[Rapport J. Ferrier : Suite 2]

 

 

3 - UNE ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE RAISONNABLEMENT AMBITIEUSE

 

Les maîtres n'ont à choisir ni les disciplines, ni les horaires qui leur sont consacrés, en dehors des langues vivantes qui ne font pas, jusqu'alors, l'objet d'un enseignement obligatoire ; c'est l'affaire des ministres et leurs décisions s'imposent à tous, ce cadre constituant un fonds commun qui concourt à garantir l'égalité face à l'éducation. En revanche, les maîtres ont toujours eu le choix de leurs méthodes et démarches pédagogiques. Depuis les années 1980, des formes nouvelles de souplesse ont été introduites dans le fonctionnement de l'école et l'initiative a été encouragée, en particulier avec la mise en place des projets d'école qui exigent que des décisions soient prises au niveau de l'école, donc que des choix soient effectués.

 

3-1 - Des errements, une dérégulation

 

L'usage inventif qui peut être fait des règles édictées par l'institution ne garantit pas que ce soit au bénéfice des élèves. Certes, les libertés que s'accordent les maîtres ne sont pas nouvelles et de nombreux indices existent, au long de l'histoire de l'institution, qui attestent des écarts entre le prescrit et le réalisé.

Actuellement, deux domaines de préoccupations émergent nettement, qui ne sont sans doute que les symptômes d'un mal plus profond, celui d'une école en perte d'identité. Ils concernent l'utilisation qui est faite du temps scolaire et les délégations de compétences octroyées aux intervenants extérieurs.

 

Le temps de l'enfant et l'école : un problème multiforme

 

Depuis une quinzaine d'années, l'aménagement du temps de l'enfant (ou des rythmes de vie de l'enfant) constitue un thème de réflexion et un domaine d'intervention privilégié des politiques interministérielles. On s'est soucié de satisfaire au confort des adultes (avec la semaine de quatre jours par exemple) ou aux demandes de tel ou tel acteur économique (zonage des vacances ou dates des vacances d'hiver par exemple) mais il n'est pas sûr que l'on soit parvenu à améliorer substantiellement le temps des enfants. L'intérêt d'une approche globale est pourtant indéniable s'il s'agit bien, au-delà du temps scolaire stricto sensu, de prendre en compte le temps que les familles, pour des raisons diverses, ne peuvent organiser au bénéfice de leurs enfants ; l'école ne peut se désintéresser des projets qui tendent à établir une cohérence éducative globale, elle devrait même en être le cœur. Jusque là, on a accordé une grande attention aux organisations partenariales au détriment de la spécificité du temps scolaire et de sa gestion.

On ne traitera pas ici des avantages et inconvénients comparés de la semaine de quatre jours et de la semaine traditionnelle, de même que des effets des divers dispositifs d'aménagement du temps de l'enfant. Leur incidence en matière d'efficacité scolaire est non significative, diverses évaluations en attestent(1). Ceci ne veut pas dire qu'il n'y a aucun intérêt à réfléchir à une réorganisation globale, de l'année scolaire à la journée de classe. Intérêt pour les élèves, leur efficience et leur équilibre, intérêt pour les parents et la vie familiale, intérêt enfin pour le fonctionnement du système administratif, familles et système pâtissant de la situation actuelle de grande hétérogénéité. Cette hétérogénéité devrait être réduite et une harmonisation progressivement établie au niveau départemental.

Jusqu'alors dans les diverses expérimentations, la durée de la journée scolaire est rarement réduite, sauf dans l'expérimentation mise en place à l'initiative de G. Drut. Une réduction du temps de travail quotidien des élèves à cinq heures trente (au lieu de six heures), dans le cadre d'une semaine de cinq jours, conduit aux mêmes conséquences en termes d'allongement de l'année scolaire qu'un raccourcissement de la semaine à quatre jours. C'est sans doute pourtant une formule meilleure pour lutter contre la fatigue à condition que la réduction de la journée de classe se fasse par un allongement de la pause méridienne et non par une sortie anticipée en fin d'après-midi.

 

Le temps scolaire : la dérive quantitative

 

Il existe actuellement, en matière de temps scolaire, bien d'autres facteurs de confusion que les divers calendriers annuels et schémas hebdomadaires. Ce temps a été raccourci de façon significative depuis les années soixante parce que l'année scolaire a été réduite d'une semaine et que la durée du travail scolaire hebdomadaire a été diminuée de quatre heures depuis 1972. Les horaires à respecter par les maîtres sont prescrits sur la base de 26 heures par semaine et donnés selon des quotas hebdomadaires(2). Tous les enseignants qui pratiquent la semaine de quatre jours (c'est-à-dire une semaine de 24 heures) doivent donc opérer des conversions en pensant une redistribution du temps sur l'année ; les maîtres éprouvent des difficultés à effectuer cette redistribution et sont tentés de réaliser en 24 heures ce qui est prévu pour 26 heures. Par ailleurs, ce temps dit scolaire inclut les récréations dont la durée doit être défalquée de manière équilibrée de tous les enseignements ; enfin(3), s'il y a des enseignements de langues vivantes, c'est un décompte qui doit être fait du temps d'enseignement du français d'une heure par semaine pour la dernière année du cycle II et d'une heure trente pour le cycle III. Ce choix mériterait en soi d'être revu ; le temps d'enseignement du français ramené à sept heures trente par semaine au cycle III n'est pas adapté aux programmes actuels pour des enfants fragiles ou en difficulté. Dans l'un et l'autre cas, les disciplines affectées ne sont ni le français, ni les mathématiques mais toujours les autres matières. Ce sont pourtant celles par lesquelles l'intérêt et la motivation des enfants en difficulté peuvent être développés puisqu'elles favorisent l'expression d'aptitudes variées, au-delà des capacités cognitives et des références culturelles, et l'ouverture sur le monde social et humain ainsi que sur les phénomènes scientifiques et technologiques.

Le temps est très inégalement utilisé par les enseignants. Dans la recherche de B. Suchaut citée antérieurement(4), il apparaît que le temps consacré aux différents apprentissages au cours préparatoire est extrêmement divers. Le temps dévolu au français et aux mathématiques varie du simple au double : en français, entre 7,42 heures et 15,58 heures (11,25 heures en moyenne) et en mathématiques, entre 3,17 heures et 7,12 heures (4,81 heures en moyenne). Une étude conduite sous l'égide de la direction de l'évaluation et de la prospective(5) en 1994 et 1995 révèle, pour des classes de CE2, que le temps de travail journalier va de 3 heures 50 à 4 heures 45 et que le temps quotidien des récréations atteint en moyenne 49 minutes (le temps officiel étant de 30 minutes). Ce seul écart du temps de travail quotidien qui avoisine une heure par semaine représente, cumulé sur l'année, plus d'une semaine scolaire. Il n'y a aucune raison de penser que les classes des autres niveaux fonctionnent de manière plus rigoureuse. Or, la qualité des apprentissages et les progrès des élèves sont en relation directe avec le temps consacré aux apprentissages, diverses études en attestent en France et à l'étranger. C'est d'ailleurs une approche de bon sens : on ne peut s'étonner de déficits d'apprentissages quand le temps de travail est réduit, surtout quand il n'y a aucun relais extrascolaire.

