Suite de la plaquette éditée par l'École et la vie en hommage à Jean Guéhenno. On remarquera que nombre d'extraits ont assez mal vieilli, parlant d'un temps fort éloigné du nôtre.
Cette seconde partie sera complétée par des articles plus récents, dus à la plume d'un Guéhenno à la retraite.

 

 

4. Journal des années noires (1940-1944), Gallimard, 1947

 

 

(À l'Allemand que je croise dans la rue.) Je ne sais pas bien ce que j'éprouve quand je me trouve près de toi. Je ne te hais pas, je ne te hais plus. Je sais que tu ne seras jamais mon maître. J'affecte de ne pas te voir. Je fais comme si tu n'existais pas. Je me suis promis de ne te parler jamais. Je comprends ta langue, mais si tu m'adresses la parole, je lève les bras au ciel et je joue celui qui ne comprend pas. L'autre jour, pourtant, c'était sur la place du Châtelet, tu es venu vers moi. Tu errais comme n'importe quel griveton perdu, à la recherche de Notre-Dame. Alors, j'ai daigné comprendre et, d'un geste, sans un mot, je t'ai montré les tours qui s'élevaient dans le ciel, de l'autre côté de la rivière [sic], et qui te crevaient les yeux. Tu t'es senti bête, tu as rougi, et j'ai été content. C'est là que nous en sommes.

À quoi ressembles-tu avec ton habit vert, dans nos rues, sur nos places ? Un soldat, à Paris, en France, c'est bleu ou réséda. Tu es trop boutonné. Et ces gants de monsieur que tu portes ? Tu es trop correct. Et ton poignard ? Et ton revolver [sic] ? Fusilleur ganté. Et tes bottes ? Que de paires de souliers on y taillerait pour ceux qui, maintenant, vont pieds nus.

Je ne te hais pas. Je ne sais plus haïr. Quand tu montes dans le métro, nous nous serrons pour te faire place. Tu es l'intouchable. Je baisse un peu la tête pour que tu ne voies pas où vont mes yeux, pour te priver de la joie que donne la lumière d'un regard échangé. Tu es là au milieu de nous, comme un objet, dans un cercle de silence et de gel. Je te vois de pied en cap, dans ton uniforme un peu fripé désormais, et pas mal élimé aux genoux et aux coudes, avec, au centre de toi, sur ton nombril, sur ta plaque de ceinturon, cette inscription que je déchiffre toujours avec la même surprise : Gott mit uns... Je rêve : Gott mit uns ! J'envisage avec curiosité quel est ce Dieu qui est avec toi. Drôle de Dieu. Y est-il encore quand tu fusilles ? Y était-il quand tu as épinglé sur la poitrine de mes amis, pour mieux viser, ce cœur de papier blanc... Car tu aimes la besogne bien faite. Mais comprends-tu que je ne puisse pas te regarder? Car, enfin, si c'était toi ? et si j'allais reconnaître dans tes yeux cette petite flamme qui fait que tu fusilles si bien. Vous n'êtes pas si nombreux à Paris, et six cent soixante-dix Parisiens ont déjà été fusillés. À dix par peloton, cela fait six mille sept cents fusilleurs. Qui me dit que tu n'en es pas ?

