le futur en poursuivant des plans a priori contradictoires... Aussi, à terme, l'avenir du système éducatif français, loin d'être donné, dépendra-t-il largement de ce que nous le ferons.

Cet avenir, il se construira naturellement à partir du présent, d'un présent qui se prête à des lectures contrastées, quoique complémentaires.

Certains insistent sur la réussite exceptionnelle d'un système qui en un siècle (1881-1987) a contribué plus que tout autre à forger une société française plus ouverte et qui, dans les vingt dernières années, a su accueillir et former une abondante population scolaire.

D'autres ajoutent que les sondages montrent que les Français sont, dans l'ensemble, assez satisfaits de leur école.

Mais, il est des visions plus critiques.

À la question "les systèmes éducatifs fonctionnent-ils mal ?", le COPIE répond oui et mentionne "une crise de réalisation du projet de sélection, une crise de réalisme du programme d'égalisation, une crise de réalité du processus d'élimination" (4). Guy Bayet dénonce la faillite institutionnelle, la faillite financière et la faillite scientifique de l'école (5). Quant à Hervé Hamon et Patrick Rotman, ils concluent leur longue enquête sur l'enseignement secondaire, par ce constat : "Si, froidement, on dresse la liste des solutions offertes et celle des obstacles qui barrent l'horizon, le pronostic auquel on parvient est pessimiste. En bonne arithmétique, les résistances l'emportent. La pagaille qui sévit dans le système n'a d'égale que sa rigidité. Les procédures réformatrices n'ont d'égales que l'inertie ou l'hostilité du corps... L'alternative est effrayante, tant elle est simple - à formuler, sinon à surmonter. Ou bien l'Éducation Nationale, en implosant, devient capable d'assurer un pluralisme effectif en son sein, et elle n'expérimentera cette mobilité si antinomique de sa culture qu'en s'engageant sur la voie de l'autonomie ; ou bien, elle se durcit, se recroqueville, nie l'évidence et elle se transformera en un gigantesque terminus pour déclassés, tandis qu'éducation et socialisation s'effectueront hors de ses murs" (6).

D'une manière plus générale, le recensement des problèmes soulevés par les observateurs met en évidence toute une série d'interrogations fondamentales :

Une interrogation sur les finalités : le système éducatif a-t-il pour objectif d'épanouir l'individu, de former des citoyens responsables, de transmettre certains savoirs, d'apprendre à apprendre ? Doit-il donner la priorité à la progression collective ou à la formation et à la sélection des élites ? Doit-il ou non chercher à éduquer l'homme dans toutes ses dimensions ?

Une interrogation sur les possibilités de la démocratisation puisqu'en dépit des efforts poursuivis dans ce sens, la réussite scolaire reste étroitement liée aux origines sociales.

Une interrogation sur l'efficacité sociale individuelle et collective de l'enseignement : la course aux diplômes conserve-t-elle sa "rentabilité" pour les individus et améliore-t-elle les possibilités de croissance de l'économie nationale ?

Une interrogation sur les modalités de le sélection puisque, dans le système actuel, elles n'engendrent pas des réussites différenciées vécues positivement, mais le développement, chez la majorité des élèves, de sentiments d'échec et de frustration.

Une interrogation sur les contenus et la qualité des enseignements : que doit-on apprendre et à qui ? Doit-on accorder la priorité aux savoirs ou aux méthodes utilisées pour transmettre ces savoirs ? Assiste-t-on à une baisse tendancielle des niveaux à chaque étage du système éducatif ?

Une interrogation sur la condition enseignante puisque les enseignants souffrent de voir leur statut social se dégrader, leurs compétences mises en cause, leurs savoirs relativisés...

Une interrogation sur le financement de l'éducation puisque, dans de nombreux pays, il semble devenu impossible d'accroître les ressources publiques consacrées à l'éducation tandis que se répand la conviction que l'abondance financière ne résoudrait pas les problèmes.

Une interrogation sur la capacité de piloter le système éducatif compte tenu de sa complexité, de son inertie, et de son aptitude à engendrer des effets pervers qui ne sont identifiés qu'avec retard.

Une interrogation sur la crise de confiance de l'opinion envers l'école, une opinion qui, en attendant trop du système éducatif, tend à le rendre responsable de tous les problèmes de la société.

Que ces interrogations soient à ce stade bien ou mal formulées, peu importe. L'essentiel est qu'elles traduisent, en dépit des succès du système éducatif, l'existence, dans la société d'aujourd'hui, d'un malaise dont ce système est le centre.

Pourtant, la constatation de ce malaise ne suffit pas, car ce qui est en cause, ce n'est pas seulement la prise de conscience des dysfonctionnements du présent, mais aussi, face à un environnement fait de contraintes et d'opportunités, la construction de son avenir par la société française et le rôle du système éducatif dans cette aventure collective. Or, le monde dans lequel nous entrons, ce monde plein d'incertitudes, sera marqué par des bouleversements profonds : explosion démographique, intensification des relations internationales, mutations scientifiques et techniques, changement des structures productives, transformation des modes de vie. D'où l'apparition à l'égard du système éducatif, de nouvelles demandes sociales. D'où la possibilité pour ce dernier de freiner certaines évolutions ou d'en permettre d'autres ; en un mot - mais la formulation est à la fois brutale et imprécise - de contribuer au déclin de la France ou de faciliter son épanouissement dans la famille européenne et le concert mondial.