 

Le temps scolaire : la dérive qualitative

 

Le temps scolaire est aussi grevé par le nombre croissant des sorties scolaires, sorties dont le principe lui-même est intéressant s'il concourt à donner un surcroît de sens aux apprentissages, à favoriser une mise en relation de divers champs de savoirs dans une situation réelle, tel que cela peut être observé, par exemple, quand les séjours des classes transplantées sont bien préparés et bien exploités. Mais trop souvent, on est en droit de se demander quels sont les avantages des sorties vis-à-vis des objectifs de l'école ; plus qu'un enrichissement de l'enseignement, elles révèlent la recherche d'une approche récréative de l'activité scolaire - comme pour rendre le temps plus agréable à supporter - ou d'une compensation sociale à des déficits d'expériences de la part des enfants de milieux défavorisés. Ce souci, certes louable, trouverait une prise en compte meilleure dans des formules d'aménagement des temps péri et post scolaires ; on sait en effet les conséquences désastreuses de l'usage que font beaucoup d'enfants de ces temps pendant lesquels ils sont livrés à eux-mêmes.

Même quand la sortie sert les apprentissages - c'est surtout vrai dans le domaine des activités physiques et sportives - le rapport entre le temps de déplacement et le temps réel d'activité ne laisse pas d'interroger ; pour une séance de natation de 45 minutes, on consent souvent largement plus d'une heure de déplacement. Les cycles d'activités se déroulant normalement sur plusieurs séances pour qu'il y ait un véritable apprentissage, on compte par dizaines le nombre d'heures perdues.

Le temps scolaire est le temps des apprentissages structurés dans des domaines d'activités ou des champs disciplinaires prescrits par les programmes nationaux qui garantissent une égalité à l'intérieur du service public d'éducation. La distinction, voire la hiérarchie, entre des catégories de disciplines telle qu'elle a été proposée dans les années précédentes avec la promotion des "après-midi sans cartable", a conduit à dévaluer certaines d'entre elles ; toutes sont obligatoires et constitutives d'une éducation globale et équilibrée que tous les enfants ont le droit de recevoir. Les apprentissages visent des compétences définies par l'institution et concourent aux finalités énoncées dans son article premier par la loi d'orientation sur l'éducation du 10 juillet 1989, article rappelé en introduction. Nul ne nie qu'il y ait des apprentissages hors du temps scolaire, mais ils sont d'une autre nature.

 

Les délégations abusives de compétences faites à des intervenants extérieurs

 

Le développement erratique des recours aux intervenants extérieurs conduit aujourd'hui à dénoncer des excès, parfois des abus. Le recours à des personnels extérieurs à l'Éducation nationale pour dispenser certains enseignements n'est pas récent ; les moniteurs municipaux de sports existaient à la fin du siècle dernier dans les grandes villes et les professeurs de la ville de Paris, dont l'existence est statutaire, expriment aujourd'hui la pleine coopération d'une collectivité à la mise en œuvre des programmes obligatoires de l'école publique.

Dans les années 1980, c'est pour "une instruction plus complète, une éducation plus ouverte"(6) que l'on promeut l'appel à des compétences extérieures à l'école. Divers protocoles d'accord interministériels concrétisent cette coopération éducative. Du partenariat, l'école primaire fait un usage de plus en plus large et divers textes officiels y invitent, en précisant les règles : concertation, conformité aux règles et valeurs de l'école, qualité et professionnalisme des intervenants qui ne doivent pas se substituer aux maîtres.

Or, des constats répétés(7) amènent à dire que souvent, dans le cadre des interventions régulières, dans les domaines artistiques et sportifs tout particulièrement, l'enseignant assume seulement des fonctions de surveillance et laisse à son collaborateur la charge de "l'enseignement", alors que celui-ci n'est que rarement formé pour cela. Les apports ne sont que très rarement exploités ou préparés avec le maître et l'évaluation quasiment toujours absente. C'est moins vrai quand il s'agit d'interventions ponctuelles telle, par exemple, celle d'un élu dans le cadre de l'éducation civique. L'appel régulier à des tiers est justifié par une forme de "droit à l'incompétence" dans des champs disciplinaires dits spécialisés. Il n'y a pourtant rien dans ces domaines qui ne puisse être maîtrisé par un enseignant diplômé et formé ; il est grand temps de réconcilier les maîtres avec leurs compétences, quitte à revoir la présentation de certains champs disciplinaires (le langage pratiqué étant souvent identifié comme celui de spécialistes) et à mobiliser les conseillers pédagogiques spécialistes de ces disciplines sur des projets nettement pluridisciplinaires dans lesquels les maîtres puissent mieux exprimer leur identité de généralistes. Dans son rapport de 1994, l'inspection générale de l'Éducation nationale s'inquiétait des interventions extérieures : qualité pédagogique douteuse, coût pour la collectivité, absence d'évaluation des apprentissages effectués par les élèves, risques de voir des associations d'obédiences variées et parfois peu laïques approcher par ce biais de jeunes enfants. La situation ne s'est pas améliorée aujourd'hui.

Les enseignants et eux seuls sont responsables de ce qui se fait pendant le temps scolaire : ils répartissent les objectifs et les contenus d'enseignement définis au niveau national à l'intérieur d'un projet pédagogique de cycle, ils évaluent les apprentissages et en rendent compte aux familles. S'il y a des déficits de compétences individuelles pour enseigner telle ou telle discipline, ils recourent, lorsque c'est possible, à des échanges de service au sein de l'équipe pédagogique de telle manière que les élèves reçoivent tout l'enseignement prévu par les programmes. Ces échanges de service doivent être limités dans le temps scolaire hebdomadaire ; le texte présentant les programmes rappelle la limite antérieurement fixée à un maximum de trois heures au cycle des apprentissages fondamentaux et de six heures au cycle des approfondissements. Ils doivent aussi s'inscrire dans un réel travail d'équipe qui garantisse cohérence et continuité ; ils sont, à certains égards, une solution de facilité et si cette condition de coopération n'est pas remplie, ils ne font qu'anticiper les inconvénients dénoncés au collège avec le morcellement des enseignements dispensés par des professeurs différents.

