Le rétablissement de la proportionnelle pour mettre Le Pen en selle et empêcher durablement la Droite de revenir au pouvoir, voilà un crime qui ne fut dénoncé que par Michel Rocard. Claude Malhuret rappelle à ce sujet pas mal de vérités oubliées, ou tues

 

 

"Mitterrand, un politicien cynique" (De Gaulle)

 

À tout seigneur tout honneur : l'exemple du cynisme est venu d'en haut, tout en haut. On ne peut utiliser pour le Front national la classique formule "s'il n'existait pas, il faudrait l'inventer", puisqu'il a précisément été inventé, d'abord involontairement puis tout à fait volontairement, par François Mitterrand. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'extrême droite n'avait quasiment jamais pesé en France sur le plan électoral. En 1965, malgré les déchirements de la guerre d'Algérie qui lui avaient fourni quelques années plus tôt l'occasion de mobiliser une partie de l'opinion contre de Gaulle, son candidat, Tixier-Vignancour, culminait à 5 % au premier tour de la présidentielle. Vingt ans plus tard, Le Pen, qui tentait vainement d'exister depuis 1956, est brutalement propulsé sur le devant de la scène. C'est bien malgré elle, et avec une profonde stupéfaction, que la gauche a créé le phénomène Le Pen. Son succès de 1984 s'est nourri de l'exaspération de centaines de milliers d'électeurs contre les trois premières années catastrophiques de l'expérience socialiste. Mais, après ce premier choc, Mitterrand s'est vite aperçu de l'usage qui pouvait être fait de l'extrême droite celui d'un piège mortel pour la droite parlementaire. L'instrumentalisation du lepénisme pour tuer la droite républicaine a fonctionné de 1984 à 1997.

Comment peut-on encore trouver aujourd'hui qui que ce soit - même à gauche - qui puisse éprouver une once de respect pour François Mitterrand ? Bien plus que Mirabeau ou Talleyrand, il restera dans l'Histoire, une fois le délai de viduité écoulé, comme l'un des gouvernants qui ont le plus contribué à l'abaissement du sens moral de son époque. Comment expliquer qu'à droite comme à gauche il y ait encore une sorte d'hésitation à exprimer la simple vérité ? Comment comprendre que qui s'y risque s'expose encore à la levée de boucliers de la police de la pensée et à l'infamie de la classification dans la catégorie "réactionnaire revanchard" ou "parafasciste" ? La réalité ne souffre pourtant aucune incertitude. Bien sûr que Mitterrand n'a eu aucune peine, ni aucune réticence, à se servir du Front national. L'extrême droite, il connaissait. D'abord les Croix-de-Feu, puis Pétain et Laval, la francisque obtenue pour bons et loyaux services envers le gouvernement de collaboration. Seuls les bigots de la gauche ou les pharisiens, beaucoup plus nombreux, peuvent se satisfaire des explications embarrassées sur l'éventualité d'un double jeu profitable à la Résistance. Résistant ? À partir des derniers jours de 1943, lorsque seuls les imbéciles pouvaient encore ignorer que les jeux étaient faits. Ministre de différentes choses sous la IVe, et notamment de l'Intérieur puis de la Justice aux pires heures de la guerre d'Algérie et du gouvernement Guy Mollet. Quant aux magouilles électorales, la réintroduction de la proportionnelle en 1986 était un jeu d'enfant comparé à l'élaboration de l'incroyable système des "apparentements" en 1951, inventé par Edgar Faure et ses amis de gauche pour contrer le RPF de De Gaulle. Puis vient le vrai-faux attentat de l'Observatoire, la condamnation qui, dans toute démocratie digne de ce nom, lui aurait définitivement coûté le reste de sa carrière politique. Le Programme commun avec les communistes en pleine guerre froide, au moment où Brejnev pousse ses pions dans le monde entier. L'utilisation des pires démagogues contre des alliés politiques intègres traités en adversaires : en clair, Tapie mis en scène contre Rocard. Le fleurissement jusqu'au bout de la tombe de Pétain, jamais dénoncé par aucune des grandes consciences du camp du Bien - imaginons une seule seconde l'ampleur du tollé si, par exemple, Jacques Chirac s'était avisé d'une telle incongruité ! Et les derniers gestes, le pied de nez à la France que constitue l'amitié révélée avec Bousquet comme pour dire "Je vous ai bien eus". Bousquet, ce n'est quand même pas n'importe qui, c'est le secrétaire général de la Police de "l'État français". N'importe quelle biographie de Mitterrand, une fois que l'histoire aura repris ses droits, ne pourra que s'inspirer de ce titre gidien : "L'immoraliste".

Dans ces conditions, comment s'étonner de la facilité à traiter sans le moindre scrupule éthique le problème (ou la solution) Le Pen ? Les premières manœuvres sont en fait bien antérieures à 1986. Avant de lui autoriser un triomphe électoral, Mitterrand lui a ouvert les portes des médias dès 1982 (La Main droite de Dieu, Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Perez). Le président de la République, lui, aux premières loges trente ans plus tôt pour admirer le poujadisme et ses effets paradoxalement délétères sur la droite, n'avait guère de doutes sur le fait que ce fer-là méritait d'être gardé au feu. Bien sûr, l'inadmissible, c'est le rétablissement de la proportionnelle en 1986. Comment tenter de renverser une situation sans espoir, de faire chuter la droite modérée, sûre de l'emporter, en permettant à des dizaines de députés d'extrême droite d'être élus. Une seule solution, la lepénisation Le Pen et trente-cinq de ses émules au Parlement ! Le jour où l'ensemble de la gauche, intellectuels et politiques mêlés, à l'exception de Michel Rocard, a laissé cette indignité se commettre sans protester, elle a dans sa totalité perdu son âme. Pour Mitterrand, c'était chose faite depuis longtemps.

Depuis cette époque, c'est pratiquement sans se dissimuler, avec parfois, a-t-on l'impression, une certaine fierté rentrée de maquignon, que chaque scrutin - puisque ça marchait - a vu revenir les propositions sur le vote des immigrés destinées à remplir l'office que la proportionnelle, supprimée par Chirac, ne pouvait plus assurer Comme le dit Marcel Gauchet (La démocratie contre elle-même, 2002), pour la gauche "ce monstre, surgi dans ses pattes au moment des pires difficultés et d'abord regardé avec effroi, est vite devenu sa divine surprise. Elle lui doit présentement le pouvoir, en bref, et elle ne l'ignore pas. Il y a, dans la démonisation vertueuse des abominables tenants de l'exclusion, un bonheur reconnaissant qui se cache à peine. [... ] Le machiavélisme de banlieue érigé en doctrine officielle de la République a trouvé là son plus illustre champ de manœuvres [... ]. Veut-on réellement combattre Le Pen ou veut-on profiter de l'effet Le Pen en feignant de s'en scandaliser ? Le dessein est-il de réduire son influence ou bien est-il de cultiver le repoussoir afin de continuer à troubler la droite et à déloger le PC de ses bastions, tout en recueillant l'enthousiaste approbation de la sensibilité adolescente ? La démocratie est ce régime qui prend le risque d'ouvrir la porte aux démagogues. Nous y sommes".

Oui, et nous le devons avant tout à François Mitterrand.

 

 

© Claude Malhuret, Les vices de la vertu, ou la fin de la gauche morale, Robert Laffont, 2003, pp. 174-178

 

 


 

 


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