Ce texte, naturellement, porte la marque de son temps et du camp dont il est issu : inutilement polémique, il fustige un passé honni (et très largement fantasmé) pour mieux faire valoir les intentions "libératrices" de la gauche au pouvoir, irritées par les impatiences des "ayants-droit" de son propre camp. En effet, ceux qu'il est convenu de nommer les "laïcards" visaient, non l'amélioration du système éducatif - et pour prendre un seul et banal exemple -, la "limitation des orientations trop précoces", mais bien la mise en œuvre, à marches forcées, du grand service public unifié et laïque de l'éducation nationale (dit "grand SPULEN") qui faisait partie, il convient de le rappeler, des 110 propositions pour la France du candidat à l'élection présidentielle Mitterrand.
On sait ce qu'il advint de ce projet véritablement stalinien qui n'avait pas pour but de rapprocher les établissements publics et privés d'enseignement, mais bien de supprimer l'enseignement privé (en abolissant la loi dite Debré) et d’asseoir davantage encore, si faire se pouvait, la main-mise syndicale sur l'éducation en France. Le rassemblement du Bourget, le 9 mai 1982, qui se voulait commémoration de la loi du 28 mars 1882 sur l'école laïque, révéla les impatiences et surtout les incroyables prétentions des organisations dites laïques. Et si un projet de loi, relativement modéré, fut présenté fin 1982, les jusqu’au-boutistes laïcards avaient à raison effrayé le camp d'en face. Peu à peu, la réaction du "Mouvement de l'école libre" prit de l'ampleur et connut son acmé lors de la manifestation parisienne du 24 juin 1984, qui vit environ un million de personnes défiler pour la liberté de l'enseignement. Un homme politique, Chaban-Delmas, résuma assez bien l'objet de ce rassemblement : lutter contre une "société totalitaire" qui était en train de se mettre en place. Véritablement effrayé par cette démonstration de force, Mitterrand, lui-même ancien élève de l'école libre, retira le projet, ce que le Premier Ministre (Mauroy) et le Ministre de l’Éducation nationale (Savary) apprirent... par la radio.
La suite est connue... Cependant, une formule de Savary a fait florès : "l’État ne peut pas tout"...

 

 

Nous sommes à la veille de la seconde rentrée scolaire depuis l'arrivée au pouvoir de la gauche qui a suscité de grands espoirs dans le domaine de l'éducation pour des raisons qui tiennent à la fois à l'histoire et aux circonstances. En effet, une politique de la gauche ne saurait se concevoir sans un projet éducatif, sans une vision de l'école et de ceux qui la servent.

Cette idée a nourri au XIXe siècle toute la pensée républicaine et a pris corps dès la naissance de la IIIe République. Le Front populaire et la période de la Libération l'ont aussi illustrée. Le gouvernement a d'autant moins l'intention d'être infidèle à cette conception qu'il a trouvé, à son arrivée au pouvoir, de graves problèmes tant matériels que moraux dans le domaine éducatif. L'insuffisance des moyens consentis par l'État, la multiplicité des réformes, les difficultés croissantes du métier d'enseignant, ont contribué à créer une situation à bien des égards critique.

Cette situation est ressentie non seulement par les membres de l'éducation nationale, mais par la société tout entière, qui parle beaucoup de l'école, quelquefois sans indulgence, parce qu'elle en attend beaucoup. Toutes les sociétés modernes attachent une importance considérable à l'institution scolaire qui est l'objet, dans notre pays tout particulièrement, d'une grande vigilance publique. Ce caractère spécifique de l'école est plus encore marqué depuis les trente dernières années où nous avons assisté à une explosion scolaire sans précédent et où notre enseignement a dû faire face à deux problèmes inédits : celui du nombre et celui de l'hétérogénéité sociale des élèves, qui ont pris une acuité plus grande encore avec le développement de la crise économique.

