1959 : depuis un an, le Gaullisme s'est réinstallé en France, par la grâce de ce qu'il faut bien nommer un coup d'état. Et, lors des élections, les Gaullistes raflent la plupart des mises, renvoyant dans leurs foyers nombre d'hommes politiques de la IVe République.

 

Le 7 octobre, deux anciens députés se rencontrent dans les couloirs du Palais de justice de Paris. L'un s'appelle François Mitterrand : battu comme tant d'autres aux récentes élections législatives, il a cependant obtenu, de la part des "grands" électeurs nivernais un lot de consolation, un siège de sénateur (il a 43 ans !) ; habitué jusqu'ici aux cabinets ministériels, il n'en effectue pas moins une pénible traversée du désert. L'autre, Robert Pesquet, est ancien député poujadiste. Mitterrand est accompagné d'un ancien député, avocat comme lui, Me Roland Dumas (déjà !). Tous trois s'en vont boire un verre à la Brasserie des Deux-Palais. Puis Dumas laisse en tête à tête les deux autres...

Une semaine plus tard, dans la nuit du 15 au 16 octobre, vers minuit moins le quart, Mitterrand quitte la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain, au volant de sa 403 pour regagner son appartement de la rue Guynemer ; vers le jardin du Luxembourg, il remarque qu'il est suivi : il stoppe donc son véhicule au niveau de l'avenue de l'Observatoire, et se réfugie derrière un buisson. Sa 403 est arrosée d'une rafale de pistolet-mitrailleur.

Le lendemain, le récit de l'attentat, tel que le rapportent les journaux, fait de la victime (heureusement) ratée un véritable héros, autour duquel toute la gauche, indignée, fait rempart : l'un parle de renaissance du fascisme, l'autre des actions abominables des ultras de l'O.A.S. Mais, bon prince, le rescapé calme le jeu, déclarant avec componction : "Je ne dirai rien qui puisse ajouter au désordre des esprits. Mais il est logique de penser que le climat de passion politique créé par les groupements extrémistes explique cet attentat".

Le 20 octobre, Pesquet et Mitterrand se rencontrent à nouveau, dans un café de l'avenue de la Grande-Armée, le Crystal...

Le 21 octobre, un journal d'extrême droite, Rivarol, publie les révélations d'un dénommé Robert Pesquet, qui affirme que le commanditaire de ce qui est un faux attentat, n'est autre que Mitterrand lui-même, soucieux de faire remonter sa cote de popularité. Et de produire une lettre qu'il s'était adressée (et qu'il retira à la Poste sous contrôle d'huissier), décrivant minutieusement la conversation de la Brasserie des Deux-Palais, ainsi que tous les détails du futur faux attentat. À l'indignation non feinte succèdent alors la stupéfaction devant les mensonges de l'ancien ministre, puis l'immense éclat de rire.

Mais la Justice, elle, ne fait que rire jaune, si tant est qu'elle rit. Elle demande dès le 27 octobre la levée de l'immunité parlementaire du jeune sénateur (Ministre de la Justice lui-même deux ans auparavant !), qui est accordée fin novembre par 175 voix contre 27, et 12 abstentions (77 sénateurs n'ayant pas pris part au vote). Ah ! Il avait belle figure, en sortant du cabinet du juge d'instruction qui venait de lui signifier une inculpation pour outrage à magistrat, l'ancien Ministre de la Justice ! Il était pourtant accompagné d'une des plus brillantes figures du barreau parisien, Me René-William Thorp (dont le panégyrique, bien des années plus tard, fut prononcé par un tout jeune avocat stagiaire nommé Jacques Vergès) ainsi qu'en témoigne une photo publiée en particulier, à l'époque, dans l'Express.

Quant aux amis, politiques ou pas, Mitterrand les compta, dans les mois qui suivirent, sur les doigts d'une seule main... Claude Fuzier dans le Populaire, le journal du parti socialiste SFIO, avait d'ailleurs écrit, dès le pot aux roses découvert, "[...] des hommes qui osèrent se présenter devant le peuple, qui osèrent parler d'honneur, de probité, de patriotisme... montrent qu'ils ont une autre vie, sombre et inavouable". Il ne croyait pas si bien dire (que l'avenir lui donna raison)! Et on put penser que la carrière du beau François allait s'arrêter là... De nombreux livres ont d'ailleurs témoigné de son état d'esprit d'alors : ses quelques amis, tel Dayan (avec qui il dînait le soir de l'attentat), l'ont littéralement tenu à bout de bras. Mais c'était mal connaître sa faculté à rebondir.

Mitterrand redeviendra député en 1962. Entre-temps, la procédure d'outrage à magistrat se sera enlisée, pour finalement être rendue caduque par une loi d'amnistie votée en 1966. On murmure d'ailleurs que, je te tiens tu me tiens par la barbichette, il s'agissait d'un donnant-donnant entre l'ancien Garde des Sceaux Mitterrand ayant eu à connaître de l'attentat contre le général Salan (février 1957, affaire du bazooka dans laquelle aurait trempé un autre sénateur nommé Debré Michel), et le Premier Ministre d'alors, ayant eu à connaître du faux attentat, un dénommé Michel Debré. Mais on dit tant de choses...

On dit tant de choses qu'on nous pardonnera d'en ajouter une, d'ailleurs soufflée par un facétieux (enfin, pas tant que cela) lecteur du Figaro (27 mai 2001, p. 11).

Ce lecteur, dis-je, rappelle opportunément qu'une petite ville française (ne la citons pas, de peur de voir l'opprobre s'étendre sur elle !) vient de se débarrasser d'une encombrante statue de l'ancien Président de la République. Mais qu'en faire ? Eh bien, il est assuré que le sémillant Maire de Paris pourrait, à moindres frais, l'installer dans le parc de l'Observatoire. Elle y commémorerait, suggère notre lecteur, le fameux exploit d'un célèbre sauteur de haies.

Jaloux, va !

 

PS (c'est le cas de le dire !) : Dans Le Crapouillot n° 2 spécial, juin 1994, l'affaire est détaillée avec des photocopies surprenantes (justice, lettres, etc.). C'est à n'y pas croire. Un tel être, porteur des aspirations de la classe populaire !

 

 

Pour terminer sur une note souriante, lisons cet extrait des Mémoires de Michel Droit ("Clartés du jour", p. 219) :

Dimanche 19 septembre 1965
Mon ami Gil Tre-Hardy [1921-2009], grand chasseur de fauves africains, me confiait récemment qu'il avait, en mars 1957, au Niger, fait échapper François Mitterrand à une situation bien plus dangereuse que celle des jardins de l'Observatoire.
Tre-Hardy avait été prié d'organiser un safari pour celui qui était alors Garde des Sceaux du gouvernement Guy Mollet. Or, un buffle, seulement blessé par Mitterrand, chargea violemment les chasseurs, et Tre-Hardy ne put l'arrêter que de justesse.
Un magazine illustré consacra quatre pages à cette partie de chasse, n'hésitant d'ailleurs pas à affirmer que c'était le Garde des Sceaux qui avait lui-même abattu le buffle "d'une balle en plein front".