[Naturellement, l'ouvrage de Daniel Carton a fait pschitt... Naturellement, aussitôt encensé du bout des lèvres par les habituels commentateurs, il a été rangé dans de la naphtaline. Peut-être parce qu'il contient quelques pages désolantes, terrifiantes même, chacun appréciera en se reportant à l'original. Ici, il ne s'agit que d'un jugement lapidaire porté sur Tonton, jugement d'autant plus impitoyable qu'il est porté par un authentique homme de gauche. Mais laissons D. Carton s'exprimer]

 

"Nous n'avons pas fini de payer les traites de quatorze ans de mitterrandisme. Sous le règne de François Mitterrand, le cynisme est devenu un art, le florentisme une nouvelle école, le mensonge l'arme des forts, le gouvernement des vices une vertu. Il pouvait tout se permettre et se permit tout. Les écoutes, les affaires, Tapie ministre, l'inventaire est connu". (D. Carton)

 

La grandeur, vue de gauche, c'était Mendès. L'homme intègre, courageux, fidèle à ses convictions, dont la première était que la politique est faite pour servir, non pour se servir.

De Gaulle pour la grandeur de la France, Mendès pour la modestie du pouvoir ; durant des décennies, la politique a brûlé des cierges devant ces deux béatifiés de notre République. Mai 1981. Je revois encore Mendès en larmes, dans la salle des fêtes de l'Élysée, étreint par Mitterrand qui vient d'être intronisé. J'étais juste derrière, entre Edmonde Charles-Roux, l'épouse de Gaston Defferre, et Gilberte Mauroy. Un de mes plus grands souvenirs. Nous avions tous conscience qu'une page d'histoire de la gauche se tournait sous nos yeux dans ce palais si longtemps pour elle inaccessible. J'ai réalisé plus tard que c'était aussi la page d'un certain idéal politique qui s'était déchirée dans des airs de fête.

Nous n'avons pas fini de payer les traites de quatorze ans de mitterrandisme. Sous le règne de François Mitterrand, le cynisme est devenu un art, le florentisme une nouvelle école, le mensonge l'arme des forts, le gouvernement des vices une vertu. Il pouvait tout se permettre et se permit tout. Les écoutes, les affaires, Tapie ministre, l'inventaire est connu. On n'exigea jamais qu'il fût de Gaulle. On le laissa tourner en ridicule Mendès. Mitterrand fit du Mitterrand. Tout cela fut encensé, célébré, consigné par une presse qu'il aura appris à séduire et à domestiquer. Elle lui renvoya cette image que toute sa vie il avait espéré se forger, celle du héros romanesque, du Bel Ami ne vivant que pour nourrir son inépuisable ambition de faiblesses humaines. Lorsque, en 1984, il gonfla la baudruche Le Pen pour la faire éclater à la tête de la droite, on s'extasia devant tant de machiavélisme, sans se douter qu'il allait polluer notre vie politique pour un bon bout de temps. Deux ans plus tard, il aurait pu refuser la première cohabitation avec Chirac, le visage de la France en aurait été changé. Au lieu de quoi, il se drapa dans les habits du monarque assiégé à la tête d'une France qui perdit son temps. On se pâma devant tant d'obstination, alors que, sous couvert de France unie, il ne voulait que le pouvoir, le confort du pouvoir, les vols en Concorde dont il ne se lassait pas, les échappées improvisées dans des contrées diverses, l'Élysée et ses annexes. On ne voulait pas admettre que c'était son unique ressort, renforcé par la volonté morbide de la mise en scène programmée d'une déchéance physique qu'il savait depuis longtemps inévitable. Tout un septennat y fut consacré. Les Français ont applaudi l'artiste qui voulait mourir en scène. Il y aura gagné quelques lignes supplémentaires dans nos manuels d'histoire, mais la France, elle, qu'a-t-elle gagné ?

