Ou : Que reste-t-il du Changer la vie ?

 

 

Mitterrand était un fantastique animal politique. Mais ce talent n'a pas empêché la société française de devenir plus inégalitaire. Quelques minutes à peine après l'annonce de la victoire de François Mitterrand à l'élection présidentielle, une pluie diluvienne s'est abattue sur Paris. Le Parti socialiste improvise un grand rassemblement place de la Bastille. Les gens hurlent, les gens rient, les gens se congratulent. Dans le même temps, une autre France se terre, effrayée par l'arrivée des communistes au pouvoir.

Sophie Coignard, qui a consacré un ouvrage au «Jour où la France a basculé», raconte que dans les mois qui suivront le 10 mai 1981, les immatriculations dans les consulats français aux États-Unis vont augmenter de 18 %. Tandis que les sorties quotidiennes de capitaux, notamment en direction de la Suisse, dépassent les cinq cents millions de dollars. Deux septennats plus tard, que reste-t-il de cet immense espoir, comme de cette grande crainte ? Rien, ou presque.

Car, c'est bien l'ancien premier secrétaire du Parti socialiste - sacré meilleur monétariste du monde par le «Financial Times» - qui a réhabilité l'entreprise et le profit, en favorisant notamment l'ascension d'un nouveau Zorro français, Bernard Tapie. Sous son règne, l'impôt sur les bénéfices des sociétés a dégringolé de 50 à 34 %, le Parti communiste s'est effondré, et les syndicats se sont marginalisés. Bref, les capitalistes reconnaissants pourraient aujourd'hui élever une statue au camarade Mitterrand. Car derrière la phraséologie révolutionnaire, le socialisme de l'ancien maire de Château-Chinon n'a jamais été qu'un pavillon de complaisance. D'ailleurs Éric Dupin, dans «L'après-Mitterrand», n'hésite pas à comparer le mitterrandisme à du «libéralisme tempéré d'aumône démocrate-chrétienne».

Pour les salariés, le bilan est donc mitigé. D'un côté la semaine de 39 heures au lieu de 40, la cinquième semaine de congés payés et la retraite à 60 ans. Mais de l'autre, les prélèvements augmentent et les salaires ne sont plus indexés sur les prix. Dans son dossier consacré au bilan des années Mitterrand, paru en mai 1994, «Le Monde» constate «une orientation qui a vu le partage de la valeur ajoutée s'opérer peu à peu au détriment des salariés et au profit des entreprises». En d'autres termes, la société française est devenue plus inégalitaire, plus intolérante, plus égoïste. Et surtout, le chômage explose. Alors que le candidat de la gauche répétait sur ses affiches électorales : «Quand le premier emploi des jeunes, c'est le chômage, moi François Mitterrand, je dis que ce n'est pas juste», le cap des deux millions de sans-emploi est franchi dès la fin de 1981. Celui des trois millions, dès le début de 1993.

 

Un "social-immobilisme"

 

En clair, l'ancien ministre de la IVe République n'a pas compris les grandes mutations de l'économie mondiale. Il va hésiter longtemps avant d'entreprendre la modernisation de l'appareil industriel français, notamment la sidérurgie. Et à partir de son deuxième septennat en 1988, il invente même le «social-immobilisme» en se faisant l'apôtre du «ni, ni» (ni nationalisations, ni privatisations). Comme si le mitterrandisme se contentait de répéter et de prolonger, jamais de créer ni d'inventer. Méchamment, Franz-Olivier Giesbert, dans «Le Président», considère que François Mitterrand, en politicien retors, a préféré préparer sa prochaine élection «plutôt que la prochaine génération».