L'école dérive : ici ou là, le temps des apprentissages est érodé par le laxisme de l'organisation, des disciplines sont abandonnées, les adultes sont de plus en plus nombreux dans l'école, ce qui ne rend pas facile la structuration des repères et des savoirs, le scolaire se dilue dans le social, voire le récréatif... À bien des égards, l'école mime la télévision dans la juxtaposition, la discontinuité, le flux permanent des activités et la kyrielle des intervenants. Les enfants zappeurs s'adaptent au zapping scolaire ; pour autant, sont-ils à bonne école ? Il y a lieu de redouter, dans ces conditions, que tous ceux qui ne trouvent pas dans leur entourage familial les conditions de soutien, de structuration et d'approfondissement des acquis soient laissés pour compte.

 

3-2 - Des principes organisateurs à clarifier

 

Plus que l'enseignement secondaire qui a dû, à de nombreuses reprises au cours des dernières années, se remettre en cause pour faire face aux défis nouveaux de la démocratisation scolaire, l'enseignement primaire semble encore paralysé par son passé. La fidélité à une tradition n'est certes pas en soi blâmable mais préserver des valeurs et des objectifs ne devrait pas dissuader de définir des références qui correspondent mieux aux enjeux et au projet institutionnel actuels.

 

L'ambiguïté des programmes de l'école élémentaire

 

La loi du 10 juillet 1989 dispose :

dans son article 4 : "La scolarité est organisée en cycles pour lesquels sont définis des objectifs et des programmes nationaux de formation comportant une progression annuelle ainsi que des critères d'évaluation".

et dans son article 5 : "Les programmes définissent, pour chaque cycle, les connaissances essentielles qui doivent être acquises au cours du cycle ainsi que les méthodes qui doivent être assimilées. Ils constituent le cadre national au sein duquel les enseignants organisent leurs enseignements en prenant en compte les rythmes d'apprentissage de chaque élève. "

Qu'observe-t-on dans l'arrêté publié en 1995 qui définit les contenus d'enseignement pour l'école primaire ? Il indique que "les programmes des différentes disciplines n'ont, en fait, ni le même statut, ni la même fonction. (...) On ne peut prétendre, sans perdre de vue l'essentiel, traiter tous les aspects du programme de manière identique, avec le même degré de précision et d'exigence. Ces programmes ne sauraient donc être enseignés de façon encyclopédique." Mais il n'est nulle part donné aux maîtres de balises leur permettant de faire des choix éclairés.

On ne sait pas - on n'ose pas - échapper à une présentation encyclopédique même si quelques phrases incitent à agir autrement. L'octroi de marges d'initiative aux enseignants semble un alibi pour camoufler l'incapacité à élaguer ou la crainte de le faire. En fait, les programmes n'en sont plus réellement : dans certains domaines, ils sont devenus un catalogue, un répertoire dans lequel les enseignants sont invités à choisir. L'imprécision conduit nombre de maîtres à s'appuyer sur les coutumes et/ou les manuels et l'on n'est pas loin alors de la surcharge souvent dénoncée car chaque champ se juxtapose aux autres de manière maximaliste, les manuels étant conçus par discipline. L'autre attitude consiste à sélectionner des sujets dans lesquels on se sent plus à l'aise, sans souci d'un curriculum pertinent pour les élèves ; on sait par exemple les faveurs accordées à la préhistoire et au Moyen Âge dans les programmes d'histoire, le traitement privilégié de quelques thèmes de biologie en sciences et technologie...

Dans ces contenus pléthoriques, les priorités n'apparaissent pas clairement. Quand il est fait référence aux "apprentissages essentiels ", ceux-ci sont mal cernés :

"- maîtrise des langages de base, langue française en priorité, mathématiques, mais également langues vivantes, langages artistiques, langages du geste et du corps ;

- éducation civique, s'appuyant sur une pratique réfléchie de la vie de l'école pour donner les repères sociaux indispensables ;

- méthodes de travail personnel (organisation du travail, capacités à se concentrer, à écouter, à mémoriser...), acquisition progressive de l'autonomie".

Le flou de la première rubrique est évident ; on peut même s'étonner de la référence aux langues vivantes étrangères, matière non obligatoire, dans un ensemble précisant des apprentissages essentiels. Les parents d'élèves seraient fondés à en demander la généralisation.

La connexion entre les programmes (qui ont rang d'arrêté) et le répertoire des compétences à acquérir au cours de chaque cycle (sans autre statut que celui d'"outil à la disposition des équipes pédagogiques", ce qui conduit certains à en négliger l'existence) est à la charge des maîtres ; la présentation juxtaposée et la difficulté à relier des références hétérogènes sont à signaler. Diverses incantations appellent à des mises en relation entre domaines d'enseignement mais cela reste allusif (pratique de l'oral et production d'écrits au cycle II, histoire et géographie, sciences et technologie avec lecture et écriture...). L'exorcisme du déclin de la polyvalence des maîtres suscite quelques explications de l'intérêt de ces relations :

"La polyvalence des maîtres donne sa spécificité à l'école primaire. Loin d'impliquer une simple juxtaposition d'enseignements disciplinaires, elle favorise la mise en œuvre de démarches faisant appel à plusieurs disciplines pour construire ou conforter un apprentissage".

Mais l'élève que présente ces textes est successivement un apprenti de français, un apprenti de mathématiques..., rien n'étant dit des formes de travail qui pourraient donner de l'unité, et sans doute du sens, à son expérience scolaire.

Les maîtres ont ainsi la responsabilité exorbitante et indue de définir eux-mêmes les priorités. Qui ne voit que cela ne saurait garantir ni la qualité, ni l'équité ? Il y a même, à ce niveau, un déni de l'intérêt de l'élève qui, pour des motifs qui s'imposent à sa famille, peut se trouver en situation de changer d'école, donc d'avoir à faire face à d'autres priorités. Il y a bien d'autres manières de desserrer le "carcan des règlements", comme se complaisent à le requérir les négateurs de l'école républicaine, que de transiger ainsi sur ce qui est au cœur de l'activité de l'élève : les contenus qui font son instruction et concourent à son éducation.

 

L'articulation entre programmes et compétences

 

S'il n'y a pas aujourd'hui une base lisible, rigoureuse, pour fonder une école primaire équitable, des voies d'amélioration semblent assez aisées à identifier. En matière de présentation, la charte des programmes(8) édictée en 1991 n'est pas caduque, les textes récemment parus pour le collège se rapprochant de la forme alors proposée. Selon ce texte, le programme impose un cadre de référence national, seul garant d'une véritable démocratisation.