Mitterrand est mort mais le mitterrandisme vit encore, panoplie jugée indispensable du "vrai politique". Son cynisme éclairé reste la référence, son obsession du pouvoir pour le pouvoir le mode d'emploi, ses accommodements avec la vérité, la marche à suivre. Toute notre vie politique patauge à pieds joints dans cette médiocrité. Lorsque Jospin réclamait un droit d'inventaire, sans doute appréhendait-il le danger mais on ne l'a pas écouté et le mitterrandisme s'est vengé. Par un singulier clin d'œil de l'Histoire, voici déjà qu'on transforme hâtivement Jospin en petit Mendès, ce qui, par les temps qui courent, ne saurait être un compliment. Que le mitterrandisme reste le terreau de la gauche n'a rien d'étonnant, que la droite s'en serve aussi, sans l'avouer, aide à comprendre à quel niveau nous sommes descendus. Déjà, de son vivant, Mitterrand passionnait les gens de droite. Devant lui, Chirac était comme un petit garçon et quand il leur accordait audience, les Noir, Léotard, Séguin, Carignon, tous ces jeunes espoirs de l'époque rappliquaient ventre à terre pour prendre la leçon. Il leur fallait des semaines pour s'en remettre. Les modernes tombaient dans la vénération et les "anciens" pouvaient aussi se laisser conquérir. Tel Pasqua que l'on disait blindé mais qui ne rechignait pas à se laisser attendrir. Tel Barre qui, en privé, ne se faisait jamais trop prier pour narrer ses entrevues secrètes avec celui qu'il appelait aussi "Tonton ". La mitterrandisation galopante des esprits s'opérait.

Les Français ne s'en sont aperçus qu'au jour de la disparition du grand homme, quand, sur leurs écrans, ils découvrirent un Chirac endeuillé rendant avec les mots les plus forts l'hommage présidentiel à son prédécesseur. C'est ce soir-là que Chirac a compris que, pour la garantie de son emploi, les aisances de la pratique mitterrandiste étaient de beaucoup préférables aux exigences de la discipline gaulliste. S'il n'avait pas l'art de Mitterrand, du moins en aurait-il la manière ! La gauche ne pourrait que le regarder faire dans son rôle d'imitateur. Et la droite suivre par discipline et souci d'efficacité. Comme Mitterrand, Chirac a donc accepté les yeux fermés la cohabitation, quitte à se transformer en roi fainéant, quitte à se déjuger maintenant que la droite détient des scores de soviets. Secouru par un mitterrandiste accompli, en la personne de Roland Dumas, président du Conseil constitutionnel, il s'est mis, comme son prédécesseur à l'Élysée, à botter systématiquement en touche sur le terrain pourri des affaires. Comme lui, il s'est tout entier consacré à sa survie au sommet de l'État où l'oxygène menaçait de se faire rare. Chirac est devenu un Mitterrand au petit pied et le modèle se perpétue. L'un a bluffé les Français, l'autre les fait ricaner, mais le triste spectacle continue puisque le titulaire du poste a été reconduit.

Raconter ainsi la politique ne se fait pas. Trop simple, beaucoup trop simple. Le journaliste politique ne doit jamais faire simple. Il doit toujours rendre compliqué ce qui est simple. Savoir transformer la prose en vers. Enluminer les fausses vérités et enterrer les vraies. Faire des basses œuvres de grandes pompes. Hisser les humeurs, les rancœurs, les trahisons ordinaires au rang de l'Histoire. Il a su théoriser sans se lasser sur le mitterrandisme, il saura tirer la quintessence d'un chiraquisme qu'il fera exister. Car telle est aujourd'hui la principale occupation de la "science politique" à l'ombre de laquelle il persiste à s'abriter.

Science éclairante lorsqu'on se battait pour des idées, science obscure quand il n'y a plus en débat que petits intérêts et préservation de postes. J'avais presque honte de devoir avouer à mes débuts que je n'avais pas "fait Sciences-po". Je pensais que c'était une tare tellement certains me regardaient de haut. C'était une chance ! "La science politique n'existe pas". J'ai entendu, au début de la campagne présidentielle, Chevènement le confesser après plus de trente ans de pérégrinations dans le milieu. Personne ne s'y est attardé. Car, on me l'avait rétorqué un jour, concéder un tel aveu, "c'est tuer le métier". On vient de poser la question aux bacheliers : "La politique est-elle une science ou un art ?", signe qu'elle turlupine aussi nos enseignants. Ni l'un ni l'autre ! La politique c'est la vie et c'est en cela qu'elle reste passionnante. La vie, avec ses forts et ses faibles, ses droits, ses pas-droits, ses convaincus, ses traîtres, ses ambitieux et ses généreux. Trop simple encore. Pourtant, le reste n'est que déguisements et arrangements. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Sciences-po sans mauvaise conscience n'est que faillite de la politique. "Sciences-po" n'est plus qu'un moule déformant, un bocal hermétique de consanguinité médiatico-politique, une plaie purulente sur le corps arthrosé de la politique française.

 

Daniel Carton, in Bien entendu... c'est off, pp. 160-165 (ouvrage paru en 2003 aux Éditions Albin Michel).

 


 

 

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