Le texte un peu long et difficile que voici (dû à la plume acerbe de l'ancien juge Raoul Béteille) fait éclater l'imposture que fut le premier acte du nouveau pouvoir, en mai 81 : l'abolition de la peine de mort. Imposture, non à cause de l'acte législatif en lui-même, mais par le politicien qui l'a inspiré. Car l'incomparable énergie dans le maniement de la guillotine conduisit le jeune Mitterrand à un triste record : il est et restera le ministre ayant fait tomber le plus de têtes (du moins depuis la Monarchie de Juillet) : ceux qui avaient eu en mains l'excellent ouvrage de Paul Webster, Mitterrand, l'autre histoire, le savaient d'ailleurs de longue date

 

 

Il y a des confusions plus graves à cause des conséquences erronées qu'on en tire. On affirme généralement, et légèrement, que ce qu'on appelle les juridictions d'exception sont toujours le comble de l'horreur. Par exemple on a reproché à la Cour de sûreté de l'État (et on s'en est indignement servi pour obtenir sa suppression, qui a été une faute majeure, mais il paraît qu'il fallait faire la paix avec les terroristes) d'être une juridiction d'exception. Il s'agissait d'une juridiction spécialisée. La Cour était une juridiction d'exception en cela seulement qu'elle "faisait exception", en effet, à la compétence du juge ordinaire, ce qui est une autre façon de dire qu'elle était seulement une juridiction spécialisée comme le tribunal de commerce ou le conseil de prud'hommes (qui font exception à la compétence du tribunal de grande instance, juge "de droit commun") ou encore, au pénal, comme le juge des enfants. Ce sont là des "juridictions d'exception" ni plus ni moins que la Cour de sûreté de l'État, mais non pas comme l'ont été, par exemple, les sections spéciales sous l'occupation allemande ou les cours de justice de la Libération. La différence, c'est que celles-ci avaient été créées par le pouvoir exécutif, c'est-à-dire par le gouvernement, et après la commission des faits reprochés aux accusés traduits devant elles. Les accusés ne pouvaient pas savoir, à l'époque de ces faits, que le pouvoir exécutif prendrait, après coup, la décision de les soustraire à leur juge naturel pour les déférer à une juridiction qui n'existait pas encore.

Au contraire la Cour de sûreté de l'État, soumise au contrôle de la Cour de cassation, existait de façon préétablie dans notre ordre juridique national. Elle avait été créée et organisée par deux lois du 15 janvier 1963, c'est-à-dire par le vote des députés et des sénateurs, eux-mêmes élus par le peuple français, et - contrairement à ce qu'on a dit - en dehors de toute utilisation de l'article 16 de la Constitution. Les dispositions que contenaient ces deux lois étaient d'une modernité (respectueuse de tous les droits de la défense) qui en faisait une arme irremplaçable dans la lutte contre le terrorisme. Elles n'étaient pas plus critiquables, en matière de garde à vue, que les dispositions légales concernant encore aujourd'hui le trafic de drogue (article L 627-1 modifié du Code de la santé publique). Elles n'étaient pas plus critiquables que la procédure de répression en matière fiscale ou la procédure d'extradition, dans lesquelles se trouve encore aujourd'hui une heureuse distribution de prérogatives entre le pouvoir exécutif et le "pouvoir" judiciaire analogue à celle qu'avait organisée le législateur de 1963 (le pouvoir exécutif étant seul juge de l'opportunité de certaines poursuites et le pouvoir judiciaire étant appelé à donner au pouvoir exécutif une autorisation d'agir dont celui-ci ne peut pas se passer). Et la Cour de sûreté de l'État ne pouvait juger et n'a jamais jugé que des gens qui, lorsqu'ils s'étaient livrés aux actes à eux reprochés, savaient qu'en vertu de la loi ils seraient poursuivis devant elle. On ne les prenait pas en traître. Bien mieux, l'existence de la Cour de sûreté de l'État défendait la nation contre la tentation - et quelquefois la nécessité - de recourir, dans les périodes troublées, à la création de véritables juridictions d'exception "prenant en traître", par la force des choses, les accusés appelés devant elle.

