Modeste hommage à la génération qui a tant souffert : une page de l'immense Malet-Isaac - que je fais précéder d'un long commentaire personnel.

 

 

 

Aux temps lointains de mon enfance, j'étais très impressionné par l'attitude d'un vieil homme presque invariablement immobile. Il se chauffait au soleil, auprès d'un puits communal comme en comptaient alors tous les villages de France, avant que l'eau courante, plus ou moins polluée et traitée, apportée de plus ou moins loin, ne fût installée sur chaque évier comme évidente marque de progrès. Ce vieillard restait là des heures, assis sur une chaise, sans parler à quiconque. Autour de moi, on chuchotait : "il a fait toute la guerre de 14. Il en souffre encore".
Je ne sais de quoi souffrait Félix, mais je me doute que les sombres pensées qui ne devaient pas manquer de l'assaillir, l'empêchèrent d'être véritablement heureux - d'autant que nous étions, à l'époque, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Celui qui était né dans un village assez proche du mien, au sein du hameau des Pacherots pour être précis, avait pourtant "fréquenté", avant guerre, une jeune Lydie. Une fois démobilisé, il l'épousa ; de 1920 à 1937, elle lui donna quatre enfants dont le dernier, justement, fut longtemps mon ami.
Encore eut-il beaucoup plus de chance que cet autre jeune homme, de huit ans son aîné, qui fut appelé à prendre les armes pour la même raison que lui. Il laissait au village, outre ses parents, une promise qui plus tard devait me toucher de très près. En effet, devenu soldat au premier Bataillon de chasseurs à pied et grièvement blessé à Sains en Goëlle, Amédée eut seulement le temps, avant de rendre le dernier soupir, d'écrire aux siens : "Que mon souvenir vous unisse jusqu'à la mort. Fait de la main du cœur le 9 juillet 1915, à 6 h 35 du matin".
C'est, du moins je le suppose, ce souvenir que Rose, la promise, à son tour trop tôt disparue - au rebours de Félix qui s'éteignit presque centenaire - emporta dans la tombe : car, à l'époque, la fidélité à la parole donnée avait encore un sens.
C'est en pensant d'abord à ces trois êtres dont 14-18 bouleversa irrémédiablement le destin, que je dépose ce jour le fichier qui suit : aux lointains temps de mon adolescence, j'avais déjà trouvé tellement vraie cette page du Malet-Isaac. Et je persiste.
Manière pour moi de célébrer discrètement un Centenaire, certes de façon moins bruyante mais selon toute vraisemblance plus sincère que celle employée par un clown imbécile et prétentieux, Président qui joue maintenant le patriotisme pour tenter de faire oublier toutes les fausses notes dont il nous a gavés depuis une année et demie.

 

 

LA GRANDE GUERRE

 

 

I. Immobilisation des fronts

 

Incapables de se vaincre et épuisées, les armées adverses s'étaient immobilisées face à face, dans des retranchements improvisés qui formèrent une ligne continue - 780 kilomètres sur le front occidental, de la mer du Nord à la Suisse. Ainsi la guerre se transforma en une guerre de tranchées, guerre d'usure qui mit à l'épreuve les forces morales autant que les forces matérielles des combattants.

 

 

II. Caractères de la guerre de tranchées

 

La guerre de tranchées fut, par définition, une guerre de terrassements où la pioche et la pelle jouèrent le principal rôle. Les soldats, transformés en terrassiers, travaillèrent jour et nuit - la nuit surtout - à renforcer les organisations défensives. Ils aménagèrent plusieurs lignes de tranchées reliées par des boyaux de communication, munies d'abris souterrains, protégées par des réseaux de fil de fer barbelés et par les tirs de barrage des mitrailleuses de l'artillerie. L'artillerie bouleversant sans cesse ces fortifications improvisées, il fallut sans cesse les reconstruire, les étayer de sacs à terre, de claies, de gabions ou de rondins ; on en vint même à les bétonner par endroits comme des fortifications permanentes. Pour répondre aux conditions nouvelles de la guerre, l'armement se transforma. Tandis que les premières lignes se hérissaient de mitrailleuses, on accumula derrière les secondes lignes les canons de gros calibre. Les adversaires n'étant parfois éloignés que de quelques mètres, on remit en usage les armes qui convenaient jadis au combat rapproché, les grenades, les lance-bombes et lance-torpilles - Minenwerfer et crapouillots. On vit aussi réapparaître les armes défensives abandonnées depuis le Moyen Âge, le casque d'acier, et même les épaulières de métal, la cuirasse et le bouclier.

Tapis l'un en face de l'autre, les adversaires furent aux aguets, chacun d'eux cherchant à percer le mystère dont chacun d'eux s'enveloppait : ce fut la lutte de l'observation et du camouflage. L'infanterie eut ses postes d'écoute en avant de la tranchée, l'artillerie ses observatoires pour contrôler l'efficacité de ses tirs et repérer les batteries ennemies. L'observation aérienne surtout se développa, soit au moyen de ballons captifs du type Drachen (vulgairement appelés "saucisses", à cause de leur forme), soit au moyen d'avions chargés de survoler et de photographier les positions ennemies. Afin de se dérober à cette surveillance, chaque armée s'ingénia à multiplier les ruses du "camouflage" : fausses tranchées, fausses batteries, fausses salves produites par des "marrons à lueurs", maquillage du matériel en vert et brun - couleurs du paysage -, masques de raphia dissimulant des canons, etc.