Le passage d'un enseignement élitiste à un enseignement destiné au grand nombre, qui est le phénomène le plus important de notre histoire de l'éducation depuis la Libération, n'a jamais été organisé, ni même véritablement pensé. Aucun projet pédagogique nouveau n'a accompagné cette situation radicalement nouvelle. Il faut donc comprendre l'espèce de démoralisation qui a parfois guetté le corps enseignant face aux carences de l'État : pris dans un système en transformation rapide, conscients de l'inadaptation des objectifs traditionnels, les enseignants avaient les instruments du diagnostic sans avoir les moyens des remèdes.

Mon ambition est d'abord de contribuer à éclaircir ce problème et de donner progressivement aux enseignants et, plus généralement, aux membres de l'éducation nationale, les moyens de mieux le maîtriser. C'est le sens de la nouvelle politique de formation que j'ai engagée, de la réflexion actuelle sur le collège et de mes efforts pour limiter les orientations trop précoces, de ma volonté de rééquilibrer les disciplines et les activités au sein des établissements scolaires, c'est le sens aussi de la politique de décentralisation qui doit permettre une analyse locale des situations et une plus grande autonomie des équipes éducatives.

Le gouvernement a un devoir majeur envers les enseignants, qui est de leur donner les moyens d'exercer leur métier dans des conditions matériellement et moralement satisfaisantes, c'est-à-dire conformes à l'importance de leur mission et aux exigences de leur temps. Il s'y emploie. J'y consacre, pour ma part, tous mes efforts. Mais l'État ne peut rien à lui seul. Dans le domaine de l'éducation, il ne peut rien améliorer ou transformer sans l'accord de la société, l'appui des familles, et, peut-être surtout, sans la volonté des enseignants.

C'est pourquoi dès mon arrivée au ministère de l'éducation nationale, il m'a semblé essentiel, plutôt que d'envisager une nouvelle réforme élaborée comme par le passé, de favoriser les projets éducatifs que les enseignants eux-mêmes élaborent et mettent en œuvre au sein de leurs établissements. Cet appel pressant aux initiatives et aux recherches est à la fois conforme à la volonté de développer l'autonomie des établissements, de considérer les membres de l'éducation nationale comme des acteurs pleinement responsables, et de prendre la juste mesure des besoins de la société française, dans sa diversité.

À l'aube de cette nouvelle année scolaire, je voudrais dire à tous les enseignants que je connais leurs difficultés et que je connais aussi leur dévouement et leur sens du service public. Je crois qu'ils sont fidèles à l'essentiel de leur tâche : transmettre le goût et les moyens d'apprendre tout au long de la vie, préparer à l'existence professionnelle, former les citoyens d'une démocratie. Je leur adresse mes vœux et les assure de ma volonté de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour les aider dans leur travail, les conforter dans leurs espoirs et les soutenir dans leurs initiatives.

 

© Alain Savary, Lettre aux enseignants, 6 septembre 1982

 

 

 

Complément : remarquons que cette formule a fait florès dans le camp socialiste !

 

 

En effet, elle fut tout d'abord employée par le Premier ministre de la "gauche plurielle" Lionel Jospin qui, au pouvoir depuis deux ans, dut confesser son impuissance (d'aucuns parlèrent de "reniement"), lors de l'annonce par Michelin, mi-septembre 1999, de 7 500 licenciements. "Il ne faut pas tout attendre de l’État", avoua-t-il, ajoutant, "Je ne crois pas qu'on puisse administrer désormais l'économie. Ce n'est pas par la loi, les textes, qu'on régule l'économie... Tout le monde admet le marché".

Et l'actuel locataire de l’Élysée la reprit à son compte, quelques années plus tard : "La formule de Jospin était juste. Ce n'était pas un renoncement. Laisser penser que l’État peut tout, c'est alors tout lui demander, y compris ce qui n'est pas de son ressort" (F. Hollande, Droit d'inventaires, entretiens avec Pierre Favier, 2009).
de François Hollande (Auteur),