Aussi, au fur et à mesure de la préparation de ce rapport, une conviction s'est-elle progressivement imposée : nous sommes à la veille de graves problèmes de société qui vont se cristalliser autour du système éducatif, car la conjonction des difficultés présentes et des pressions de l'avenir va imposer progressivement des transformations considérables, tant dans la cohérence interne de ce système que dans ses relations avec le reste de la société.

Ces propos introductifs permettent de préciser ce qui avait été annoncé d'emblée quant à la nature de ce rapport.

 

La nature du rapport

 

Il ne s'agit pas à l'évidence d'un rapport scientifique mettant à jour des faits nouveaux sur la base d'études économiques ou sociologiques spécifiques. Il ne s'agit pas non plus d'un rapport de propositions énumérant des mesures souhaitables de portée plus ou moins générale. Le rapport relève d'une catégorie intermédiaire, celle de la réflexion. II s'efforce d'organiser l'information disponible en fonction d'un cadre conceptuel aussi cohérent que possible et, à partir de cette base, de dégager un ensemble de questions sur le devenir du système éducatif. Nul ne contestera le caractère largement personnel de cette tentative et l'arbitraire qui pour une part l'entoure. Mais n'est-ce pas ainsi que s'amorcent tous les grands débats sociaux ?

L'objectif poursuivi par ce rapport a très largement commandé la méthodologie adoptée et l'ordre de présentation des réflexions. C'est à ces deux thèmes que sera consacrée la deuxième partie de cette introduction.

En face de problèmes aussi complexes que ceux de l'éducation, une seule attitude est convenable, celle de la modestie. Aussi, la méthodologie employée a-t-elle consisté à réunir et à mettre en relations des informations aussi nombreuses que possible en provenance des sources les plus diverses :

(i) L'équipe qui a aidé l'auteur de ce texte a dépouillé un grand nombre de livres, rapports et articles, consacres à éducation en France au cours des vingt dernières années. À ce sujet, on ne soulignera jamais assez l'abondance, la variété et la qualité de ces textes. Il n'est pas exagéré de dire qu'au cours des dernières années, aucun autre secteur de la société française n'a fait l'objet d'analyses aussi abondantes et aussi profondes. Une constatation qui rappelle au passage que l'on ne change pas plus la société par des rapports que par des décrets.

(ii) L'équipe a largement utilisé les comptes-rendus d'environ 150 entretiens, réalisés soit par ses membres, soit par la Direction de l'Évaluation et de la Prospective du Ministère. Ces entretiens, qui ont souvent duré plusieurs heures, ont porté à la fois sur les problèmes du système éducatif et sur les défis futurs qu'aura à relever notre société. Ils ont été effectués auprès d'enseignants, de chefs d'établissement, de Présidents d'universités, de syndicalistes, de parents d'élèves, de responsables du Ministère, de cadres dirigeants des entreprises, de journalistes... Afin de permettre à ces personnalités de s'exprimer librement et de dégager leur responsabilité quant au texte de ce rapport, il a été décidé de ne pas rendre publique la liste de ces entretiens - comme l'avait d'ailleurs fait Laurent Schwartz lors de la préparation de son Rapport à la Commission du Bilan en 1981-1982.

(iii) En ce qui concerne les défis de l'avenir, le travail s'est appuyé sur les nombreuses études de prospective technologique, économique et sociale réalisées au cours des dernières années à l'échelle nationale et internationale et qui ont généralement fait l'objet de publications.

(iv) Les réflexions sur les problèmes d'éducation dans le monde et sur les systèmes d'éducation étrangers ont été conduites à partir des études du Ministère et des travaux de l'O.C.D.E., de l'UNESCO et de la CEE.

(v) L'équipe a disposé des travaux effectués par la Sous-Direction des enquêtes statistiques et des études du Ministère et portant notamment sur les évolutions démographiques passées et sur les projections démographiques futures au sein du système éducatif.

(vi) Enfin, des monographies particulières ont été, à la demande de l'équipe, rédigées par des experts sur des thèmes précis.

La même simplicité a présidé au choix du plan du rapport. Un plan en quatre parties.