… Je vous vois tous les mercredis en allant à mon travail, sur la place, devant mon bureau. Pour quel pillage réglementé êtes-vous là toutes les semaines ? Quand j'arrive vers les huit heures, vos voitures sont déjà rangées sous les arbres, le long du trottoir. La corvée est dans les usines aux alentours à chercher la marchandise. Quelques-uns seulement gardent les voitures et les chevaux. Je m'assois sur un banc, à quelque distance, en attendant qu'ouvre mon bureau. Ce sont des paysans pour la plupart, des réservistes, quelques très jeunes gens aussi, mais difformes et mal bâtis. Parmi eux, une sorte de nain dont la culotte traîne par terre et qui semble le souffre-douleur de l'escouade. Ils bavardent, mais je suis trop loin pour les entendre. Il y a, sur eux, un air de tristesse et de nostalgie qui encourage à les regarder. Ce n'est pas le nain qui m'intéresse davantage. C'est un vieil homme qui, depuis au moins six mois, se retrouve chaque semaine, dans la file des voitures, tout juste à la hauteur de mon banc. Telle est la régularité du service. Je surveille l'usure de sa veste, de sa culotte, de ses bottes. Il se tient à la tête de l'attelage, appuyé contre le timon. Il semble si seul, si résigné, si désolé. Zu Befehl, comme je l'entends crier en claquant les talons, chaque fois qu'un feldwebel lui parle. Zu Befehl à perpétuité. Il fume une pipe en porcelaine, comme l'Allemand des légendes. Le nain vient quelquefois le retrouver, mais il ne le retient guère. Il n'a qu'un camarade. Son camarade, dans l'exil et la guerre, depuis tant d'années qu'ils traînent ensemble sur les routes d'Europe, d'Est en Ouest et d'Ouest en Est, par le soleil et par la pluie, la poussière et la neige, depuis tant d'années qu'ils marchent tous deux sans savoir pourquoi, zu Befehl, zu Befehl, son camarade, c'est un cheval, le cheval de gauche dans l'attelage, un vieux cheval noir qui n'en est plus, lui non plus, à compter les misères et les victoires. J'assiste tous les mercredis à l'échange de leurs tendresses. Le vieux cheval tire sur son licou jusqu'à ce qu'il puisse toucher du museau son compagnon, lui mordille doucement l'épaule si bien qu'enfin le vieux soldat se retourne et frotte à son tour de ses gros doigts les naseaux de la bête contente. Ces deux-là se sont rencontrés...

Ce vieil homme, réduit à lui-même et à cette amitié pour son cheval dans les longues tristesses de la guerre et de l'exil, c'est lui qui m'aide à penser à vous avec quelque pitié encore et à vous envisager comme des hommes. Nous avons presque le même âge, lui et moi, sans doute, et je songe à notre commune histoire d'Européens égarés qui cherchons vainement, depuis quarante ans, à concilier les exigences de notre honneur et de notre faim. Il semble que la faim de l'un ne puisse être assouvie que par la boulimie de l'autre, que l'honneur de l'un doive être toujours payé de l'avilissement de l'autre. Cela n'est pas vrai. Mais, vieil homme, retourne donc chez toi, retourne donc chez toi...

 

 

Jean Guéhenno, in Journal des années noires (1940-1944), extrait tiré des pp. 252 sq., 22 février 1943]

 

 

Jean-Jacques, Roman et Vérité, Grasset, 1950

 

La critique conservatrice, pour se débarrasser de Jean-Jacques, n'a pas manqué d'accumuler les railleries sur la bonté naturelle de l'homme qu'il proclamait. Mais cette idée, elle-même, n'est en quelque sorte que le pendant dialectique d'une autre idée qui tenait seule au cœur de Jean-Jacques, avait été la première conçue, était seule chargée de sa passion : celle de la méchanceté et de l'injustice de la société. Cette utopie de l'homme naturellement bon venait des livres. Elle ne lui appartenait pas en propre. Elle traînait partout ; ce n'était qu'un lieu commun de la littérature jésuite et c'est assez dire qu'elle n'avait en elle-même aucune force révolutionnaire. Mais tout changeait dès l'instant où Jean-Jacques s'en emparait pour éclairer à chaque instant et par contraste la seule chose qu'il sentît vraiment, les tares et les crimes de la société contemporaine. Elle orientait sa révolte. Comme le christianisme, pendant des siècles, n'avait été si fécond qu'en remplissant les âmes de l'idée d'un retour à Dieu par delà , elle pouvait inspirer au coeur des hommes une nostalgie d'autant plus puissante du bonheur et de la justice qu'ils seraient plus sûrs de les avoir déjà connus.

On peut bien sourire des rêves idylliques de Jean-Jacques ; on ne gagne rien contre lui tant que ne sont pas abolies les réalités qui sont les raisons de sa haine. En plein milieu de son Discours, après qu'il a lentement conté l'ancien bonheur des hommes, au sommet de sa méditation, Jean-Jacques plaça ces phrases éclatantes :

" Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : C'est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne".