Aussi y a-t-il un mystère profond dans notre histoire nationale récente. Le 17 mars 1956 ont été pris des décrets signés par le ministre d'État, garde des sceaux, chargé de la justice, qui permettaient en Algérie (même dans la phase de l'instruction, sans que la Cour de Cassation ait à se mêler de quoi que ce fût, et la peine de mort pouvant être prononcée suivant la procédure des flagrants délits !) de saisir les juridictions militaires de tous les faits commis postérieurement au 20 octobre 1954, c'est-à-dire de faits antérieurs à l'entrée en vigueur de ces décrets. C'était peut-être indispensable. Encore une fois, c'est à de telles solutions de fortune qu'on est acculé quand on ne dispose pas d'une juridiction spécialisée instituée une fois pour toutes par la loi et insérée dans l'ordre juridique. Mais si l'on admet que les auteurs de ces textes émanant du pouvoir exécutif devaient bien se douter, en particulier, que dans la composition des juridictions militaires il y a quelques militaires, il reste à savoir comment celui qui avait fait préparer dans ses bureaux des décrets de cette nature et de cette portée, les avait pris et signés de son nom (on se reportera au Journal officiel de la République française du 19 mars 1956), et les avait fait appliquer avec une incomparable énergie dans le maniement de la guillotine, il reste à savoir, donc, comment le même homme a cru pouvoir, plus tard, réclamer à cor et à cri la disparition de la Cour de sûreté de l'État (il a eu le plaisir de promulguer enfin lui-même sa suppression après le l0 mai 1981) en déplorant la présence en son sein d'assesseurs militaires à côté des juges civils et en qualifiant de scélérate la loi qui l'avait instituée. En disant : "C'est le fleuron de nos lois scélérates..."

Alors on cherche. On cherche. Ce qui était devenu tout à coup scélérat était peut-être très bien auparavant ? Bizarre. Ou alors, ce qui était scélérat parce qu'il s'agissait désormais de Français ne l'était pas encore quand il s'agissait... des autres ? Impensable : il y aurait là du racisme. On cherche et on se demande, voyez-vous, on se demande en fin de compte si les choses ne se ramènent pas, tout simplement, à une histoire de paille et de poutre. Rien à voir avec la paille et le grain, il est à peine besoin de le préciser.

 

© Raoul Béteille, Antijustice, UNI, Paris, 1989, 119 p. (cit. pp. 44-46)

 

 

[Mais on pourra aussi méditer sur ce court extrait dû à la plume du journaliste de vulgarisation (au sens noble) François de Closets, qui va dans le même sens :]

 

La peine capitale avait résisté au procès instruit depuis le XIXe siècle, aux réquisitoires de ses procureurs qui, de Victor Hugo à Albert Camus, n'avaient cessé d'en dénoncer l'inutilité et la barbarie. Pris à témoin, les Français restaient inébranlables. Dans les années 1950-1960, les téléspectateurs se passionnaient pour les empoignades entre ses partisans et ses adversaires. Ils avaient beau connaître les arguments de l'un et de l'autre camp, ils se prononçaient dans tous les sondages en faveur de la peine capitale. Deux tiers pour, un tiers contre.

Au tournant des décennies 1970-1980, les Français ne sont pas du tout portés à l'indulgence. Après l'accalmie qui a suivi la guerre d'Algérie, puis le choc de 1968, ils sentent monter la violence et l'insécurité. Ils exigent du gouvernement un durcissement de la répression. La loi "Sécurité ci Liberté" d'Alain Peyrefitte répond d'abord à une demande populaire. L'abolitionnisme est à l'évidence une revendication élitiste; il n'est pour rien dans la victoire de la gauche en 1981.

C'est au terme d'un fort long parcours que François Mitterrand prend l'initiative de supprimer le châtiment suprême. Il fut, sous la IVe République, un zélé pourvoyeur de la guillotine. Certes, il ne disposait pas du droit de grâce, mais son avis de Ministre de l'Intérieur ou de Garde des Sceaux pesait lourd. La France faisait alors la guerre en Algérie et dut envisager la construction d'un deuxième appareil pour faire face aux trop nombreuses exécutions.

Le futur défenseur de l'abolition présida le Conseil supérieur de la magistrature qui émit un jugement défavorable sur le recours en grâce de Fernand Yveton, jeune communiste algérien de 21 ans coupable d'avoir fait exploser de nuit une charge de plastic dans un local vide d'EDF. Une peccadille pour laquelle les indépendantistes corses aujourd'hui ne font guère qu'une ou deux années de prison. Yveton, lui, fut décapité. Le Garde des Sceaux François Mitterrand fut complice de ce crime judiciaire.

Sa nature le portant aux sincérités successives plus qu'au repentir, il faut attribuer à son sens politique, subtil mélange de cynisme et de lucidité, le soutien déterminé qu'il apporta en 1981 à son propre Garde des Sceaux, Robert Badinter. François Mitterrand avait-il compris que les bois de justice étaient plus vermoulus qu'il n'y paraissait, et que, passé le bruit de leur chute, ils se feraient oublier ?

 

[© F. de Closets, Le divorce français, pp. 140-141]

 

 


 

 

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