La prospective a toujours intérêt - même si l'avenir n'est en rien la reproduction du présent ou la continuation du passé - à s'interroger sur le système étudié, à le considérer dans sa dynamique longue, à se nourrir de comparaisons géographiques qui facilitent la mise en évidence des spécificité nationales ou des caractères communs. Dans le cas du système éducatif, une telle approche est d'autant plus indispensable qu'il s'agit d'un système extraordinairement complexe qui entretient avec le reste de la société des relations multiples et dont le fonctionnement résulte du jeu d'un grand nombre d'acteurs. Aussi, le discours a-t-il constamment tendance à en présenter des visions appauvries qui éliminent l'essentiel. C'est pour diminuer ce risque que la première partie, intitulée "hier, aujourd'hui et ailleurs", d'une part propose une lecture du système éducatif français et de son évolution au cours du dernier siècle et, d'autre part, s'interroge sur les leçons de l'étranger.

Il devient alors possible dans la seconde partie d'aborder les défis de l'avenir pour la société française, défis qui proviendront de cette société elle-même ou de son environnement extérieur. II ne s'agit naturellement pas de brosser une prospective d'ensemble mais d'évoquer les aspects de nos avenirs possibles qui sont pertinents pour les problèmes éducation. Cette démarche n'implique nullement que le rôle du système éducatif soit seulement de répondre aux demandes du reste de la société. L'histoire montre au contraire que c'est grâce à la vitalité de leurs processus d'éducation que de nombreuses sociétés ont fait preuve des capacités de création qui ont bouleversé leur avenir. Les défis à considérer sont multiples, qu'ils proviennent de la montée de l'internationalisation, des transformations de l'économie, de l'évolution de la société, de l'explosion des savoirs, des attentes culturelles, des interrogations de l'éthique, mais pour évaluer l'incidence de la plupart d'entre eux sur les problèmes éducation, il est un thème préalable pratiquement inévitable : celui des relations entre le système éducatif et les structures sociales par l'intermédiaire du marché du travail, ce marché qui est au cœur des sociétés contemporaines.

L'analyse des deux premières parties permet tout naturellement de s'interroger dans la troisième sur le système éducatif face à son futur soit en se plaçant du point de vue de ses diverses composantes - de l'école préélémentaire à l'enseignement supérieur - soit en partant de quelques problèmes essentiels comme la condition enseignante, l'administration du système ou les objectifs à retenir en matière de flux scolaires.

Mais les questions qu'il convient de se poser au sujet de l'avenir de notre système éducatif ne concernent pas que le souhaitable. Elles portent aussi sur le comment. Dans une quatrième partie consacrée aux priorités et aux stratégies de changements. Et c'est sans doute de la réponse qui sera apportée à cette deuxième série de questions que dépendra, en fin de compte, la vitalité future de notre système éducatif.

Il nous a paru utile, à la fin de cette introduction, de présenter une synthèse des interrogations soulevées tout au long du rapport. Ce procédé, qui n'est pas sans inconvénient puisqu'il assène des déclarations sans aucune justification, aura, nous l'espérons, l'avantage de faciliter par des repères la lecture des développements de l'ensemble du texte.

 

Une synthèse des questions essentielles

 

Pour des raisons de commodité, l'énoncé de ces questions est regroupé en quatre parties conformément à l'articulation d'ensemble du rapport. Mais naturellement, les groupes ainsi constitués n'ont rien d'indépendant. Ainsi, nombre de questions résultent du conflit qui s'amorce entre la dynamique présente du système éducatif et les transformations probables de la société. Et quant aux interrogations sur les stratégies de changement, elles ne prennent sens que par référence au fonctionnement actuel du système éducatif.

 

Le système éducatif

 

Pourquoi parler de système éducatif plutôt que d'école ou d'Éducation nationale ? Pour une raison profonde : l'emploi du terme de système, dans le sens que lui donne l'épistémologie contemporaine (7), oblige à réfléchir - au-delà des règles formelles - à la nature réelle du fonctionnement en courte période et de l'évolution au cours du temps de l'ensemble des institutions qui traitent d'éducation et de formation.

Certes, les frontières de ce système sont imprécises et l'on peut même dire qu'il existe dans notre société deux systèmes éducatifs : un système étroit, qui se limite aux établissements publics et aux établissements privés sous contrat, et un système large qui, en plus du premier, englobe les familles, les centres de formation, les entreprises et les médias... Mais cette imprécision n'est pas artificielle ; elle doit seulement être levée cas par cas.

Or, comment nous apparaît dans son fonctionnement de courte période (fonctionnement synchronique) le système éducatif au sens étroit ? Tout d'abord comme un système complexe. Par la nature de son objet - transformer des êtres humains. Par la multiplicité et l'imprécision de ses objectifs d'ensemble. Par sa taille. Par l'abondance de ses règles formelles. Par la variété de ses pratiques informelles. Par le nombre et la diversité des conflits dont il est le centre. Par l'horizon très long - plusieurs décennies - sur lequel s'étendent ses effets.

Ensuite, comme un système à la fois bureaucratique et hiérarchisé. Bureaucratique par la coexistence, au sommet, d'une administration omniprésente et anonyme qui a engendré chez les enseignants des réactions individuelles et collectives qui tendent à son renforcement, et à la base, de la liberté quasi-totale dont jouit le professeur dans sa classe, une liberté qu'il paie d'un prix, la solitude. Hiérarchisé puisque, du cycle au cours, le système se décompose en quatre étages de sous-systèmes de plus en plus élémentaires, avec des problèmes dont la nature change d'un étage à l'autre.