"Le programme ne doit pas être un empilement de connaissances, incompatible par son ampleur avec les capacités d'assimilation des élèves. Il doit, à chaque niveau, faire la liste des compétences visées et des savoir-faire qu'elles impliquent. Il faut s'assurer, au besoin par une phase d'expérimentation, de la faisabilité de ce qui est proposé.

Le programme doit être pensé de façon à favoriser des situations d'apprentissage qui permettent de développer chez les élèves les attitudes fondamentales qui donnent sens aux démarches intellectuelles et sociales (esprit critique, honnêteté intellectuelle, curiosité, écoute de l'autre, goût de l'argumentation...)".

Ainsi, le programme devrait-il être énoncé en termes de connaissances et de compétences à acquérir, précisant le niveau de compétence visé par une liste de tâches que les élèves doivent être capables d'accomplir. De plus, il devrait distinguer, en matière de connaissances et de savoir-faire, s'il s'agit d'en avoir une "maîtrise technique bien définie" ou seulement d'"amorcer une initiation".

Il convient de mettre en application cette charte pour que l'école dispose d'un référentiel clair qui articulerait dans un texte unique ce qui apparaît aujourd'hui de manière disjointe et dans des textes de valeur juridique inégale, on l'a indiqué précédemment.

On pourrait donner ainsi un statut différent à deux familles d'objectifs :

- des objectifs d'apprentissage, exprimés dans la définition précise des savoirs et savoir-faire à maîtriser et des compétences qui les mobilisent. Ce sont les objectifs prioritaires, les compétences-noyaux caractéristiques du cycle, c'est-à-dire celles sur lesquelles doivent porter de manière impérative des évaluations rigoureuses et des remédiations s'il y a lieu, parce que leur maîtrise conditionne la réussite ultérieure ;

- des objectifs de développement correspondant à des savoirs et savoir-faire en cours de construction et à des activités formatrices qui préparent à des acquisitions exigibles plus tard.

Le livret scolaire pourrait ainsi porter distinctement deux types d'informations, ne requérant pas le même travail de la part de l'enseignant : des indications du niveau atteint pour les objectifs d'apprentissage et des indications relatives aux situations et activités pratiquées par ailleurs avec mention des acquis réalisés.

En termes de présentation, des indications telles qu'il en apparaît dans les compléments aux programmes de la classe de sixième, du type : "sont exclus...", seraient de nature à baliser encore mieux les parcours d'enseignement en cessant de concéder cette responsabilité aux auteurs de manuels. Ainsi peut-être romprait-on avec l'introuvable encyclopédisme et aussi avec l'inacceptable réduction de l'enseignement aux matières instrumentales.

Enfin, alors que l'école primaire a perdu toute fonction certificative, et sans vouloir lui en recréer une, il peut être intéressant d'imaginer une formule qui reconnaîtrait des acquis essentiels de l'école primaire comme le fait le brevet des collèges pour le premier cycle du second degré. Il pourrait s'agir, à la façon du certificat d'études primaires d'autrefois, de proposer des épreuves dans tous les domaines. À la manière de ce certificat d'études, on pourrait imposer l'épure d'un brevet des écoles au niveau national (nature des exercices, types d'exigences, principes de cotation) et laisser au niveau local la responsabilité de la conception des protocoles et de l'organisation de ce premier examen. Étape initiatique dans un cursus scolaire au long cours, ce brevet des écoles contribuerait certainement à revaloriser des enseignements aujourd'hui délaissés et à faire intégrer les niveaux d'exigence définis pour la fin de la scolarité primaire.

 

Le temps scolaire : une conception nouvelle

 

La question des horaires de l'école élémentaire doit également être réexaminée. C'est dans la bonne adéquation entre les exigences pour l'enseignement - les programmes - et pour l'apprentissage - les compétences - et le temps pour les assumer que se marque la faisabilité de la tâche pour les enseignants et le respect des élèves.

Depuis 1969, les textes officiels entretiennent le flou sur les horaires réels d'enseignement puisque les temps de récréation sont à décompter de ces horaires ; antérieurement, les deux heures trente octroyées par semaine pour les récréations étaient juxtaposées aux horaires d'enseignement. Il est nécessaire de revenir à ce principe simple et sain.

En 1994, un temps d'études dirigées a été introduit dans la semaine. Les fonctions et objectifs sont hybrides(9) : aide personnalisée pour prévenir l'échec et réduire les difficultés, réinvestissement dans des devoirs des notions et connaissances qui ont fait l'objet d'un apprentissage, apprentissage du travail autonome, intégration de diverses méthodes... Or, les méthodes de travail devraient être travaillées avec pertinence dans les temps dévolus à chaque champ disciplinaire car il ne saurait y avoir d'apprentissages méthodologiques coupés des contenus ; en ce sens, renvoyer les études dirigées en fin de journée est un non-sens dont beaucoup de maîtres se sont plaints, à juste titre. Il y a, par contre, un réel intérêt à ménager, à l'intérieur du temps scolaire, un espace pour que les élèves "étudient", travaillant de manière différenciée selon leurs besoins et leurs niveaux ; ainsi pourrait-on réserver les deux heures dévolues aux études dirigées pour un temps d'études et de travail différencié, les enseignants bénéficiant de concours spécialisés (maîtres des réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté) ou des interventions des aides-éducateurs pour organiser les activités en fonction d'une analyse de la situation. Deux séances d'une heure par semaine pourraient être une bonne formule mais il n'est pas nécessaire de prescrire le découpage très précisément.

Le temps des récréations et celui des études étant défalqués, les horaires d'enseignement peuvent être ensuite définis ; il serait utile d'ailleurs qu'ils ne saturent pas le temps disponible pour qu'un capital d'heures soit octroyé aux équipes pédagogiques qui l'utiliseraient en fonction du projet d'école : renforcement de certains apprentissages, introduction d'une langue vivante si celle-ci n'est pas au rang des matières obligatoires...

De manière à éclairer cette question, on peut indiquer :

- que l'horaire annuel moyen est de 950 heures environ (le nombre de demi-journées réelles étant toujours inférieur au produit de 36 semaines par 9 demi-journées qui compose une année scolaire théorique) ;

- qu'à raison d'une récréation de quinze minutes par demi-journée, ce temps est d'environ 80 heures sur l'année ; - qu'un temps d'études et de différenciation de 2 heures par semaine étant un minimum, cela constitue un capital de 70 à 75 heures ;

- qu'en conséquence, le temps d'enseignement au sens strict est au maximum de 800 heures duquel on pourrait enlever environ 35 heures mises à la disposition des équipes pédagogiques.

