Les hasards de mes lectures me font découvrir un curieux aspect de notre personnage tant_aimé. Il s'agit d'un court paragraphe emprunté à un lourd pavé consacré aux exploits du commissaire Chenevier (celui qui conduisit la surprenante "contre-enquête" au sujet de la tragédie de Lurs). Au détour d'un chapitre traitant de la manière dont le jeune Chenevier (il avait alors 36 ans, était encore Inspecteur) s'attaqua à la Cagoule, on peut en effet lire ceci :

 

 

Profitons de l'audition de Jean-Marie Bouvyer pour ouvrir une parenthèse. Tous les gens ayant travaillé de près ou de loin sur la Cagoule [nébuleuse de sociétés secrètes nées sous le Front populaire, dont les points communs étaient la haine du communisme et le désir de renverser le régime parlementaire] ont vu apparaître le nom de François Mitterrand. Suite à de tenaces rumeurs, le bruit court que l'ancien Président de la République aurait appartenu à l'organisation d'Eugène Deloncle, sans pour autant que la moindre preuve écrite ait pu en être apportée. À ce titre, le procès-verbal d'un autre interrogatoire de Jean-Marie Bouvyer, survenu le 12 juin 1945, apporte, non point la preuve de son appartenance au C.S.A.R [Comité secret d'Action révolutionnaire, dirigé par le polytechnicien Eugène Deloncle], mais celle des liens étroits entretenus avec certains de ses membres :

"Le plus souvent, je couche et mange chez mon amie, Mme Marie Mitterrand, artiste peintre domiciliée au 2, rue Crétet à Paris dans le 9 arrondissement..."

Malgré son rôle important au sein de la Cagoule, Jean-Marie Bouvyer n'était qu'un rouage de la machine. Il allait pourtant permettre à Charles Chenevier de se faire une idée plus précise de l'organisation d'Eugène Deloncle et d'identifier plusieurs de ses complices.

Le premier à tomber entre les mains de la police ne fut autre que Jacques Fauran. Cet ancien élève du lycée d'Angers, fils d'un riche industriel parisien, n'était qu'un simple comparse venant tout juste de rejoindre le C.S.A.R. Étant le moins expérimenté du groupe, il fut évidemment le plus bavard. À l'occasion de sa confession au commissaire Chenevier, il expliqua : "Je n'appartiens au C.S.A.R. que depuis le 7 juin 1937, c'est-à-dire deux jours avant le drame de Bagnoles-de-l'Orne [ce "drame" est en fait l'exécution des frères Rosselli, deux intellectuels antifascistes italiens]. Le surlendemain, à quatre heures du matin, un coup de téléphone d'un inconnu m'ordonna, en me rappelant mon serment prêté, de partir pour Bagnoles-de-l'Orne et de stationner avec une voiture devant la gare. J'obéis et j'eus la surprise de trouver là mon ancien condisciple Bouvyer. On m'avait expliqué qu'il s'agissait de nous opposer aux agissements de trafiquants d'armes. Et ce n est, au surplus, que par la lecture des journaux, le 12 juin, que j'ai su que j'avais participé sans le vouloir au meurtre des frères Rosselli".
Ce disant, Jacques Fauran diminuait considérablement sa responsabilité. Charles Chenevier n'était pas dupe. Il n'empêche que ses révélations allaient considérablement faire avancer le cours de l'enquête. Ainsi, Fauran confirma-t-il les précédents aveux de Jean-Marie Bouvyer : "Avec ma voiture, j'ai suivi la vieille Ford de Carlo et Nello Rosselli jusqu'à Alençon. Juste derrière eux, car je n'étais qu'en deuxième position, il y avait l'auto de Robert Puireux, Ferdinand Jakubiez et Jean Filliol. Arrivés à Alençon, nous sommes restés stationnés place de la Cathédrale près de l'endroit où les Italiens avaient laissé leur véhicule. Le retour s'effectua comme l'aller. Lorsque nous avons entendu les coups de revolver, Bouvyer et moi, nous n'avons pensé qu'à nous éloigner le plus rapidement possible et nous sommes repartis pour Paris, etc. etc.".



On lit en note : Marie, la sœur de François Mitterrand. Outre ce document qui atteste des relations étroites de la famille Mitterrand avec des membres très actifs de la Cagoule (voir document ci-contre), on relève des indices également très significatifs. En particulier que Gabriel Jeantet, l'un des dirigeants du C.S.A.R., fut, avec Simon Arbellot, l'un des "parrains" de François Mitterrand dans l'ordre pétainiste de la Francisque. Fin 1945, Mitterrand fut nommé, il est vrai pour peu de temps, président-directeur général des Éditions du Rond-Point du groupe L'Oréal, qui publiaient Votre Beauté, dont le propriétaire-fondateur était Eugène Schueller. Celui-ci avait été l'un des financiers de la Cagoule avant guerre, puis, pendant l'Occupation, membre du comité directeur du Mouvement social révolutionnaire (M. S. R), de tendance très collaborationniste. Le frère du futur président de la République, Jacques, quant à lui, devait épouser en premières noces l'une des nièces d'Eugène Deloncle.
Quand, au début des années quatre-vingts, les députés de droite François d'Aubert, Alain Madelin et Jacques Toubon évoquèrent le passé du président de la République lors d'une séance à l'Assemblée nationale, il s'ensuivit un terrible tollé, qui valut aux trois trublions une suspension momentanée de leurs indemnités parlementaires.
La publication du livre de Pierre Péan, François Mitterrand une jeunesse française, a depuis remis quelques pendules à l'heure.