En troisième lieu, comme un système aux nombreux couplages avec l'extérieur : du marché du travail au marché de la formation, de l'ensemble des médias aux multiples sources du savoir, des familles aux autres professions, des milieux politiques locaux au monde politique national, pour n'en citer que quelques uns.

Enfin, comme un système avec une multitude de stratégies d'acteurs, des acteurs de l'enseignement public à ceux de l'enseignement privé, des enseignants aux syndicats des personnels, de l'administration centrale aux collectivités locales, des familles et des élèves aux fédérations de parents, des entreprises aux médias...

S'il est essentiel de souligner ces caractéristiques, c'est qu'elles conditionnent forcément la manière dont le système réagit aux demandes sociales, amorce ou refuse des innovations et des changements, accepte les injonctions centrales ou y répond par des effets pervers et se révèle, en fin de compte, capable des succès les plus incontestables et des échecs les plus évidents.

D'où cette proposition soumise à débat : dans le domaine de l'éducation, la manière de piloter ou de diffuser un changement est aussi importante que le contenu même de ce changement.

Mais la dynamique longue du système éducatif vaut aussi la peine être méditée.

Avec le recul du temps, elle apparaît comme une tentative prométhéenne de construction d'un système cohérent à partir des noyaux éloignés et disjoints que constituaient, il y a cent ans, l'Université et les grandes écoles à un extrême, les écoles élémentaires à l'autre et, quelque part entre les deux, collèges et lycées. Dans cette perspective historique, l'objectif de faire accéder à la fin du siècle 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat se situe dans la continuation logique de l'évolution du système éducatif depuis la seconde guerre mondiale.

En un siècle, cet immense effort collectif a arraché à l'analphabétisme le dernier tiers de la population française et, en l'absence de mesures nouvelles, est en train d'amener à la fin des études secondaires de l'ordre de la moitié de chaque génération. Une réussite dont le mérite revient très largement aux générations successives d'enseignants.

Cette réussite, pourtant, ne doit pas occulter quatre dysfonctionnements dont devrait tenir compte toute action future :

(i) Le premier concerne le pilotage du système. En prenant corps, la constitution d'un grand système éducatif a évidemment perturbé les trois ensembles préexistants - le primaire, l'Université et l'entre-deux - transformés en tronçons d'un unique parcours, mais l'ampleur des perturbations a été accrue par l'absence d'analyse prévisionnelle, l'insuffisance des mesures préparatoires, la pauvreté du management et la conviction diffuse que la générosité suffit à desserrer les contraintes du réel. Ainsi, un enseignement de masse du second degré soulève encore des questions que le système éducatif ne sait pas résoudre.

D'où ce constat inquiétant : la plupart des réformes du système éducatif ont été décidées sans que les conséquences en termes de personnels, de moyens, de pédagogie, de contenu, d'organisation aient été anticipées et sans que les délais indispensables aient été appréciés ; le système a su se donner de grands objectifs, mais il s'est révélé incapable de gérer harmonieusement le changement et cette incapacité a engendré les principales difficultés dont il souffre actuellement. L'amélioration du management de l'Éducation Nationale constitue donc pour l'avenir un problème central.

(ii) Bien que le niveau d'ensemble de la formation de la population française se soit considérablement élevé dans le dernier quart de siècle, l'histoire montre qu'en matière d'évaluation des résultats, le système éducatif a tendance à se satisfaire d'indicateurs endogènes dont la valeur est de ce fait limitée. Plus généralement, il tend à sous-estimer fortement la responsabilité qui est la sienne évaluer en permanence ses résultats et de se fonder sur ces évaluations pour adapter son fonctionnement.

( iii) L'objectif du système éducatif d'une démocratisation de l'enseignement n'a pas été atteint. Tout s'est passé en effet comme si l'école, en se généralisant, avait sélectionné certains savoirs et certaines attitudes et avait contribué à organiser une distribution des mérites sociaux selon une échelle étonnamment réductrice, en assurant de ce fait un recrutement de l'élite scolaire au sein de l'élite sociale.

La rétrospective débouche ainsi sur une interrogation fondamentale sur les relations futures entre l'école et la société.

(iv) Enfin, la construction d'un grand système éducatif a eu sur la condition enseignante une influence négative. Les causes budgétaires n'ont fait à cet égard que se cumuler avec trois autres séries de causes contribuant aussi à la dévalorisation du corps enseignant : ses effectifs le déchoient de la position d'élite ; sa position relative se détériore dans une société où se multiplient les réussites sociales ; l'essence de son métier est altérée par les problèmes que soulève l'hétérogénéité des élèves.