La répartition du temps d'enseignement entre champs disciplinaires peut prendre la forme d'une répartition hebdomadaire, avec deux variantes selon que la semaine scolaire est de 24 ou de 26 heures ; cette présentation est nécessaire en français et en mathématiques. Dans les autres domaines, on peut s'en tenir à une distribution plus globale en indiquant un contingent d'heures pour l'année par champ disciplinaire.

Dans certains domaines en effet ou pour certains objets d'apprentissage(10), il n'y a que des intérêts à aménager des unités d'enseignement "massées", c'est-à-dire composées de séances longues et rapprochées. Au niveau symbolique, cela constitue des temps forts plus sensibles, des expériences plus significatives pour les élèves ; sur un plan pratique (matériel à installer, déplacements à effectuer), l'adaptation aux contraintes d'organisation est ainsi plus pertinente. Cela, par ailleurs, ne nuit pas à l'efficacité des apprentissages si les capacités d'attention ou de résistance des élèves sont respectées ; ainsi, on n'imagine pas une séance de grammaire de deux heures... Entre deux unités de cette nature (que l'on appellerait volontiers "modules" si le terme n'était pas aussi polysémique), de courts exercices sollicitant des rappels, des lectures procurant des approfondissements peuvent contribuer à l'entretien des acquisitions.

Si une telle organisation prévaut, il convient que les élèves soient bien informés pour pouvoir se repérer et anticiper ; l'emploi du temps pourrait être renouvelé, affiché et expliqué, en même temps que les grands objectifs, au début de chaque période scolaire. Le temps n'est plus où il s'agissait d'assujettir les élèves à des horaires rigoureux et récurrents préfigurant ceux du travail qui les attendait. Des emplois du temps conçus en fonction de projets d'apprentissage sont mieux accordés à une adaptation au temps moins répétitif de la société. L'emploi du temps agréé à chaque rentrée scolaire et à validité annuelle est une forme obsolète ; ce n'est pas dire que l'école ne doit pas être organisée.

D'aucuns craindront que des enseignements disparaissent. Ce n'est pas un risque puisque c'est déjà le cas ; la situation actuelle, en apparence plus contraignante, n'a pas empêché les dérives. La responsabilité des équipes pédagogiques à laquelle il est souvent fait appel trouverait là à s'exprimer de manière plus réelle ; il restera à évaluer la réalité et la pertinence des choix. La création d'un brevet des écoles portant sur l'ensemble des disciplines serait sans doute de nature à réguler l'organisation en amont, au moins au cycle III.

L'objectif est d'avoir à la fois des programmes contraignants mais réalistes, avec des exigences ciblées sur lesquelles être ferme et de laisser plus de souplesse dans l'organisation pédagogique, dans un cadre horaire défini de manière pragmatique. Ainsi, peut-être pourrait-on convaincre les enseignants que leur tâche est faisable et qu'ils ont des marges d'initiative réelles.

 

3-3 - Cohérence et continuité des apprentissages

"L'élève au centre du système" : les textes publiés depuis bientôt dix ans font révérence à cette injonction reçue de la loi de 1989. Il reste cependant à lui donner corps en aménageant les conditions pour que la cohérence et la continuité des apprentissages soient mieux assurées.

La cohérence de la formation des élèves requiert une compatibilité entre finalités et contenus, une harmonisation des références épistémologiques en usage à l'intérieur d'un champ disciplinaire et de justes relations entre champs disciplinaires. Cette cohérence, pensée dès l'écriture des programmes, doit être explicitée et justifiée dans des documents d'accompagnement dont la charte des programmes avait d'ailleurs prévu l'existence.

 

La cohérence entre finalités et contenus

 

La cohérence entre finalités et contenus est actuellement relativement bien assurée. Cependant, l'articulation de l'éducation à la citoyenneté avec l'ensemble des disciplines mérite amélioration. Les buts de l'éducation à la citoyenneté ont été clarifiés par une circulaire(11), passée presque inaperçue :

"- l'éducation aux droits de l'homme et à la citoyenneté, par l'acquisition des principes et des valeurs qui fondent et organisent la démocratie et la république, par la connaissance des institutions et des lois, par la compréhension des règles de la vie sociale et politique ;

- l'éducation au sens des responsabilités individuelles et collectives, aux devoirs du citoyen ;

- l'éducation au jugement, notamment par l'exercice de l'esprit critique et par la pratique de l'argumentation".

Au-delà de l'éducation civique stricto sensu qui couvre essentiellement le premier objet et partiellement le deuxième, tous les champs disciplinaires ainsi que l'organisation de la vie scolaire sont interpellés par les deuxième et troisième finalités. Ainsi, les choix pédagogiques devraient-ils être orientés par cette éducation à la citoyenneté qui transcende les approches strictement didactiques : l'exercice de l'esprit critique et de l'argumentation s'accommodent mal d'une transmission autoritaire et d'une évaluation strictement normative à laquelle l'élève n'est pas du tout associé.

Dans le domaine du français, la "pratique de l'oral" est actuellement trop centrée sur la production même si, au détour d'une phrase et pour le cycle II, il est question d'"écouter les autres". À l'instar de ce qui est évoqué à l'école maternelle : "apprentissage de la prise de parole dans une discussion, de l'écoute de l'autre, de la prise en considération de sa parole", il est indispensable de travailler l'écoute, la compréhension de ce que dit l'autre - qu'il soit présent ou qu'il s'exprime par un média quelconque. Il faut aussi cultiver certaines attitudes et stratégies : la patience, le respect des points de vue, l'application à cerner de quoi il est question et ce que l'on en dit... mais aussi les échanges de points de vue. Sans viser une étude de l'argumentation dont la maîtrise sera plus tardive (à la fin du collège), il est indispensable d'initier tôt les enfants aux débats, à la prise de parole dans un ensemble réglé d'interactions avec d'autres. Écouter et échanger, c'est une manière de régler des différends sans recourir à la violence ; en même temps, l'approche suggérée ici est propédeutique à la compréhension en lecture qui exige des attitudes similaires : une interrogation rigoureuse du texte (donc une mise à distance de soi), l'identification de ce dont parle et de ce que l'on dit et, au-delà, la perception des implicites et des implications. Le développement de l'attitude critique par la confrontation de points de vue devrait être clairement indiqué dans tous les champs disciplinaires.

 

La cohérence interne à chaque champ disciplinaire

 

La cohérence des références épistémologiques à l'intérieur de chaque champ disciplinaire est un problème plus complexe. Même si les savoirs enseignés à l'école primaire ne sont pas d'une sophistication extrême, il y a lieu de s'en préoccuper pour améliorer ce qui existe.