C'est là que battait le cœur, là que saignait la blessure. L'œuvre du plus grand écrivain est faite d'innombrables pages appliquées et volontaires que dix de ses contemporains auraient cependant écrites aussi bien que lui, mais aussi de quelques rares pages que lui seul pouvait et devait écrire, les seules qui comptent, les seules qui soient efficaces. Les modes du temps, les habitudes du tripot littéraire, les conventions d'école font l'échafaudage de ses livres, et cet échafaudage emprunté enveloppe et dissimule ce qui n'est qu'à lui, le soutient aussi d'ailleurs, en fait aux yeux des contemporains un être moins étrange et moins monstrueux. Ainsi, les "conjectures" à la Diderot, les déductions à la Condillac ne manquaient pas dans le Discours sur l'inégalité. Elles le remplissent, elles en sont la bourre, lui donnent son ampleur et sa masse. Elles n'en sont plus aujourd'hui que le poids mort qui le tirerait au néant, à l'abîme des vieux papiers, si ne le sauvaient quelques vives paroles qui ont augmenté la conscience humaine et commandent toujours l'avenir.

Il n'était pas de plus grand original dans la République des Lettres qui n'en a jamais manqué. Il se vantait de son "obscurité" et affectait de ne tenir qu'à elle, mais il n'était personne qui fît autant parler de lui. Avec un sens étonnant de tout ce qui pouvait séduire le public, il le méprisait quand il l'avait séduit. Les compliments le faisaient fuir, mais les critiques lui étaient toujours une offense personnelle. Malade, il se retirait dans sa maladie chaque fois que le dehors le pressait trop. Il écrivait à ses amis des lettres douces, languissantes, comme d'un homme prêt à chaque instant à quitter la terre, mais dans cette retraite même fourbissait de nouvelles armes, et, à la première occasion, rentrait dans le combat avec la violence et la hargne de quelqu'un qui ne cède jamais. " Je suis toujours à peu près le même, disait-il à son ami Lenieps, que vous m'avez laissé ; mêmes langueurs, même métier, même haine pour le monde, même goût pour mes amis, même paresse pour leur écrire, même besoin de leur indulgence et toujours comptant sur la vôtre". Il semblait aux autres une énigme et ceux à qui la gloire se refuse toujours commençaient de haïr et d'envier cet intrus qui l'avait en la dédaignant et ne jouait jamais le jeu.

 

Jean Guéhenno, in Jean-Jacques, Roman et vérité]

 

 

Sur le chemin des hommes, Grasset, 1959

 

"... un Caliban crie désormais et réclame à tous les coins du monde"

 

Il ne se pouvait pas que le flibustier ne fût qu'un brutal. Il portait en lui, en dépit de lui-même, son pays. Et le temps vint vite où, seulement pour mieux s'enrichir et mieux établir son pouvoir, il dut se chercher parmi ses nouveaux esclaves des partenaires et leur enseigner, si peu que ce fût, ses moyens, leur prêter ses armes. Des esclaves sont bien commodes, mais davantage encore, s'ils savent un peu votre langue et comprennent vos ordres. Mais, dès alors, la partie que jouait le flibustier était perdue et sa puissance, à peine installée, menacée. Ses esclaves, dont il croyait avoir fait ses premiers clients, sûrement quelque jour le trahiraient, tenus par de vieilles fidélités et séduits et guidés par ces lumières mêmes qu'ils commençaient d'entrevoir. Telle est la vie de la pensée : dans la brousse des esprits, n'allumez pas le moindre petit feu, si vous ne voulez pas que tout s'embrase. Son seul langage livrait tous les secrets du maître. Les conquérants ne se sont pas assez méfiés de quelques mots sacrés qui passaient quelquefois leurs lèvres. Même s'ils les prononçaient hypocritement, ces mots commençaient tout de suite de faire leur ouvrage et devaient finir par créer les choses mêmes qu'ils nommaient. On court de grands risques à faire chanter à des petits enfants La Marseillaise, même s'ils ne la comprennent pas. J'ai cru voir ainsi, quelquefois, naître la liberté. Un jour, je me souviens, quelque part dans la grande forêt équatoriale, comme nous approchions d'un village, j'entendis comme une psalmodie : " La nei-ge est blanche. La neige est blanche. " C'était, dans une case en pisé couverte de chaume, une centaine de petits négrillons qui, sous la direction de leur maître, noir comme eux, lisait d'une seule voix, au tableau, et avec quelle application, cette phrase copiée d'un livre d'Europe : " La neige est blanche". Ils n'avaient jamais vu la neige, mais étaient pleins de foi et émerveillés. La forêt était tout autour de nous, et l'on pouvait voir par les larges embrasures de la case les fétiches du village et l'autel des anciens dieux, un petit tas de terre taché du sang des derniers poulets égorgés. C'est ainsi que ces petits enfants entraient dans d'autres rêves et dans les aventures de la liberté, ainsi que tous les peuples, par toute la terre, depuis cinquante ans, sont sortis, les uns après les autres, d'un immémorial silence et crient au ciel leur espérance.