Ainsi, l'analyse synchronique et diachronique du système éducatif français conduit à l'interrogation centrale de ce rapport : ce système a été en harmonie profonde avec la société industrielle dont il a été l'un des moteurs du développement, mais son effort grandiose pour assurer, au sein d'un système à la fois cohérent et peu flexible, la formation sans discontinuité de la quasi-totalité d'une génération, de la première enfance jusqu'à l'enseignement supérieur, ne risque-t-il pas de se heurter de plus en plus à l'opposition du reste de la société, une société où les demandes de formation seront omniprésentes mais sous des formes infiniment plus diversifiées ?

Cette interrogation nous renvoie aux défis de l'avenir.

Mais auparavant, quels compléments les leçons de l'étranger permettent-elles d'apporter à cette analyse de la situation française ? Un bref tour d'horizon géographique suggère trois réflexions de portée générale :

- Dans tous les pays développés, le devenir du système éducatif est au centre des préoccupations de la société.

- Partout, l'expansion quantitative des années 60 a donné désormais naissance à des préoccupations qualitatives souvent communes. Les thèmes les plus fréquents ? L'échec scolaire, la démocratisation, la qualité de l'enseignement, le recrutement et la formation des enseignants, la relation entre enseignement général et enseignement technique, l'accès à l'enseignement supérieur. Ce sont des thèmes qui sonnent familièrement à des oreilles françaises.

Néanmoins, la nature précise des dysfonctionnements dépend des modalités de régulation propres à chaque système : le Japon privilégie l'insertion dans la collectivité et l'entraînement au travail plus que la créativité ; le système américain, par l'intensité de sa décentralisation, réunit le meilleur et le pire ; le système allemand facilite l'entrée dans la vie industrielle grâce au rôle central qu'y jouent les filières d'apprentissage ; la Suède fait de gros efforts pour réduire l'échec scolaire dans l'enseignement primaire mais limite l'accès à ses universités pour maintenir le niveau... Tous ces exemples sont à méditer, même si aucun n'est directement transposable et même si ceux qui paraissent les meilleurs sont fortement critiqués dans leur pays.

- Enfin, les transformations sociales qui s'annoncent font apparaître un peu partout les mêmes problèmes nouveaux. Des problèmes généraux qui portent sur la réalité de la contribution de l'enseignement au développement économique, sur le rôle des diplômes, sur l'influence des technologies de l'information, et des problèmes spécifiques relatifs à l'enseignement obligatoire (comment répondre aux besoins du groupe important des élèves qui ne tirent guère profit des longues années passées en classe ?), aux enseignements post-obligatoires (comment préparer les jeunes à l'incertitude ? Quelle place donner à l'enseignement général et à l'enseignement professionnel ?) ou enfin, à l'enseignement supérieur (comment l'adapter aux nouvelles catégories d'étudiants et à la diversification des rôles des universités ?).

 

L'avenir et ses défis

 

Lorsque l'on quitte "l'histoire et la géographie" du système éducatif pour une réflexion sur l'avenir, le premier constat qui s'impose est que toute analyse prospective orientée vers le système éducatif est obligée de considérer des durées allant de quelques années au demi-siècle. Aussi, la tâche est-elle à la limite du possible et n'a-t-elle de sens que si elle se concentre sur quelques tendances lourdes, en faisant leur place aux incertitudes majeures.

Mais, avant de résumer ici les signes qui annoncent probablement l'émergence d'une société différente et d'en déduire les questions qu'il convient de se poser au sujet du système éducatif, il est indispensable d'examiner les relations qui s'établissent entre le système éducatif et les structures socio-professionnelles par l'intermédiaire du marché du travail, car ces relations sont au cœur du couplage entre le système éducatif et le reste de la société et ont une influence déterminante sur les évolutions futures possibles.

En effet, on ne peut se satisfaire à leur sujet de la proposition simple selon laquelle la croissance du nombre d'années d'études engendre automatiquement l'amélioration des compétences, augmente la productivité des individus, permet des salaires plus élevés, facilite la croissance et fait baisser le chômage.

Pourquoi ?

Pour trois raisons :

* Parce qu'on ne peut pas passer de la structure de la production nationale aux compétences demandées par des jeux de coefficients, car le marché de l'emploi est à la fois :

- un nœud de substitutions qui dépendent des prix et des salaires : substitutions entre compétences, substitutions entre équipement et travail, substitutions entre productions nationales et importations...

- un lieu de règles et de pratiques qui déterminent en totalité ou en partie la nature des obligations contractuelles, les hiérarchies de salaires, le salaire minimum....

Aussi, le fonctionnement du marché du travail, en France comme dans tous les pays européens, résulte d'une synthèse complexe entre des mécanismes concurrentiels et des rigidités réglementaires, la force respective de ces deux éléments segmentant ce marché en composantes distinctes telles que, par exemple, le marché "public" du travail, le marché "libre" du travail salarié, le marché des entrepreneurs individuels, si l'on s'en tient au niveau le plus agrégé.

* Parce que la compétence - ce que recherchent en principe les employeurs - fait intervenir à la fois des savoirs, des savoir-faire et des comportements et qu'on ne peut donc faire l'hypothèse que le niveau de formation définit le niveau de compétence.

