De Gaulle, avant de se résigner à s'engager devant les "étranges lucarnes" pour affronter le candidat de la Gauche au second tour, distille quelques confessions à Michel Droit, chargé de l'interroger (comme Roger Louis interrogeait François Mitterrand). Cet extrait du journal de Michel Droit (10 décembre 1965) est particulièrement savoureux - et révélateur.

 





[...] Une question me brûle les lèvres. En entrant ici, je me demandais si j'aurais l'occasion de la poser. Et puis, l'entretien a pris, d'emblée, un tour tellement différent de celui que j'imaginais. Je tente donc ma chance.

- Avez-vous songé, dimanche soir, à ne pas vous présenter au second tour ?

De Gaulle réfléchit un instant. Il sait bien ce qu'il va répondre. Mais il veut le faire de façon à ne laisser flotter aucune équivoque.

- Oui, j'y ai songé. La vague de tristesse dont je vous ai parlé(1)... Mais les choses ne sont pas encore assez consolidées pour que je m'en aille. Ah, si Mitterrand n'était pas ce qu'il est et ne représentait pas ce qu'il représente ! Tenez, je vais vous confier une anecdote sur lui qui situe le personnage. En 1940, il a été fait prisonnier. Il ne fut pas le seul. Puis, il s'est évadé. Tous ne l'ont pas fait. Donc, jusque-là, très bien. Il est alors arrivé à Vichy où il s'est occupé des prisonniers. Normal. Il a même tellement donné satisfaction à ses employeurs qu'on lui a remis la francisque. Et puis, il a fondé, dans la clandestinité - vous voyez ce que je veux dire - le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés. De mieux en mieux. Alors, il est arrivé à Alger, en 1943. Je lui ai dit : "Puisque vous connaissez les questions de prisonniers, vous allez travailler avec Frenay(2)".

Parfait. Il est même reparti, à un certain moment, en mission pour la France occupée, ce qui était courageux. Pourtant, un jour, en juin 1945, alors que la plupart de nos prisonniers et de nos malheureux rescapés des camps de la mort étaient revenus, v'là-t-y pas que j 'apprends que le dénommé Mitterrand, qui avait occupé les fonctions officielles de secrétaire général aux Prisonniers de guerre, déambulait tous les jours avenue Foch, sous les fenêtres du ministère de Frenay, à la tête d'un cortège de manifestants de tous poils en criant :

"Frenay, au poteau. Frenay au poteau". Rien que cela ! Je ne fais ni une, ni deux. Je convoque le dénommé Mitterrand rue Saint-Dominique, où il arrive flanqué de deux acolytes, et je lui dis : "Qu'est-ce que c'est que ça ? Du tapage sur la voie publique en temps de guerre, alors que si les hostilités ont pris fin en Europe, elles se poursuivent en Extrême-Orient, vous savez ce que ça vaut ?" Il me répond : "Mon Général, je n'approuve pas ces hommes. Je vais seulement avec eux pour les empêcher de faire des bêtises". Je lui dis : "Alors, si vous vous désolidarisez d'eux, vous allez me l'écrire. Voilà un bout de papier, un coin de table, une plume. Allez-y !" Il me fait : "Mon Général, ça demande réflexion". Je lui réplique : "Tout à fait juste. Je vous donne trois minutes. Dans trois minutes, si vous n'avez rien écrit et signé, vous sortirez de cette pièce et serez aussitôt mis en état d'arrestation".

Alors, il se lève, avec ses deux acolytes, se dirige vers l'embrasure d'une fenêtre, leur dit quelques mots et revient vers moi. "Mon Général, nous avons compris. Je signe".

Voilà ce que c'est que le dénommé Mitterrand(3). [...]

 

© Michel Droit, Les clartés du jour, Plon, 1978, pp. 257-258



Notes

(1) De Gaulle vient de dire à Michel Droit que les résultats du premier tour (il avait été mis en ballottage) l'avaient "attristé". [Note SH]
(2) Henri Frenay, fondateur de l'Armée secrète, du réseau et du journal clandestin Combat en 1941, fut Commissaire aux prisonniers et déportés dans le Comité national d'Alger, puis ministre chargé des mêmes responsabilités dans le gouvernement provisoire (1944-45).
(3) Cette anecdote est d'ailleurs contée à la page 245 du troisième tome des Mémoires de guerre, mais sans que soit cité le nom de François Mitterrand. Depuis, Henri Frenay me l'a confirmée point par point.

 

L'incident, vu dans les Mémoires





[…] Les élections municipales ne sont pas encore achevées que commence la rentrée en France des prisonniers de guerre, des déportés et des requis. Grand événement national, tout chargé d'émotions, de joies, mais aussi de larmes ! En quelques semaines, la patrie, les familles, les cités françaises, recouvrent deux millions et demi de leurs enfants, qui sont parmi les plus chers parce qu'ils furent les plus malheureux. Ce "grand retour" pose au gouvernement de multiples et lourds problèmes. Il n'est pas simple de transporter en France, puis de ramener jusqu'à leurs foyers, un aussi grand nombre d'hommes qui se présentent en vagues impatientes. Il est ardu de les alimenter et de les habiller bien, alors que le pays manque cruellement de vivres et de vêtements. Il est difficile de les réintégrer aussitôt et tous à la fois dans l'activité nationale qui fonctionne encore au ralenti. Il n'est pas aisé d'hospitaliser, de soigner, de rééduquer, la masse de ceux qui sont malades ou mutilés. Or, comme la défaite du Reich libère d'un seul coup tous les Français détenus en Allemagne, les questions qui les concernent doivent être réglées sur-le-champ.