L'exemple le plus sensible concerne le français, domaine où se situent les enjeux majeurs pour l'efficacité de l'école. En matière de lecture, les programmes du cycle II indiquent : "les élèves poursuivent la constitution amorcée à la maternelle d'un premier capital de mots de grande fréquence (...)" ; or, les textes relatifs au cycle I ( programmes et compétences) ne font aucune référence à ce capital de mots. Alors que la rubrique correspondant au domaine d'activité "Apprendre à parler et à construire son langage, s'initier au monde de l'écrit", dans les textes relatifs au cycle I, est assez nourrie, cette exclusion semble significative des choix effectués même s'ils restent implicites : la priorité est donnée à un travail plus développé de la conscience phonologique et de la correspondance entre oral et écrit. Ce qui est corroboré par un autre versant de la même observation : les textes pour le cycle I (programmes et compétences) évoquent la correspondance entre lettres et sons que le cycle II présente presque comme une découverte. Ainsi, commencer à apprendre à lire ne semble pas avoir exactement le même sens au cycle I et au cycle II ; il y a là une ambiguïté tout à fait dommageable que les textes officiels devraient lever. L'observatoire national de la lecture vient de se prononcer récemment sur cet aspect en s'appuyant sur de nombreuses recherches(12) : la maîtrise du principe alphabétique et le développement de la conscience phonologique sont donnés comme les clefs et les conditions de l'apprentissage de la lecture. Sans raviver une querelle des méthodes, il convient de clarifier les principes qui doivent rendre cohérent le parcours d'apprentissage de la lecture du cycle I au cycle II ; l'enjeu pour la réussite scolaire est trop important pour que l'on s'autorise plus longtemps le flou actuel.

Entre cycle III et classe de 6ème, l'écart concerne les formes de compréhension en lecture et l'approche des textes, considérés dans leur diversité à l'école élémentaire alors que la classe de sixième centre son travail sur le texte narratif ; sans doute n'y a-t-il pas sur ce second point contradiction mais l'école risque, en embrassant trop large trop tôt, de ne pas se donner les moyens d'installer des acquisitions sûres. Ainsi, les textes argumentatifs qui seront étudiés en fin de collège sont-ils déjà abordés à l'école primaire, sans que les seuils d'exigence aient été clarifiés. Quant au premier point, les formes de compréhension en lecture, ce ne sont pas seulement des manières différentes de les exprimer qui créent l'impression d'attentes discordantes. Les programmes pour l'école élémentaire, dans la rubrique "Approfondissement de la découverte du sens" au cycle III, indiquent(13) :

"Renforcement des exigences en matière de compréhension pour permettre aux élèves d'entrer au collège en sachant :

- saisir l'essentiel d'un texte,

- prélever des informations ponctuelles,

- accéder à une compréhension fine : bonne connaissance des enchaînements de l'écrit (...), mise en relation des informations prélevées dans le texte, découverte de l'implicite".

Les compétences(14) sont, à cet égard pour le cycle III, exprimées de manière très imprécise :

"(...) l'élève doit pouvoir :

- agir, exécuter une consigne ;

- répondre oralement ou par écrit à des questions ;

- exprimer l'image ou l'idée qu'évoque le texte ; en restituer oralement les données essentielles en respectant son ordre".

Les évaluations nationales ne classent pas la compréhension dite "inférentielle" (ce qui correspond aux deux derniers aspects inscrits dans les programmes : mise en relation des informations et découverte de l'implicite) au rang des compétences de base.

Les programmes pour la classe de sixième(15) énoncent ainsi le niveau attendu à l'arrivée des élèves au collège et le but de l'année :

"À l'entrée en sixième, les élèves devraient avoir atteint la compréhension immédiate des mots et des phrases (saisie du thème et du propos global du texte) et être entrés dans la compréhension logique (saisie des relations qui structurent un texte). Le but de la classe de sixième en ce domaine est que l'élève maîtrise la compréhension logique et reconnaisse la présence de l'implicite".

Il serait dangereux de déduire de ces propos que la forme de compréhension dite "inférentielle" constitue un ultime seuil dont le franchissement pourrait être différé. Dans la résolution de problèmes abordée dès le cours préparatoire en mathématiques, c'est ce niveau de compréhension qui est requis : trouver l'opération qui permet de répondre à la question posée et l'appliquer aux données justes (ce qui est exigé dans les problèmes arithmétiques) exige d'avoir inféré la nature des relations qui n'est pas explicite dans le texte du problème. Il convient de distinguer des registres différents de difficulté(16) : la compréhension "inférentielle" n'est pas exigible à la fin du cycle III sur des textes littéraires ou des textes documentaires abordant des thèmes inconnus de jeunes enfants ; elle est cependant essentielle pour la résolution de problèmes et doit faire l'objet d'un travail explicite. Il n'est pas abusif de commencer cette réflexion dès l'école maternelle, à partir de récits ou de textes documentaires lus par le maître. Nous touchons là à une des justifications du caractère transversal de la maîtrise de la langue à l'école primaire.

D'autres exemples, sans doute moins lourds de conséquences, sont repérables ailleurs : en mathématiques où la présentation de "l'approche du nombre" au cycle I semble plus théorique que le travail sur les nombres au cycle II, entre "découverte du monde" au cycle II et les disciplines qui feront suite au cycle III, l'hiatus entre structuration du temps et de l'espace d'abord, histoire et géographie ensuite, étant encore bien net.

 

L'identité de chacun des cycles de l'école élémentaire

 

Pour chaque cycle il convient de rendre mieux perceptible ce qui en fait l'unité et la dynamique.

Le cycle II reçoit des enfants dont les acquis sont souvent très différents compte tenu de la durée de leur scolarité préélémentaire, des bénéfices qu'ils en ont tirés, des décalages - très nets à ce moment du développement - créés par les écarts d'âge et de maturité et des conditions dans lesquelles ils grandissent. Ce cycle permet la construction des apprentissages instrumentaux de base, fondamentaux - comme son nom l'indique - pour les apprentissages ultérieurs. Au premier rang, on situera les outils de la lecture et de l'écriture de la langue française (principe alphabétique, correspondances sons-graphies, fonctions et usages de l'écrit) et les outils de la numération (principe décimal, correspondance entre écriture en chiffres et nom des nombres) ; à cela s'ajoutent les premiers savoirs et savoir-faire en matière de relations, dans l'univers linguistique (principe des accords et des variations des formes verbales, maîtrise de quelques-unes de leurs réalisations) et dans l'univers numérique (comparaison de nombres, structures additives et multiplicatives abordées dans leurs réalisations simples). Ce cycle concourt à un premier ordonnancement des connaissances sur le monde. Il contribue à l'enrichissement de la communication orale en lui faisant une place explicite dans tous les champs disciplinaires et dans la régulation de la vie scolaire. Il stimule l'expression de la sensibilité et l'exercice de la motricité, que la scolarisation élémentaire ne doit pas inhiber, en enrichissant les moyens de leur mise en œuvre. Il conforte et développe des compétences de méthodes telles que la mémorisation, la résolution de problèmes, l'évaluation de ses productions et comportements. Il installe les habitudes de travail scolaire : rigueur et soin, anticipation, persévérance dans l'action, voire dans l'effort, coopération.

