Eh bien, ce n'est pas trop tôt ! France-Culture vient de consacrer une semaine à rendre hommage à Raymond Aron, dans l'émission "Mémorables" ; mémorable, certes il l'est, sans commune mesure avec son "frère ennemi", Sartre, gros bourgeois honteux de l'être, qui sut toujours naviguer au mieux de ses intérêts, entouré d'une Cour d'inconditionnels, autant déments que profiteurs. C'est à cause d'un véritable terrorisme intellectuel - qui à mon sens n'a strictement rien à envier à celui qu'exercent temporairement les fanatiques islamistes - que cette Cour de l'intelligentsia parisienne a su magnifier le Maître jusque dans l'absurde et le dérisoire : plutôt avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. Sartre s'étant toujours trompé, ils ont toujours eu tort avec lui ! Le bouquet a été naturellement, au moment de mai 68, l'étalement de leurs crasses ignorances, par exemple le jour de la soutenance de la thèse de Jean-William Lapierre (mais je subodore que je parle de faits ignorés de vous - et qui ne vous passionnent guère). Les mêmes crétins sectaires continuent d'ailleurs, ici ou là, à relever la tête. Mais restons-en à Raymond Aron dont on a déjà publié, ici, le beau texte sur Saint-Ex ; aux yeux de l'intelligentsia déjà nommée, il eut le tort d'avoir un parcours d'honnête homme - une femme, une fille, une résidence secondaire, une vie droite, sans drogue(s), sans scandale(s). Une vie de professeur, quoi ! C'est impardonnable, en effet, aux yeux de nos marginaux. Quelle aura si, comme de Beauvoir, il avait été radié dès 1942 des cadres de l'Éducation nationale pour faits de ce que l'on n'appelait pas encore la pédophilie ! Il est vrai qu'à l'époque, il ne se prélassait pas à Paris, faisant comme Sartre jouer ses pièces devant l'Occupant ; il était aux côtés du général de Gaulle. C'est le crime imprescriptible, en effet...
Et, naturellement, il faut que ce soit un Belge, qui nous fasse la leçon : que grâces lui soient donc rendues.

 

 

 

 

Nouvel An : les moineaux disparaissent...

 

Et ce n'est qu'un des indices de la santé de notre planète ! Où est passée l'euphorie de l'an 2000 ? Les guerres et le libéralisme auraient besoin d'une relecture de Raymond Aron.

 

Quel lugubre Nouvel An ! D'abord, les moineaux sont en voie de disparition ! Nos villes, demain, sans le pépiement de ses pierrots gris, modestes petits clowns de nos rues, qui sautillaient gaiement dans l'herbe des pelouses, pirouettaient sur les corniches, zigzaguaient dans le soleil couchant, dessinaient des notes sur la portée des fils électriques ! Quelle tristesse ! Quel révélateur aussi de la mort qui rode dans nos villes polluées, sur notre planète pourrie par une chimie tueuse de vie. Mais ce n'est pas tout, et ce n'est même pas le pire, me disais-je, en entendant dans les arbres nus de l'avenue que j'habite, des corneilles grailler leurs mauvais augures...

Comment avons-nous passé le cap de l'année ? En guettant les premiers signes d'un redressement économique désespérément lent. En évaluant la probabilité d'une guerre en Irak, avec ses conséquences imprévisibles dans tout le Proche Orient. Les yeux braqués sur de l'Islam, qui produit des terroristes comme la Hollande des tulipes. Quelle différence avec l'euphorie qui régnait lors des célébrations de l'an 2000, les bulles de champagne empêchant de prévoir l'éclatement de la bulle de la `nouvelle économie´ ! C'était hier. Quelle différence aussi avec le joyeux optimisme du Nouvel An après la chute du mur de Berlin, ou après l'effondrement de l'empire soviétique : l'Histoire marquait une pause, certains pensaient que c'était pour toujours. C'était avant-hier. C'était il y a dix ans.

Aujourd'hui, nous contemplons, interrogatifs, le champ dévasté de nos espoirs, de nos fantasmes et de notre naïveté. Des guerres, des révolutions, des attentats font à nouveau flamber l'Histoire. Une crise économique aussi profonde qu'en 1929 (n'ayons pas peur des mots) a mise à mal notre confiance dans les experts et les `gourous´ de la finance, elle a surtout démontré que le capitalisme sans frein ni lois fabrique des forbans aussi sûrement que la pluie fait pousser les champignons. Une fois de plus, on ne peut que constater l'impérieuse nécessité d'un retour du Politique, pour réguler et contrôler un capitalisme qui, certes, est le moteur de la créativité et de la prospérité, mais ne peut être abandonné au bon plaisir des prédateurs et des truqueurs, aussi distingués soient les membres des conseils d'administration supposés les surveiller (Vivendi, Enron, Sabena, etc.).