Cette vaste opération a été préparée. Le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, créé à Alger dès 1943, s'y emploie depuis longtemps et la dirige de son mieux. Il faut regrouper les hommes là où ils se trouvent en Allemagne et organiser leur déplacement. C'est relativement facile dans la zone de l'armée française. Ce l'est moins dans celle des armées américaine et britannique. C'est très compliqué chez les Russes, lointains, méfiants, formalistes, qui sont en train de faire mouvoir les habitants de provinces entières. Cependant, un accord, conclu sans délai à Leipzig, a réglé la coopération des divers commandements militaires. Il n'y aura de graves déboires qu'en ce qui concerne les jeunes Alsaciens et Lorrains incorporés de force dans la Wehrmacht, faits prisonniers par les troupes soviétiques et qui sont, à présent, confondus avec les Allemands dans tous les camps de Russie. Notre ambassadeur, le général Catroux, et la mission militaire dont il dispose à Moscou, ont de la peine à prendre leur contact, à constater leur identité, à obtenir leur rapatriement. Certains ne seront retrouvés que plus tard. Il en est qui ne reviendront pas.

Cependant, le 1er juin, soit trois semaines après que les mouvements ont commencé, le millionième de nos libérés atteint la frontière française. Un mois après, la plupart des captifs auront retrouvé la patrie. Accueillis, le mieux possible, dans des centres hospitaliers, dotés d'un pécule, démobilisés, ils reprennent leur place dans le pays privé de tout mais à qui ses enfants, jamais, n'ont été plus nécessaires.

En dépit des mesures prises, le retour d'une pareille masse dans des délais aussi courts ne peut aller sans à-coups. D'ailleurs, ce sont parfois le chagrin et la désillusion qui attendent ceux qui reviennent après une aussi longue absence. Et puis, la vie est dure, alors que dans les misères d'hier on l'imaginait autrement. Enfin, certains de ceux qui, dans les barbelés, avaient rêvé d'une patrie renouvelée s'attristent de la médiocrité morale et de l'atonie nationale où baignent trop de Français. Adoucir ces amertumes, c'est ce que commande l'intérêt supérieur du pays. Mais la surenchère partisane cherche, au contraire, à les exploiter. Dans ce concours, les communistes sont, naturellement, les premiers.

Utilisant calculs et rancœurs, ils ont pris sous leur coupe le "Mouvement national des prisonniers", qui entame la lutte contre le ministre Henry Frenay. Indépendamment des motions insultantes que le "Mouvement" publie dans les journaux et des discours que tiennent ses orateurs, il s'efforce d'organiser des manifestations aux points de rassemblement et dans les centres hospitaliers. Les cérémonies auxquelles donnent lieu le retour des captifs et, surtout, celui des déportés de la résistance lui sont autant d'occasions de faire paraître des équipes vociférantes. À Paris même, des cortèges sont formés, parcourent les boulevards, défilent avenue Foch sous les fenêtres du ministère des Prisonniers aux cris de "Frenay ! Au poteau !" Dans leurs rangs, marchent des gens qui revêtent, pour la circonstance, la tenue rayée des martyrs des camps de misère. Sans doute les rapatriés, dans leur immense majorité, ne prennent-ils aucune part à ces incidents scandaleux. Mais les meneurs espèrent que le gouvernement lancera la force publique contre les manifestants, ce qui excitera l'indignation populaire, ou bien que, cédant à la menace, il sacrifiera le ministre vilipendé. Quant aux autres fractions politiques, elles assistent à l'étalage de cette démagogie, sans fournir au pouvoir aucune espèce de soutien.

Pourtant, l'affaire est vite réglée. À mon bureau, je convoque les dirigeants du "Mouvement". "Ce qui se passe, leur dis-je, est intolérable. J'exige qu'il y soit mis un terme et c'est vous qui m'en répondez".- "Il s'agit, m'affirment-ils, d'une explosion de la colère justifiée des prisonniers. Nous-mêmes ne pourrions l'empêcher". Je leur déclare : "L'ordre public doit être maintenu. Ou bien vous êtes impuissants vis-à-vis de vos propres gens, dans ce cas, il vous faut, séance tenante, me l'écrire et annoncer votre démission. Ou bien vous êtes, effectivement, les chefs, alors, vous allez me donner l'engagement formel que toute agitation sera terminée aujourd'hui. Faute qu'avant que vous sortiez d'ici j'aie reçu de vous, soit la lettre, soit la promesse, vous serez, dans l'antichambre, mis en état d'arrestation. Je ne puis vous accorder que trois minutes pour choisir". Ils vont conférer entre eux dans l'embrasure d'une fenêtre et reviennent aussitôt : "Nous avons compris. Entendu ! Nous pouvons vous garantir que les manifestations vont cesser". Il en sera ainsi, le jour même.

L'affaire des prisonniers avait montré que l'autorité restait forte tant qu'elle n'était pas partagée, mais aussi que les "politiques" n'inclinaient pas à l'appuyer. On pouvait faire la même constatation à propos de la question financière et économique. […]

 

© Général de Gaulle, Mémoires de guerre, tome III, Le salut, chapitre VI, Désunion, Plon, 1959

 

 


 

 


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