Certes, jusqu'à une date récente, la hiérarchie des emplois et leur spécialité étaient définis en France par la nomenclature et le niveau des diplômes, une situation qui était considérée juste et légitime par la plupart de nos concitoyens et qui structurait les stratégies des parents et des élèves à l'égard du système éducatif. Aussi, le règne du diplôme a-t-il donné pendant longtemps à la société française sa stabilité et au service public de l'État sa solidité. Mais, dans le monde qui s'annonce, des questions fondamentales doivent être posées à son sujet car :

- contrairement aux attentes, l'allongement de la scolarité obligatoire semble avoir freiné la mobilité sociale et accentué l'avantage comparatif initial des milieux socialement favorisés ;

- l'évolution des conditions techniques, économiques et sociales de la production fait progressivement éclater la correspondance entre diplômes et compétences, les offreurs d'emplois recherchant de plus en plus des individus responsables, autonomes, créateurs et adaptables et s'intéressant par conséquent à des comportements qui ne sont pas nécessairement liés au nombre années d'études ;

- le système devient socialement injuste et économiquement inefficace puisqu'il tend à exclure les non-diplômés et que plusieurs décennies après l'entrée dans la vie professionnelle, le diplôme pèse encore souvent sur la situation des individus, quel que soit le contenu de leur performances réelles.

* Parce que le chômage des jeunes ne résulte pas seulement du niveau de leur formation. Certains ont voulu rendre le système éducatif responsable de la situation actuelle des jeunes sur le marché du travail. Toute différente est la réalité : le système éducatif subit en fait le contrecoup du refus par la société française d'un fonctionnement plus fluide du marché du travail.

En effet, en dehors du niveau de la demande globale, la structure des coûts du travail et les rigidités sur le marché de l'emploi jouent un rôle essentiel dans la genèse du chômage et dans un tel contexte, les jeunes sont à la fois pénalisés par des réglementations et des pratiques qui protègent leurs aînés et par un salaire minimum qui rend leur coût élevé par rapport à celui des travailleurs expérimentés. Les plus atteints sont naturellement les moins qualifiés qui voient s'accroître à leur détriment la concurrence renforcée des adultes plus âgés et, à l'intérieur de leur classe d'âge, celle des plus diplômés dont le coût est à peine supérieur. Dès lors, l'objectif de la formation tient en deux exigences complémentaires :

1) Donner en amont au plus grand nombre d'individus des compétences leur permettant de s'adapter et de créer eux-mêmes leur environnement d'emploi en desserrant les contraintes des transformations de l'appareil économique.

2) Aider à l'aval chacun à exercer en véritable professionnel les postes successifs de sa carrière et à démarrer avec une formation compatible avec l'évolution prévisible du marché du travail sur quelques années.

Mais la solution ne peut se réduire à un simple allongement de la scolarité telle qu'elle est. Il faut au contraire s'interroger sur le contenu de parcours scolaire et professionnel qui permettrait à chacun de tirer, en termes de compétence, le meilleur parti de ses potentialités.

Quant aux signes qui annoncent l'apparition progressive d'une société différente de la société industrielle, ils sont déjà parmi nous.

(i) Les innovations techniques qui se diffusent actuellement annoncent un double changement. Tandis qu'au niveau de la connaissance, des relations intimes se développent entre les sciences et les techniques et entre les diverses branches de la science, c'est un nouveau système de relations entre le social, l'économique et le technique qui se met en place à l'échelle de la société tout entière. Avec pour conséquences : d'un côté la capacité des innovations à pénétrer simultanément dans un grand nombre d'activités et à se féconder les unes les autres en engendrant de nouvelles possibilités ; de l'autre, la constitution d'innombrables rideaux d'information innervant toutes les parties du social et permettant une souplesse croissante dans le fonctionnement de l'économie et de la société. Aussi doit-on se demander : comment le système éducatif gérera-t-il l'explosion des savoirs tant au niveau du second cycle de l'enseignement secondaire qu'au niveau du supérieur ? Comment formera-t-il le personnel scientifique et technique de la nation ? Quelle place fera-t-il, au delà du développement indispensable des facultés d'analyse des élèves, à l'approche systémique globale indispensable demain à la compréhension des systèmes tant techniques que sociaux ? Comment suscitera-t-il chez les jeunes les comportements d'adaptabilité, d'autonomie, de créativité susceptibles de donner vie au système socio-technique de demain ?