 

 

Culture de loisir et culture de combat

 

Il est une culture de loisir et il est une culture de combat. Tout nous presse. La seconde seule est aujourd'hui valable. Non qu'il n'y aurait du plaisir à bavarder, sous la rose, entre vieux amis également savants et bien-disants, du monde qui s'en va. Douce préparation à la mort que peut embellir la récitation ou le souvenir de quelques vers du gentil Horace. Mais les jeunes gens qui auront à vivre demain et à faire leur terre et leur ciel ont besoin d'une autre nourriture. Qu'ils se sentent engagés dans une longue et, en dépit de tout, noble histoire, et qu'ils soient préoccupés de la continuer noblement ! S'il plaît à quelques-uns de retourner à l'Antiquité; à nos vénérables enfances, que ce soit pour y retrouver ce grand ton, cette simplicité, cette tension héroïque dont Homère, Sophocle, Thucydide peuvent donner l'idée. Des traductions leur suffiront. Nous choisissons, à chaque instant de l'histoire, notre passé et le choix que nous en faisons nous juge. Les hommes d'aujourd'hui ne peuvent pas attendre de la culture qu'elle leur fournisse les agréments de leur solitude et de leurs loisirs. Il faut qu'elle fasse d'eux des hommes efficaces, chacun à sa place dans la solidarité d'un monde qui travaille. Les dévots des humanités classiques oublient trop qu'Athéna, la déesse aux yeux étincelants, portait une lance. Si nous voulons garder le droit de nous réclamer d'elle, que notre pensée soit une pensée ouvrière, militante et armée.

 

 

Jean Guéhenno, in Sur le chemin des hommes]

 

 

Changer la vie, Grasset, 1961

 

La peur

 

À la source de ma rancune, il y a quelques images qu'aucun temps n'effacera. Je revois le visage de ma mère, tout ridé par l'angoisse, et ses yeux pleins de peur. Je la vois toujours travaillant, toujours courant, toujours haletant. Elle courait pour devancer le malheur, pour être là, occuper la place avant lui. Elle ne s'arrêtait jamais, parce que lui non plus ne s'arrêtait pas. Chaque journée n'était, semblait-il, qu'un imbroglio de petits et de grands tourments où elle ne se reconnaissait plus. Elle courait "rendre" son travail à l'usine, parce que, si elle arrivait trop tard, elle n'aurait pas de nouvelle tâche : la contre-maîtresse la remettrait au lendemain matin, et cela ferait une nuit de perdue. Elle courait pour revenir à la maison, parce que les châtaignes seraient trop cuites, et ce serait du gaz perdu. Elle courait toujours. "Perdu", elle n'avait que ce mot à la bouche. Tout était toujours pour elle en train de se perdre, la nourriture, les habits, l'argent, le temps. C'était le lait qui va au feu, si on ne le surveille toujours. La vie n'était que cette usure et cette défaite continue. Il faudrait pouvoir s'arrêter et boucher les trous par où, sans cesse, elle se perd et s'en va. Mais, toujours, il fallait courir aux nouvelles brèches, elle ne savait plus où donner de la tête. Elle se hâtait, s'affolait, fuyait. Elle était partie trop tard dès le commencement de la vie, avec tous les chiens de la malchance après elle.