«Et la libération de la parole? C'est tout de même lui qui a autorisé les radios libres, proteste Roland Monnet, ancien membre du bureau politique de la Convention des institutions républicaines, l'ancienne formation du député de la Nièvre, sans lui, le socialisme démocratique n'aurait jamais pris le pas sur le socialisme autoritaire», ajoute-t-il. Ajoutons l'abolition de la peine de mort qui restera sans doute, pour beaucoup de déçus du socialisme, l'une de ses rares actions véritablement positives. Soyons honnête. Face aux gaullistes et aux communistes tricolores, qui cultivaient alors la même hostilité vis-à-vis de l'Europe, et le même centralisme démocratique, François Mitterrand a également signé ses deux réussites majeures. Le renforcement du couple franco-allemand, et, dans une moindre mesure, la décentralisation. Incontestablement, ce nationaliste, admirateur de Maurice Barrès, a eu le courage - sinon l'intelligence - de comprendre que l'Hexagone, devenu une puissance moyenne - ne pouvait continuer à exister fortement sur la scène internationale qu'à l'intérieur d'une Europe unie. Certes, François Mitterrand, qui n'a guère pressenti la réunification de l'Allemagne (il va même apporter son soutien aux communistes réformateurs de RDA !), pensait que la France serait l'âme de cette Europe. Malgré tout, grâce à lui, un demi-siècle après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des soldats allemands, membres de l'Eurocorps, ont défilé sur les Champs-Élysées le 14 juillet 1994. Plus qu'un symbole.

 

Moitié Engels, moitié Hergé

 

En revanche, ce terrien, président d'un petit département rural, a partiellement raté sa décentralisation. Les régions, filles des anciennes provinces, continuent de se morfondre, faute de ressources financières suffisantes. Et dans les départements, de petites entités artificielles, les élus, mal préparés, ont longtemps gaspillé leurs budgets. Malgré tout, le jacobinisme français ne triomphe plus autant qu'avant. En dehors de ces deux actions fortes, le bilan est proche du néant. Comme si la forme avait souvent primé sur le fond. Derrière des intellectuels de gauche - Régis Debray ou Bernard Kouchner - François Mitterrand a souvent tenu un discours tiers-mondiste, prôné le devoir d'ingérence humanitaire, reçu les dirigeants révolutionnaires, de Fidel Castro au colonel Kadhafi.

Symboliquement, il va jusqu'à désarmer les avions au Salon du Bourget. Mais dans les faits, l'ancien admirateur du maréchal Pétain va défendre le «pré carré francophone», soutenir les dirigeants africains les plus corrompus, et même nommer son propre fils, le très controversé Jean-Christophe, comme responsable à l'Élysée du Continent noir. Et Paris va devenir le premier vendeur d'armes au tiers monde et multiplier les essais nucléaires. Comme si l'adhésion de François Mitterrand à une conception marxisante du socialisme tenait moins à Engels qu'à Hergé, le père de Tintin. Ou plutôt des méchants des histoires de Tintin.

Mais la déception des Français vis-à-vis du premier président socialiste de la Ve République est à chercher ailleurs. Et notamment dans ses relations intimes à l'argent, dévoilant l'imposture de ses convictions et ses engagements de façade. Dans «Le flambeur, la vraie vie de Bernard Tapie», Valérie Lecasble et Airy Routier n'hésitent d'ailleurs pas à écrire que «Mitterrand et Tapie se rencontrent en secret depuis au moins dix ans». L'homme d'affaires étant au courant de certains aspects de la vie cachée de l'ancien président, «en particulier son goût pour l'argent». Le 10 mai 1981, dans une permanence socialiste, alors que la télévision dessinait le portrait du vainqueur, une proche de François Mitterrand, future ministre, perdant un instant son sang-froid, s'était alors écriée devant moi : «C'est enfin à nous d'en profiter»*.

Dehors, les Français pleuraient de joie.

 

 

© Ian Hamel, Extraits de l'Hebdo,n° 2, 11 janvier 1996

 


 

 

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* Ndlr : les mauvaises langues disent qu'il s'agissait de Madame Royal, Marie-Ségolène...