Comme à l'habitude, les réflexions de Jean-François Revel sont cinglantes. On se souvient dans quel contexte - la scandaleuse défense organisée autour d'Emmanuelli, Jospin soi-même allant jusqu'à l'accompagner à la porte du tribunal - cet article fut écrit. Depuis, certaines choses ont changé : nous avons tous pris quatre ans. Quant au reste... Emmanuelli, par exemple, sa peine purgée, a repris sa place, comme si de rien n'était. Et contrairement à ce qu'allègue Revel, il faut croire les Français entièrement amnésiques. Bref, l'ordre socialiste règne

 

 

À la condamnation d'Henri Emmanuelli, la classe politique a réagi comme si elle voulait tomber encore plus bas dans l'estime publique. Puisque avec raison elle qualifie de néfaste pour la démocratie le discrédit qui la frappe, pourquoi s'ingénie-t-elle à le mériter ?

Tous les ingrédients qui la perdront se trouvent réunis depuis quelques jours dans le spectacle qu'elle nous donne : négation balourde des évidences les plus flagrantes, refus d'assumer la responsabilité des actes commis, attribution d'une décision de justice à un complot ; solidarité et complicité transversales, unissant tous les partis dans la revendication du droit à l'impunité.

Touchés cette fois, les socialistes brandissent le lamentable cliché de la machination politique, prétendant que seul leur parti paie. Même si certaines instructions concernant la droite subissent en effet aujourd'hui de suspectes lenteurs, il ne faut pas croire les Français entièrement amnésiques. Autant que je sache, Jacques Médecin et Alain Carignon ne sont pas socialistes. Ce sont pourtant, à ce jour, les deux seuls anciens ministres qui soient allés en prison, désagrément qu'en revanche n'ont essuyé jusqu'ici ni Christian Nucci, ni Bernard Tapie, ni Jean-Michel Boucheron, le voleur député-maire d'Angoulême, auquel les gouvernements socialistes laissèrent soigneusement le temps de déguerpir en Argentine. Nul garde des Sceaux n'a surpassé quelques-uns de ceux de François Mitterrand dans la dextérité à entraver le cours de la justice. Pourrait-on savoir dans quelle trappe sont passés, le dossier Luchaire, le dossier Orta ?

Ces souvenirs devraient inciter Lionel Jospin à plus de retenue et de tenue. Premier secrétaire du PS pendant le plus clair des années 80, espère-t-il nous convaincre qu'il n'a jamais rien remarqué de louche ? Ce serait s'avouer stupide, et nous prisons trop son intelligence pour le suivre sur ce terrain. Encore la condamnation d'Emmanuelli sanctionne-t-elle des malversations commises dans le seul département de la Sarthe. Or, le réseau de faux bureaux d'études et de sociétés écrans mis en place par l'organe socialiste de ponction occulte Urba s'étendait sur toute la France. Dès lors, menacer la Cour de cassation confine à l'indécence. Ce passe-droit blesserait au cœur la République même. C'est avant 1789 qu'une classe sociale échappait par statut au droit commun. Plus depuis.

Quant à l'amnistie de 1990, c'est un autre tour de passe-passe que d'alléguer qu'elle aurait dû jouer en faveur d'Emmanuelli. Tout le monde n'ignore pas, en effet, que cette amnistie était inapplicable aux parlementaires. Emmanuelli l'était au moment des faits et l'est resté. C'est parce que Nucci ne l'était plus qu'il a profité de l'amnistie et obtenu un non-lieu qualifié de "scandaleux" par la commission d'instruction de la Haute Cour. Ce n'était pas l'avis du PS, qui propulsa Nucci aussitôt après dans une sinécure dorée, au cabinet du président de l'Assemblée, Laurent Fabius.

Mais l'argument le plus ressassé en faveur de l'absolution illégale consiste à invoquer l'absence d'enrichissement personnel. C'est aussi le plus spécieux, quoiqu'il ait été utilisé même par la droite volant au secours de la gauche (la réciproque est rare). Selon ce sophisme, il serait légal d'extorquer des fonds à des entreprises, de pratiquer la corruption active ou passive, le trafic d'influence, l'abus de biens sociaux ou recel, dès lors qu'on ne garde pas l'argent pour soi et qu'on le donne à son parti ? Courez donc de ce pas dévaliser une banque et remettez le fruit de votre larcin à votre cercle de pétanque : vous ne serez pas poursuivi. Et des députés qui sont juristes plaident cette absurdité ! Pourquoi ne pas abroger carrément le Code pénal ?

 

 

© Jean-François Revel, in Le Point, n° 1227 du 23 mars 1996, p. 64

 

 


 


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