(ii) Une autre tendance lourde est la montée de l'internationalisation avec les aléas de court et de moyen terme qu'elle implique. Une internationalisation aux dimensions multiples : explosion de la population mondiale, accroissement des déséquilibres démographiques, augmentation vraisemblable des migrations internationales (d'où l'utilité d'un enseignement mettant au premier plan les relations entre les cultures, capable de replacer l'histoire nationale dans l'histoire universelle et susceptible de s'adresser sur le sol national à des enfants appartenant à des milieux culturels différents) ; émergence d'une culture mondiale à laquelle les élites françaises se devront de participer sous peine progressivement de ne plus se parler qu'à elles-mêmes (d'où la nécessité d'un enseignement qui accorde une place essentielle à la référence au temps et à l'espace et augmente les efforts consacrés dès l'enseignement élémentaire à l'apprentissage de l'anglais) ; mondialisation de l'économie, la concurrence économique mondiale devenant une concurrence entre systèmes nationaux (d'où l'importance cruciale de l'efficacité du système éducatif pour la compétitivité économique de la France) ; permanence d'un monde dangereux au sein duquel la société française ne pourra esquiver le problème de sa défense (d'où la difficulté pour le système éducatif de rester muet sur ce sujet ) ; intégration de la société française dans la famille européenne (d'où l'existence d'un champ immense à explorer par le système éducatif).

Le message à retenir est que la compétitivité internationale du système éducatif est aussi importante pour la réussite économique de la France, que celle de nos entreprises.

(iii) Le progrès technique, la concurrence internationale, le changement des demandes internes vont induire une transformation des structures productives de l'économie française.

Prévoir quantitativement à un horizon de dix ans le volume des emplois par branches relève de l'impossible tant sont multiples les facteurs qui influenceront ce volume, du taux de croissance aux données de l'environnement international, des rigidités sur le marché du travail à l'offre de compétences par le système éducatif. Il existe toutefois quelques grandes tendances sur lesquelles les économistes s'accordent : augmentation du taux de chômage (8), et difficulté d'insertion professionnelle des jeunes, réduction de la part de l'agriculture et dans une moindre mesure du BTP et de l'industrie, explosion des services, développement de l'emploi à temps partiel et diversification des formes d'emploi.

Mais plus importante en fin de compte sera l'évolution des modes d'organisation. Avec la recherche par les entreprises, et peut-être par les administrations, d'individus ayant une double caractéristique : des comportements se traduisant par l'acceptation de responsabilités, par la capacité de travail en groupe, par l'autonomie et par l'adaptabilité ; des savoirs et des savoir-faire permettant d'être de véritables professionnels. Quant aux individus, ils ne devront pas oublier que les mutations économiques et technologiques pourront à tout moment périmer leur professionnalisme et que leur véritable protection sera leur faculté d'adaptation. D'où cette certitude : les défis auxquels va être confrontée l'économie française exigent dans l'intérêt des individus et de la collectivité une formidable augmentation de la compétence de la population active, tant adulte que jeune. Cette augmentation suppose à la fois :

- une amélioration de la formation générale des jeunes, mais moins pour élever les connaissances que pour développer les attitudes et les aptitudes souhaitables,

- une formation professionnelle pour faciliter l'accès au premier emploi, mais plus cette formation professionnelle sera spécialisée, plus elle sera fragile,

- une formation continuée, c'est-à-dire reprise au cours de la vie, qui accompagne l'individu dans son développement professionnel et personnel.

Au risque de simplifier, cinq populations sont à considérer (9) :

1) les jeunes de faible niveau scolaire et sans diplôme et qui ne seront pas en état de bénéficier de l'allongement prévu de la scolarité ;

2) la grande majorité des élèves actuellement orientés vers les LEP à la sortie des classes de 5ème et de 3ème pour préparer un CAP ou un BEP (cet égard, le problème central, très difficile à résoudre dans les années à venir, est celui de l'acquisition d'une culture par des jeunes peu aptes à recevoir un enseignement abstrait à l'école mais capables d'acquérir des savoir-faire) ;

3) les élèves qui accèdent au baccalauréat ;

4) les étudiants ;

5) les adultes.

Selon les réponses données par le système éducatif, trois scénarios sont concevables : le repli du système éducatif, au sens étroit, sur la formation générale des jeunes ; une tentative de ce même système pour étendre son empire à l'ensemble de la formation ; une diversification des acteurs et des lieux de formation, le système étroit se retrouvant tantôt en situation de concurrence, tantôt en situation d'alliance, notamment pour la formation professionnelle et la formation des adultes.

(iv) Des contraintes de la macro-économie qui peuvent provenir d'une croissance modeste et irrégulière ou de la hausse des dépenses de l'État protecteur. Il suffit de retenir un seul message : aucune des voies permettant une augmentation des dépenses de l'éducation ne sera facile, qu'il s'agisse d'élever les prélèvements obligatoires, de réduire d'autres investissements publics (en natalité, en santé, en recherche, en infrastructures, ...), d'accroître les contributions directes des ménages. Il faudra donc non seulement convaincre, mais aussi définir des objectifs et des priorités, être capable de redéployer les moyens et choisir les solutions permettant d'atteindre les objectifs dans les meilleures conditions d'efficacité économique et sociale.