Oh ! je sais, dans l'autre plateau de la balance, on peut placer le fait qu'en 2002 six guerres en Afrique (Congo, Burundi, Ethiopie, Soudan, Sierra Leone, Angola) et deux en Asie (Indonésie, Sri Lanka) se sont, comme l'écrit prudemment le `Courrier international´, `rapprochées de leur fin´. Que si la lutte contre les islamistes n'a pas éradiqué le mal qu'ils représentent, elle a du moins réussi à empêcher de nouvelles hécatombes. Qu'en Belgique la situation n'est pas trop mauvaise, puisqu'elle peut se payer le luxe d'avoir des Écolos au gouvernement. Que l'Europe a décidé de s'élargir à dix nouveaux États, ce qui est moralement juste et financièrement coûteux, mais on peut en attendre, dit-on, un sérieux coup de fouet pour notre économie, plus financièrement saine que celle des États-Unis, mais plus lente à se redresser qu'elle. À propos de cet élargissement, on me permettra de revenir brièvement sur la promesse faite aux Turcs d'ouvrir des négociations avec eux dans deux ans. À Copenhague, en décembre, on n'y a guère mis de conditions. Ou à peine : un rapport a été commandé à la Commission. C'est peu, c'est vague, c'est vite. Les mêmes, genre Louis Michel, qui se hérissent à l'idée de la moindre collaboration avec Le Pen, Haider ou le Vlaamse Blok, semblent prendre pour argent comptant, la main tendue et le visage avenant d'islamistes proclamés modérés. Ne faudrait-il pas attendre de les voir à l'œuvre ? À tout le moins ?

Dans un article récent (LLB, 4 décembre 2002), j'évoquais l'étrange hémorragie qui a vidé la Turquie de ses chrétiens et de ses juifs, sans persécution visible ou déclarée, au cours du XXe siècle. Je songeais, en écrivant cela, à la Turquie kémalienne et laïque, car cela pose la question de savoir comment les Turcs, même sans islamistes au pouvoir, conçoivent la laïcité. Des lecteurs arméniens m'ont reproché d'avoir ignoré le génocide arménien de 1915 (1.500.000 victimes). Je les remercie pour leurs lettres. Je reconnais volontiers que, pour s'être produit sous le sultanat, il a contribué tragiquement à l'élimination des chrétiens en Turquie. Et j'ajoute, comme Bernard-Henri Lévy dans son bloc-notes du `Point´, qu'il conviendrait que la Turquie reconnaisse enfin solennellement ce génocide, et mette fin, par ailleurs, à son terrorisme d'État contre les Kurdes.

Devant l'image chaotique que présente , la lucidité d'un Raymond Aron manque cruellement pour aider nos démocraties à redéfinir une action et discerner les périls qui menacent nos libertés. Depuis que sur les bancs de l'université, j'ai dévoré `L'Opium des intellectuels´, mon admiration pour ce philosophe-sociologue-économiste n'a jamais été déçue. Jamais je n'ai compris la lâcheté intellectuelle de ceux qui, confrontés aux aberrations politiques de Sartre, se consolèrent en affirmant qu'il valait mieux avoir eu tort avec Sartre que raison avec Aron. A-t-on jamais raison d'enfoncer sa tête dans le sable et de mettre son derrière en l'air, quand il s'agit de chercher à réduire le malheur des hommes ? La pire erreur, enseignait Aron, c'est de ne pas voir tel qu'il est.

Nous pouvons tous en prendre de la graine. Or, un étrange silence pèse sur le professeur au Collège de France, disparu en 1983, qui eut le tort de trop avoir raison. Il y aurait pourtant beaucoup à apprendre de sa démarche, qui se fondait, inflexiblement, sur la rigueur dans la connaissance et l'éthique dans la discussion (selon la formule de son biographe Nicolas Baverez). En particulier, l'auteur de `Guerre et paix entre les nations´ pourrait nous aider à disséquer la nouvelle configuration des relations internationales sous la super-puissance des États-Unis, tandis que la planète est livrée à des misères persistantes, des guerres locales renaissantes, des désastres écologiques menaçants, un terrorisme islamiste disséminé à travers les réseaux dits dormants de nos villes, etc.

L'auteur de `L'Homme contre les tyrans´ pourrait, lui, éclairer une juste conception du libéralisme, dont il fut un des penseurs dans la lignée de Tocqueville. Le libéralisme n'est pas le capitalisme déchaîné d'une mondialisation anarchique. Le libéralisme n'est pas la négation de l'État, ni de l'autorité qui lui revient pour défendre les faibles contre les forts, et les honnêtes gens contre les voleurs. Raymond Aron : `La liberté est l'essence de la culture occidentale, le fondement de sa réussite, le secret de son étendue et de son influence´ (`L'Opium des Intellectuels´). Pour Aron, cette liberté est d'abord politique. Elle est une valeur. Les marchés ne le sont pas, ils sont un moyen, une technique, à traiter comme tels. À la question de savoir si l'homme allait encore évoluer, Yves Coppens, le paléontologue qui vient de participer à la prodigieuse reconstitution de `L'Odyssée de l'espèce´, a répondu : `Bien sûr ! Il n'est même pas interdit de croire, a-t-il ajouté, que dans quelques milliers d'années la matière pensante, continuant de s'organiser, ne se transformera pas en matière `superpensante´.

Ce ne sera pas trop tôt ! En attendant, reste la question : `L'homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils

 

 

© Jacques Franck, chroniqueur, in La Libre Belgique, 7 janvier 2003

 


 

 

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