Ce sont de tels souvenirs qui vous rendent irréconciliable. Ils ne vous laissent plus être heureux sans remords. Qu'il y ait des hommes à qui la vie fasse peur, pour qui elle soit cette course de bête traquée est l'idée la plus difficile à supporter... Ma mère, elle, ne se sera jamais délivrée de la peur. Bien avant qu'elle fût vieille et dût mourir, comme elle voyait qu'elle n'aurait décidément jamais de maison de vivante bien à elle, elle me fit promettre qu'elle aurait, du moins, sa maison, son abri de morte, une bonne grosse pierre de granit taillé, toute simple, mais propre et digne, sur ses os et sa cendre pour l'éternité. Elle l'a. C'est toute sa revanche.

… Pendant quelques années, ma mère dut se sentir plus à l'aise. À force de gronderies, elle avait décidé mon père à s'acheter une conduite. Il fut quelque temps contre-maître, puis voyageur de commerce. Même, ils achetèrent un petit jardin sur la route de la forêt. Ma mère triomphait. Elle aimait les roses ; elle en aurait autant qu'elle en voulait. Cette splendeur ne dura pas. Elle avait l'imagination du malheur, et, de fait, ce qu'elle craignait arriva. Mon père tomba malade. Le médecin vint, un de ces hommes qui vous demandaient cent sous pour une visite d'un quart d'heure. Il dit que mon père pouvait devenir aveugle et ordonna que, pendant des mois, il reste dans la chambre sans lumière. Tout le trésor y passa, et même le grand louis d'or. Mon père, vaincu à son tour, se sentait de trop. Il ne mangeait plus, jetait la nourriture qu'on lui portait derrière son lit. Ma mère s'en aperçut à la mauvaise odeur. Mon père mit six ans à mourir. Les derniers mois, il fallut bien qu'il entrât à l'hôpital. Ma mère avait gardé l'espoir des roses et n'avait pas vendu le jardin. Ce fut l'occasion d'une scène dont j'ai honte encore aujourd'hui. Selon les règlements municipaux, un propriétaire ne pouvait être soigné gratuitement à l'hôpital : on fit fausse vente à l'une de mes tantes. Je guidai la main tremblante de mon père sur le papier, et cet homme qui, de sa vie, n'avait jamais menti, pour pouvoir mourir à l'hôpital, fit un faux. L'espoir des roses fut sauvé.

 

Souvenirs du bonheur

 

Après onze heures, on ne chantait plus, parce qu'il fallait laisser les gens dormir, et chacun rentrait chez soi. Ma mère m'envoyait me coucher. Elle éteignait la lampe, mais j'avais peine à m'endormir. L'air de la cuisine, où je couchais alors, était tout changé, je n'aurais su dire pourquoi, plus vibrant et plus chaud, plein de promesses et de générosité. Les chansons quarante-huitardes de mon père avaient fait la justice sur la terre. Il y avait eu du bonheur dans la maison. Par la fenêtre sans rideaux entrait la grande nuit claire. La table couverte de sa toile cirée, encombrée encore des tasses et des bouteilles, luisait de toutes sortes de reflets. Je comprends à présent que, ces soirs-là, je suis entré, par la porte des pauvres, dans le monde de la beauté. Ce n'est pas un monde qu'on apprenne. On le découvre, on le crée, à partir de soi-même. On y entre sans maîtres, et je suis sûr que ces soirées où nous nous enchantions ensemble de chansons banales m'en ont beaucoup plus rapproché que tant de magistrales et savantes leçons, que, plus tard, j'ai entendues. Dans le chant le plus naïf, pour peu qu'il soit chanté d'une voix pure et naturelle, il peut se rencontrer telle note si exacte, si bien placée, si éloquente qu'elle semble contenir toute la vérité de l'homme et toute l'harmonie de l'univers. C'est un cri juste devant la création, et qui l'a, une fois entendu, reconnu, est désormais hanté et n'a plus de cesse qu'il ne l'entende encore, comme au-dessus du monde, au-dessus des choses, comme leur résumé et leur explication. Cette gravité de ma tante Madeleine, quand elle commençait d'une voix tout unie et presque basse : "Voici l'hiver et son triste cortège", par quel mystère, passant en nous, devenait-elle une joie qui nous gonflait le cœur ? La chanson, lentement, décrivait des misères pires que celles que nous avions connues, nous obligeait tout le temps qu'elle se développait à les ressentir. La longue phrase douloureuse évoquait tout ce que, dans l'ordinaire de la vie, nous craignions et haïssions. Mais son rythme même nous contraignait, nous soumettait, nous transformait, nous donnait comme d'autres mesures, d'autres ressources, une autre force. Nous devenions miraculeusement riches d'une richesse, d'un amour sans pareil, et quand ma tante Madeleine, avec l'autorité d'un prophète, énonçait la sentence finale : "Qui donne aux pauvres prête à Dieu", pas un de nous ne doutait que ce ne fût un ordre à lui adressé personnellement et auquel il avait tous moyens d'obéir. Nous étions dans un autre monde.