(v) Au delà des aspects économiques, les transformations en cours concernent la société dans son ensemble et certaines d'entre elles poseront des problèmes au système éducatif ou auront une influence décisive sur son avenir. Il en est ainsi :

- de l'évolution de la famille, car la crise de l'autorité atteint à la fois les enseignants et les parent, tandis que le changement du mode de vie et du statut social des adolescents fait de ceux-ci des partenaires actifs dans la relation école-famille ;

- du risque d'apparition d'une société duale avec un clivage croissant entre une large couche moyenne et une minorité d'exclus enfermés dans un cumul d'inégalités, un risque qui contraindra le système éducatif à un effort particulier de socialisation des enfants du quart-monde et de formation des populations menacées d'exclusion économique ;

- de la reprise possible d'une immigration soutenue, ce qui suppose que le système scolaire contribue à éviter le développement d'un scénario d'opposition violente entre les cultures, par exemple en évitant les concentrations excessives d'étrangers dans certaines classes et écoles et en renforçant l'initiation aux droits de l'homme, l'apprentissage du français, la flexibilité pédagogique (10) ;

- de l'éclatement des cadres temporels hérités de la société industrielle, un éclatement qui conduira progressivement le système éducatif au sens étroit à s'adapter en profondeur à une société infiniment plus diverse quant à sa relation au temps et à cesser de s'identifier à une période bien définie de la vie de chaque individu ;

- de l'explosion médiatique qui transforme l'environnement du système éducatif, modifie les conditions de son fonctionnement et oblige à préparer les élèves à une nouvelle donne informationnelle.

(vi) Restent les relations de l'école avec la culture et l'éthique. Des relations qui sont essentielles car, qu'elle le veuille ou non, l'institution scolaire transmet aussi des valeurs. En matière de culture, trois constats marquent le présent : bien que l'ancienne culture soit en perte de vitesse, son souvenir continue à dévaloriser la culture technique ; l'absence actuelle du rôle intégrateur d'une culture fait perdre aux connaissances leur cohérence et les transforme en un savoir en miettes ; quant aux mathématiques, elles ne jouent qu'un rôle de sélection et ne constituent en rien le noyau d'une culture nouvelle. Dès lors, la voie à explorer pourrait être celle du paradigme systémique qui se dégage progressivement, avec des vocabulaires divers, tant dans les sciences exactes que dans les sciences sociales. Une telle voie s'harmoniserait notamment avec la proposition du Collège de France d'une culture intégrant la culture scientifique et la culture historique.

En cette fin du XXème siècle, deux évolutions obligent l'homme à jeter un nouveau regard sur sa condition : le développement de la science et de la technique, et la globalisation de l'histoire humaine. D'où une série d'interrogations que l'école devrait faire sienne, le problème du contenu éthique de l'éducation rejoignant naturellement celui des relations de l'école avec la culture (11).

Que nous apprend l'analyse des défis de l'avenir : qu'une société nouvelle est peut-être en gestation, une société pénétrée d'information, imprégnée de science et de technique, ouverte sur le monde, caractérisée par la diversité des situations individuelles, marquée par la variété des rythmes temporels, une société avide de compétences en perpétuel renouvellement et où un grand nombre d'hommes et de femmes détiendront chacun une parcelle du savoir-faire collectif, une société qui s'interroge sur le sens de son existence et de sa destinée...

Pour cette société nouvelle, va devoir émerger lentement un nouveau système éducatif multiple dans ses lieux, ses parcours, ses contenus, ses acteurs, capable de s'intéresser aux adultes comme aux jeunes, susceptible de s'adapter à la diversité des demandes de générations entières... un système éducatif qu'il va falloir progressivement inventer par touches successives à partir du système actuel.

 

© Jacques Lesourne, in Éducation et société demain, à la recherche des vraies questions, Rapport au Ministre, décembre 1987].

 

 

Notes

(1) Lettre du Ministre de l'Éducation Nationale, 15 avril 1987.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Conseil Franco-Québécois d'orientation pour la prospective et l'innovation en éducation, Adaptation du système éducatif aux besoins de la société, Les Cahiers du Copie, Tome II, n 5, 1984.
(5) Guy Bayet, Les trois faillites de l'école, Revue des deux mondes, Paris, mai,1987.
(6) Hervé Hamon, Patrick Rotman, Tant qu'il y aura des profs, Paris, le Seuil, 1984.
(7) C'est-à-dire celui d'un ensemble d'éléments liés par des relations multiples et capable en interaction avec son environnement de répondre, d'évoluer, d'apprendre, de s'autoorganiser. Voir notamment à ce sujet E. Morin, La méthode, tome I, La nature de la nature, Paris, Le Seuil, 1977 ; J. Lesourne, Les systèmes du destin, Paris, Dalloz, 1976.
(8) à politiques inchangées naturellement.
(9) Les problèmes correspondants sont développés au chapitre 7.
(10)Les problèmes d'immigration impliquent par ailleurs une politique d'ensemble, notamment en matière de natalité ; cette politique est évoquée au chapitre 9.
(11)Voir à ce sujet les pages qui terminent le chapitre 10.

 

 


 

 

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