Je ne sais qui est le plus visé, dans cet enterrement de première classe... En tout cas, Jean Dutourd, à la plume si bien affûtée, ne figurait pas au bal des faux-culs. Et c'est déjà tellement précieux !

 

Le concert de lamentations, de jérémiades et de pleurnicheries qui a accueilli la mort de M. Mitterrand a commencé par m'étonner, bien sûr.

Pendant quatorze ans, j'avais entendu les pires choses sur cet homme, et voilà tout à coup que c'était un archange, un surhomme doté de toutes les vertus, une figure légendaire de l'histoire de France. J'ai cherché une fausse note, et je ne l'ai trouvée que dans le privé, dans la confidence, à croire que les gens redoutent de donner tout haut leur avis sur ce point-là, comme sur la guerre en Bosnie, le problème de l'immigration dans les banlieues, la grève des services publics, la Sécurité sociale et divers autres sujets requérant une "attitude politiquement correcte".

Car enfin M. Mitterrand n'était l'élu que de la moitié des Français. L'autre moitié a pesté contre lui pendant deux septennats et gémissait de le voir si bien accroché au trône élyséen. Cette autre moitié a pavoisé lorsque M. Chirac l'a remplacé à la tête de l'État, et M. Chirac lui-même, qui y est allé de sa petite larme, comme nous avons pu constater, n'eût pas été fâché de le déboulonner en 1988.

Il n'est pas d'énigme qu'un peu de réflexion ne parvienne à expliquer. La raison pour laquelle M. Mitterrand, si honni de son vivant, fait couler tant de flots larmoyants depuis sa mort, est qu'il a duré. Pendant quatorze ans, il a fait partie de notre vie, il était devenu plus qu'une institution : une habitude. C'était un élément du paysage français, comme les collines du Perche, le barrage de la Durance, l'estuaire de la Garonne. À la vérité, le grand secret de l'humanité est de durer. Quand on a été là assez longtemps, on finit par être incontestable. M. Mitterrand était incontestable à l'ancienneté. D'où ces regrets étranges, exprimés par des gens qui l'avaient toujours combattu, haï, voire méprisé. Décidément, l'habitude est le plus fort de tous les sentiments.

Quant à moi, qui n'étais pas un des partisans de M. Mitterrand et qui n'ai pas cessé de le proclamer depuis 1981, je lui adresserai un compliment sincère et qui, je pense, lui fera honneur : c'est que je suis sûr qu'il doit être écœuré, là où il est, de toutes ces adorations posthumes. Il avait une quantité de défauts, certes, mais pas d'hypocrisie ; ce n'est pas lui qui, publiquement, aurait poussé des gémissements de douleur à la disparition de ses ennemis politiques. Je ne me souviens pas, en particulier, qu'il ait manifesté le moindre chagrin télévisé lorsque le général de Gaulle est mort en 1970. Et pourtant il y avait là une bonne raison d'être affligé, même si l'on n'était pas gaulliste.

 

(14 janvier 1996)

 

[© Jean Dutourd, in Le siècle des lumières éteintes, Plon,2001]

 


 

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[Complément suggéré : le commentaire de Jacques Julliard sur les évènements ayant accompagné la disparition de Mitterrand]