Sans doute l'a-t-on oublié : l'enterrement de l'ancien Président de la République fut l'occasion d'une scène - émouvante, peut-être - jamais vue sous la République. Dans ce pays laïque où la monogamie est de règle d'or (sauf dans les banlieues), deux familles étaient présentes aux obsèques, au même rang. Les Français oublient volontiers les scandales. Celui-ci en fut un, et de taille. Dans un article retentissant ("Un grand moment de narcissisme"), Jacques Julliard fit le point sur cet événement : son texte n'a pas vieilli - mais on n'en trouvera ici, naturellement, que quelques extraits.

 

 

L'événement était plus que prévisible. Il a néanmoins surpris. Mieux que cela : il a sidéré.[...] Dans la double tradition païenne et chrétienne dont nous sommes les héritiers, le moment de la mort fut longtemps l'heure du jugement. Il est devenu celui de l'absolution, comme le baptême tardif des Cathares, in articulo mortis. Ou, comme au théâtre, quand le rideau tombe et qu'il faut bien se résoudre à mettre fin à l'illusion. Alors, on voit les bons et les méchants, les beaux et les laids, les amis et les ennemis, main dans la main, enfin réconciliés, venir saluer le public sous les ovations. Souvent, ils se dépouillent sous nos yeux de leurs masques et de leurs oripeaux. Soulagement : tout cela n'était donc pas si grave, tout cela n'était qu'un conte, destiné à nous distraire ! Cet homme, donc, que nous n'avons cessé de combattre, nous pouvons bien vous le révéler maintenant, nous n'avons cessé de l'admirer en secret ! Mieux que cela, de l'aimer ! Que reste-t-il alors de la politique, ravalée au statut de fiction ? La mort, disait Malraux, est ce qui transforme la vie en destin. Aujourd'hui, à cause de la pacification des mœurs politiques et de l'universelle compassion qui s'abat sur le défunt, la mort transforme l'existence en simulacre. Et vous pouvez compter sur la télévision pour achever le travail.

Mon Dieu, à l'image de François Mitterrand lui-même, comme les Français aiment les enterrements ! Comme la gauche les réussit bien ! Comme chacun se fait un devoir d'y être présent ! [...]

Le modèle absolu de la gauche française, jusqu'aux tréfonds du peuple, ce n'est, qu'on le sache bien, ni Jaurès, ni Blum, ni Mendès, c'est Victor Hugo. François Mitterrand avait admirablement compris cela et que, dès lors qu'elle s'habille des prestiges du romanesque, toute intrigue est ambition, toute palinodie est aventure, toute erreur est expérience. À la différence du politique, la littérature est ce champ d'activité qui, par construction, s'affranchit des règles de la morale. En prenant très tôt les dehors d'un héros stendhalien, François Mitterrand se prémunissait à l'avance contre tout écart de conduite. On le vit bien lorsque, à la fin de sa vie, il prit sur lui d'avouer un passé vichyssois qu'il avait, sa vie durant, nié farouchement. Ses thuriféraires s'empressèrent de déclarer que les règles de la morale ordinaire ne s'appliquaient pas à François Mitterrand. Quant aux Français, de voir enfin Pétain et de Gaulle réconciliés, Vichy et la Résistance enfin solidaires, comblait leurs vœux les plus secrets et les plus constants.

Le personnage et non le bilan : au fur et à mesure que le torrent de l'éloge gonflait, s'étourdissait de sa propre hardiesse et de sa puissance irrésistible, il devenait de plus en plus clair que l'hommage ne s'adressait pas à une politique, mais à une personne. Du reste, l'hommage unanime de la droite, de Chirac qu'il méprisait jusqu'à Le Pen qui, il est vrai, n'eut jamais à se plaindre de François Mitterrand, purifiait le personnage de toute adhérence politique : c'est la prouesse que l'on admirait. [...]

Le passé plutôt que le présent : France, mère des morts, des arbres et des bois... Le Français est un monsieur décoré qui ignore la géographie et qui a des parents à la campagne. Comme de Gaulle, comme Pompidou, Mitterrand s'est voulu rural, parfois de façon ostentatoire, et cela a fini par lui valoir le cœur des foules urbaines, à un moment où les Français doutent de l'avenir. Qui donc a dit que la nostalgie n'était plus ce qu'elle était ? Elle ne s'est jamais si bien portée, la nostalgie, et c'est l'avenir, pour revenir à la formule initiale, qui n'est plus aujourd'hui ce qu'il était hier. [...]

La figure patriarcale de Mitterrand, dernier buste d'une galerie de nobles vieillards qui jalonnent l'histoire de nos défaites et de nos reculs est désormais tout entière tournée vers le passé de la République : elle ne préside à aucune innovation, elle n'invite à aucun changement dans les esprits. Dans un pays où le fantasme du grand chambardement n'est que la forme sublimée du conservatisme, François Mitterrand, un pied à l'extrême gauche, l'autre à l'extrême droite, à saute-moutons par-dessus la France réformiste, devient l'envers et le complément de Charles de Gaulle. D'un côté le vieux connétable espiègle, que rien de nouveau n'effraie, fait entrer la France dans sa modernité. De l'autre, le vieil opposant querelleur, devenu monarque légitime, confirme le pays dans son rêve d'éternité. Le message de Chirac a paru plus chaleureux que celui de Jospin et il y a gros à parier qu'au fur et à mesure que le temps passera, la figure de François Mitterrand, à la lumière d'un examen lucide de ses quatorze années qui furent parmi les plus prospères, en tout cas les plus paisibles du capitalisme français, apparaîtra plus authentiquement conservatrice que celle de Charles de Gaulle : pour le meilleur et pour le pire, l'homme des acquis plutôt que celui des conquêtes.

Le rêve plutôt que la réalité : oui, c'est un grand moment onirique que nous venons de vivre, celui où le dormeur, en proie à lui-même, se débat faiblement contre le premier rayon du jour, et prolonge son rêve en une rêverie narcissique. « Reviens ! » a fait inscrire le chanteur Renaud sur la gerbe qu'il a apportée.

Plus d'une fois, François Mitterrand a déplacé pour la France les frontières du réel et de l'imaginaire. Il a conduit ses partisans à une dénégation du réel qu'ils ont assimilée à leur patriotisme de parti. Hélas ! Il nous a fallu apprendre année après année que tout ce que colportait l'extrême droite la plus haineuse était vrai : la francisque, la gerbe annuelle au Maréchal, l'amitié avec Bousquet, les relations douteuses avec Pelat, les manipulations policières, les écoutes téléphoniques. Il n'est pas jusqu'à son cancer de la prostate, longtemps réputé ragot d'extrême droite, dont on n'ait appris le jour de sa mort qu'il s'était déclaré en 1981, en dépit de tant de bulletins de santé, qui furent autant de mensonges par omission.

Autre héritage onirique de la période mitterrandienne : la sous-estimation ou la négation pure et simple des réalités désagréables, comme si la lucidité était inévitablement la première étape de la complicité. Une telle attitude, on l'a vu à maintes reprises, conduit en désespoir de cause à la capitulation pure et simple, mais l'honneur sauf. N'en déplaise à ceux qui pensent que l'économie est une matière facultative, comme la gymnastique au baccalauréat, c'est le refus de compter qui fait le jeu des riches au détriment des pauvres. [...]

 

© Article paru dans l'édition du 13 janvier 1996 du quotidien Le Monde, sous le titre : "Un grand moment de narcissisme"



 


 

 

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