Le cycle III accueille les enfants à l'âge où ils accèdent à une réflexion plus abstraite qui permet d'intégrer des notions plus complexes, de mettre en œuvre des démarches d'analyse et de synthèse plus ambitieuses, à l'âge aussi d'une stabilité affective relative. Ce cycle doit à la fois assurer l'accomplissement des apprentissages antérieurs dans des utilisations larges et diversifiées et préparer à assumer un statut de collégien. Ainsi, les élèves qui quittent l'école élémentaire doivent comprendre et manier la langue orale et écrite avec aisance et correction et appliquer à bon escient des connaissances métalinguistiques. La maîtrise des nombres entiers doit être bien affirmée et celle des quatre opérations achevée dans cet univers numérique ; la connaissance des nombres décimaux doit être structurée (écriture, comparaisons) en même temps que réinvestie dans les techniques opératoires même si le maniement des structures multiplicatives n'est pas abouti avec ces "nouveaux nombres". La connaissance de quelques objets géométriques, du point de vue de leur description, de leur reproduction ou de leur construction, doit être assurée, de même que la pratique de quelques opérations sur ces objets (transformations ponctuelles simples) ; le maniement des instruments doit être aisé et précis. Diverses grandeurs (longueurs, masses, aires, volumes, angles, durées) sont explorées dans des activités fonctionnelles et les connaissances (désignations exactes, choix pertinent des unités, conversions, savoir-faire de mesurage ou de comparaison) sont mobilisables dans des situations simples.

Dans les divers domaines disciplinaires, le cycle III permet de mémoriser des connaissances-repères et des savoir-faire de base ; c'est aussi le temps d'expériences multiples qui serviront de support à des formalisations ultérieures. Des compétences méthodologiques sont développées dans les divers champs : résolution de problèmes, recherche et exploitation de l'information, évaluation, observation, description, expérimentation, création, argumentation. Des langages spécifiques commencent à être utilisés correctement : vocabulaire des disciplines, langages graphiques, pictural et musical, gestes-clés de la motricité humaine, langage informatique ; les rudiments d'une langue vivante sont maniés dans des situations de communication de grande fréquence. Les habitudes scolaires acquises au cycle II sont fortifiées et mises en œuvre dans des situations de plus grande complexité qui préparent au travail plus autonome et plus personnel nécessaire à la scolarité secondaire.

Les cycles sont comme des saisons de la scolarité qui ont leurs caractéristiques, appropriées aux possibilités des élèves et aux exigences d'un parcours inscrit dans la durée. Le style pédagogique doit s'accorder à ces variations, usant plus des supports concrets et s'appuyant beaucoup sur la manipulation au cycle II, plus centré sur les acquisitions elles-mêmes au cycle III, avec de réelles (et courtes) interventions magistrales et des temps de travail écrit personnel significatifs.

 

La continuité des apprentissages

 

Un dialogue inter cycles ne peut s'établir que s'il existe des bases communes ; les programmes doivent exprimer une unité épistémologique et méthodologique et les compléments l'expliciter. De manière verticale, c'est-à-dire d'un cycle à l'autre, les éléments de continuité ne sont pas signalés aujourd'hui clairement ; les points d'appui que chaque cycle devrait trouver et ceux qu'il devrait constituer pour le cycle suivant (les compétences de base, dans le langage des évaluations nationales) ne sont pas explicites. Une hiérarchisation des exigences est nécessaire pourtant pour fonder le travail des équipes pédagogiques, on en a déjà exprimé la nécessité qui devrait se traduire dans une nouvelle rédaction des programmes.

Ce dialogue entre les cycles est au service de la continuité des apprentissages, principe fondamental de la mise en place de la scolarité en cycles et non plus en années. On sait l'inconvénient de la structuration sur des bases annuelles rigides ; le redoublement qui demeure, sous des formes plus ou moins camouflées, une des plaies du système éducatif français, contraint des enfants à refaire ce qu'ils ont déjà acquis au prix de l'ennui et du désintérêt sans qu'on leur donne le temps de compléter les apprentissages plus complexes sur lesquels ils ont achoppé l'année précédente. L'organisation en cycles permet de penser une autre forme d'étalement dans le temps ; elle suppose que soient pris en compte les acquis, comme les difficultés, à chaque début d'année et tout au long de l'année. L'hiatus le plus important se situe actuellement à l'entrée au cours préparatoire et à l'entrée en 6ème comme on l'a évoqué plus haut : les programmes tels qu'ils existent actuellement, n'expriment pas une continuité claire sur des points fondamentaux. Les évaluations nationales, à quelques conditions sur lesquelles on reviendra dans un chapitre ultérieur, peuvent être un levier utile pour les échanges entre équipes des différents cycles et avec les professeurs de la classe de sixième. Elles sont encore insuffisamment utilisées à cette fin.

Dans le dispositif global de ces évaluations, il manque une pièce qu'il est temps de mettre en place : une évaluation à l'entrée à l'école élémentaire. On sait les réticences qu'a l'école maternelle pour accéder à des pratiques évaluatives ; le maître de cours préparatoire, et lui seul, ne peut s'investir dans une exploration exhaustive des acquis des élèves qu'il accueille.

L'évaluation mise en place en septembre 1997 sur un échantillon de 10000 élèves du cours préparatoire, par la direction de l'évaluation et de la prospective, pour connaître le déroulement des carrières scolaires, ne saurait constituer le prototype de l'évaluation utile pour la continuité pédagogique. Le protocole est très lourd puisqu'il se déploie en douze séquences de vingt minutes réparties sur deux semaines et il est, sur certains points, très discutable. On ne voit pas, par exemple, à quoi et à qui peut être utile l'information recherchée en matière de comportements dits socio-cognitifs tout particulièrement. Les champs que devrait cibler une évaluation au seuil du cours préparatoire sont la lecture, l'écriture, les domaines numériques et logiques (relations, tris, classements), les concepts liés à l'espace et au temps.