Moralement enfin, la guerre de tranchées fut une guerre d'endurance, déprimante même pour les caractères les mieux trempés. L'infanterie surtout subit les pires épreuves. Dans certains secteurs, la lutte fut si atroce que les cadavres amoncelés se mêlaient à la terre des boyaux et des tranchées. au péril de mort, s'ajoutaient les misères quotidiennes : le froid, la boue, le pullulement des rats et de la vermine. Emprisonnés et littéralement enterrés vivants dans la tranchée, n'ayant le plus souvent qu'un trou avec un peu de paille pourrie pour reposer, séparés du monde extérieur comme par une barrière infranchissable, tenus jour et nuit sur le qui-vive, exposés à la mort sous ses formes les plus hideuses, les soldats de cette affreuse guerre - guerriers malgré eux - semblèrent avoir reculé les limites de la souffrance et de la résistance humaines.

 

 

[Le manuel suggère diverses lectures complémentaires, parmi lesquelles :


- Maurice Genevoix, Sous Verdun, Nuits de guerre, Au seuil des guitounes, La boue, Les Éparges (ouvrages aujourd'hui regroupés, dans la collection "Points" au Seuil, sous le titre générique : Ceux de 14).
- André Pézard, Nous autres à Vauquois : 1915-1916.
- Georges Duhamel, Vie des Martyrs]

 [On se doit d'ajouter : Henri Barbusse, Le feu ; Thierry Bourcy, La cote 512 ; Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit - l'incurable mélancolie du cuirassier Destouches ; Blaise Cendrars, La main coupée ; Roland Dorgelès, Les Croix de bois ; Jean Giono, Le grand troupeau ; Ernest Hemingway, L'adieu aux armes ; Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiancailles (tous publiés en Folio, chez Gallimard).

Et trois films indispensables : La Grande illusion (Jean Renoir, 1937), élu (par un jury qui s'y connaissait) meilleur film de tous les temps (Pierre Fresnay, Jean Gabin, le gouailleur Julien Carette, Erich von Stroheim) ;  Les Sentiers de la gloire (Stanley Kubrick, 1957), avec Kirk Douglas - film longtemps interdit en France ; La Vie et rien d'autre (Bertrand Tavernier, 1989), avec Philippe Noiret et Sabine Azéma ***].

 


 

© Manuel "Malet-Isaac", Histoire contemporaine Librairie Hachette, 1930.

 

 

On ajoutera, en contrepoint, l'extrait suivant :

 

"Le froid, la fatigue physique, la mort qui rôde, harassent les soldats alliés (...). De la simple appréhension précédant l'assaut à l'épouvante qui submerge, en passant par les angoisses multiples qui hantent les soldats, la peur fait partie du quotidien du champ de bataille. Il demeure cependant malaisé de saisir cette émotion, par essence intime, parfois inavouée, souvent minimisée. Les rapports de la hiérarchie militaire... abordent la question sous l'angle de la discipline. Il s'agit d'encadrer ces peurs afin de prévenir toute défaillance individuelle ou collective de la troupe dans l'exercice de son devoir". (in J. Le Gac, Vaincre sans gloire - le corps expéditionnaire français en Italie, novembre 1942-juillet 1944, Les Belles-Lettres, pp. 283-284).

 

 

 

Last, but not least, on donne ici un très court extrait du dernier Prix Goncourt, parce que le contexte  le demande, mais aussi parce que, depuis l'incroyable Les Champs d'honneur, de Jean Rouaud, la docte Académie ne nous avait pas donné grand-chose à admirer (si j'excepte peut-être Les Bienveillantes, de Jonathan Littell) - enfin, c'est juste mon avis...

 

"Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps. De la guerre, justement. Aussi, en octobre, Albert reçut-il avec pas mal de scepticisme les rumeurs annonçant un armistice. Il ne leur prêta pas plus de crédit qu'à la propagande du début qui soutenait, par exemple, que les balles boches étaient tellement molles qu'elles s'écrasaient comme des poires blettes sur les uniformes, faisant hurler de rire les régiments français. En quatre ans, Albert en avait vu un paquet, des types morts de rire en recevant une balle allemande".
(P. Lemaitre, Au revoir là-haut).

 

*** Mon ami Olivier me suggère d'ajouter, à propos de ce film, "l'impressionnante et magnifique lettre" (Bédarieux, 6 janvier 1922. Irène, très chère Irène...) qui le clôt (celle de l'ex-Commandant Delaplane à Irène de Courtil) : "Le post-scriptum est terrible.....".
Merci à lui de me l'avoir remise en mémoire.
Comme elle a été déjà publiée par ailleurs, je renvoie le lecteur intéressé à ce signet.