Telles furent mes premières références à cet ordre où toutes choses semblent, en restant cependant ce qu'elles sont, s'accomplir, et, quand, plus tard, j'en vins à travailler sur le langage, sur les mots, ce qui m'émut d'abord, ce qui me voua à leur service, je pense bien que ce furent les inflexions mystérieuses que réalise quelquefois leur assemblage, et qui gonflent le cœur ou le brisent, comme les chansons de ma jeunesse. Il semble qu'on entende en eux l'écho de la vérité lointaine : Apollon chante dans l'Olympe, les artistes, les écrivains, les pauvres Marsyas de la terre s'évertuent à le suivre, mais il peut y avoir dans leur voix une beauté qui résulte de cet effort même, un frémissement d'inquiétude dont ne fut jamais capable Apollon, ce Dieu qui sait tout, hors la défaite et la mort.

 

Parler comme mon père

 

Souvent, au comble de la colère, ma mère s'écriait : "tu peux bien lire et lire. Jamais, entends-tu, jamais tu ne parleras aussi bien que ton père !"

Et, il est vrai, je n'y suis jamais parvenu. J'ai encore dans les oreilles sa prophétie et sa malédiction. "Parler aussi bien que mon père ?" Qu'entendait-elle par là, et que serait-ce donc ? Ce serait n'être jamais une bête savante et vaniteuse. Ce serait ne jamais parler selon les livres, ce qu'on dit fût-il d'accord avec ce qu'ils enseignent, ne jamais déclamer, ne jamais bavarder, ne jamais réciter. Ce ne serait pas seulement ne jamais mentir, ce serait ne jamais parler par entraînement, par habileté ou par habitude, ce serait ne jamais échapper aux vraies questions et ne jamais substituer aux choses les vaines constructions d'une dialectique apprise. Ce serait ne jamais parler pour ne rien dire. Ce serait traiter les mots avec révérence, comme une autre forme des choses et du monde, comme un autre corps de la vérité. Ce serait parler un langage charnel et sanglant, jamais coupé de ses racines, nourri de l'inquiétude et de l'espérance. Ce serait être présent à toute la vie. Ce serait avoir cet accent propre, unique, inimitable qu'ont ceux-là seuls qui sont engagés de toute leur âme dans ce qu'ils disent. Que je nomme la rose, et que la rose fleurisse ! que je nomme le printemps, et que le printemps éclate ! que je nomme le ciel, et que le ciel s'ouvre ! ce serait aussi je ne sais quelle profonde douceur, quelle gentillesse heureuse. Ce serait n'être soi qu'à force d'être tous les autres. Ce serait parler toujours pour et selon le salut terrestre de tous les hommes, pour qu'ils soient un peu heureux et gardent la liberté et l'honneur. Alors la vie peut-être changerait.

 

 

Jean Guéhenno, in changer la vie]

 

 


 

 

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