La continuité doit se régler en fonction d'un principe : tous les élèves aujourd'hui effectuent le parcours du collège dans sa totalité. Les objectifs de la fin de la scolarité obligatoire doivent présider à l'ordonnancement de tous les autres en amont. L'école primaire est un maillon de la chaîne et les objectifs du cycle III doivent être assurés pour l'entrée au collège. La référence de la classe de sixième doit permettre aujourd'hui de borner la somme d'exigences pour l'école élémentaire. Continuité suppose compatibilité c'est-à-dire non-contradiction et progressivité, ce qui n'est dire ni identité, ni anticipation ; ceci est vrai à chaque "passage" et si la valeur initiatique des ruptures est certes intéressante, toutes les précautions sont à prendre pour qu'elles ne soient pas préjudiciables aux plus fragiles.

 

3-4 - Synthèse des propositions

 

Procéder à une réécriture des programmes de l'école, dans l'esprit et sous la forme définis par la charte nationale des programmes élaborée en 1991.

· Articuler les deux discours actuellement disjoints et mal coordonnés : les programmes et le répertoire des compétences.

· Restaurer une cohérence épistémologique des programmes depuis l'école maternelle jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire, particulièrement en français où elle est défaillante.

· Établir plus fermement la solidarité entre les finalités de l'éducation à la citoyenneté et les autres disciplines.

· Exprimer les exigences pour chaque cycle, en distinguant des objectifs d'apprentissage, exigibles (compétences - noyaux pour le cycle) et des objectifs de développement (acquisitions en cours) et en considérant la faisabilité dans le temps scolaire.

· Clarifier la continuité d'un cycle à l'autre.

 

Redéfinir les horaires scolaires et responsabiliser davantage les enseignants dans la gestion du temps scolaire.

· Définir les horaires du travail des élèves, déduction faite des récréations, de manière souple : quotas hebdomadaires pour le français et les mathématiques, capital de temps sur l'année pour les autres champs disciplinaires.

· Instituer un temps pour les études et le travail différencié adapté aux besoins (2 heures par semaine au minimum), l'organisation de ce temps étant gérée par l'équipe pédagogique qui peut solliciter les concours nécessaires (aides-éducateurs, maîtres spécialisés..).

· Mettre une enveloppe de 35 heures environ pour l'année à la disposition des équipes pédagogiques, pour des actions inscrites dans le projet d'école.

· Instaurer une évaluation à finalité diagnostique à l'entrée au C.P.

· Procéder de la même manière que pour les autres évaluations nationales.

· Privilégier l'évaluation de compétences de base du cycle I dans les domaines prioritaires.

· S'appuyer sur cette opération pour promouvoir une amélioration de la continuité entre cycle I et cycle II.

 

Mettre à l'étude le principe de la création d'un brevet des écoles.

· En établir l'épure : nature des exercices, types d'exigences, principes de cotation et prévoir les modalités d'une mise en œuvre locale.

· Mettre en place une expérimentation.

· Clarifier la relation avec l'évaluation nationale à l'entrée en classe de sixième pour distinguer les deux opérations.


Notes

(1) On peut se reporter à deux sources en particulier :
- A. Desclaux, N. Desdouet, "Évaluation des effets du dispositif d'aménagement des rythmes de vie sur les enfants à l'école élémentaire et maternelle" - Dossiers d’Éducation & Formations, n° 39, avril 1994 ;
- L'aménagement des rythmes de vie des enfants. Comité interministériel d'évaluation des politiques publiques. Commissariat général du Plan ; rapporteur : M. Gevrey - La Documentation française, 1994.
L'ouvrage de G. Fotinos et F. Testu, Aménager le temps scolaire (Hachette, 1996) présente une bibliographie nourrie sur ce sujet.
(2) Ces quotas hebdomadaires ne s'imposent pas de manière absolue aux maîtres ; l'article 3 de l'arrêté du 22 février 1995 fixant les horaires des écoles maternelles et élémentaires précise en effet : "La répartition des horaires par champs disciplinaires sur plusieurs semaines et selon des rythmes différents est possible, sous réserve qu'on puisse s'assurer périodiquement que l'horaire global par champ disciplinaire est respecté".
(3) Il faut rappeler aussi que l'enseignement de la langue et de la culture d'origine, comme celui de la langue et de la culture régionales, pèse encore sur les horaires, selon un aménagement décidé par l'inspecteur d'académie après consultation du conseil d'école (article 5 de l'arrêté du 22 février 1995 déjà cité).
(4) B. Suchaut, op. cit.
(5) Étude exploratoire des pratiques d'enseignement en classe de CE2 - Les dossiers d’Éducation & Formations, numéros 44 (septembre 1994) et 70 (mai 1996).
(6) Consultation-réflexion nationale sur l'école - Rapport de la commission nationale sur l'école présidée par J.M. Favret, directeur des Écoles - Avril 1984.
(7) Les rapports du groupe de l'enseignement primaire de l'inspection générale de l'éducation nationale ont évoqué ce problème en 1994 (Les actions engagées dans les écoles par rapport aux objectifs de l'enseignement primaire) et en 1997 (La polyvalence des maîtres à l'école élémentaire).
(8) Charte des programmes du 13 novembre 1991.
(9) Circulaire n° 94-226 du 6 septembre 1994 - Organisation des études dirigées à l'école élémentaire.
(10) La pratique des arts plastiques qui nécessite une organisation matérielle spécifique s'accommode mal d'un court temps hebdomadaire. La géométrie ou la technologie, pour des activités de construction, exigent également des temps significatifs pour parvenir au terme d'une réalisation et tirer parti du travail effectué par une analyse et une formalisation des acquisitions. Une sortie botanique, une séance aux archives départementales pour des recherches, la visite d'une usine ou d'une ferme... sont plus efficaces si leur préparation et leur exploitation ne sont pas diluées sur plusieurs semaines. Ce ne sont là que quelques exemples.
(11) Circulaire n° 96-103 du 15 avril 1996 - Éducation à la citoyenneté : une redynamisation de l'éducation civique.
(12) Observatoire national de la lecture, Apprendre à lire au cycle des apprentissages fondamentaux - C.N.D.P. / O. Jacob, 1998.
(13)Programmes de l'école primaire - C.N.D.P./Savoir livre, 1995 - page 58.
(14) Ibidem, page 96.
(15) Programmes de 6ème - C.N.D.P./Savoir livre, 1995 - page 15.
(16) L'évaluation effectuée en 1987 sur un échantillon de plus de 2000 élèves de cours moyen deuxième année demeure une excellente illustration de ce que les performances en compréhension se différencient de manière très importante selon la nature du texte et son degré de difficulté (syntaxe et lexique) et selon la forme de compréhension sollicitée. Cf. J. Vogler, "Lire, écrire, compter au sortir de l'école élémentaire" - Éducation & Formations, n° 14, 1988.

 

 


 

 


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