[Sur le document photo (procès-verbal d'interrogatoire en date du 12 juin 1945, extrait des archives personnelles du commissaire Chenevier), on peut lire : "Je suis né le 28 février 1917 à Loches (Indre et Loire), de Louis-Paul Marie, ... et de Antoinette Clerfeuille... chez lesquels je demeure. Le plus souvent, je couche et mange chez mon amie Mme Mitterrand Marie, artiste peintre demeurant 2 rue Crétet à Paris 9e. Je m'occupe de représentations pour les brasseries "La Meuse" à Sèvres, et aussi pour la maison "Ivaldi", cognacs à Jarnac"].

 

 

On lit par ailleurs, chez Benamou : [...] Et enfin la Cagoule c'est la famille intime, secrète, presqu'adultérine de Mitterrand : sa sœur la plus proche, Marie-Josèphe, marquise de Corlieu, divorcée, sera des années durant (de 1942 à 1947) la maîtresse de Jean Bouvyer, ancien cagoulard charentais et fonctionnaire aux Questions juives à Vichy [Jean Bouvyer avait été nommé le 19 avril 1944 chef du service d'enquête du Commissariat général aux questions juives]. Mitterrand suit les méandres et les vicissitudes de cet amour interdit, fréquente assidûment, comme nous l'apprend Péan (p. 229), l'appartement de la rue Crétet, puis celui de la rue Chernoviz, du côté de Passy, où fraie le Tout-Cagoule d'avant-guerre ; rend visite à la Libération à Bouvyer, en prison, reste fidèle à la mère de Jean, Antoinette Bouvyer, qui deviendra la marraine de Jean-Christophe Mitterrand.

 

Enfin, si on observe quelques dates de l'itinéraire de Mitterrand de 35 à 45, on relève :


- Février 1935, participe aux manifestations de l'Action française (contre "l'invasion métèque" à l'Université).
- Mars 1935, adhérent des Volontaires nationaux (créés par le dirigeant des Croix-de-Feu, le Cl de La Rocque).
- Mars 1936, participe aux manifestations des étudiants de droite pour la démission du professeur de droit Gaston Jèze [Professeur de droit public français, Gaston Jèze (1869-1953), avait accepté d'être le conseiller d'Hailé Sélassié, négus d'Ethiopie, chassé d'Addis-Abeba par les troupes mussoliniennes].
- Juillet 1936, publie son 1er article dans l'Écho de Paris (quotidien de droite).
- Printemps 1939, avec plusieurs amis, voit le Comte de Paris en Belgique.
- Janvier 1942, à la Légion des combattants (à Vichy), rédige des fiches sur les "antinationaux" gaullistes et communistes.
- Avril 1942, démissionne, ayant le sentiment "de ne servir à rien".
- Juin 142, au Commissariat au reclassement des prisonniers de guerre (dirigé par Maurice Pinot) : favorisera la fourniture de faux papiers pour aider les évasions.
- Octobre 1942, reçu par Pétain avec plusieurs responsables du Comité d'entraide aux prisonniers rapatriés de l'Allier.
- Novembre 1942, publie un article, "Pèlerinage en Thuringe", évoquant sa captivité, dans France, revue de l'État nouveau (dirigée par Gabriel Jeantet, ayant appartenu à la Cagoule).
- Janvier 1943, démissionne du Commissariat au reclassement (après révocation de Pinot par Laval).
- Février 1943, participe à une réunion à l'initiative d'Antoine Mauduit (d'où naît un comité de lutte tentant de fédérer les mouvements de résistance des prisonniers de guerre).
- Printemps 1943, décoré de la francisque, n° 2 202.
- Novembre 1943, devenu Morland dans la Résistance, part en avion pour Londres puis Alger.

 

Extraits de Jean-Émile Néaumet, Les grandes enquêtes du commissaire Chenevier, (pp. 129-130), Albin Michel, 1995, de Pierre Péan, Une jeunesse française, François Mitterrand 1934-1947 (p. 537-554), Fayard 1998, et de Georges-Marc Benamou, Jeune homme vous ne savez pas de quoi vous parlez, Plon, Paris 2001

 


 

 


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