On a quelque difficulté à imaginer que, derrière la souriante chronique qu'on va lire, se cache en réalité une forfaiture en tous points comparable au Watergate fatal à Nixon. Durant des années, Mitterrand fit écouter un nombre considérable de personnes (plusieurs centaines, ce qui donna naissance à 5 133 fiches d'écoutes) au seul motif de son bon plaisir. Et, cynique personnage qu'on dit insubmersible, il a été le seul à ne pas être inquiété - il est vrai que la mort avait fini par le faucher. Quant au long procès (2004-2005) qui vint mettre fin au scandale d’État, il s'est terminé en eau de boudin, sans condamnations fermes, les foudres de la Justice n'ayant touché que de vagues lampistes. "Lampiste" : tel est le terme utilisé par l'avocat du commandant Prouteau, écouteur en chef, pour expliquer que son client "s'était sali les mains sur ordre et avec l'aval de l’État". Ces comportements de voyous ont donc, en gros, et après beaucoup d'années passées à franchir des obstacles divers et variés, été passés par pertes et profits.
Il est vrai que la Justice est si tendre avec la Gauche, pour les raisons que l'on sait ! Quoi qu'il en soit, ce système mafieux (et dire que le candidat Mitterrand avait fait figurer parmi ses 110 propositions, la suppression des écoutes téléphoniques !) n'a pas seulement révélé les carences de notre démocratie : il a mis au jour le cynisme propre aux gens de gauche, qui ne cessent de faire la morale autour d'eux, sans se préoccuper de la poutre qui les empêche de voir leurs propres insanités.

 

 

"Non, l'affaire des écoutes n'est pas, comme on l'entend parfois, une 'affaire classée'. Elle est actuelle et primordiale. Qui ne voit aujourd'hui la dégradation de notre démocratie et de notre capacité d'indignation ? La vérité est qu'une équipe au pouvoir en France a utilisé des méthodes illégales et déshonorantes pour entraver la liberté de la presse. Qu'un président a utilisé toutes les ressources d'institutions antidémocratiques à des fins souvent personnelles..." (M. Broué, in Le Monde, 5 février 2005)

 

 

 

Les bienveillants et malicieux lecteurs de cette chronique m'ont souvent fait remarquer que je me plains volontiers que personne ne m'écoute jamais (en particulier le gouvernement), que je m'échine à prêcher dans le désert, que j'ai beau annoncer six mois ou un an à l'avance ce qui va arriver (et qui arrive d'ailleurs, car il n'est pas difficile d'être prophète), c'est comme si je chantais.

Quel n'a pas été mon éblouissement en lisant cette semaine dans les gazettes que j'étais écouté assidûment, au contraire, et "au plus haut niveau", comme on dit, puisque c'est l'Élysée qui, trouvant très précieuses, très dignes d'être connues et méditées les futilités qui me passent par la cervelle, avait mis mon téléphone sur écoute. Ainsi, depuis treize ans et demi, je suis le conseiller occulte, le maître à penser en quelque sorte, du président de la République, et je ne l'apprends que maintenant, au moment où il arrive en fin de mandat ! J'en pleurerais.

J'imagine M. Mitterrand, chaque matin au saut du lit, encore en pyjama, convoquant le colonel Prouteau et lui demandant anxieusement: "Qu'est-ce que Dutourd a bien pu raconter au téléphone depuis hier ?" Le colonel fait son rapport. Le Président écoute avec recueillement. Sur le moment, tout ce que j'ai dit et qui a été fidèlement enregistré lui paraît pertinent, lumineux, irréfutable. "Ce diable d'homme a raison sur tous les points ! dit M. Mitterrand en soupirant. Il faut complètement changer de politique". Et puis, hélas ! la matinée passe, Le Président voit ses mauvais génies, ses Joxe, ses Jospin, ses Mauroy, ses Fabius, ses Emmanuelli, qui lui débitent leurs sornettes habituelles ; il oublie les bonnes résolutions qu'il avait prises en se pénétrant de ma pensée et retombe dans son ornière socialiste.

En dépit des milliers de fiches relatant mes conversations téléphoniques avec mon plombier, ma cousine d'Aurillac, le service après-vente de la Samaritaine, le concessionnaire Peugeot, M. Clavreuil, libraire rue Saint-André-des-Arts, Mlle Claire, la secrétaire des "Grosses Têtes", mon confrère M. d'Ormesson (également sur écoute), etc., dans lesquelles je dévoile les replis les plus mystérieux de mon cœur et mes pensées les plus secrètes, je n'ai pas le sentiment d'avoir vraiment agi sur l'esprit de M. Mitterrand. Pis encore : j'ai l'impression que, dans tous les domaines, depuis 1981, il s'est ingénié à faire le contraire de ce que je préconisais, Dans ces conditions, je le lui demande, pourquoi a-t-il ce désir visiblement frénétique de savoir ce que j'ai dans la tête ?

D'autant plus que, s'il veut être informé, il n'a qu'à acheter France-Soir tous les samedis : il y trouvera, au bas de la première page, ma chronique en encadré. Chaque fois que j'ai une idée, je la garde pour cet exercice hebdomadaire. Du reste, pourquoi mettre les écrivains et les journalistes sur écoute ? Dès qu'ils savent quelque chose, ils n'ont rien de plus pressé que de le clamer partout

(11 mars 1994)

 

 

Jean Dutourd, in Le siècle des lumières éteintes, Plon, 2001

 

 

 


 

 

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Pour la petite histoire (enfin, pas si insignifiante que cela), on notera qu'au dernier jour du procès sus-mentionné, le 9 février 2005, le tribunal ordonna le visionnage d'une interview "accordée" par Mitterrand, en mars 2003, à deux journalistes belges - qui en l'occurrence donnèrent une sacrée leçon de journalisme indépendant à leurs confrères français (cette interview ayant fait auparavant l'objet d'une diffusion commentée dans l'émission de M6, Secrets d'actualité, en novembre 2004).
Le Président de la République y affirme sans sourciller qu'il n'a "jamais lu une seule écoute... L’Élysée n'écoute rien, il n'y a pas de service d'écoutes à l’Élysée". Et comme les journalistes insistent, il répond, tendu et agacé, avec un cynisme qui le dispute à de la mégalomanie : "Zéro, zéro ! C'est nous qui avons installé et pratiquement défini toutes les libertés publiques en France [sic !] ! Si j'avais su qu'on allait tomber dans ces bas-fonds, je n'aurais pas accepté de vous recevoir !"
Mais les deux Belges ne lâchent pas le morceau, et lorsque l'un d'eux risque une question sur la remise de la Légion d'honneur au commandant Prouteau (l'ancien chef de la cellule élyséenne), Mitterrand sort de ses gonds : "Vous, que rien n'autorise... ! On s'enfonce encore un peu plus. Je n'ai pas l'intention de répondre à vos questions. C'est terminé, si vous le voulez bien, nous allons nous séparer. Je ne pensais pas qu'on allait tomber dans un tel degré de vilenie. Merci, c'est terminé".
Aussitôt après ce visionnage, Plenel, le premier "écouté", commenta : "l'exemple du mensonge vient de haut", puis il observa que le courage des deux journalistes belges "faisait honte" à leurs collègues français...